Négation modale et désiconisation (vers la musicalisation des arts)

Verónica Estay Stange

Université Paris VIII

https://doi.org/10.25965/as.2593

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Texte intégral

Le sujet que j’ai proposé pour cette intervention est lié à la recherche que j’ai menée dans ma thèse de doctorat. Ce travail porte essentiellement sur les différentes formes de présence du paradigme musical au sein du Romantisme allemand et du Symbolisme français. D’une façon générale, j’ai constaté que dans ces deux mouvements la musique était convoquée comme modèle pour décrire le fonctionnement de systèmes très variés, depuis le mouvement des planètes et l’interaction des êtres dans la nature, jusqu’au mode d’organisation des œuvres littéraires et picturales. Le phénomène musical se trouvait ainsi généralisé à partir de la transposition de ses qualités fondamentales à des domaines autres que celui de l’art musical proprement dit. Pour rendre compte de la présence de la musique dans des configurations non-musicales et non-sonores, j’ai employé le terme de musicalité, qui permettait dans un premier temps de désigner la propriété dérivée de l’objet « musique », plutôt que l’objet lui-même.

Du point de vue de la musicalité, j’ai observé alors que la transition du Romantisme allemand au Symbolisme français était marquée, depuis les œuvres réalisées jusqu’à la conception du langage, par le passage de la prédominance du plan du contenu à la prédominance de celui de l’expression. Dans le premier cas, la musicalité apparaissait comme le fondement thématique et structural de configurations mythiques. Dans le second cas, elle était convoquée en tant que moteur d’un processus d’autonomisation du plan de l’expression des différents arts ; un processus qui, à terme, aboutirait à l’art abstrait. « De la musique avant toute chose », mot d’ordre du Symbolisme, se traduit alors non seulement par des recherches autour des rapports interartistiques, mais aussi par la quête de ce qui sera considéré comme une musicalité inhérente à la poésie et à la peinture ; une musicalité fondée sur leurs ressources phénoménales propres. Il s’agit de la reconnaissance des potentialités structurantes des composantes prosodique et syntaxique, dans le cas de la poésie, ou des composantes plastique et chromatique, dans le cas de la peinture.

Dans le cadre de mon intervention, je voudrais me concentrer sur la libération progressive du signifiant accomplie au cours du Symbolisme. A ce propos, je développerai deux hypothèses : premièrement, l’autonomisation du plan de l’expression dans ces différents arts serait le résultat de la mise en question, de l’affaiblissement, voire de l’effacement, de leur contenu iconique. Deuxièmement, cette « désiconisation » reposerait en dernière instance sur une négation d’ordre modal. C’est par là que je rejoins le sujet de ce séminaire, sur la négation, le négatif et la négativité.

Mon exposé se déroulera en trois temps : premièrement, je poserai le cadre modal de l’iconicité, confrontant dans cette perspective le discours « réaliste » avec ses procédés d’hyper-iconisation au discours « symboliste » avec ses mécanismes de désiconisation. Je monterai ainsi que la désiconisation symboliste suppose le passage des modalités aléthiques aux modalités épistémiques.Deuxièmement, à travers quelques exemples, j’approfondirai la problématique de la désiconisation aussi bien dans le domaine de la peinture que dans celui de la littérature. Je montrerai alors comment dans tous les cas la négation iconique confère au plan de l’expression une prégnance particulière. Troisièmement, à propos de Debussy et l’impressionnisme musical, j’aborderai le problème de la désiconisation en musique afin de jeter une lumière sur la structuration du plan de l’expression dans les différents arts. Dans la conclusion je proposerai une ouverture de la négation iconique, d’ordre sémantique, vers la négation formelle, toutes deux fondées sur la mise en question de la fiducie perceptive.

1. Le statut modal de l’iconicité. Des modalités aléthiques aux modalités épistémiques

Note de bas de page 1 :

 Algirdas Julien Greimas, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », in Actes Sémiotiques – Documents, Paris, Institut National de la Langue Française, VI, 60, 1984, p. 11.

En ce qui concerne son statut modal, je rappelle que l’iconicité, responsable de la formation de ce qui sera appréhendé comme un « objet du monde », possède selon Greimas une fonction rhétorique de « procédure de persuasion véridictoire »1. Prolongeant cette remarque, on peut soutenir que, du point de vue de son émergence face à un observateur donné, l’iconicité dans sa dimension véridictoire touche au problème de la croyance, de la fiducie perceptive – qui, au moment de l’échange, serait associée au faire persuasif que Greimas évoque. Dans cette perspective, la crise de croyance par laquelle la critique a caractérisé le Symbolisme peut être envisagée comme une crise « iconique » qui concerne aussi bien les figures proprement visuelles que les configurations narratives dans leur dimension iconique. J’insiste sur ce point sur lequel je reviendrai : la désiconisation concerne certes les modes d’organisation des isotopies figuratives, porteuses d’illusions référentielles, mais elle concerne aussi les structures anthropomorphes qui commandent la syntaxe ; la syntaxe narrative « anthropomorphe », bien entendu, mais aussi la syntaxe phrastique elle-même – ainsi le montre le travail de Mallarmé sur la langue. Comme nous le verrons à travers quelques exemples, la désiconisation symboliste opèrerait le passage de « l’être » en tant qu’effet de réalité au « paraître » en tant que négation ou suspension de cette réalité supposée par l’assomption et par la mise en évidence du caractère fictionnel de l’univers énoncé.

J’évoquerai à cet égard un extrait d’Aurélia de Nerval. Par une modalisation constante, ce texte dénonce l’illusion qui sous-tend la réalité énoncée : celle de « l’harmonie du monde », grand motif mythique du Romantisme. Ainsi s’effectue le passage des modalités aléthiques aux modalités épistémiques, qui mettent en scène un sujet « dédoublé », à la fois acteur (qui croit-être) et observateur (qui croit-ne-pas-être). Dans le contexte d’une maison de fous, le personnage affirme :

Note de bas de page 2 :

 Gérard de Nerval, Aurélia, Paris, Lachenal & Ritter, 1985, Seconde partie, Chapitre VI, p. 107-108. C’est nous qui soulignons.

Je m’imaginais d’abord que les personnes réunies dans ce jardin avaient toutes quelque influence sur les astres » ; J’attribuais un sens mystique aux conversations […] ; Je croyais encore que les esprits célestes avaient pris des formes humaines […] ; Mon rôle me semblait être de rétablir l’harmonie universelle par l’art cabalistique.2

Ou ailleurs dans le même texte, toujours à propos de la cabale :

Note de bas de page 3 :

 G. Nerval, Aurélia, idem, Seconde partie, Chapitre premier, p. 73.

Je me plongeai dans cette étude, et j’arrivai à me persuader que tout était vrai dans ce qu’avait accumulé là-dessus l’esprit humain pendant des siècles…3

Cette position méta- du sujet qui ne croit pas mais qui veut croire ou qui se fait croire – tout en sachant qu’il ne croit pas vraiment – est une constante énonciative et actantielle du roman. Énonciative, puisqu’elle résulte de la modalisation de chaque énoncé ; actantielle, puisqu’elle suppose, comme je l’ai dit, un dédoublement du sujet, qui incarne deux rôles thématiques distincts et parfois contradictoires. Du point de vue de l’iconicité, ce délire modal permet la convocation de figures liées par une trame associative, analogique, plutôt que narrative ou causale. Un non-sens iconique – renforcé par des figures oxymoriques – qui dans le roman vient caractériser le chaos cosmologique :

Note de bas de page 4 :

 G. de Nerval, Aurélia, idem, Seconde partie, Chapitre IV, p. 96.

Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. […] Je vis plusieurs lunes qui passaient avec une grande rapidité. Je pensai que la terre était sortie de son orbite et qu’elle errait dans le firmament comme un vaisseau démâté, se rapprochant ou s’éloignant des étoiles qui grandissaient ou diminuaient tour à tour.4

Comme dans le paragraphe précédent, ces visions apocalyptiques se trouvent constamment démenties par leur cadre modal (« je croyais », « je pensai »). Dans les deux exemples d’Aurélia que je viens de citer, il m’intéresse de signaler que la mise en question de l’iconicité et de son effet véridictoire permet l’établissement d’une logique associative qui repose sur le plan phénoménal de l’univers énoncé.

Note de bas de page 5 :

 A.J. Greimas, « Sémiotique figurative et sémiotique plastique », idem, p. 11.

Au cours du Symbolisme, la radicalisation des procédés de désiconisation conduira à faire porter la cohérence discursive sur le plan de l’expression. La continuité dans ce passage du contenu (comme dans l’exemple de Nerval) à l’expression – au sens hjelmslevien – est donc assurée par la phénoménalité, qui dans la langue donne naissance à la figurativité et à l’iconicité. Explicitant ce lien, Greimas conclut à l’existence d’une même « grille de lecture » partagée par l’univers sensible perçu et par l’univers sensible énoncé, où les « figures » de l’expression deviennent des figures du contenu5.

L’approche du Symbolisme du point de vue de l’iconicité et des procédés véridictoires mis en œuvre permet d’opposer sur un plan de pertinence discursif le Symbolisme avec ses mécanismes de « désiconisation » au Réalisme en tant que tendance à « l’hyper-iconisation », commandée par la modalité aléthique. Je m’arrêterai un moment sur cette opposition à mes yeux très signifiante entre « Réalisme » et « Symbolisme » afin de montrer le processus par lequel la « désiconisation » symboliste aurait abouti à l’ossature des formes sensibles.

Note de bas de page 6 :

 Denis Bertrand, L’espace et le sens. Germinal d’Émile Zola, Hadès-Benjamins, 1985, p. 30.

Note de bas de page 7 :

 D. Bertrand, L’espace et le sens. Germinal d’Émile Zola, idem., p. 32.

Note de bas de page 8 :

 D. Bertrand, L’espace et le sens. Germinal d’Émile Zola, idem., p. 34.

Les mécanismes fondamentaux de l’iconisation maximale ont été étudiés par Denis Bertrand à partir de l’œuvre Germinal, d’Émile Zola. Le discours « réaliste » que cette œuvre illustre tend à produire un « effet référentiel », entendu par Bertrand « non pas comme une simple dénotation d’un réel inerte et objectif » mais comme « une construction sémiotique effectuée sur la base d’une autre sémiotique (dite naturelle) »6. Responsable de « l’effet de réalité », l’iconicité convoque donc la sémiotique du monde naturel – celle que Nerval interroge. Posant cette « naturalité » comme une évidence, l’iconicité « fait croire » à la réalité des figures énoncées. En tant que stratégie discursive (et rhétorique), l’iconisation consiste selon le même auteur en le « déploiement syntagmatique des univers figuratifs »7. Elle fait donc appel à trois procédés fondamentaux : l’isotopisation, les débrayages internes au discours et l’anaphorisation. L’isotopisation renforce constamment l’effet de réalité par la « redondance d’une unité figurative sélectionnée »8 dont la densité sémique augmente au fil des répétitions. Les débrayages internes contribuent également à cet effet de réalité. Car, assurant le passage d’une unité discursive à une autre (de la description au dialogue, par exemple), chaque débrayage interne prend appui sur une situation énoncée. En faisant de cette situation sa référence, il renforce la « vérité » des simulacres. A son tour, l’anaphorisation instaure à l’intérieur du discours des références au second degré par rapport à un terme premier qui désigne, lui, un élément extérieur au discours. Denis Bertrand appelle « référenciation » la convocation de figures externes au discours, et « référentialisation » la reprise anaphorique de ces figures. Par exemple, dans l’énoncé « un ouvrier errait sur le chemin ; l’homme était sans travail », « un ouvrier » est le terme qui effectue la référenciation, et « l’homme » est la reprise anaphorique de ce terme.

Au niveau de surface, l’opposition entre le discours « réaliste », d’une part, et certains textes du Symbolisme, de l’autre, tiendrait donc à la syntagmatique de leurs constructions figuratives respectives. A la différence des discours réalistes, les discours symbolistes se fondent sur des enchaînements hétérotopiques d’images qui disloquent l’anaphorisation et l’isotopisation et bloquent ainsi le processus d’iconisation.

2. La désiconisation en littérature et en peinture : vers l’autonomie du plan de l’expression

Note de bas de page 9 :

 Charles Baudelaire, Les paradis artificiels, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1975-76, p. 432.

A propos de la désiconisation symboliste, je pense d’abord à Du vin et du haschisch et aux Paradis artificiels de Baudelaire. Ces textes développent le thème de l’hallucination, qui entraîne un affaiblissement de la continuité du sensible par la négation de la croyance perceptive. Le processus de désiconisation alors à l’œuvre tend à opérer, au sein de l’univers énoncé, le passage du « figuratif » au « plastique », les figures se trouvant réduites à des catégories élémentaires. La musicalité apparaît alors comme le résultat de la « décantation » de la figurativité iconique. En effet, le « rêveur » imaginé par Baudelaire n’appréhende le monde que comme un devenir rythmé de formes sensibles : «  L’harmonie, le balancement des lignes, l’eurythmie dans les mouvements […] »9.

Or, si chez Baudelaire comme chez Nerval la crise iconique concerne le monde phénoménal énoncé et s’insère dans un cadre thématique donné (celui du rêve, de la folie ou de l’hallucination), chez d’autres écrivains symbolistes elle se manifeste aussi au niveau énonciatif, rhétorique et même syntaxique. C’est ici que s’opère le passage vers le plan de l’expression. Ainsi, dans un texte comme « Barbare » Rimbaud disloque la « référenciation » au moyen d’une négation paradoxale des figures énoncées : c’est le cas lorsqu’il affirme « […] la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas) ».

Note de bas de page 10 :

 Arthur Rimbaud, Illuminations, dans Poésies. Une saison en enfer. Illuminations, Gallimard, 1999, pp. 232-233.

Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas.)
Remis des vieilles fanfares d’héroïsme – qui nous attaquent encore le cœur et la tête – loin des anciens assassins –
Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques; (elles n’existent pas)
Douceurs ! Les brasiers pleuvant aux rafales de givres, – Douceurs ! […]10

En outre, dans ce texte la syntagmatique figurative se trouve réduite à quelques rapprochements d’éléments non-narrativisés (la figure du sang et des pavillons, le thème de l’héroïsme ou le motif de l’assassinat). La cohérence du discours repose donc essentiellement sur un procédé énonciatif négateur qui devient lui-même dé-réalisant et qui consiste en la ritournelle de certaines phrases ou de certains mots à fonction vocative. Ainsi, l’effacement de l’univers iconique fait ici émerger, selon mon hypothèse, la musicalité de l’énonciation, constituée par l’allitération et la récursivité de séries syntagmatiques.

De son côté, Verlaine écrit des Romances sans paroles (notez la négation que ce titre opère de la parole) où la thématisation est affaiblie par des moyens discursifs divers. Ces moyens sont, parmi d’autres :

- Le développement de suites définitoires auxquelles manque le terme défini :

Note de bas de page 11 :

 Paul Verlaine, Romances sans paroles, Paris, Champion, 2003, « Ariettes oubliées », ariette I, vers 1. C’est nous qui soulignons.

C’est l’extase langoureuse,
C’est la fatigue amoureuse
C’est tous les frissons des bois11

- Le recours à des fonctions grammaticales qui élident le sujet, comme le pronom démonstratif neutre (« cela ») ou l’impersonnel – « il pleure », associé à « il pleut » :

Note de bas de page 12 :

 P. Verlaine, Romances sans paroles, idem, ariette III, vers 1.

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville12

Note de bas de page 13 :

 P. Verlaine, Romances sans paroles, ariettes II et V.

- Plus généralement, l’évocation de figures en elles-mêmes peu iconisées (une voix, un son, une odeur) et, corrélativement, la convocation de domaines perceptifs de l’ordre du continu13.

Note de bas de page 14 :

 P. Verlaine, Romances sans paroles, op. cit.,ariette I, vers 7 et 8.

Comme chez Rimbaud, cette suspension de l’univers figuratif déplace la fonction isotopante vers le plan de l’expression du poème. Ainsi, les configurations rythmiques ou prosodiques acquièrent chez Verlaine une fonction « sémantique ». Des phénomènes de semi-symbolisme  émergent alors à partir desquels le thème de la voix devient auto-référentiel, occupant la place vide de l’objet du discours : « O le frêle et frais murmure ! / Cela gazouille et susurre »14.

À son tour, Mallarmé contredit l’univers énoncé au moyen de débrayages internes qui nient systématiquement les simulacres qu’ils prennent pour référence. Ainsi, par exemple, dans L’Après-midi d’un Faune l’univers figuratif convoqué par le faune est ramené à l’illusion créée par la musique. Cette démystification est marquée par le passage de la description au dialogue :

Note de bas de page 15 :

 Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, Gallimard, 1992, vers 1-11.

Ces nymphes, je les veux perpétuer […] > description qui instaure l’univers référentiel
Réfléchissons… ou si les femmes dont tu gloses   > dialogue qui nie la description
Figurent un souhait de tes sens fabuleux ! […]
Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,
Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte
Au bosquet arrosé d’accords ; et le seul vent
Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant
Qu’il disperse le son dans une pluie aride,
C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,
Le visible serein souffle artificiel
De l’inspiration, qui regagne le ciel15.

De façon plus radicale encore, Mallarmé procède à la désiconisation de la langue par la suspension systématique des catégories grammaticales les plus iconisantes, comme le nom ou le verbe. La syntaxe devient alors responsable d’un jeu de tensions et de détentes, de manques et de satisfactions d’ordre exclusivement grammatical : l’adjectif fait désirer le nom, le complément cherche son objet… En effet, les règles syntaxiques établissent des groupements figés de catégories grammaticales : une aimantation naturelle associe donc le nom au verbe, l’adjectif au nom, la préposition au complément. Mallarmé fait éclater ces groupements par l’introduction, entre une catégorie grammaticale à forte charge sémantique et une autre, d’éléments qui retardent leur réunion jusqu’aux limites de l’intelligibilité. Le parcours syntaxique se trouve ainsi en quelque sorte « narrativisé ». Par exemple, la première strophe d’Hérodiade commence par un adjectif. Cette catégorie non-accentuée inaugure une attente – celle du nom (« aurore »)  – qui ne sera comblée qu’au quatrième vers :

Note de bas de page 16 :

 S. Mallarmé, Hérodiade, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1945, p. 41.

Abolie, et son aile affreuse dans les larmes
Du bassin, aboli, qui mire les alarmes,
Des ors nus fustigeant l'espace cramoisi,
Une Aurore a, plumage héraldique, choisi
Notre tour cinéraire et sacrificatrice […]16

D’une façon générale, le travail de Mallarmé autour de la fiction repose sur une mise en question de l’iconicité narrative, la narrativité se trouvant ainsi réduite à des fonctions « abstraites ». Dépouillées de leur investissement iconique, les fonctions narratives finissent donc par s’incarner dans des éléments du plan de l’expression : dans la syntaxe, comme je l’ai montré, mais aussi dans l’écriture elle-même. Signifiant détaché, l’écriture assume dans nombre de poèmes un rôle actantiel confirmé par des allusions sémantiques : la catégorie blanc / noir, signifiant élémentaire des mots qui se détachent sur la page, ou bien la métaphore de la navigation, suggérant le parcours syntaxique de l’écriture. Tel est le cas du poème « Salut », où l’écriture (le « vierge vers ») est mise en scène à travers la métaphore de la navigation. Le mot « rien » qui inaugure le poème est par ailleurs significatif, car c’est justement le « vide » iconique qui confère une prégnance à l’écriture :

Note de bas de page 17 :

 S. Mallarmé, « Salut », Poésies, Œuvres complètes I, Paris, Gallimard, 1998, p. 4. C’est nous qui soulignons.

Rien, cette écume, vierge vers
A ne désigner que la coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De sirènes mainte à l’envers.

Nous naviguons, ô mes divers
Amis, moi déjà sur la poupe
Vous l’avant fastueux qui coupe
Le flot de foudres et d’hivers […]17

Egalement, les fonctions narratives peuvent être prises en charge par le jeu typographique et topologique de la mise en page, comme dans Un coup de dés.

A travers les quelques exemples que j’ai proposés, nous avons pu observer que la désiconisation en littérature suppose la mise en question de l’univers référentiel ou de sa « vérité » par l’explicitation de la fiction – narrative ou discursive – qui le sous-tend. En synthèse, j’ai identifié les procédés de désiconisation suivants :

  • L’introduction de prédicats modaux (Nerval : « je croyais que… ») ou de cadres thématiques « modalisants », qui mettent en question la fiducie cognitive et perceptive (Baudelaire : le rêve, l’hallucination).

  • Le déploiement syntagmatique de figures hétérotopes (Rimbaud).

  • L’élision de l’objet du discours ou la convocation de référents faiblement iconisés (Verlaine).

  • Les débrayages internes qui nient le simulacre qu’ils prennent pour référence (Mallarmé).

  • La suspension des catégories grammaticales les plus iconisantes (Mallarmé).

Dans tous les cas, la négation iconique confère au plan de l’expression une fonction isotopante et, si on peut dire, signifiante.

La peinture

En ce qui concerne le processus de désiconisation en peinture, je me concentrerai sur un phénomène essentiel : l’autonomisation de la couleur à l’égard des contenus sémantiques et iconiques qui autrefois structuraient le chromatisme. Si la peinture au XIXe siècle reste « figurative » au sens restreint du terme, des discordances se produisent alors entre les configurations iconiques, associées au plan du contenu, et le dispositif chromatique.

Note de bas de page 18 :

 Vincent Van Gogh, Lettre à Émile Bernard, B 7, Juin 1888, III. Correspondance générale, traduction de M. Beerblock et L. Roëlandt, Paris, Gallimard, 1990, p. 165.

Dans la période symboliste, la couleur abandonne en effet sa fonction véridictoire et iconisante, celle que Van Gogh évoque lorsqu’il reconnaît que dans Le Semeur il s’est « un peu foutu de la vérité de la couleur »18, son choix des pigments n’étant pas guidé par un critère de vraisemblance. Cet emploi de la couleur entrave ce que l’on pourrait appeler la « référenciation » picturale.

À son tour, dans des tableaux comme Nave Nave Moe : Joie de se reposer (1894) Gauguin met en question la « référentialisation » interne du tableau en attribuant la même couleur à des objets qu’aucun lien iconique ne rapproche (la jupe des personnages, une pomme, un fragment du paysage de fond). L’objectivité chromatique se trouve ainsi mise en question.

D’autre part, la désiconisation est également associée au conflit manifeste entre le niveau eidétique et le niveau chromatique. Car l’iconicité relève en grande partie des configurations eidétiques, dont la fonction est essentiellement iconisante – c’est le dispositif de formes qui fait émerger les « figures », au sens sémiotique du terme. Ainsi, nier l’iconicité équivaut souvent à faire disparaître le « volume », sorte de topologie de la forme, mais surtout à gommer le contour, limite et finition de la forme. L’effacement du contour par la couleur se produit par des moyens différents, définitoires de styles particuliers. Ainsi, chez Odilon Redon les figures sont traversées ou débordées par la couleur, qui se dégrade en plages continues. En revanche, dans l’impressionnisme les contours sont estompés à travers la juxtaposition de traits discontinus de couleurs (des « virgules »), qui subdivisent les formes. C’est la technique de la « touche divisée ». Dans la perception du tableau, l’œil est donc censé recomposer ce que la touche décompose, transformant, du point de vue eidétique, le discontinu (la touche) en continu (la figure).

Voilà deux exemples de rapport conflictuel entre le niveau chromatique et le niveau eidétique dans des tableaux de la période symboliste (bien qu’ils n’appartiennent pas tous à l’École symboliste proprement dite). Il en résulte dans les deux cas l’effacement ou la disparition des dispositifs les plus iconisants  – la forme, le contour.

En résumé, dans le domaine de la peinture nous avons reconnu trois procédés différents de désiconisation :

  • L’abolition de la « référenciation » chromatique par la mise en question de la « vérité » de la couleur (Van Gogh).

  • La dislocation de la référentialisation chromatique par l’itération non-signifiante (du point de vue iconique) d’une couleur donnée (Gauguin).

  • L’entrave à la particularisation et à la définition iconique par l’effacement des contours (impressionnisme), voire des figures (Odilon Redon).

Du point de vue sémantique, cette désiconisation progressive accomplit une négation modale (« véridictoire ») de l’objet représenté. Du point de vue formel, elle opère le passage du figuratif au plastique. Puisque la cohérence du discours ne repose plus sur l’univers représenté, elle est prise en charge par le plan de l’expression, notamment par le dispositif chromatique. C’est par ailleurs à cette époque que surgit le « paradigme des couleurs complémentaires », nouvelle grille de lecture du chromatisme qui fait reposer « l’harmonie du tableau » sur des couples de couleurs contrastantes qui possèdent désormais un droit d’antériorité générative à l’égard des contenus qu’elles véhiculent.

3. La désiconisation en musique : remarques sur la structuration du plan de l’expression

Je voudrais maintenant ajouter quelques observations concernant les développements d’un troisième art, la musique, durant la période symboliste. Dans ce domaine, il m’a semblé apercevoir un phénomène semblable à la désiconisation, sachant que le statut de l’iconicité en musique est évidemment problématique. Je pense à la mise en question du système tonal par Debussy.

Je rappelle que le système tonal est basé sur une échelle diatonique. L’échelle diatonique ou « échelle par tons » est constituée de sept notes séparées entre elles par l’intervalle d’un ton ou d’un demi-ton (do, ré, mi…).  Au sein de cette échelle, la position de chaque note (son degré) indique sa fonction. Les degrés sont hiérarchisés autour de deux pôles d’attraction : la tonique et la dominante. Ces deux fonctions déterminent la dynamique propre à la tonalité : le passage de la tonique, pôle de repos, à la dominante, pôle de tension, crée une instabilité qui ne peut être résolue que par le retour à la tonique. Les autres degrés de l’échelle s’organisent autour de ces deux pôles.

Note de bas de page 19 :

 C’est l’une des voies possibles de la « figuration » musicale, largement explorée par Wagner. Michel Fleury définit la « figuration » musicale comme l’établissement d’équivalences entre les contenus d’un « programme » proprement narratif ou simplement thématique (un titre donné, par exemple) et des configurations musicales prises en charge par une ou plusieurs des composantes de la musique (hauteur, timbre intensité, rythme). Le même auteur propose une typologie des figurations musicales : la figuration imitative, qui reproduit des bruits naturels, la figuration descriptive, qui reproduit par des moyens sonores des éléments non sonores (formes, mouvements, oppositions de qualités sensibles), et la figuration par évocation, plus générale, qui suggère un caractère expressif.Chez Wagner, le leitmotiv constituerait un procédé de figuration descriptive. L’impressionnisme et la musique, Paris, Fayard, 1996, p. 183-184.

La structure de la musique tonale repose en somme sur un principe d’ordre à la fois aspectuel et tensif : l’œuvre musicale, comme les unités qui la composent, naît de la tension (introduite par la dominante et accentuée par les dissonances) entre un pôle inchoatif et un pôle terminatif (tous deux représentés par la tonique). Le discours tonal ainsi conçu est donc susceptible d’être homologué à des parcours narratifs aussi bien qu’à des rôles actantiels19.

Note de bas de page 20 :

 Vladimir Jankélévitch, à propos de Ce qu’a vu le vent d’ouest, de Debussy : « il ne raconte rien, le vent d’ouest : il est seulement une minute de l’histoire du monde ». Préface à Stefan Jarocinsky, Debussy. Impressionnisme et Symbolisme (1966), traduit du polonais par Thérèse Douchy, Paris, Seuil, 1970.

Note de bas de page 21 :

 « La valeur d’une telle méthode de représentation [celle du système tonal] ne peut pas échapper à celui-là même qui ne pense pas que c’est là l’impératif absolu de tout système représentatif. C’est ainsi, par exemple, que l’histoire d’une vie ne doit pas obligatoirement commencer par la naissance, voire les ancêtres du héros, et s’achever par sa mort. Un tel ensemble n’est pas de rigueur et doit même être aussitôt abandonné dès lors qu’il s’agit de la présentation d’un autre point de vue comme, par exemple, la mise en évidence d’une période de la vie particulièrement caractéristique. On peut très bien douter qu’il faille considérer comme inéluctable la référence de tous les événements musicaux à l’accord fondamental, sous prétexte qu’il assure à l’ensemble formel une bonne cohérence et répond aux plus simples exigences du matériau [] » Arnold Schönberg, Traité d’harmonie, traduit et présenté par Gérard Gubisch, Paris, J.-C. Lattès, 1983, p. 50.

Note de bas de page 22 :

 Nous évoquons en particulier les remarques que Jean d’Udine a publiées dans le Courrier musical à propos des Nocturnes de Debussy. Le critique associe alors le qualificatif d’« impressionniste » à l’effacement de la ligne mélodique au profit des affinités de timbre : « On ne saurait imaginer de symphonie plus délicieusement impressionniste. Toute fait de taches sonores, elle ne s’inscrit pas dans les sinuosités de courbes mélodiques définies, mais ses agencements de timbres et d’accords – son harmonie, diraient les peintres – ne lui en conservent pas moins une sorte d’homogénéité, très stricte, qui remplace la ligne par la beauté tout aussi plastique de sonorités savamment distribuées et logiquement soutenues… ». Cité par Léon Vallas, Claude Debussy et son temps, Paris, Albin Michel, 1958, pp. 213-214.

Dans l’impressionnisme musical, contemporain du Symbolisme en littérature, les catégories fondamentales du système tonal ainsi défini sont systématiquement niées. Pour estomper l’alternance entre tension et repos, Debussy a recours à des procédés qui, d’une façon générale, consistent à supprimer dans les dissonances le besoin de résolution. Ainsi, la dissonance se prolonge jusqu’à devenir un pôle de repos en elle-même. Or, l’effacement de l’opposition entre tension et repos en musique suppose la disparition des configurations les plus susceptibles d’iconiser des unités actantielles et des transformations narratives. Il en résulte ce sentiment exprimé par Jankélévitch à propos de Debussy que l’œuvre « ne raconte rien »20. Par conséquent, la crise de la tonalité peut être associée à la crise iconique qui, à la même époque, atteint aussi bien les configurations visuelles que narratives. Ainsi, par exemple, lorsque Schoenberg propose de renverser le système tonal, il évoque métaphoriquement la possibilité de « raconter autrement » l’histoire d’une vie, sans commencer forcément par la naissance21. C’est probablement en raison de cet effet ressenti de désiconisation (narrative) que les compositions de ce type ont été qualifiées d’« impressionnistes », par référence à la désiconisation que l’impressionnisme aurait opérée en peinture22. Dans les deux cas, l’altération des configurations les plus iconisantes (la ligne mélodique, le contour pictural) fait émerger d’autres strates structurant le plan de l’expression. Comme la couleur en peinture, le timbre en musique acquiert dès lors un rôle primordial.

Conclusions

Les remarques qui précèdent nous mènent aux conclusions suivantes :

1. Dans le cas de la peinture et de la poésie, la négation (modale) des contenus iconiques confère la prégnance structurante aux différentes composantes du plan de l’expression (la composante plastique en peinture, les composantes prosodiques et syntaxiques en poésie). En effet, en littérature comme en peinture l’iconicité est définitoire du contenu, le « signifié » d’un récit ou d’un tableau se confondant souvent avec « l’objet représenté » par des moyens narratifs (dans le cas de la littérature) ou proprement visuels. Par conséquent, la désiconisation dans l’art entraîne la disparition progressive du contenu au profit de l’expression.

2. Dans le cas de la musique, la négation (formelle) des configurations les plus iconisantes (le système tonal) fait émerger d’autres niveaux de pertinence structurant la composition – l’ordre phonétique (le timbre) ; l’ordre agogique (les variations de vitesse).

Note de bas de page 23 :

 Jacques Roubaud, La Vieillesse d’Alexandre. Essai sur quelques états du vers français récent (1978), Paris, Ivrea, 2000.

Cette dernière remarque me semble éclairer d’une façon générale le fonctionnement du plan de l’expression en peinture et en poésie. En effet, en peinture la négation (formelle) du niveau eidétique fait reposer la cohérence du tableau sur le niveau chromatique, tandis qu’en poésie la négation (formelle) de la métrique (l’alexandrin) a permis, comme Jacques Roubaud le montre23, de faire intervenir la dimension visuelle du poème : dans le « vers libre », les sauts à la ligne deviennent le seul critère, topologique, de constitution du vers.

Ainsi, le plan de l’expression des différents arts possèderait une organisation stratifiée. La négation d’un niveau de pertinence fait émerger d’autres niveaux qui prennent en charge la cohérence de l’ensemble.

3. La négation, iconique (modale) et formelle, apparaît ainsi comme un principe de création, et peut-être même comme le moteur de l’évolution des formes artistiques. Le passage sans solution de continuité du plan du contenu (négation iconique) au plan de l’expression (négation formelle) me semble assuré, une fois de plus, par la phénoménalité : si dans l’hyper-iconicité la fiducie perceptive trouve un ancrage au sein de l’univers énoncé, suite à la désiconisation il semblerait que la forme de l’expression ou quelques unes de ses composantes doivent rétablir cette fiducie perceptive, cette croyance mère, en instaurant de nouveaux repères qui permettent la reconnaissance d’une forme. La croyance mère se déplace ainsi de l’univers phénoménal énoncé à l’univers phénoménal énonçant – ou s’énonçant lui-même.