Une sémiotique du son ? Remarques sur la constitution d’un plan d’immanence

Jacques Fontanille

CeReS, Université de Limoges
Institut Universitaire de France

https://doi.org/10.25965/as.2823

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : expression, figure, formant, manifestation, plan d’immanence, son, support formel

Auteurs cités : CharlesBally, Jacques Cosnier, Jean-Marie FLOCH, Jacques FONTANILLE, Algirdas J. GREIMAS, Erwin Panofsky, Luigi Russolo, Ferdinand de SAUSSURE, Pierre Schaeffer, Jocelyne Vaysse

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Texte intégral

Sémiotique spécifique ou syncrétique ?

Ouvrir un nouveau champ de recherches sémiotiques consiste, comme le signale Jean-François Bordron ici-même, à identifier un nouveau niveau de pertinence et à le constituer en plan d’immanence pour l’analyse. La définition de ce plan d’immanence, pour être « pertinente », justement, doit comprendre les conditions particulières qui autorisent la manifestation de la signification ; nous sommes donc à la recherche d’une forme d’expression dont les propriétés fonctionneront comme de telles conditions.

S’agissant du « son », nous avons affaire à une substance d’expression parmi bien d’autres, et la question se pose alors, pour caractériser cet hypothétique nouveau plan d’immanence, de trouver une forme d’expression qui lui soit indiscutablement spécifique ; la question est d’autant plus délicate qu’en tant que substance d’expression, elle n’est isolable que sous des conditions techniques particulières (l’enregistrement sélectif d’une scène quelconque sous la forme de la seule piste sonore), voire sous des conditions de genre encore plus restrictives, dans le cas de la musique enregistrée.

En outre, rechercher le bon niveau de pertinence, c’est choisir le point de vue sous lequel l’analyse de la sémiotique-objet en construction sera la plus productive, ou la plus propre à mettre en évidence des articulations signifiantes qui n’apparaîtraient pas sous un autre point de vue. Concrètement, pour ce qui concerne le son, la première question qui se pose est de savoir s’il est plus « pertinent » (au sens précisé ci-dessus) de traiter le son à l’intérieur d’une sémiotique syncrétique, ou à l’intérieur d’une sémiotique spécifique.

Note de bas de page 1 :

 Ce qui a par ailleurs probablement contribué à faire avorter la tentative de Greimas et Fabbri, à la même époque, de lancer un programme de recherche sur la gestualité en général : les faibles résultats des sémiologies spécifiques de la mimo-gestualité et sa rapide intégration au domaine de la conversation ont probablement dissuadé les quelques chercheurs  qui auraient pu se laisser tenter par ce programme proposé dans la revue Langages [Greimas, 1968].

Dans le premier cas, l’exigence de pertinence conduit à minimiser l’apport d’une approche spécifique et isolée du son, et à parier sur la plus grande richesse des articulations signifiantes d’une approche non isolée et syncrétique ; et il s’en suit alors que la substance sonore participe d’une sémiotique des ensembles « multi-modaux », dont elle reçoit sa place dans une forme signifiante qui ne lui est pas spécifique. Comparaison n’est certes pas raison, mais pour apprécier la portée de cette décision, on peut noter par exemple qu’aucune sémiotique du texte théâtral n’est apparue suffisamment pertinente en tant que sémiotique spécifique, et que s’est en revanche largement développée une sémiotique syncrétique du spectacle théâtral ou de l’opéra ; de même, l’approche spécifique et isolée de la mimo-gestualité, esquissée en France au début des années soixante-dix, n’a guère eu de postérité, alors que s’est très largement développée, et dans le monde entier, une sémiotique syncrétique de la conversation.1

Mais dans l’autre cas, si l’on choisit l’option d’une approche spécifique et par extraction directe et exclusive de la substance d’expression, les difficultés commencent, car il ne suffit pas de décréter la spécificité des expressions sonores ni pour qu’elle soit sémiotiquement pertinente, ni pour que la forme d’expression qui en émane soit elle-même spécifique de la substance en question.

La sémiotique issue de la tradition hjelmslevienne et greimassienne a périodiquement affronté cette question, en dissonance récurrente avec d’autres approches qui semblaient à cet égard moins exigeantes. Dans les années soixante-dix, notamment, la sémiotique de l’image devenant peu à peu une sémiotique « visuelle », elle était soumise à un tel questionnement. D’un côté, la sémiologie dominée par la linguistique ne reconnaissait du visuel que ce qui en était nommable (c’était en particulier la position de Roland Barthes) ; de l’autre, la même sémiologie, sous l’influence de la théorie des fonctions de la communication, considérait les canaux sensoriels et la nature des supports matériels comme des déterminations pertinentes pour la compréhension des « codes », notamment des « codes visuels ». Une telle perspective conduisait inéluctablement d’une part à ne prendre en considération que la dimension figurative-iconique, sans pouvoir saisir ni la dimension plastique ni la dimension figurale schématique, et d’autre part, à réduire la sémiologie visuelle à une version modernisée de l’iconologie d’Erwin Panofsky, augmentée de possibles interprétations symboliques et idéologiques grâce à l’accueillante méthode des connotations de Roland Barthes et quelques autres.

Note de bas de page 2 :

 Algirdas Julien Greimas & Joseph Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979, pp. 281-282.

Note de bas de page 3 :

 Jean-Marie Floch, Petites mythologies de l’œil et de l’esprit. Pour une sémiotique plastique, Hadès-Benjamins, 1985.

C’est avec le souci de résister à ces tentations et à ces dérives que Greimas, au cours des années soixante-dix, prit le parti, aux lieux et places de la sémiotique dite « visuelle », de définir une « sémiotique planaire »2, développée et illustrée par Jean-Marie Floch notamment dans Petites Mythologies de l’œil et de l’esprit 3. La sémiotique « planaire » est exactement caractérisée comme l’ensemble des conditions qui autorisent la manifestation de la signification sur une surface bidimensionnelle. Ce parti n’est guère suivi aujourd’hui, pour des raisons sur lesquelles il n’est pas opportun de s’étendre ici, et dont la principale tient probablement à son caractère particulièrement exigeant et « ascétique » ; mais il était pourtant, dans le contexte épistémologique des années soixante-dix et quatre-vingts, fortement signifiant : en ne reconnaissant aucune pertinence au canal sensoriel et à la substance de l’expression (lumineuse et visuelle), le parti de la « sémiotique planaire » s’affirmait en effet à la fois comme le parti de l’objectalité pure, sans référence à un sujet et un organe percevant, et comme celui de la forme de l’expression, sans référence aux qualités substantielles de la lumière et de ses variétés sensibles. Sans aucune considération pour l’organe de réception et pour le véhicule de transmission, la sémiotique planaire focalisait sur une propriété formelle de l’expression, l’inscription sur un plan, et se donnait comme objet d’analyse l’organisation et les propriétés de cette inscription. Cette position est sans doute aujourd’hui dépassée, et doit être enrichie, complexifiée et discutée, notamment grâce à la prise en considération du modus operandi de la production des inscriptions ; mais si elle peut être dépassée, c’est bien justement parce qu’elle a rendu possible la constitution d’une sémiotique visuelle (et/ou du visible) en un plan d’immanence propre et bien identifié, et qui ne soit pas banalement et spécieusement défini par un canal sensoriel et un mode de communication.

La substance ou la forme ?

Note de bas de page 4 :

 Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966, 1977.

Aujourd’hui, la sémiotique s’intéresse intensément à la dimension phénoménale de ses objets, et surtout à l’expérience qu’ils procurent ou dont ils émanent. Mais même dans une perspective phénoménale, la question reste la même : sous quelles conditions ces expériences et ces phénomènes donnent-ils lieu à des formes qui soient spécifiques d’un plan d’immanence particulier ? On peut légitimement, comme choisit de le faire ici-même Herman Parret, explorer sous tous ses aspects la substance sonore et ses variétés ; on peut aussi, comme l’a déjà fait Schaeffer4, et tel que l’évoque ici-même Jean-François Bordron, décliner les différents types de l’écoute, et en conséquence explorer les différents types d’expériences sonores. Mais cela ne résout pas pour autant la question sémiotique par excellence, qui est celle de la constitution d’une sémiotique-objet appuyée sur un plan d’immanence bien identifié.

Toutes proportions gardées, et pour se garder des tentations substantialistes et des dérives purement figuratives, il serait sans doute utile d’accomplir pour la sémiotique du son le même geste de rupture formelle que celui qui a permis de passer d’un sémiotique visuelle à une sémiotique planaire. Ce geste, rappelons-le, consistait : (1) en une mise entre parenthèses radicale des propriétés substantielles induites par le canal sensoriel ; (2) en une identification du mode d’existence des formants de l’expression (des traces, des inscriptions) ; et (3) en une désignation du support formel de ces formants (le plan), lui-même pré-formé d’un point de vue syntagmatique par une organisation « topologique ».

La conjonction d’un mode d’existence des formants et des figures, d’une part, et d’un type de support formel, d’autre part, est caractéristique d’une des approches possibles d’un plan d’immanence au niveau  des textes-énoncés : c’est ainsi, par exemple, que l’on peut caractériser l’écriture, l’architecture ou le langage des signes comme des sémiotiques-objets spécifiques, tout comme c’était aussi le cas pour l’image, convertie en « sémiotique planaire », ou encore pour le discours oral chez Saussure, traité comme une ligne et un parcours irréversible sur cette ligne. La conjonction de ces deux déterminants élémentaires, le mode d’existence sémiotique des formants et figures et les propriétés du support formel, permet en effet de projeter une à la fois une dimension paradigmatique (pour la typologie des formants et figures), et une dimension syntagmatique (pour le déploiement des formats et figures sur ou dans le support formel).

Formants, figures et support formel

La difficulté qu’il y a à fonder une « sémiotique du son » n’est toujours pas résolue, mais elle est en partie et provisoirement circonscrite à trois questions élémentaires : (1) quel est le mode d’existence sémiotique des formants et figures sonores ? (2) quelles sont les propriétés du support formel de l’univers sonore ? et (3) quelles sont les propriétés syntagmatiques qui permettent d’associer les premiers au second ?

Note de bas de page 5 :

 Jacques Fontanille, Séma et soma. Les figures sémiotiques du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2005.

Au cours de recherches antérieures consacrées à la sémiotique du corps et du sensible5, il nous est apparu possible de caractériser de manière formelle quelques uns des « champs de présence » susceptibles d’accueillir la forme sémiotique des différentes expériences perceptives. Ces caractérisations sont de nature syntagmatique, et portent précisément sur l’articulation entre les modes d’existences des formants et figures, d’une part, et le support formel qui les accueille, d’autre part : il en est ainsi notamment du champ transitif et réflexif qui procure une forme sémiotique à l’expérience du contact tactile, ou du champ réciproque et à enveloppes plurielles qui accueille l’expérience olfactive. Nous proposions alors de caractériser le champ de présence formel correspondant à l’expérience sonore comme un « champ réversible et simultané », ou « sphère sonore ». La « sphère », en l’occurrence, n’était qu’une métaphore pour synthétiser les propriétés syntagmatiques de la réversibilité et de la simultanéité.

Note de bas de page 6 :

 Marcel Proust, Un amour de Swan, A la recherche du temps perdu, Gallimard, La Pléiade, 1954.

Aujourd’hui, cette hypothèse mérite au moins d’être discutée et révisée dans la perspective ouverte ici-même, celle de l’éventuelle constitution de l’univers sonore en tant que plan d’immanence et sémiotique-objet à part entière. On peut pour commencer renoncer à l’image de la « sphère », en raison de ses propriétés trop explicitement spatiales et géométriques ; le support formel de la sémiotique du son doit pouvoir comprendre en effet des propriétés temporelles très particulières, et notamment la fameuse « ligne » du déroulement syntagmatique des suites sonores. L’expérience rapportée par Marcel Proust à propos de la petite phrase de Vinteuil6 est à cet égard particulièrement éclairante : une « ligne » mélodique se forme peu à peu, par superposition de plusieurs états et moments de l’expérience sonore, et se dégage d’une « masse » mobile animée de tensions et de forces en conflit.

Dès lors, si le support formel d’une expérience sonore peut être d’abord caractérisé comme un champ volumétrique, il doit recevoir un certain nombre de caractérisations qui rendent difficile le maintien de l’image de la « sphère » :

  • Les limites du volume sont fluctuantes et en incessante déformation et déplacement : nous avons donc à rendre compte de l’élasticité de l’horizon sonore.

  • Le volume est animé par des masses en mouvement, des forces et des tensions entre masses, les moments critiques de ces mouvements et tensions donnant lieu à des événements : masses, forces de déplacement et événements critiques constitueraient alors les modes d’existence possibles des formants et figures sonores.

  • Parmi ces événements et déplacements, certains ont lieu simultanément, d’autres successivement, suscitant ainsi plusieurs types d’agencements syntagmatiques ; on rapporte ces agencements, en général et par commodité, à une substance temporelle : on considère alors qu’ils manifestent une composante temporelle objectale, un mode de déploiement de l’objet sonore qui s’impose à l’interprète ; mais on pourrait tout aussi bien considérer que le processus d’écoute et d’interprétation d’un univers sonore a la forme d’une pénétration progressive des états du champ volumétrique, au cours de laquelle se produisent des superpositions et comparaisons (tout comme chez Proust), aux termes desquelles l’interprète peut se donner, entre autres, la représentation d’une « ligne » temporelle accueillant la succession des événements sonores.

Ces quelques remarques conduisent notamment à affiner la notion intuitive de « masses et forces en déplacement ». Au sein du « volume » sonore, il y a deux types de « déplacements » : des événements superposés et co-présents (procurant l’expérience de la simultanéité), qui donnent au volume une profondeur sonore, et des déplacements non superposés (procurant l’expérience de la succession), qui invitent à un parcours de pénétration des états successifs du volume interne de la bulle sonore.

En bref, et avant de poursuivre, nous avons affaire à un volume habité par des masses mouvantes, des tensions et des événements superposables et non superposables, et doté d’une frontière élastique. L’image de la « bulle » sonore serait donc plus appropriée que celle de la « sphère », car les formes et mouvements de la frontière élastique d’une bulle sont directement déterminés par l’équilibre des forces et des matières mouvantes qu’elle sépare provisoirement. En cela elle synthétise les trois types de propriétés du champ formel que nous recherchons : (1) les modes d’existence des formants et figures, (2) les propriétés du support formel, (3) les agencements syntagmatiques que la conjonction des deux premiers autorise.

Le support formel : la bulle sonore

Faire l’hypothèse que le champ sonore est une bulle revient à considérer qu’il généralise le principe de l’enveloppe sensorielle extéroceptive, mais qu’en même temps, il la dissocie du corps propre, en ce sens qu’il ne s’agit plus d’une enveloppe corporelle plus ou moins distante, en référence directe à l’enveloppe du corps propre, mais d’une limite indépendante de ce corps percevant, et dont la distance perçue est définie par un réglage entre la visée (à partir du sujet sensible) et la saisie (à partir de la source sonore). Cette bulle a en outre quelques parentés avec l’enveloppe olfactive : elle est suscitée par un corps autre, et elle englobe le corps propre ; elle est donc potentiellement dédoublée, et pose la question de la superposition des deux bulles originelles.

La relation entre les actants positionnels de la bulle sonore sera réciproque : le son a une source (un corps autre), autour duquel se forme une première bulle sonore ; il a aussi une cible, la chair du corps percevant, placé au centre d’une deuxième bulle sonore. Mais le corps percevant peut devenir, dans ce cas, la source d’une saisie, dont le corps sonore est la cible : le premier évalue la distance et la position du second. La réciprocité est donc ici complétée par la réversibilité.

On peut rappeler comparativement que, dans le cas de l’odeur, la réciprocité se limite au partage d’une même enveloppe olfactive, mais l’orientation imposée par le syntagme [émanation/diffusion/pénétration] n’est pas réversible : d’où, notamment, l’impossibilité d’apprécier une profondeur olfactive. La réversibilité du champ sonore, en revanche, autorise la double prédication (la visée et la saisie), et en simultanéité, et rend possible l’expérience de la profondeur.

La simultanéité, en l’occurrence, est un effet formel de la co-présence « en masses » des formants et figures de l’univers sonore (cf. supra) : si l’ouïe peut, et doit parfois être sélective, c’est bien parce que le son s’offre d’abord globalement, en masse simultanée. Le son se présente dès lors comme une totalité dynamique et instable plus ou moins homogène ; quand il semble se dérouler dans le temps, quand les événements de la bulle sonore semblent se succéder, l’auditeur est à l’œuvre – œuvre de pénétration des couches sonores – qui peut déboucher sur la formation d’une séquence, voire d’une « ligne mélodique » ; mais ce n’est pas alors nécessairement une séquence d’analyse temporelle du son : l’interprète, tel le sculpteur, dégage progressivement une forme, à la limite une ligne, en éliminant de la matière (de la masse) ; il élabore en somme une perspective à l’intérieur de la bulle sonore, en affectant à certaines couches le rôle de fond et d’arrière-plan de masse, et à d’autres couches, le rôle de figure saillante et de forme émergente.

La simultanéité se comprend donc ici comme co-présence, co-existence sans mélange d’une pluralité d’événements divers ; les odeurs se mélangent, en forment de nouvelles, et acceptent une sorte de totalisation immédiate et instantanée ; en revanche, les sons ne peuvent que co-exister, et cette co-existence est obligatoirement ou bien conflictuelle ou bien harmonieuse, tendue ou détendue : le principe de l’alliance harmonique ou dysharmonique des sons tient dans cette propriété de la co-présence.

Les formants et les figures : la chair sonore

Le champ de présence formel sous-jacent à un hypothétique plan d’immanence spécifique au son serait donc une bulle dont le centre serait le corps sensible. Nous pouvons alors préciser cette hypothèse : l’expérience sonore affecte un corps sensible dont l’enveloppe sensorielle n’est plus une frontière, et n’est donc plus pertinente, un corps sensible qui n’est qu’une chair déictique (un centre visé et saisi) soumise aux tensions et événements qui adviennent dans une bulle sonore qui s’est substituée à sa propre enveloppe.

Dans la perspective d’une sémiotique du corps sensible, on doit en effet constater que le son méconnaît les limites du corps propre. Il ne s’agit plus de savoir s’il franchit ou non l’enveloppe corporelle, mais en quoi, comment et jusqu’où il modifie les tensions de la chair ; et, à la différence de la sensori-motricité, qui sollicite elle aussi la chair, mais une chair qui est mobile de son propre chef,  dans le cas de la bulle sonore, la chair est mue, émue, animée ou blessée, de l’extérieur : elle est clairement, en termes d’actants positionnels, la cible du son.

Mais cette propriété doit être immédiatement discutée. En effet, si on imagine un contact tactile violent, qui, au-delà de l’enveloppe du corps propre, affecte la chair elle-même, et y provoque une réaction (une contraction, une palpitation), on ne peut plus réserver au son la capacité d’émouvoir la chair-cible. De même, pour un contact qui se prolonge, voire un simple effleurement, qui provoquent l’un et l’autre une modification adaptative du tonus musculaire. Mieux encore : où situer la source d’un tressaillement d’orgueil, d’un soubresaut de peur, ou d’une contraction d’angoisse? La distinction entre la chair-source et la chair-cible, qui constituerait une des propriétés requises pour caractériser le mode d’existence des formants et figures sonores, et qui fonde par ailleurs une propriété du support formel, à savoir la différence entre un champ réfléchi et un champ transitif (centrifuge ou centripète), ne peut donc pas être affectée exclusivement à l’expérience sonore : c’est une forme sémiotique fortement sollicitée par le son, mais disponible pour d’autres modes sensoriels.

La bulle sonore comporte un horizon d’apparitions et de disparitions : en-deçà, la présence (le son); au-delà, l’absence (le silence). Mais en son centre même, la chair sensible, elle connaît une autre limite : en deçà, la présence tolérable (le son) ; au-delà la présence intolérable et invasive (la douleur). Par conséquent, la distinction entre présence et absence y trouve une double pertinence, en même temps qu’un principe d’opposition discrète dédoublée (son/silence et son/douleur). En outre, dès lors que l’horizon est devenu une frontière, la profondeur qui le sépare du centre est évaluable, à partir du centre même ; c’est alors une profondeur cognitive, en ce sens que, connaissant la source et appréciant l’intensité du son qu’elle émet, le sujet de la perception est en mesure d’évaluer la distance à laquelle se trouve cette source. Mais cet horizon, rappelons-le, est instable, déformable, élastique. Une part importante des manipulations techniques proposées par les dispositifs de reproduction sonore de type « grand public » sont de fait destinée à des modifications de la bulle sonore, grâce à l’aide qu’elles procurent à l’auditeur pour étendre ou confiner cette dernière, en largeur ou en profondeur, voire en hauteur, pour la vider de tout obstacle ou pour l’encombrer d’effets de matières absorbantes, etc.

Note de bas de page 7 :

 Luigi Russolo, L’art des bruits. Paris, L’âge d’homme (Avant-gardes), [1916], 1975-2001.

Par ailleurs, les tensions et les événements qui adviennent dans la bulle sonore sont tous soumis à une sorte de « grille de lecture » imposée par la chair sensible qui est en son centre. Herman Parret rappelle ici-même que le futuriste Luigi Russolo, dans son Art des bruits7, faisant l’inventaire des sons et bruits de l’orchestre futuriste, retenait notamment les hurlements, mugissements, ronflements, sifflements, chuintements, halètements, gémissements, murmures, chuchotements, grincements, craquements et frottements. L’inventaire est bien entendu purement indicatif, mais il est surtout significatif de la manière dont sont constitués les formants et figures de l’univers sonore : tous et toutes impliquent des interactions entre matières en mouvement, entre des corps sonores dont les chairs et les enveloppes sont soumises à des forces, des contacts et des déplacements.

L’interprétation sonore de ces interactions et événements charnels repose alors sur un système de correspondances approximatives (par ajustement) entre, d’une part, les interactions entre les corps qui sont à la source du son, et, d’autre part, les modifications concordantes de la chair sensible qui fait l’expérience de ces formants à travers les figures sonores. Les formants sont corporels, et les figures sont sonores, et à chaque figure sonore correspondent deux paquets de formants, un pour l’interaction-source, et un autre pour la saisie sensible par le corps-cible ; par exemple, le grincement implique d’un côté des formants de surface en contact et en déplacement l’une par rapport à l’autre, et de l’autre, des formants de contraction/dilatation dans les zones superficielles de la chair sensible ; ou encore, le ronflement, qui d’un côté implique une vibration interne amplifiée par une masse d’air sous contention, et de l’autre une vibration interne de la chair sous l’effet d’un flux d’air.

Et comme la bulle sonore elle-même est un effet des forces et mouvements corporels qu’elle contient – un horizon critique de leurs équilibres – elle est elle-même susceptible, par exemple, d’éclater, sous l’effet d’un hurlement, de se déchirer sous l’effet d’un violent claquement, ou de sons graves puissants : la déchirure de l’horizon et le franchissement de la limite ont alors pour corrélat la douleur de la chair cible, sous la contrainte des correspondances semi-symboliques entre les deux types de formants ; dans ce cas qui a déjà été identifié comme une situation critique du champ formel, la chair-cible étant menacée dans son intégrité, l’iconisation du son trouve également sa limite, au-delà de laquelle il n’est plus reconnaissable comme figure.

Les éléments constitutifs de l’axe paradigmatique de l’univers sonore, et qui sont agencés sur l’axe syntagmatique, sont donc disposés en une sorte de répertoire à trois entrées et deux types d’opérations :

  • Les trois types d’éléments : les formants-source (interactions corporelles), les formants-cible (événements charnels) et les figures sonores ;

  • Les deux types d’opérations : les formants-source et les formants-cibles sont mis en correspondances semi-symboliques, et ces correspondances fondent l’iconisation des formants couplés, sous forme de figures sonores ; c’est ainsi que la reconnaissance d’une figure sonore peut réactiver la correspondance entre deux paquets de formants, et procurer ainsi l’expérience sensible d’un son.

Cette proposition n’est ni exclusivement sémiotique, ni spécifique au son, puisqu’elle repose sur un principe plus général.

Note de bas de page 8 :

 Charles Bally, Linguistique Générale et linguistique française, Berne, Francke, 1965, pp. 130-131.

D’un côté, on en trouve écho dans le principe psycho-linguistique de l’analyseur corporel. L’iconisation par la correspondance entre les « formants corporels » et les corps communicants concerne directement l’articulation et la réception du langage verbal. Pour Charles Bally8, par exemple,

Il faut noter qu’instinctivement nos organes vocaux exécutent mutatis mutandis les mêmes mouvements symboliques que nos bras, nos mains, etc. Nous les ouvrons pour marquer la grandeur, nous les rapprochons pour signifier la petitesse ; la longueur nous les fait projeter en avant, et ainsi de suite...

Note de bas de page 9 :

 Jacques Cosnier et Jocelyne Vaysse, “Sémiotique des gestes communicatifs”, in Geste, cognition et communication, Barrier Guy, dir., Nouveaux Actes Sémiotiques, n° 52-53-54, Limoges, Pulim, 1997, p. 19.

Ch. Bally explique ainsi que nous puissions reconnaître à l’oreille ­ l’ouïe saisissant le sens des mouvements vocaux à travers les sons qu’ils produisent ­ les émotions et les intentions qui sont ainsi traduites par l’intermédiaire du corps parlant. Dans le même sens, les spécialistes de la communication orale ont proposé 9 le concept d’analyseur corporel, pour expliquer pourquoi la compréhension des messages oraux était facilitée par une sorte de sub-vocalisation, voire par une simple modification synchrone des muscles vocaux de l’auditeur ; l’analyse plus précise de ces variations du tonus musculaire de l’appareil vocal de l’auditeur montre qu’elle saisit au moins les variations de l’intonation, porteuses notamment des affects. Au moment de la réception, cette synchronisation motrice permet donc au minimum de partager un climat émotionnel.

De l’autre côté, cette proposition repose sur le principe général de la corrélation entre le modus operandi de la production-persuasion sémiotique, d’une part, et celui de la réception-interprétation, d’autre part. La reconnaissance des figures d’une sémiotique-objet planaire, par exemple, qu’elles soient plastiques ou iconiques, peut être analysée par la mise en correspondance de la gestualité picturale ou graphique avec les modifications de tensions et de postures de la chair même du spectateur ; la reconnaissance de la seule correspondance produit une figure plastique, alors que la reconnaissance d’un troisième terme (par exemple un autre horizon de référence, une tierce représentation, ou une expérience antérieure, etc.) produit une figure iconique.

Il en est ainsi des formants et figures de la bulle sonore : deux modes opératifs corporels sont associés, voire iconisés, mais sous le principe plus spécifique de l’analyseur corporel (l’analyse par la chair même), propriété d’ajustement émotionnel qui est plus particulièrement attachée aux variations du tonus musculaire, c’est-à-dire à la chair mouvante.

Pour ne pas finir…

Ce que nous recherchions au début de cette brève étude semble un peu mieux circonscrit ; les conditions de manifestation d’une signification associée à une substance sonore sont réunies

  • si le support formel qui l’accueille a les propriétés d’une « bulle » sémiotique, dont le centre est une chair sensible,

  • si les formants et figures que contient cette bulle sont construits à partir des correspondances entre des interactions entre corps matériels d’un côté, et des modifications des motions intimes de la chair de l’autre,

  • et si, enfin, l’agencement syntagmatique des formants et figures dans le support formel obéit à la proforme syntagmatique de ce dernier, et donc, notamment, aux principes de tri-dimensionalité, de réciprocité, de réversibilité, et de plasticité de la frontière.

Il est bien évident que, pas plus que la sémiotique planaire ne procède de la compréhension intuitive et immédiate du caractère visuel des images, cette forme sémiotique ne satisfait pas non plus une appréhension intuitive et immédiate de ce qu’on croit être « le son » ; dans cette approche, en effet, les figures sonores ne sont que des produits ultimes de la manifestation, au moment où les correspondances peuvent reconnues par l’interprète, et par conséquent, iconisées.