La négation chez Guillaume

Pierre Sadoulet

Université de Lyon,
Université de Saint-Etienne, CIEREC, EA 3068

https://doi.org/10.25965/as.2590

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Texte intégral

Lorsque j’ai proposé mon sujet à Denis Bertrand, il m’a demandé d’exposer les bases de la théorie Guillaumienne qui peuvent être peu connues par un certain nombre de sémioticiens, alors que la sémiotique tensive s’y est intéressée, notamment à travers les concepts d’ascendance et de décadence souvent repris par Jacques Fontanille et Claude Zilberberg. Il se trouve qu’après la lecture du Travail et la langue de Robert Lafont, lors de ma collaboration à Montpellier avec le groupe Praxiling, j’ai été conduit à travailler de façon étroite les ouvrages de Guillaume. Il s’agit d’une œuvre difficile qui a véritablement influencé une partie de mes travaux de sémioticien. Mais je n’ai jamais participé à des colloques guillaumiens. Je ne peux pas dire que je sois vraiment un spécialiste. Et je suis prêt à accepter des précisions au moment des questions, si ce que je dis n’est pas complètement exact.

Note de bas de page 1 :

 Il s’agit d’un brouillon qu’elle m’a envoyé. Impossible d’en donner la référence.

Il s’avère que j’ai pu réduire considérablement mon travail de relecture, grâce un document que m’a fourni Sylviane Rémi, la linguiste bien connue de l’Université Lyon 21. Et dans ce que je vais dire aujourd’hui, il y aura beaucoup de reprises des idées voire des formulations qu’elle a choisies. Je l’en remercie grandement.

Quand on doit présenter un auteur, souvent l’introduction se rallonge, car l’usage est d’y raconter un peu la vie du grand homme et de faire un peu l’histoire de sa doctrine. J’ai préféré introduire ces éléments dans l’exposé lui-même qui se passera en trois temps.

I. Présentation générale

Je commencerai par une présentation générale.

Celle-ci évoquera brièvement le personnage de Guillaume, le nom de ses disciples et quelques-unes de ses publications et des ouvrages sur lesquels je me suis appuyé.

Puis nous présenterons les grandes lignes de la théorie guillaumienne, en tant qu’elle s’efforce de décrire le passage de la puissance propre à la langue à l’actualisation d’un discours particulier.

Autrement dit, nous analyserons quelques bases de son axiomatique, en appuyant bien sûr notre explication par des exemples particuliers.

II. La double tension et la saisie comme base de la compréhension de chaque système

Nous consacrerons un bon moment pour décrire les principes de construction du modèle que constitue le schéma tensif binaire qui constitue l’outil principal qu’utilise Guillaume pour rendre compte de la psychosystématique des mouvements de pensée qui président à la construction des énoncés.

III. La négation chez Guillaume

Il faudra ensuite en venir à un exposé précis sur toutes les analyses d’inspiration guillaumienne concernant la négativité et la négation.

En guise de conclusion, nous mettrons en relation l’intuition du caractère tensif de la visée Guillaumienne avec la sémiotique tensive, telle qu’elle est présentée dans le dernier ouvrage de Claude Zilberberg intitulé Des formes de vie aux valeurs.

Claude sait, pour avoir lu mon mémoire d’habilitation, et, je crois aussi, le manuscrit de mon ouvrage Le poids du sens, la mise en relation que je fais entre les deux théories. Comme il est là, nous pourrons en rediscuter lors des questions.

I. Présentation générale du guillaumisme

A. Un peu d’histoire

1. Gustave Guillaume (1863-1960)

Gustave Guillaume n’était pas, au départ, destiné à devenir un linguiste. C’est en tant qu’employé de banque que Meillet l’a connu au début. Mais il s’aperçut très vite l’extrême culture de cet autodidacte et de son talent de linguiste. Comme le dit Meillet, il avait un « don incroyable de discerner l’invisible ». Le linguiste comparatiste l’invita donc à suivre ses propres cours. Le jeune homme publia plusieurs opuscules consacrés à l’étude de la langue. Mais sa théorie ne trouva un premier déploiement que dans son ouvrage sur l’article publié en 1919.

Quelques jeunes docteurs en recherche d’emploi universitaire n’y trouveront pas sans doute la moindre consolation, mais Gustave Guillaume dut aussi gagner sa vie par un travail rémunéré, en exerçant le métier de correcteur chez Albin-Michel.

L’influence de Meillet lui permet quand même d’obtenir, à l’École des Hautes Études, une fonction de conférencier, qu’il exerça pendant 20 ans, de 1938 à 1960, date de sa mort.

Que dire de plus ? Sinon il s’agit d’une personnalité un peu atypique, du genre « génie méconnu ». Ne le considérerait-on pas, finalement, comme une sorte de mage, dont les disciples ont formé une école qui est apparue parfois comme une véritable secte ? Mais peut-être suis-je injuste d’entretenir cette réputation. Car la fermeté épistémologique dans un point de vue rigoureux est bien une nécessité dans nos disciplines de sciences humaines.

2. Ecrits

En tout cas, s’il fut un auteur prolixe, il resta peu publié avant sa mort.

Par contre, il laissa un grand nombre de manuscrits qui ont été recueillis par Roch Valin, son exécuteur testamentaire, et installés dans le fond Gustave Guillaume, à l’Université de Laval. Le site mis en place par cet organisme (http://www.fondsgustaveguillaume.ulaval.ca) met à disposition nombre de textes ainsi que la liste des études et articles produits par ses disciples.

Comme nous l’avons dit, il publie son premier ouvrage en 1919 à propos de l’article en français.

1919 : GUILLAUME Gustave, 1919 – Le problème de l'article et sa solution dans la langue française, Paris, Québec : Nizet, réimp. Presses Universitaires de Laval, 1975. , 318 p.

On connaît ensuite son ouvrage sur le temps et le verbe :

1949 : GUILLAUME Gustave, 1949 – Temps et verbe : théorie des aspects, des modes et des temps (suivi de) l'Architectonique du temps dans les langues classiques, Paris : H. Champion, 1983, édition originale 1949.

D’après Sylviane Rémi, c’est au moins une vingtaine d’ouvrages qu’il faut lui attribuer. Il y a aussi une importante correspondance scientifique qui est en partie publiée. Enfin ses élèves se sont penchés sur les 60 000 feuillets manuscrits environ qu’il a rédigés, en particulier ses notes de cours.

Ces documents manuscrits ont servi de contenu pour une série de publications proposant des extraits :

GUILLAUME Gustave, 1969 – Langage et Science du langage, Paris, Nizet et Québec, Presses de l'Université Laval. / 1969.

GUILLAUME Gustave, VALIN Roch éd, 1973 – Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Paris, Klincksieck, Québec, Presses de l'Univ. Laval, 280 p. ,

Par ailleurs, un travail philologique très poussé a conduit à la publication progressive de toutes ses notes de cours dans une suite de recueils très nombreux publiés à Laval.

GUILLAUME Gustave, 1987 – Leçons de linguistique ... 1945 - … , Québec : P.U.L., Lille : P.U.L.

B. Les « disciples » : une école.

Car ses étudiants sont souvent devenus des disciples formant école.

Ils ont constitué une association internationale : l’association internationale de psychomécanique du langage, qui, en relation avec Roch Valin, l’exécuteur testamentaire du linguiste, préside à la défense de la théorie et à l’organisation de rencontres entre les chercheurs.

Les représentants de l’école sont nombreux et certains sont connus sinon complices de la sémiotique française. Je vous laisse lire la liste proposée par Sylviane Rémi. Elle est bien sûr incomplète.

Bernard Pottier, Jean Stéfanini, Gérard Moignet , Maurice Toussaint, André Joly , Claude Guimier.

O. Soutet, Paulo de Carvalho ; Jacqueline Picoche, Annie Boone, Marc Wilmet, Dan Van Ræmdonck, Laurence Rosier , Jean-Claude Chevalier, Annette Vassant, André Cervoni.

Parmi les collaborateurs de l’association internationale de psychomécanique du langage, il faut compter le groupe spécifique avec lequel j’ai eu l’occasion de travailler à Montpellier, le groupe des praxématiciens :

Robert Lafond puis Paul Siblot, Jeanne-Marie Barbéris, Jacques Bres, Bertrand Vérine, Catherine Détrie.

Je parlerai un peu de Robert Lafont en fin d’exposé, mais je vais essayer, autant que possible, de vous présenter la théorie du maître, même si je ne partage pas son idéalisme foncier.

Pour finir cette présentation historique, je signalerais deux ouvrages que j’ai consultés pour cet exposé, en dehors du travail de Sylviane Rémi. Il y a d’abord le dictionnaire le plus récent publié par Anne Boone et André Joly :

BOONE A, JOLY André, 1996 – Dictionnaire terminologique de la systématique du langage, Paris, L'Harmattan.

Dans le « Que sais-je ? » consacré à la syntaxe du français, j’ai pu trouver quelques analyses et quelques schémas proposés par Olivier Soutet dont je me servirai selon les besoins.

SOUTET Olivier, 1989 – La Syntaxe du français, Paris : Presses universitaires de France, " Que sais-je? ". 1989, 4e éd 2005.

C. Base théorique : un système de systèmes

Nous en venons maintenant aux bases théoriques qui ont été exposées par Gustave Guillaume. Lecteur de Saussure, il proposera une conception dynamique de la langue qui ne négligera pas l’opposition entre langue et parole mais en la présentant autrement.

1. Langue et discours

Il conçoit en effet la langue comme une puissance de parler. Nous ne sommes pas très loin de la notion de compétence proposée par la grammaire générative. Il appelle discours, comme l’indique la citation ci-dessous d’Olivier Soutet, le message énoncé à un moment donné à partir des moyens, de la puissance donnée par la langue.

Note de bas de page 2 :

 SOUTET Olivier, 1989 – La Syntaxe du français, Paris : Presses universitaires de France, " Que sais-je? ".

« … la langue — construite en nous, et qui est un héritage que nous avons fait depuis notre naissance de ceux avec qui nous avons vécu — et le discours qu’à un moment donné nous tirons des moyens qu’elle tient en permanence à notre disposition. » 2

Guillaume reste fidèle à son maître Meillet lorsqu’il veut définir la langue comme système. Il approuve totalement la définition de Saussure :

Note de bas de page 3 :

 SAUSSURE Ferdinand de, 1916 – Cours de linguistique générale. Éd. crit. de Tullio de Mauro, Paris : Payot, prem. éd. 1955, (éd. originale : 1916).

« La langue est un système de signes exprimant des idées » 3.

Note de bas de page 4 :

 Ce cours est accessible à l’adresse suivante : http://nlip.pcu.ac.kr:8050/result1.asp?filenames=45A0315&wpage=LL11_006_006 (juin 2011). Il s’agit du cours du 115 mars 1945. Cf. GUILLAUME Gustave, 1987 – Leçons de linguistique ... 1945 - … , Québec, Lille : P.U.L.

Comme Meillet, il conçoit le système comme un ensemble ordonné où tout se tient plutôt que comme le système de valeurs différentielles proposé par le structuralisme saussurien. On le voit dans la citation suivante4.

Note de bas de page 5 :

 Meillet, Introduction à l'étude comparative des langues indo-européennes, 1915, p. 463.

« chaque langue forme un système où tout se tient, et a un plan général d’une pleine rigueur »5.

En tout cas, Guillaume n’arrête pas de critiquer les approches structuralistes qui n’ont pas réussi à mettre au jour autre chose que les apparences les plus sensibles, alors que la vraie rigueur que permet la notion de système devrait ouvrir la voie à la compréhension du psychomécanisme que dénoncent les complications mêmes que laisse voir l’analyse structurale. On voit donc que l’objet de la recherche guillaumienne n’est pas la simple description des faits de taxinomie ou de commutations paradigmatiques : elle voudrait savoir comment l’exercice du langage repose sur une psychosystématique cognitive.

Note de bas de page 6 :

 GUILLAUME Gustave, VALIN Roch éd, 1973 – Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume, Paris, Klincksieck, Québec, Presses de l'Univ. Laval, p 17.

De plus, pour Guillaume, chaque langue est un système de systèmes6. Autrement dit, elle est composée de systèmes divers qui interagissent les uns par rapport aux autres dans une cohérence globale qui fonde la langue.

Ajoutons que Guillaume, en digne élève de l’historien de la langue Meillet, ne veut pas exclure de l’analyse la prise en compte de la diachronie. On peut dire qu’il est un des instigateurs du point de vue panchronique qui me semble devoir s’imposer dans l’analyse du langage.

Note de bas de page 7 :

 Leçons de linguistique (recueil fait à partir des notes de cours), tome 2, pp. 12-13

Or l’un des paradoxes de la conception de Guillaume est de considérer les systèmes qui régissent la production de sens comme des formations abstraites, des sortes de programmes de pensée qui n’ont absolument pas de signes pour les signifier. « Il n’est jamais question en langage de signifier l’entier d’un système. D’un système tel qu’il soit il n’est jamais pris que la partie. Jamais on n’aura à signifier, dans les discours, l’entier d’un système verbal, mais seulement telle partie du système, en convenance particulière avec ce que l’on veut exprimer, autrement dit en convenance avec la visée expressive. » 7

De ce fait, tout ce qui relève du discours n’est pas le miroir direct du système. D’une part le discours n’utilise qu’une partie du système, de plus, comme il n’y a pas de signifiant du système, le discours n’est pas le lieu du système, il en est le produit. Toute phrase, en tant qu’elle relève du discours, est le produit d’une systématique, elle ne peut en être le reflet direct.

2. Le temps opératif

Car le système de la langue fonctionne comme une dynamique. Le point qui me semble le plus intéressant dans la théorie guillaumienne, c’est vraiment sa capacité à rendre compte du dynamisme de la production de sens, donc à le faire percevoir. Car pour Guillaume, tout acte de langage toute production de sens demande du temps, ce qu’il appelle le temps opératif.

Cette conception dynamique passe par un mentalisme affirmé : la langue est une puissance de pensée qui s’exprime à travers un discours particulier. Et il faut un laps de temps, même très court, de quelques millisecondes, pour que cette puissance de penser puisse, à partir d’un système d’organisation particulier, exprimer ce qu’elle veut.

Autrement dit, en tant que système de systèmes, la langue est une organisation d’opérations mentales qui forment système entre elles. Elle fonctionne donc comme une puissance, une compétence langagière qui permet au sujet de créer des discours à travers des mots, des phrases exprimés par une succession de syllabes et de phonèmes.

L’exercice de la langue consiste donc à procéder au passage de la puissance à l’effet, autrement dit, pour le dire en latin, de la virtualisation d’un in posse à l’actualisation d’un in esse de production de sens.

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Cela revient à poser que toute production de sens doit être conçue comme une succession d’actes de discours formant la suite syntagmatique de ses éléments. Mais, l’axe des commutations lui même n’est plus conçu comme la stratification verticale de possibles distributionnels mais comme le lieu d’un parcours de pensée dans une visée lexicale qui va conduire au choix du meilleur terme dans le paradigme.

Note de bas de page 8 :

 Roch Valin, « Avant Propos », in GUILLAUME, 1949 – Temps et verbe…, Paris : H. Champion, 1983 (ouvr. cité par Syviane Rémi)

Selon Roch Valin, la langue est « une ordination tout entière constituée par des séquences opératives ». La théorie guillaumienne s’oppose donc, pour lui, au système statique d’oppositions du saussurisme, car elle considère ces oppositions non pas en elles-mêmes mais comme n’étant que le résultat obligé, la conséquence nécessaire « des positions que la pensée se voit occuper dans des mouvements qui ne sont autres que les siens propres, et qui sont tous des mouvements d’appréhension, de saisie, de ce que l’homme appelle son expérience »8.

La phrase manifeste donc, dans sa succession et les relations que semble instituer sa syntaxe et sa signification, la série des moments mentaux qui l’ont produite. Et ces moments mentaux constituent chacune une phase du programme de construction de sens qui est réglé par un psychosystème, une psychomécanique particulière.

3. Une morphosyntaxe prédicative

La description guillaumienne finit ainsi par rendre compte de la morphosyntaxe d’une phrase à travers la proposition de descriptions qui tentent de reconstruire le réglage de pensée qu’elles laissent voir. Il faut donc inventer un apriori théorique qui imagine le système derrière la production. Nous retrouvons la démarche hypothético-déductive dont nous avons l’habitude en sémiotique.

Note de bas de page 9 :

 Leçons de linguistique ouvr cité, t 12, p. 104

Pour Guillaume, le mot joue un rôle clé dans la construction du système de représentation que la langue. « Le mot est un être qui regarde des côtés à la fois : 1° du côté du code de la phrase à laquelle il est appelé qui le sollicite en quelque sorte d’entrer en elle ; du côté de la pensée profonde, et c’est à ce regard que le mot doit l’universalisation qui en fait une catégorie finale d’entendement, une partie du discours. »9 . Il équilibre donc un double regard : un regard « pragmatique » qui vise un emploi particulier, un regard « métaphysique » qui le ramène à un point de vue générique et universel.

Du point de vue syntaxique, les mots des langues indo-européennes évoquent concurremment une matière (ce que nous appellerions un contenu) et une forme (ce que nous appellerions une partie du discours, une catégorie grammaticale). L’opération d’ontogenèse du mot, à savoir la construction du mot dans l’esprit, se compose de deux phases : une idéogenèse (genèse matérielle de contenu) et une morphogenèse, créatrice de la catégorie grammaticale.

L’ontogenèse suppose donc à la fois un discernement qui produit la base du mot sa correspondance au contenu et une opération d’entendement qui inclut le mot dans sa catégorie grammaticale.

Cette inclusion formelle dans la phrase grammaticale conduit à introduire la notion d’incidence qui permet à Guillaume de mettre en relation des éléments qui servent de supports et des éléments qui servent d’apports.

Note de bas de page 10 :

 BOONE A, JOLY André, 1996 – Dictionnaire terminologique de la systématique du langage (DT), Paris, L'Harmattan.  sv incidence, p 229.

«L’incidence est un mécanisme qui régit la relation entre apport et support de signification. Elle est la faculté qu’ont les mots de se référer à un support »10

Note de bas de page 11 :

 D.T.  ouvr. cit. sv substantif  p. 397.

Le substantif, en tant que catégorie grammaticale, est pour Guillaume auto-incident. Autrement dit, il a une incidence interne, parce que l’incidence ne sort pas du référent même que le nom désigne. « Ainsi, le substantif homme ne peut se dire que d’un être appartenant à la classe des « hommes » (un adulte mâle, un être humain, un indien etc.) »11. Sauf cas de métaphore, « homme » ne désignera jamais un autre animal, un arbre ou une montagne.

À l’inverse du substantif, les verbes et les adjectifs sont hétéro-incidents. Ils ont une incidence externe. En effet ils servent toujours à dire quelque chose d’un substantif. Le verbe lui apporte une précision située dans le temps. Pour Guillaume, l’adjectif apporterait une caractérisation générale située dans l’espace, comme hors temps.

Pierre chante.

signifie que Pierre est en train de chanter au moment où l’on parle. L’apport qu’on ajoute au nom propre est inclus dans une temporalité. Mais dans le groupe nominal :

Mon beau sapin

la qualification est un apport hors temps qui peut s’appliquer à toute une série de mots pour lesquels la qualification est compatible.

Le cas des adverbes et des compléments adverbiaux est plus complexe. Car leur incidence ne porte pas sur un substantif mais sur l’incidence qui relie le nom à ses prédicats. Dans

Pierre chante agréablement.

Note de bas de page 12 :

 Leçons de linguistique ouvr cit. ; tome 2 p. 153.

« agréablement » « opère indirectement à l’endroit d’un mécanisme d’incidence en fonctionnement.»12

En dehors de ces catégories qui interviennent dans la prédication, Guillaume conçoit des parties du discours qui fonctionnent hors de ce système de relations des mots impliquant la pensée généralisante, comme construction d’une idéogenèse.

C’est ainsi que l’article rejoue la nomination sans donner le moindre contenu à cette nomination qui est marquée par le verbe. Soit le groupe nominal :

Un homme

Si le discours met « un » avant le nom homme, il rejoue la morphogénèse du nom, c’est à dire qu’il indique par son choix qu’il y a eu extraction d’un seul élément dans la classe générique désignée par le nom. Dans d’autres langues comme le latin, ou dans le cas du nom propre en français, l’extension saisie pour le référent n’est pas spécifiée.

Note de bas de page 13 :

 SOUTET Olivier, 1995 – Linguistique, Paris : Presses universitaires de France, p. 288

« Le déterminant a comme rôle fondamental d’appeler le substantif en assurant par anticipation ses caractéristiques formelles (genre, nombre). Notamment, « l’article constitue un véritable substantif formel, sans substance demandée à l’expérience de l’univers, sans autre matière notionnelle que les opérations de particularisation et de généralisation, purs mécanismes de pensée ».

Quant à la préposition et à la conjonction, elles interviennent comme des opérateurs d’incidence : lorsqu’une relation d’incidence entre deux constituants est exclue, parce que non prévue en langue, ces opérateurs permettent de dépasser, de contourner cette impossibilité.

Quant à la conjonction, elle a « un fonctionnement comparable à celui de la préposition, qui s’interpose entre deux sémantèses (ou signifiés) pour les mettre en rapport. La différence est que la préposition opère au niveau du nom, tandis que la conjonction opère au niveau des phrases. Comme le système de l’incidence opérant en langue ne fonctionne plus au niveau de la phrase, la conjonction établit une sorte d’incidence de discours.»13

Il y a donc une sorte de succession de présuppositions logiques entre ces éléments, comme le signale Olivier Soutet : le nom précède logiquement le verbe et l’adjectif ; l’adverbe constitue un après la construction phrastique.

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Par contre les éléments grammaticaux non prédicatifs jouent leurs saisies avant les constituants qui les sémantisent.

On voit donc que Guillaume prend un point de vue complètement contraire à celui de Tesnière, dont s’inspire la grammaire narrative. Pour lui la prédication logique préside à l’organisation phrastique.

Cela permet donc à Olivier Soutet, dans sa Syntaxe du Français, de pouvoir reprendre les modèles de la grammaire générative pour décrire la succession des éléments dans la phrase. Mais n’oublions pas que, derrière cette succession taxique, l’objet de l’analyse est de reconstruire les mouvements de pensée qui y président, en particulier les relations d’incidence.

II. La double tension et la saisie comme base de la compréhension de chaque système

Jusqu’ici, nous avons parlé de succession de mouvements de pensée, de système de systèmes relevant d’actes de pensée par le langage dont le discours ne serait pas le signe mais la conséquence produite. Il reste à rendre compte des schémas qui servent d’outils déductifs pour décrire ces mouvements de pensée. Il s’agit de ce qu’on appelle la visée et la saisie. La visée est une tension double de la pensée qui va de l’universel au particulier puis du particulier à l’universel. La saisie constitue un arrêt dans chacune des visées qui va correspondre à l’emploi d’un mot ou d’une forme particulière.

1. Double tension

Tout mouvement de pensée est considéré, de façon très simple mais complètement abstraite, comme une suite tensive faite systématiquement d’un aller-retour de la puissance à l’effet, du générique au particulier puis de l’effet à la puissance, du particulier au générique. Pour Guillaume, l’hypothèse de départ prévoit systématiquement ces deux mouvements de pensée. Il ne peut y avoir de mouvement vers le particulier sans un retour à la généricité.

C’est ce qui se passe dans le système de l’article qui est conçu comme un parcours vide de sens, une morphogenèse qui fait passer du large à l’étroit.

Le second mouvement doit opérer exactement le contraire et faire passer du singulier à l’universel etc…

L’application de ce schéma tensif à de nombreux sous-systèmes permet de construire une série de descriptions qui semblent parfois permettre de comprendre un certain nombre des aberrations observables du seul point de vue de la description structurale.

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C’est ainsi que l’article trouve une justification dans les particularités de ses emplois, puisque l’indéfini « un » sert aussi bien à des emplois génériques qu’à des emplois particuliers, tout comme l’article défini. Comment décrire leur différence dans les phrases suivantes ?

(1) Un castor construit des barrages (sens générique).

(2) Un castor dormait tranquillement sur la berge.

(3) Le castor entendit un bruit.

(4) Le castor appartient à l’ordre des rongeurs.

Guillaume propose de considérer que l’article « un » correspond à une saisie qui est faite pendant la visée tensive d’étrécissement (d’autres parleront alors d’opération d’extraction), alors que « le » correspond à une saisie d’ouverture vers le connu qui peut aussi bien concerner un référent particulier du monde que toute la classe désignée par le nom. Cette généralisation pose les référents comme appartenant au monde. On peut donc comprendre qu’un ensemble continu désigné par l’article défini puisse lui aussi subir une extraction à l’aide de l’article composé partitif.

(5) J’ai coupé du pain (de le pain).

Note de bas de page 15 :

 Soutet , 1989, p 17

De même on observe ensuite une saisie du nombre qui passe du pluriel au singulier : il s’agit de ce que Guillaume appelle un pluriel interne correspondant à des noms collectifs (le bétail, la limaille), alors que le pluriel externe marqué par le « s » nominal fonctionnerait comme une « multiplication du simple »15.

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De même toute idéogenèse (c’est à dire toute sélection lexicale) passe à travers un mouvement qui va de l’hyperonyme à l’hyponyme, du terme générique au terme spécifique.

Certains mots – le plus souvent grammaticaux – peuvent représenter tout un mouvement de visée. Dans ce cas, ils pourront correspondre à diverses suspensions de ce mouvement, à des saisies différentes sur le parcours tensif selon le besoin d’expression. C’est le cas pour l’article qui en lui-même, ne désigne que l’état particularisant ou universalisant de la phase de pensée. Jamais il ne permet de savoir à quel moment du mouvement se fait la saisie. C’est l’interprétation qui permet de le retrouver.

Dans le cas des idéogenèses, chaque lexème hyponyme correspond à une saisie particulière dans la visée étrécissante car la visée généralisante qui suit, sert, si j’ai bien compris, à l’application d’une partie du discours au mot (morphogenèse).

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On remarquera que Guillaume parle de tenseur binaire radical pour décrire cette mécanique obligatoire du passage du large à l’étroit et de l’étroit au large. Il pose déjà que le sens est le produit d’une tension, comme le fera la sémiotique tensive par la suite. Si les opérations ne sont pas construites de façon aussi simple, on pourra considérer que le mouvement étrécissant correspond à une opération de tri. Ce moment présuppose, comme la saisie, une série d’effets de concession producteurs de différences structurales. A l’inverse le mouvement d’élargissement préside au mélange.

Il est curieux de constater combien les deux modèles théoriques semblent reposer sur des intuitions assez proches, malgré leurs différences épistémologiques. C’est pour cela que je me suis donné la tâche de mettre en dialogue l’approche praxématique, un succédané du guillaumisme avec la sémiotique greimassienne et tensive.

2. In posse, in esse, in posse

Robert Lafont, le fondateur de la praxématique, généralise, d’ailleurs, sans se mettre en contradiction avec Guillaume, ce mouvement d’aller-retour pour en faire la base du vécu que l’on a en face de tout événement de sens, de toute production de sens.

En effet une perception dynamique de la signification, même dans le cas où l’on prend le point de vue de l’interprétation – qui n’est pas celui choisi par Guillaume et Lafont –, suppose qu’on la voit comme le passage d’une puissance à une réalisation à travers un signifiant, réalisation elle-même suivie d’un retour à une nouvelle puissance de signification.

3. In posse, in fieri, in esse, e dicto (= nouvel in posse)

Pour employer la terminologie de Guillaume qui repose sur une série d’expressions latines, nous dirons que toute production de sens passe par un in posse, puis par l’in fieri d’une tension de pensée et d’imaginaire qui aboutit à la saisie d’une signification (in esse), dont l’accomplissement e dicto constitue un nouvel in posse qui peut conduire à une nouvelle production de sens que ce soit par le langage ou par d’autres moyens sémiotiques.

Note de bas de page 16 :

 SADOULET Pierre, 1998 – « Rhétorique et épaisseur sémantique. », in Actes du colloque d’Albi (GDR de sémiotique) “Sémantique et rhétorique” juillet 1995, Toulouse, Editions Universitaires du Sud, 1998 pp. 81-103.

On me permettra de mettre ici ce processus en relation avec la notion de graine de glose, de X-que j’ai proposée dès 1995 à Albi lors de la rencontre sur la rhétorique16 et qui reste pour moi un incontournable indispensable pour toute sémiotique qui doit savoir qu’il ne peut y avoir de prise de conscience d’une signification sans son effectuation par le langage.

En fait, une intention de sens, l’intuition qui préside à la construction d’un discours est bien un in posse qui fait percevoir une possibilité de signifiance. Une fois celle-ci exprimée à travers l’énoncé, nous avons l’intuition d’avoir compris (e dicto) mais pour savoir ce que nous avons compris il faudra encore le dire. L’e dicto est donc aussi un nouvel in posse de production. On retrouve ici un équivalent de la notion d’interprétant chez Peirce et l’infinitisation de la signifiance qu’il suppose.

Les schémas de visées tensives proposés par Guillaume me semblent donc un moyen de penser dynamiquement la production du sens, qui, comme dans le schéma narratif, passe du virtuel à l’actuel et réciproquement.

Ces remarques faites, nous allons enfin voir comment ces notions s’appliquent aux opérations de négation dans la phrase.

III La négation chez Guillaume

A. La visée de négation de l’extension

1. Morphèmes d’indéfinis animés

En français, l’idée de négation est en lien avec les emplois des quantificateurs, puisque ce sont des quantificateurs qui servent de forclusifs quand il y a négation. Il faut donc, comme le fait Olivier Soutet dans sa syntaxe, analyser les mouvements de pensée qui président aux divers emplois des pronoms indéfinis quantificateurs. Il propose de les envisager par rapport à la négativité qu’ils saisissent, certains servant à affirmer une pluralité interne (on est un avatar de nous dans le français familier) et d’autres une pluralité externe fonctionnant par addition.

Il s’avère que le schéma conduit Olivier Soutet à distinguer deux emplois de l’indéfini négatif « personne ».

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Le premier correspond à l’exemple suivant :

Personne n’est venu (= pas un seul)

« Personne » quand il opère une saisie précoce, est situé après « ne » et lui sert de forclusif. « Il a comme équivalent, dans cet emploi et en registre élevé, nul (le nul n’entre ici s’il n’est géomètre !). » Nous verrons plus bas comment il se combine avec la négation pour en marquer l’irréductibilité.

La phrase nominale

Personne dans la rue. (= aucun)

où personne et un équivalent de aucun, montre une saisie qui va au bout du mouvement de pensée de négativisation puisqu’elle nie la présence d’aucun animé.

On va retrouver le même type de mouvements de pensée pour les inanimés, à ceci près que le matériel lexical n’est pas le même. Voyons là la manifestation de l’arbitraire du langage.

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On retrouve la même différence que dans le cas des animés. Le premier rien sert à confirmer comme quantificateur nul la négation qui le précède (il ne voit rien) tandis que le second suffit à lui-même pour marquer l’inexistence d’un objet ou d’un événement (Rien dans la rue ! Rien encore !)

B. La négation « ne » (DT)

J’en arrive maintenant à l’expression de la négation proprement dite telle qu’elle se passe en français.

La négation « ne » est dite une « négation imparfaite » ou « immanente ».

Je n’ose dire. Je ne saurais faire.

Elle est définie ainsi parce qu’elle oblige à rester dans le mouvement de pensée qui va de l’existant au non existant.

Du coup certains de ses emplois correspondent à une saisie précoce où l’effet négatif semble très atténué. Il est simplement engagé par la pensée comme dans l’exemple suivant

Je crains qu’il ne vienne.

où la négation anticipe sur le rejet de l’éventualité qui fait l’objet de la crainte.

On voit cette saisie atténuée du mouvement négatif dans les tournures dites de réserve du type « je n’ose dire » qui s’oppose à la tournure franche « je n’ose pas lui dire ».

L’explication que donne Guillaume consiste à partir de l’hypothèse d’une saisie plus précoce dans le mouvement de négativisation qui marquerait l’expression d’une hésitation, d’une réticence morale à ‘dire’ alors que la phrase avec forclusif exprime une vraie, une franche timidité. Nous pouvons lire le commentaire que fait Guillaume.

Note de bas de page 18 :

 Leçons de linguistique ouvr cit. ; tome 3 p. 133. Cf BOONE A, JOLY André, 1996, ouvr. cit., sv. Adverbe

«Le discours choisirait, selon sa visée du moment, deux états de développement de la négation. La négation, réduite à «ne», sans plus, serait réservée aux mouvements négatifs esquissés, non conduits expressément à leur terme. La négation où « ne » s’accompagne de « pas » serait, à l’inverse attribuée aux mouvements négatifs menés fermement à leur conclusion. Qu’on compare «Je n’ose le faire», où il est déclaré non un vrai manque de hardiesse mais un sentiment de respect des convenances qui invite à l’abstention, et «Je n’ose pas le faire», où il est déclaré expressément une défaillance de la volonté ou du courage devant l’obstacle.» 18

C. « ne pas »

La phrase « Il ne vient pas. », contient deux éléments qui se renforcent l’un l’autre. Le mouvement de négation y est mené fermement jusqu’à sa conclusion.

Elle est donc le résultat d’une double visée. Pour Guillaume, le discordantiel « ne » correspond à ce qu’il appelle la visée immanente qui va du positif ou négatif, de l’existant au non-existant.

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Le deuxième élément dit « forclusif » exprime une négation transcendante, plus que parfaite, qui objectivise d’une certaine façon à l’aide d’une quantification nulle la négativité immanente qui précède.

Note de bas de page 19 :

 DT sv négation

«L’inexistant est alors atteint et occupé19

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De nombreuses études sur la négation, en particulier celle de Ducros, pose que l’acte de négation présupposerait l’affirmation correspondante.

Olivier Soutet, dans sa syntaxe, rappelle que Robert Martin a décrit la négation à partir de la notion d’univers de croyance.

Note de bas de page 20 :

 Soutet 1989 p 83

« R. Martin fait justement observer que toute phrase négative le trouve justification que par référence à un univers de croyances où aurait pris place son homologue non négative. »20

Car d’un point de vue sémantique, ou si l’on préfère pragmatique, on peut distinguer deux types de négation à partir de la phrase « Pierre n’est pas venu. »

Soit la négation est une négation de phrase et sert à dire « il n’est pas vrai que Pierre est venu ». Dans ce cas-là, la négation fonctionne comme une réfutation, elle est « réfutatoire ». Et bien évidemment, elle présuppose la phrase positive qui sert visiblement de fond à l’acte de négation.

Soit la négation est descriptive. Dans ce cas, il n’y a aucune prise de position par rapport à un énoncé antérieur. La négation ne concerne pas toute la phrase présentée comme présupposée mais le constituant « est venu ». Il s’agit d’une négation de constituant. Autrement dit, la phrase nie la venue de Pierre ; elle affirme simplement l’inexistence de cette venue.

Une telle phrase pourrait donc ne pas présupposer la phrase positive correspondante. Mais sur la base des univers de croyances de Robert Martin, Olivier Soutet accorde un statut de présupposition logique à la phrase positive qui est niée.

Note de bas de page 21 :

 ibidem p. 83

« On en vient à l’idée que toute phrase négative est dans la subséquence de la non-négative correspondante : subséquence purement logique dans le cas de la négation descriptive, subséquence argumentative en cas de négation réfutatoire.»21

D. « ne que »

Pour terminer ce parcours guillaumien des cas de négation il faut parler des phrases restrictives avec la locution corrélative « ne… que ».

Soit l’exemple « Pierre ne fait que travailler. »

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Cette phrase n’est pas négative mais peut être glosée par la phrase équivalente « Pierre ne fait rien d’autre que travailler. »

On peut poser que le mouvement saisi par « ne » est le même que dans le cas du forclusif.

Mais alors que le forclusif, pour ainsi dire, « finit » la négation de « faire », la construction restrictive relance l’affirmation par un mouvement de réaffirmation qui limite la tension négative au seul domaine référentiel posé par le segment précédé par « que ».

Autrement dit, la phrase exprime qu’il n’y a aucune activité chez Pierre sinon le travail. Le « que » sert à une affirmation d’existence qui inverse complètement la visée initiale.

E. Valeur et négativité

Pour la praxématique, l’opération de tri qui constitue le parcours étrécissant de l’idéogenèse est très importante, car elle lui permet de pouvoir concevoir une sémiosis non dualiste sans signifié présupposé comme essence de la signification. Ce qui permettrait la production de sens, ce ne serait pas des signifiés idéaux posés au départ mais le programme de parcours des praxèmes signifiants qui la constitueraient.

Je ne veux pas lancer le débat ici sur la possibilité de concevoir une production de sens sans la préexistence d’une forme du contenu. Je veux simplement observer que du point de vue guillaumien, cette opération de sélection lexicale est une opération qui relève du tri proposé par la grammaire tensive.

Si je reproduis alors le schéma que propose Robert Lafont dans Le travail et la langue, je constate qu’il prévoit que chaque passage pour décider ou non de continuer la visée présuppose une opération de négation qui précède la poursuite de la visée par exclusion de l’autre. Robert Lafont, se montrant original, sans doute,  par rapport à Guillaume, décrit ainsi chaque moment de la sélection lexicale comme une opération de tri qui nie une part de signifiance avant d’affirmer l’éventualité d’une saisie plus précise. Il y a là quelque chose qui ressemble au parcours d’un carré sémiotique où à l’intérieur d’un IDEM (isotopie sémantique) se passe une exclusion de l’AUTRE, fonction équivalent à l’assertion d’une relation de contradiction qui nie l’IDEM  précédent (ou la part de sa signifiance qui est non congruente par rapport à l’objet recherché)  pour arriver à l’affirmation d’un IPSE qui saisira l’objet de la visée, créant par rapport au terme premier une relation de contrariété.

image02322

Note de bas de page 23 :

 BADIR Sémir, 2001 – Saussure : La langue et sa représentation, Paris : L'Harmattan.

Je ne peux pas ici aller beaucoup plus loin. Mais je sais que le structuralisme lui-même s’interroge sur la nature de l’opposition de valeur qui construit un système structural. Nul doute que toute différenciation présuppose une part de négativité telle que la prévoyait Robert Lafont. Il semble me rappeler que Sémir Badir dans une étude sur Saussure23 pose le problème : comment est-il possible de gloser une valeur, alors qu’elle est censée poser la négation de toutes les autres valeurs ?

Conclusion

Il me semble en tout cas que l’on peut comparer la sémiotique et le guillaumisme, non pour tenter de les fusionner mais pour montrer qu’ils possèdent l’un et l’autre des points de vue et des intuitions qui ne sont pas sans traits communs.

Je crois avoir montré que l’un et l’autre adoptent un point de vue tensif et dynamique qui fait qu’ils pourraient s’enrichir mutuellement : l’intuition de la visée étrécissante serait mieux décrite par le recours à la notion de tri, proposée par la grammaire tensive, et l’effet de concession qu’il suppose. La fonction tensive y serait alors inverse. La visée généralisante relèverait du mélange dans une fonction converse.

Bien sûr je dois constater alors que le modèle tensif de la sémiotique est plus précis que les considérations guillaumiennes. Mais cela suppose une enquête plus détaillée car rien ne dit que nous ne trouvions pas des intuitions explicatives géniales dans tel ou tel commentaire particulier de Guillaume dont l’immense œuvre qui n’est pas nécessairement répétition du même.

La même conception dynamique concerne la négativité qui passe par une double opération, la négativisation d’existence fournie par l’adverbe « ne » qui, comme l’article, indique le mouvement de pensée sans en fixer le niveau de saisie, précoce ou à la fin du parcours. Mais les schémas de Soutet montrent qu’il existe aussi une construction de la quantité nulle qui sert à objectiver comme forclusif ce mouvement de négation véridictoire.

Je ne sais pas si ce dynamisme qu’il me semble nécessaire de prendre en compte dans la description du français apporte beaucoup aux problématiques du séminaire mais elle me semble montrer que la portée de la négativité n’est pas seulement véridictoire. Outre la quantification, elle peut concerner aussi les relations qualitatives entre les valeurs d’un système sémiotique. Si toute négation semble présupposer l’affirmation correspondante, toute assertion sémiotique passe par la négation des autres valeurs possibles. Comme l’a bien montré Sémir, il est clair qu’un système de différenciations présuppose des négations pour affirmer. Et pourtant il est clair qu’il asserte par les gloses qu’il rend possibles.