Marie-Anne Paveau, Les prédiscours. Sens, mémoire, cognition, Presses Sorbonne nouvelle, 2006, 252 pages

Christine Fèvre-Pernet

CLLE-ERSS - Université Toulouse 2

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Mots-clés : linguistique, prédiscours, sciences cognitives

Auteurs cités : Mikhail BAKHTINE, Abdelmadjid Ali Bouacha, Jean-Blaise Grize, Edmund HUSSERL, Robert Lafont, Maurice MERLEAU-PONTY, Sophie Moirand, Michel Pêcheux, François RASTIER, Régine Robin, Paul Siblot, Lev Vygotski

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

 Concept proposé initialement par R. Robin.

C’est à partir de la notion centrale de mémoire discursive que l’auteure construit son questionnement sur la généalogie du sens en discours. Clairement positionnée dans le champ de l’analyse du discours, elle opère un glissement vers la dimension cognitive tout en conservant son objectif qui est de rendre opératoire le concept de prédiscours en analyse du discours. L’idée directrice est que « toute production verbale s’inscrit dans une lignée discursive, régie par le travail de la mémoire et de la dé-mémoire1 ». La notion de mémoire discursive n’est pas nouvelle en analyse du discours. Elle a déjà été travaillée en particulier par Sophie Moirand. Mais alors que cette dernière envisage la mémoire comme un « sens social » et convoque à travers Bakhtine les notions de dialogisme et d’interdiscours, Marie-Anne Paveau affirme une conception cognitivo-discursive de la mémoire.

Note de bas de page 2 :

 Cette cognition sociale a d’abord été décrite comme située, puis partagée puis distribuée au fil de son évolution.

Les prédiscours s’inscrivent dans la continuité du préconstruit de la sémantique discursive de Pêcheux. La perspective de cet ouvrage est « cognitive-discursive » et l’auteure propose une réflexion qui introduit les sciences cognitives dans le champ de l’analyse du discours. La cognition est ici considérée dans sa dimension socio-culturelle en lien avec une conception externaliste de l’esprit. Le sens n’est pas « encapsulé » dans la tête du locuteur et les représentations, la reconstruction du sens intègrent des données externes (le monde, les outils). L’auteure emprunte au champ des sciences cognitives la notion de cognition distribuée2. Pour rendre compte de la construction du sens ou des connaissances, il est nécessaire de décrire le contexte mais également les interactions entre agents et plus loin la distribution entre agents et artefacts. Par ce souci du rapport au monde, aux savoirs et aux croyances, la cognition distribuée se situe dans la filiation du constructivisme social de Vygotsky. Jusqu’alors, en analyse du discours, le prélinguistique recouvrait surtout les conditions sociales de production. L’apport de l’auteure est donc de déplacer vers la cognition les interrogations sur la construction du sens et de fédérer des points de vue pluridisciplinaires de façon à apporter des réponses nouvelles.

Matériellement, l’ouvrage s’organise en trois temps. Les deux premiers chapitres posent le contexte théorique et épistémologique dans lequel s’ancre le travail proposé. A partir de l’exposition des théories existantes en sciences du langage et dans d’autres domaines des sciences humaines (philosophie (de l’esprit) et sciences sociales) et à partir des concepts définis dans les deux premiers chapitres, l’auteure nous livre ses propositions théoriques concernant la mémoire cognitivo-discursive envisagée dans le cadre de l’analyse du discours. Le fonctionnement des prédiscours en tant que cadres prédiscursifs collectifs est également exposé (chapitres 3 et 4). La dernière partie de l’ouvrage (chapitres 5 à 7) est consacrée à la mise à l’épreuve sur corpus des réflexions proposées et permet un approfondissement des notions.

Trois corpus sont convoqués. Les discours sur l’école permettent d’interroger la transmission des cadres prédiscursifs collectifs, les formes langagières étant des « lieux de mémoire ». Les discours médiatiques militaires regroupent des formes qui témoignent des « mondes construits dans le discours ». Les discours médiatiques sur la littérature, quant à eux, présentent des dispositifs textuels-cognitifs qui « pré-organisent le discours sur le monde ».

Note de bas de page 3 :

 L’intersubjectivité est postulée dans la lignée de la phénoménologie de Husserl, continuée par Merleau-Ponty et désigne ici l’« existence d’une pluralité des sujets qui communiquent entre eux et partagent un monde commun présent à la conscience de chacun » (p. 27).

Marie-Anne Paveau introduit et définit plusieurs notions au fil d’un parcours épistémologique soigneusement discuté. Les déterminations prélinguistiques en tant que données antérieures à la mise en langage sont questionnées dans leur dimension perceptuelle et représentationnelle pour aboutir à des propositions concrètes permettant de repérer les marques formelles des prédiscours dans la matérialité du texte. L’auteure propose d’abord de définir avec précision la notion de prédiscours, notion souvent convoquée sans être explicitement nommée, ni a fortiori décrite. L’intersubjectivité3 – appelée ailleurs intercompréhension ou encore contrat de communication – est posée comme postulat préalable à cette entreprise définitoire et descriptive.

Les prédiscours fonctionnent comme des « réservoirs sémantiques antérieurs » et des « lieux mémoriels de discours ». Les prédiscours sont donc définis « comme un ensemble de cadres prédiscursifs collectifs (savoirs, croyances, pratiques) ayant un rôle instructionnel pour la production et l’interprétation du sens en discours » (p. 118). Six propriétés spécifiques sont attribuées à ces cadres : (i) la collectivité qui témoigne d’une co-élaboration entre les individus, entre l’individu et la société, le tout intégré dans un environnement matériel ; (ii) l’immatérialité qui repose sur une prédiscursivité tacite ; (iii) la transmissibilité qui concerne à la fois l’axe horizontal (communicabilité encyclopédique) et l’axe vertical ou temporel (recours à la notion de lignée discursive) ; (iv) l’expérientialité, propriété qui permet au sujet d’organiser et de prévoir son discours ; (v) l’intersubjectivité, les prédiscours étant reconnus et partagés par les sujets ; (vi) la discursivité au sens de manifestations langagières concrètes (lexicologisme, noms propres, métaphore…).

S’appuyant sur le concept de cognition distribuée, l’auteure s’attache à répondre à la question de la localisation des prédiscours. Les outils de la technologie discursive (ou outils discursifs) sont des instruments matériels ou non qui permettent de « travailler » et de « fabriquer » les prédiscours en vue de l’élaboration des discours. Il peut s’agir d’outils linguistiques (grammaires, dictionnaires, mémentos, listes, guides de conversation, essais puristes…), d’écrits et inscriptions de toutes sortes (étiquettes de bureau, inscriptions des monuments aux morts, emballages alimentaires, cartons d’invitation, graffitis) et de nombreux autres artefacts comme les blocs-notes, les listes, les carnets d’adresses, les agendas, les calendriers… Les dictionnaires, anthologies, recueils de proverbes sont des outils linguistiques à dimension collective (et même distributive), des instruments externes à même de permettre l’élaboration de cadres collectifs. La mémoire se transmet et circule non seulement dans la « tête » de l’individu mais dans le collectif et également dans les artefacts qui peuvent être conservés comme des instruments de stockage de la mémoire de la langue ou de la mémoire encyclopédique. On peut donc considérer que la mémoire est matériellement « distribuée ».

Une fois établis les lieux de la mémoire, il reste à définir comment se réalise la transmission des lignées discursives. Dans cette approche, construction socio-cognitive du sens et historicité du sens (et donc histoire de la transmission) sont étroitement mêlées. Deux modes d’appel aux prédiscours peuvent être distingués. Le premier sollicite la mémoire de la langue dans la mise en œuvre de trois types de pratiques spontanées : (i) l’étymologisme qui est une sorte de philologie populaire dans laquelle l’origine des mots est censée recéler la vérité de leur sens (« autorité des mots primitifs ») ; (ii) le lexicologisme ou forme de lexicologie spontanée qui produit des commentaires critiques sur le sens et la forme des mots; (iii) le lexicographisme qui se traduit par une redéfinition ad hoc de termes pour les rendre conformes aux usages. Le second mode d’appel sollicite la mémoire discursive patrimoniale, l’« appel aux pères », un appel aux prédiscours de la sagesse collective ou d’auteurs canoniques. C’est autant le passé que la vérité qui est transmis.

Les locuteurs font appel aux « mondes partagés » de diverses manières en construisant leur discours. La notion de deixis encyclopédique (à différencier de la deixis énonciative) permet de rendre compte, dans la matérialité du discours, de cet appel aux mondes partagés.

Un des soucis de l’auteure est de fournir un concept opératoire qui permette d’identifier dans la matérialité langagière des formes qui sont des indices de prédiscours ou d’appel aux prédiscours. Elle présente une typologie des observables qui découlent des propositions théoriques précédemment exposées.

La mémoire de la langue (généalogie du sens) sera marquée par les figures de l’étymologisme, du lexicologisme, du lexicographisme, et de certains néologismes. Les locuteurs font appel à la mémoire des anciens par le biais d’une énonciation patrimoniale (mention de personnages du passé, appel à la sagesse des pères discursifs). L’usage des noms de mémoire joue à ce titre un rôle important – les noms propres sont évocateurs et riches en mémoire.

Note de bas de page 4 :

 Le terme est repris à Ali Bouacha pour désigner l’interrogation oratoire ou la question rhétorique.

Le partage du sens est marqué par la deixis encyclopédique. Paveau distingue une deixis encyclopédique marquée – repérable par des outils déictiques traditionnels (pronoms personnels, désinences verbales, possessifs (nos, notre), démonstratifs, adverbes de lieu et de temps) – et une deixis encyclopédique non marquée, une deixis indirecte qui peut être repérée par des expressions du type (« dans la société qui est la nôtre », « dans un monde où »…). Les interrogations génériques4 sont des formes d’appel aux cadres prédiscursifs collectifs. Les évidences communes à portée universelle sont également véhiculées par la modalité épistémique (sur le mode de la déclaration « tout le monde sait », de la contrainte « il faut bien admettre que » ou encore à l’aide d’opérateurs adverbiaux « à l’évidence »).

Un autre concept opératoire est l’identification d’organisateurs textuels-cognitifs. Les organisateurs retenus et présentés, à mi-chemin entre l’élaboration mentale et la construction textuelle sont ici au nombre de trois : la typologie, la métaphore, l’antithèse.

  • La typologie a pour fonction d’installer le prédiscours dans le discours. C’est au travers de listes lexicales (« l’analphabète », « le paumé » [corpus école]…) que s’organise la perception du monde et qu’une lecture en est proposée. On est dans la logique des préconstruits.

  • La métaphore fonctionne grâce à la mémoire tant en production qu’en réception. Cela rejoint la conception des prédiscours comme cadres collectifs inscrits dans la mémoire cognitivo-discursive des locuteurs. La métaphore est considérée ici comme un organisateur du discours aux niveaux psychique (schèmes partagés) et cognitif (connaissances, croyances).

  • L’antithèse est reliée à la question des prédiscours car elle constitue un modèle préexistant renvoyant à des oppositions fondatrices que les locuteurs activent en discours (/anciens vs modernes/, /militaire vs civil/…).

L’auteure nourrit ses observations d’un travail sur corpus. Trois corpus ont été constitués d’après leur appartenance chacun à une « groupalité discursive » bien distincte : un corpus Ecole (1984-2004) qui regroupe différents ouvrages et essais écrits sur l’école (le plus souvent par des philosophes), un corpus Armée (1986-2000) constitué à partir d’un mensuel inter-armées (Armées d’aujourd’hui), un corpus Presse littéraire (2002) composé de suppléments littéraires issus de Libération, Le Monde et Le Figaro. L’étude des trois corpus révèle des « styles » d’appel aux prédiscours.

Le discours sur l’école convoque le prédiscours issu d’une lignée « humaniste », la mémoire de la langue est utilisée pour asseoir une pensée « vraie » qui se défie des croyances communes. On retrouve les formes associées : étymologismes, lexicographismes, lexicologismes, antithèse culturelle.

Le discours militaire use d’un prédiscours communautaire qui présuppose un partage préalable des règles et une mise en commun de la mémoire discursive. Etres et objets sont soigneusement classés et l’expression se fait sur le mode de l’évidence. D’où un usage récurrent de l’organisateur cognitivo-discursif qu’est la typologie (« listes » lexicales), l’emploi abondant de la question générique et de la modalisation épistémique (lexique de l’évidence).

Le discours journalistique des suppléments littéraires s’appuie sur l’évidence tacite du partage d’une culture commune. L’appel aux prédiscours se fait sur le mode de la connivence matérialisée dans l’usage des allusions et des topoï, qu’il s’agisse de l’inscription patrimoniale ou d’une typologie basée sur l’analogie.

Cette partie de l’ouvrage illustre bien le caractère opératoire de la notion de prédiscours. On aimerait toutefois que l’auteure nous informe sur sa pratique de fouille des corpus : fouille « outillée » ou manuelle ? Relevés exhaustifs ou non ? Quantification des données…

Par ailleurs, il n’est pas mentionné l’existence d’autres éléments sémiotiques dans le corpus. On peut pourtant supposer que des images accompagnent certains articles ou certains ouvrages, ne serait-ce que la première de couverture. Il serait intéressant d’interroger comment l’image, par les représentations qu’elle véhicule, s’articule aux prédiscours.

L’ouvrage est globalement convaincant. Tout d’abord parce qu’il retrace le parcours heuristique de l’auteure, qui prend même soin de présenter et de discuter des notions qui seront écartées par la suite : schématisations de Grize, sémantique interprétative de Rastier, praxématique de Lafont et Siblot. L’auteure se situe donc clairement dans un champ et annonce explicitement ses positions à l’issue de son cheminement. Lorsqu’elle sollicite des disciplines connexes (sciences cognitives) elle adopte la même démarche en indiquant soigneusement les « coordonnées spatiales » d’où elle choisit de délivrer son point de vue. Elle construit son discours en prenant soin d’emmener avec elle son lecteur et en évitant les présupposés. Pour terminer, l’ouvrage est convaincant parce qu’en plus de proposer une théorie, il offre des outils pertinents pour le repérage formel dans la matérialité langagière des appels aux prédiscours en spécifiant clairement les observables retenus.