Veruschka GÖTZ, Typographie pour les médias numériques, Paris, Editions Pyramid, coll. « Bloc notes publishing », 4e semestre 2003

Nicole Pignier

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Auteurs cités : Veruschka Götz

Texte intégral

Dans son ouvrage Typographie pour les médias numériques, Veruschka Götz questionne les effets ergonomiques des usages typographiques sur le web et sur CD-ROM. Son constat : dans la majorité des cas, la typographie est utilisée sans que soit prise en compte la spécificité du support d’écriture. Il en résulte une lisibilité trop peu marquée et/ou une visibilité trop agressive marquant un manque de cohérence entre le contenu informatif de l’énoncé et sa mise en forme. Rappelant que l’évolution de la typographie s’est faite en fonction des changements de supports et d’outils de traçage, l’auteur précise combien il importe de choisir, voire de créer des polices, graisses, style, couleurs, en fonction des spécificités de l’écran d’ordinateur par rapport au support papier.

Même si nous pouvons reprocher à cette étude une comparaison réduite aux supports écran d’ordinateur / papier et qui ne tient pas compte de la différence entre les diverses qualités de ces types respectifs, nous devons reconnaître son apport incontestable quant à l’effet déterminant des supports d’énonciation sur les conditions d’énonciation et d’interprétation des textes. En effet, l’auteur explique comment l’outil de traçage que constitue la grille de pixels à l’écran, la faible résolution de ce dernier, l’émission de lumières pour la constitution des couleurs modifient les qualités lisibles, visibles des typographies et comment, par conséquent, un concepteur peut prendre en compte ces spécificités pour formaliser un texte verbal.

Note de bas de page 1 :

 Points par pouce.

La faible résolution de l’écran d’ordinateur – si le papier possède en général une résolution de 1200 ou 2400 dpi ou ppp1, celle de l’écran est de 72 à 96 ppp –, oriente nécessairement le choix d’un corps de police, d’un interlettrage et d’un interlignage plus importants que sur papier. Cela, pour assurer une bonne lisibilité. De même, les polices Serif qui prévalent par la finesse des empattements se traduisent grossièrement à l’écran et sont, par conséquent, difficiles à lire. Le tracé des lettres étant assuré par une grille de points appelés pixels, de qualité moindre par rapport aux grains du papier, les petits corps et les variantes fines, légères, des polices ne correspondent jamais à la grille des pixels. Ainsi, les lignes d’un texte écrit, par exemple, en variante légère d’un Bodoni s’éparpillent entre les rangées de points et il en résulte un mélange déplaisant de lettres, très éloigné d’un texte bien composé. Le style italique, résultant d’une inclinaison diagonale des lignes, est représenté à l’écran en marches d’escalier et se donne à interpréter de manière confuse.

Quant à la pratique courante du texte noir sur fond blanc, provenant de l’habitude du support papier – le blanc comme couleur ne coûtant rien, car résultant simplement de lumière réfléchie, son usage en fond de texte est économique et non agressif à l’œil – appliquée au support écran, elle engendre une agression de l’œil, le blanc résultant non de lumière réfléchie mais d’émissions intenses des couleurs primaires mélangées.  Le texte noir en petit corps – de 6 à 9 –, bien lisible sur papier, car obtenu par absorption d’encre qui se détache d’un fond blanc non lumineux, devient très peu lisible à l’écran, car il est obtenu par absence de lumière dans des proportions trop faibles par rapport au fond ; l’œil est alors ébloui par l’intensité lumineuse du blanc en fond de page.

Dans sa mise en circulation, le texte doit donc être conçu avec une adaptation remise en cause d’un support d’écriture à l’autre. En l’occurrence, Veruschka Götz préconise de substituer à la pratique du texte noir sur fond blanc celle d’un texte gris moyen ou gris faible sur fond blanc ou encore celle d’un texte/fond en couleurs semi-complémentaires, voire en couleurs de températures proches. Cela, afin d’exploiter au mieux les spécificités de l’écran et du papier en termes de qualité ergonomique.

Ceci dit, l’auteur envisage le support écran en termes de limites, de contraintes, de défaut qualitatif par rapport au papier, la problématique étant alors la gestion de crise des pixels à l’écran. Dit autrement, il s’agit de se demander comment pallier le défaut qualitatif des points-écran par des astuces typographiques. Cela marque une contradiction dans le raisonnement de l’auteur, puisque Veruschka Götz revendique, par ailleurs, et à plusieurs reprises, la nécessité d’envisager un support d’écriture en soi, avec ses propres lois. Ce dernier angle d’attaque manque véritablement à l’étude pour deux raisons.

On peut tout d’abord préciser comment le jeu sur les « limites » de l’écran – intensités des lumières pures et du blanc, absence de lumière pour le noir ; tracé des lettres par pixellisation –, peut être pensé par les webdesigners en termes d’effets sémiotiques pertinents par rapport aux objectifs de l’énoncé, à sa cible, aux valeurs d’un produit et/ou d’une marque qu’il s’agit de faire passer. Par exemple, pour un nom de marque et/ou de produit, les zones d’ombre et le flou qui résultent à l’écran d’un texte noir avec interlettrage étroit, d’un petit corps avec une graisse forte, d’un style italique et d’une police Serif aux traits non linéaires peuvent donner une visibilité stylisée et une lisibilité faible exprimant par la plastique des valeurs d’originalité, de dynamisme fondées sur des valences d’exclusion de la norme et non de participation au standard. L’effet sémiotique de l’usage typographique consiste justement à différencier la plasticité du texte par un choix non ergonomique d’un point de vue fonctionnel pour créer de la valeur du point de vue du sens.

Note de bas de page 2 :

 P. 74.

Ensuite, les spécificités de l’écran qui ne sont pas abordées dans l’ouvrage, telles les modalités cinétique – l’interactivité du texte – et gestuelle – l’interaction entre la gestuelle de l’internaute et l’affichage de l’écriture – ou encore le son, doivent pourtant être exploitées par les webdesigners. Ce travail d’orchestration multimodale peut être pensé soit dans un but ergonomique – accroître la lisibilité –, soit dans un but synesthésique – générer du sens par l’harmonisation des sens en jouant sur le langage comme effets de matières. Étirer et condenser les lettres dans une métamorphose-anamorphose incessante pour générer du sens dans la vacance, dans le jeu entre lisible, illisible, formel, informel, sur une cinétique tensive entre attrait-retrait, ceci en interaction avec la participation gestuelle de l’internaute. C’est justement toute la valeur ajoutée du support écran et de l’ordinateur par rapport à n’importe quel autre support d’écriture, pour impliquer intensément l’internaute dans l’expérience d’une typographie qui se donne à vivre, à ressentir. Au lieu donc de voir le support écran comme un « retour en arrière »2, dans l’histoire de l’écriture, on peut et on doit l’envisager comme une capacité à faire revivre et renaître les fonctions sensibles et sémiotiques de la typographie, cette dernière étant trop souvent perçue comme uniquement fonctionnelle.

Enfin, on s’accordera pour dire, avec l’auteur, que les technologies à venir permettront – cela commence déjà à se faire sentir – des qualités de pixels comparables à celles du papier de qualité. Ajoutons tout de même que, pour la richesse culturelle des pratiques d’écriture, il ne sera pas plus judicieux de préférer dans l’absolu un support plutôt qu’un autre, cela par comparaison restrictive. Aux énonciateurs de penser, en fonction de leur acte de communication, les jeux et les enjeux de l’écriture et du support qui lui convient le mieux d’un point de vue sémiotique et/ou économique.