Les trois corps adolescents
traitements linguistiques automatiques et analyse sémiotique du « corps » dans les données textuelles de Fil Santé Jeunes

Catherine Gouttas

Groupe Thales, projets R&D

Jean-Maxence Granier

Think-Out, société d’études

Anthony Mathé

CeReS, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.1974

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Catherine Gouttas, Jean-Maxence Granier et Anthony Mathé.

Mots-clés : classifications textuelles automatiques, corps, discours adolescent, forum de discussion, prévention

Auteurs cités : Ivan DARRAULT-HARRIS, Philippe Jeammet

Plan
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

 C’est par ces termes que le psychiatre Philippe Jeammet a expliqué pourquoi il nous sollicitait pour participer à la compréhension du discours adolescent et à la prévention des risques suicidaires adolescents.

Afin de mettre en place une clinique du signe aux côté de Philippe Jeammet1, le comité scientifique de l’École des Parents et des Éducateurs d’Ile de France nous a sollicités, en tant que linguistes et sémioticiens, pour participer à la prévention du risque suicidaire adolescent et pour réaliser une investigation clairement circonscrite aux sphères discursives de l’âge adolescent.

Dans le cadre de cette collaboration avec des professionnels de la santé et de la prévention, notre rôle a concerné spécifiquement l’analyse des données sémio-linguistiques concernant les textes, l’énonciation et le média utilisé.

Note de bas de page 2 :

 www.filsantejeunes.com : ce service offre aux adolescents des forums de discussion sur les thèmes de la santé, de la puberté, de la sexualité et du mal-être.

Note de bas de page 3 :

 Notre recherche appliquée a été présentée lors du colloque « L’adolescent et son corps » organisé par Fil Santé Jeunes le 3 octobre 2006 à Paris, sous la présidence de Philippe Jeammet et de Brigitte Cadéac. Nous reprenons ici l’intitulé de la session à laquelle nous participions : « les cris du corps ».

Sur la base d’une première étude systématique de l’ensemble des messages écrits par des adolescents sur le site de Fil Santé Jeunes2 qui a permis d’identifier, de quantifier et de qualifier les différents thèmes qui structurent le discours adolescent sur ce site de prévention, nous nous intéressons ici tout particulièrement à la question du corps dans le discours adolescent, à la façon dont il est thématisé et construit, comme aux « cris du corps3 » qui se manifestent de façon récurrente dans les énoncés adolescents.

Note de bas de page 4 :

 Catherine Gouttas, Jean-Maxence Granier et Anthony Mathé, « La prévention du risque adolescent. Implications de l’association sémiotique du discours / linguistique informatique dans une pratique de communication sociale », Congrès de l’association française de sémiotique, « Rencontres sémiotiques : les interfaces disciplinaires, des théories aux pratiques professionnelles », 2007.

Note de bas de page 5 :

 Les aléas de l’édition ont voulu que les résultats de notre recherche aient été présentés en plusieurs lieux, mais n’aient encore jamais été publiés. Ainsi en est-il du présent texte qui devait prendre place dans un ouvrage collectif sous la direction de Philippe Jeammet, projet abandonné en cours de route. Aléas plus cocasses : nos résultats et nos analyses n’étaient accessibles par la communauté qu’à travers les textes d’Ivan Darrault-Harris qui les citaient et les approfondissaient dans sa propre perspective de recherche.

Par un exposé articulé en trois temps, nous proposons de partager les résultats de cette recherche appliquée qui a nécessité la création d’une équipe et qui, bien qu’ayant déjà l’objet de conférences4, restait inédite à ce jour5.

Notre parcours d’analyse est structuré en trois temps pour rendre compte des messages adolescents recueillis sur le site de Fil Santé Jeunes et consiste à se focaliser sur la triade corps / sujet adolescent / discours :

  1. Le corps se présente dans notre corpus de messages comme l’objet du discours à proprement parler : il constitue un thème transversal et caractéristique de cet ensemble signifiant, omniprésence dont il reste à étudier, caractériser et qualifier les différentes voies d’expression.

  2. Au-delà de cette dimension thématique, le corps est aussi tout simplement un mot, un lexème employé ou non, dont la distribution dans les messages ne semble pas due au hasard, mais semble plutôt répondre à des logiques discursives sous-jacentes relativement stables.

  3. Le corps se manifeste dans et par le discours, manifestation et présence corporelles qui passent par des signes, des indices, des traces et des empreintes du « corps propre » du sujet adolescent dans les messages.

Notre parcours d’analyse va suivre le mouvement donné par ces trois façons d’appréhender le corps dans les données textuelles analysées.

Contexte et méthodologie

Ce travail porte sur un corpus constitué par l’ensemble des données textuelles recueillies sur le site Web de l’association, soit 60.561 contributions à des forums (où les adolescents discutent « entre pairs ») et 5.227 mails adressés aux écoutants psychologues de l’association (où les adolescents « s’exposent » à des adultes et expriment leurs états d’âme). Ces deux corpus regroupent des messages où les adolescents s’expriment librement, anonymement, dans un cadre institutionnel défini.

Note de bas de page 6 :

 La collaboration s’est appuyée sur l’expertise métier de Fil Santé Jeunes, sur les méthodes et outils d’analyse automatique du discours développés par la R&D du groupe THALES et sur l’expertise en analyse sémiotique de Think-Out et d’Anthony Mathé.

Le présent texte s’inscrit dans la continuité d’une expertise réalisée au cours de l’hiver 2005-2006 grâce au soutien de la Fondation Wyeth pour la Santé de l’Enfant et de l’Adolescent. Nous avons gardé la même équipe de travail que nous avions monté et qui associe la société d’études Think-Out, la R&D du groupe Thales et Fil Santé Jeunes pour mener à bien une analyse sémiolinguistique et informatique du discours adolescent6, avec comme enjeu et finalité de participer à la compréhension de cet âge de vie et à la prévention des risques qui lui sont associés.

Pour rendre compte de ces deux grands corpus, nous avons associé deux approches différentes du langage qui, par leur étroite interaction à toutes les étapes de travail, permettent de franchir un pas dans la compréhension du « dire » et du « dit » adolescents sur les questions de santé, de puberté et de sexualité :

  • Le traitement automatique du discours et les classifications automatiques textuelles, qui consistent à utiliser des logiciels de linguistique informatique permettant de décrire statistiquement toutes les données d’un ensemble, de classifier les textes en « familles » de discours, d’extraire du corpus sur demande spécifique toutes les informations pertinentes pour les traiter à part. L’intérêt direct de cette approche consiste non seulement à pouvoir quantifier des données de façon exhaustive, fine et multi variée, mais surtout à rendre compte du « local » au regard du « global » et, réciproquement, du « global » au regard du « local ».

  • La sémiotique du discours, qui propose de décrire et d’étudier les conditions de production et d’interprétation de la signification d’un message (1) au regard de sa structuration sémantique, thématique et rhétorique, (2) au regard de son énonciation et (3) au regard du dispositif médiatique et des contraintes du support.

Pourquoi combiner classification automatique et sémiotique ? Notre réponse se veut pragmatique : nécessité fait loi.

Le discours adolescent s’avère particulièrement difficile à analyser. Les mots leur manquent souvent ; les métaphores fusent ; le discours diffère beaucoup sur le plan syntaxique et passionnel selon l’âge – 12 ans, 14 ans, 16 ans – âge rarement informé dans nos données… Autant le dire, les textes adolescents résistent à la machine comme à l’analyse et appellent une synergie des compétences et des modèles. Soulignons également que la demande a été formulée par les spécialistes de l’âge adolescent face à la quantité des corpus qu’ils devaient gérer et analyser. C’est parce qu’il est difficile d’appréhender manuellement plus de 60.000 textes où certains thèmes surreprésentés – à l’instar du thème du changement pubertaire ou de celui de la génitalité – peuvent occulter ou masquer certains thèmes plus discrets mais très significatifs sur le plan du risque sanitaire que les responsables de Fil Santé Jeunes ont souhaité recourir à cette approche synergique expérimentale.

La combinaison des deux approches, sur le mode de l’alternance et de la complémentarité, permet de passer d’une « structure de fait » proposée par l’algorithme statistique à une structure signifiante qui va pouvoir être qualifiée et corrélée à d’autres variables de sens, comme la syntaxe, la sémantique, l’énonciation adolescente ou encore le média. Les nombreux allers retours des classifications aux analyses sémiotiques de discours, et des analyses sémiotiques aux classifications, ont permis d’élaborer des parcours interprétatifs qu’aucune des deux approches ne permettaient seul.

À partir de la compréhension de l’architecture sémantique et énonciative de l’ensemble des données de Fil Santé Jeunes, nous pouvons construire une approche fine sur une notion particulière qui s’y manifeste transversalement et/ou localement.

1. Corps / Corpus : les thèmes du corps

Compte tenu du positionnement du site Web de Fil Santé Jeunes sur les questions de santé, de puberté et de sexualité, nous constatons sans surprise la place centrale du corps dans ces discours adolescents, avec au premier plan la question de la mutation pubertaire et notamment tout ce qui a trait au cycle féminin. Cette omniprésence des questionnements féminins ne doit pas masquer pour autant plusieurs phénomènes spécifiques dont la compréhension globale va permettre d’élaborer une typologie des corps adolescents, corps fragmentés pour ainsi dire.

Prélude : discours féminin et prédominance quantitative de la génitalité

Précisons que le corpus de messages traités est largement plus féminin que masculin : plus de 80% des messages sont écrits par des personnes de sexe féminin, ce qui explique directement pourquoi les questions de règles, contraception, grossesse, etc., soient si importantes d’un point de vue quantitatif.

À titre d’illustration, le tableau lexicométrique des substantifs appartenant au champ sémantique de la catégorie /corps/ permet de visualiser de façon très explicite l’importance de la génitalité dans le discours adolescent analysé : au moins 3.957 contributions du forum emploient le terme « règles », 1.191 celui de « vagin », 476 celui de « clitoris », etc. Il nous faudra cependant relativiser en temps voulu cette importance dans la mesure où elle peut masquer d’autres aspects de la question corporelle, moins saillants quantitativement mais tout aussi importants.

Le lexique du corps dans les forums

Lexème

Nombre d’occurrences

Lexème

Nombre d’occurrences

Règles

3.957

Gland

365

Corps

1.753

Boutons

362

Sexe

1.525

Jambes

331

Vagin

1.191

Fesses

237

Sein / Seins

1.162

Cuisses

222

Doigts

923

Couilles

88

Pénis

754

Genou

66

Bras

741

Tétons

64

Poils

714

Pubis

61

Poitrine

699

Hanches

56

Clitoris

476

Organe

48

Pertes / pertes blanches

459

Vulve

28

Lèvres

402

Morphologie

19

Physique

377

De plus, pour anticiper sur le cœur de notre analyse, ajoutons que parmi les cooccurrences associées aux mots du corps, deux termes ont particulièrement retenu notre attention :

Note de bas de page 7 :

 Malgré le redressement orthographique du corpus, certaines écritures d’un terme n’ont pu être prises en compte. Nous disons donc qu’il y a « au moins » 1.753 occurrences de corps dans les messages du forum puisqu’il peut y en avoir d’autres, incompréhensibles et intraitables dans le cadre du traitement automatique du discours. Corps, corp, cor, cors, kor sont des formes du terme « corps », mais d’autres peuvent apparaître.

  • « normal », adjectif qui représente à lui seul 10% de l’ensemble des mots employés dans les mails et plus de 8% des mots utilisés dans les contributions des forums ;

  • « peur » qui apparaît dans au moins 4.116 contributions et dans au moins 656 mails7.

Ces deux termes sont particulièrement significatifs de notre corpus et ne concernent pas exclusivement les filles ni la génitalité : ils caractérisent en effet tous les thèmes du corps et de façon plus générale le discours adolescent dans sa structure profonde. C’est là un enseignement majeur de notre étude et qui vient confirmer le ressenti des professionnels bien au-delà de ce qu’ils pensaient.

Remarquons, comme le souligne Catherine Gouttas au sein de notre équipe, qu’un sentiment est rarement un terme quasi définitoire, sur un plan statistique, d’un discours. C’est là un phénomène caractéristique du discours adolescent dont l’importance a étonné les équipes de Fil Santé Jeunes qui étaient pourtant très conscientes de la récurrence de ce sentiment.

De même, suite à nos analyses, le « normal » comme mode d’interrogation typiquement adolescent sur le corps a fait l’objet d’une brochure d’information et de prévention. Les équipes FSJ ont jugé pertinent d’utiliser le « normal » pour adopter un point de vue adolescent transversal sur les questionnements corporels.

« Le corps » : un thème central, une notion clef de l’âge adolescent

Omniprésent, le thème du corps s’associe étroitement à tous les thèmes abordés dans les messages. Le tableau suivant décrit le poids des grands thèmes structurants du corpus identifiés dans le contenu des messages.

Les contenus thématiques des messages

Les contenus thématiques des messages

La quasi-totalité du corpus soumis à l’analyse traite du corps, soit explicitement, soit plus indirectement. En l’occurrence, trois dimensions distinctes apparaissent dans les données :

  1. La dimension heuristique caractérise le traitement du corps sur les questions pubertaires, comme sur tout ce qui touche à la contraception, à l’amour et à la sexualité : cette catégorisation du corps passe par l’expression de la découverte, d’une étrangeté, d’une incompréhension, d’une peur et s’associe à une demande qui se joue en termes d’informations, de connaissances, de savoir et, sur le plan affectif, de réassurance.

  2. La dimension psychopathologique catégorise en revanche un corps construit et conçu de manière très différente, posant un rapport conflictuel et paradoxal entre le sujet et son enveloppe corporelle. Le corps est surface d’expression du mal-être.

  3. La dimension pathologique physique domine le récit du corps sur les questions de dépendance, de maladie et de MST, mais à y regarder attentivement, le corps est plus l’objet d’une description en termes de symptômes que l’objet de la demande d’aide : il s’agit surtout pour l’adolescent de parler de son vécu, de son sentiment d’esseulement ou encore de sa culpabilité d’être malade, comme dans le cas du Lupus ou d’un handicap. C’est pourquoi nous laissons à présent de coté cet aspect, compte tenu de notre perspective d’analyse qui porte spécifiquement sur le risque.

Le changement pubertaire entre peur et normalité

La simple question de la puberté et de la transformation du corps – en cours ou à venir – pèse déjà à elle seule 15% des mails et 10% des messages laissés sur le forum. Beaucoup de messages sont des interrogations pragmatiques : « j’ai 13ans bientôt 14 et je n’ai toujours pas mes règles et presque pas de poitrine je voudrai savoir si c'est normale. ».

Le corps est ici l’objet d’un questionnement qui se pose en termes de besoin de savoir, de comprendre et qui est caractérisé par la peur du changement, par l’anxiété de ne pas savoir et par l’impossibilité de se catégoriser soi et son corps par rapport à une norme, qu’elle soit statistique, biologique, sanitaire ou sociale.

Tout se passe au fond comme si les adolescents écrivaient à FSJ pour qu’on leur réponde personnellement dans le cadre d’un dialogue interpersonnel caractérisé par un « je-tu » direct, et non impersonnel (« on »).

Interrogé ainsi sous le prisme de la normalité, le corps pubertaire fait l’objet spécifiquement de trois questionnements récurrents (par ordre décroissant) :

  1. L’apparition des caractères sexués, des « poils » qui font l’objet de très nombreux messages, et la forme de l’organe sexuel sont au cœur d’un questionnement anatomique : « En france quelle est la taille moyenne, largeur et longueur, d'un sexe d'un adolescent de 17 ans ? » ; « bonjour, j'ai une des petites lèvres qui est bien plus grande que l'autre est-ce normal ?».

  2. Les fluides corporels font l’objet de beaucoup de demandes : « Bonjour, je retrouve souvent dans ma culotte des taches blanches. elles ne me font pas mal du tout. je me demande ce que c'est ? pouvez vous m'éclairer sur cette question ? Merci ».

  3. L’apparence nouvelle du corps avec l’apparition de la poitrine et des hanches, la silhouette et les éventuels complexes morphologiques : « Je voudrais aussi savoir si je suis normale ou un peu ronde ou pas ou ce que vs pensez d'un metre 68 et 53 kg... repondez sil vous plais ».

Le message suivant est particulièrement exemplaire de l’interconnexion sous-jacente, plus ou moins explicite dans les données, entre le thème de la puberté et celui de l’amour / sexualité : « J’ai beaucoup de poils et je fais en sorte de m’épiler regulierement mais je n'ai encore jamais couché avec un garcon et je ne sais pas comment m’epiler les poils pubiens..... pourriez vous m'aidez? […] » Le questionnement manifeste ainsi une anticipation de la relation amoureuse et du regard potentiel que l’on pourrait porté sur le corps.

La mutation est certes interrogée en soi dans de très nombreux messages, pour ses effets présents, mais il est essentiel de comprendre qu’elle l’est également pour ses possibles conséquences, dans une anticipation de la séduction et du rapport amoureux / sexuel qui surdétermine tout le corps en réalité.

L’amour est en effet un prisme au regard duquel l’adolescent va interroger son corps pré-pubère ou (selon son âge) déjà pubère et sexué ; il s’agit ainsi d’une visée tantôt explicite, tantôt implicite, qui surdétermine tout le questionnement et qui change la réponse qu’on peut leur faire.

Note de bas de page 8 :

 Les catégories thématiques des forums sont « Amour et sexualité », « Santé », « Contraception », « Drogues » et « Vivre avec la maladie ». Les catégories thématiques des mails sont « Amour et Sexualité », « Mal-être », « Mon corps », « Contraception », « Grossesse », « MST », « Où consulter », « Porter plainte », « Drogues » et « Inconnu ».

Lors de la rédaction, les adolescents sont amenés à « étiqueter » leur message en sélectionnant une catégorie thématique prédéfinie8, dont « amour et sexualité » et « mon corps ».

Si le thème amour et sexualité, au niveau du contenu des messages, pèse 20% dans le cas des mails et 30% dans celui contributions, il faut tenir compte du fait que l’étiquetage « amour et sexualité » caractérise 38,2% des mails et 69 ,7% des contributions, soit un écart très significatif entre ce qui est demandé et ce que l’adolescent demande.

Cet écart significatif entre « dit » et « vouloir dire » est particulièrement révélateur de la constance d’une idéation amoureuse qui innerve tout le questionnement corporel.

C’est là d’ailleurs un des enseignements majeurs permis par l’alternance entre le travail de classification automatique et l’étude sémiotique : l’idéation amoureuse est une dimension intégratrice, en ce sens qu’elle inclut de nombreux thèmes, et ce phénomène, dans le cadre d’une lecture cursive « classique », n’est que peu lisible, si ce n’est localement. L’apport de la quantification permet justement de passer d’un ressenti local à une compréhension globale.

Corps, amour et sexualité : le désir entre anticipation et centrage sur l’autre

Plusieurs questionnements récurrents touchant au corps à propos de l’amour et des pratiques sexuelles (par ordre décroissant) ont pu être identifiés et analysés :

  1. Le corps sexué qui entre en action : on retrouve la même question de l’anatomie sexuelle et des normes, à la différence prêt qu’il s’agit ici d’anticiper le rapport sexuel, d’où notamment un questionnement sur la localisation des zones érogènes.

  2. La tentation de la « première fois », entre peur des douleurs, des saignements et envie de plaisir comme l’illustre le message suivant : « avec mon copain on est jamais encor passé a l’acte mé il en a envi et moi ossi, le pb c k jlé jms fai mai lui si,  et ché pa comen ca spass! donc j’voulai savoir kesski pouvai l’excité ou lui doné du plaizir??! enfin kess k jdoi faire en gro koi pr k ca spass bien pr lui et moi! merci davances pr vos reponse ».

  3. Le corps qui sera séduisant pour l’alter ego : « voila jai 16 ans je fai 1M65 pour 68.500 kg je narrive pas a maigrir pourtant jen ai marre de me voir comme ca detre pleine de complexe, d’essayer de rentrer mon ventre a ts prix pour pas qu’on voyent mes bourellet, comme me voyent pour la bonne copine de tous mais qu’on me dise jamais kon aimerai bien etre avec moi. je pense que mon probleme avec les mecs  aussi a cose ca pourtan je ne sui pas plus grosse ke ca ms voila disont que je sui tres poteler. les filles repondez moi svp merci kisss a tt »

  4. Le corps jouissant, qui interroge directement le désir et le plaisir, mais également le couple : « Je voulais savoir ce que vous amez que l'on vou fasse pendan les préliminaires merci de vos reponse et a biento bisous ciao » ; « Comment augmenter le plaisir ? ».

Directement associée aux questions de sexualité, la contraception fait l’objet d’une demande importante, placée sous le régime de l’urgence, la peur de l’accident étant obsessionnelle :

  1. Les effets corporels de la pilule, notamment sur la perturbation du cycle menstruel ou la prise de poids, font l’objet d’une demande d’information récurrente : « bjr alors voila je vais bientôt prendre la pillule et je voudrais savoir si ça fait grossir... » ; « Voila depuis ke g pris la pillule le mois dernier g mé regles 2fois par mois est-ce normal »

  2. Les signes et symptômes corporels de la grossesse, notamment lors d’un « accident » ou d’un oubli de pilule  reviennent dans les messages comme un leitmotiv.

Remarquons que Fil Santé Jeunes met à la disposition des jeunes filles une documentation bien renseignée et complète sur la contraception et les risques sexuels. Pourtant, tout se passe encore une fois comme si cette information et ce discours de prévention « ne parlaient pas » aux jeunes filles qui ne se reconnaissent pas dans un discours à la troisième personne et qui attendent qu’on leur parle de leur cas, en leur adressant un « tu ».

Paradoxes psychopathologiques : le corps comme réceptacle du mal-être

Le thème du mal-être représente à lui seul 30% des messages laissés sur le forum et 15% des mails. C’est dans ces messages que la demande d’aide porte sur les faits les plus graves et inquiétants : l’anorexie, la boulimie et toutes les pathologies de l’image de soi, la scarification et l’automutilation, l’addiction, la dépression, l’idéation suicidaire et la « TS » (tentative de suicide). L’aide est explicitement formulée dans le cadre d’un message inquiétant : « La vie on croi quel est belle mes qu'en on est seul c'est dur. je croix que ma mort arrivera bientôt je suis au bout. aider moi !!! ».

Pourtant différents, tous les sujets identifiés ont linguistiquement et sémiotiquement des points de convergence que le travail de classification nous a permis de qualifier de façon plus spécifique. Nous avons extrait tous ces messages ensuite et procédé à une nouvelle classification automatique pour les analyser en détail.

Le discours des adolescents en souffrance présente a minima un dénominateur commun qui permet de comprendre comment le corps est paradoxalement catégorisé sur tous ces sujets.

Nous constatons ainsi une déficience de la volonté, qui se caractérise tout d’abord par une contradiction entre un « vouloir vivre », un « vouloir être bien », assumé pleinement, et un « ne pas pouvoir vouloir vivre » et un « ne pas pouvoir vivre », qui échappe à toute assomption du sujet adolescent, comme le montre l’exemple suivant qui personnifie cette anti-volonté par une « voix » intérieure, tel un anti-sujet : « Vivre c'est manger mais manger pour moi c'est souffrir, alors pourquoi se faire souffrir !! C'est comme si je ne voulais aucune aide ne croyant pas en celle ci mais au fond tt au fond caché bien au loin derriere cette petite voi ki me controle j'avais un espoir de pas mourir !!... ».

On trouve ainsi plusieurs lexicalisations de cette anti-volonté : une « voix intérieure » et une « force intérieure » qui poussent à martyriser le corps. « j'ai l'impression que c'est comme une force en toi et je me demande si je peux m'en débarasser. ».

Soulignons clairement que, sur ces problèmes pathologiques, le discours sur le corps se veut une expression indirecte du mal-être psychologique, comme une sorte de miroir. Le corps fonctionne alors comme une surface d’inscription physique d’un mal-être impalpable. Dans ce message qui traite des troubles alimentaires, en avoir marre de son corps, c’est en avoir marre de soi : « c’est dur de s’accepter, et je n’arriverai pa à m’accepter comme je suis là... pour moi, il fait que je perde encore quelques kilos pour être bien... j’en ai vraiment marre de moi... j'en peux plus... » Le corps devient le souffre-douleur du sujet souffrant ; le corps permet de matérialiser et d’orienter une souffrance jusque-là immatérielle.

Autrement dit, toute la focalisation sur le corps n’est ainsi qu’un prétexte ou un pivot permettant d’aborder un autre sujet, parfois de façon masquée et détournée.

Le cas de l’obsession du régime et de l’anorexie est exemplaire à ce titre : « en fet j'ai trop besoin de vous les filles? ca fait bientot 3 mois je suis obseder par la nourriture, je fais gaf a tout ce que je mange, calcul tte les calories que je mange. je suis trop mal, jme renferme sur moi, il nya que mon copain que je suporte, mes copines menervent, ma mere me soul, mon frere et ma soeur je ne les supporte pas. je ne sort plus des que je rentre chez moi, je fais mes devoirs, ou je mocupe pr ne pas penser à manger, je pleure pr rien, ou prend les nerfs pr rien,je boi des tonnes d'eau. je ne suis pas bien mais pr moi ce n'est pa de l’anorexi c'est juste un gro regime depui le moi de juillet j’ai perdu 8 kilos. je ne cess de me peser. mai en fet plu je maigri plu je suis contente. j’ai vraiment besoin devous. aidez moi svp. » La jeune s’en prend à son corps parce qu’elle est mal ; elle est d’autant plus mal que plus elle s’en prend à son corps, plus elle est fragile.

Tout aussi paradoxal dans le rapport au corps, la question des scarifications – plus volontiers qualifiée dans les données par les adolescents « d’automutilation » ou de « mutilation » – révèle la connexion entre un syndrome psychopathologique et son inscription corporelle : « Voila je vais pas bien au fond de moi mais j'arrive à surmonter, mais dès qu'il y a quelque chose que je n'arrive pas a surmonter je prend mon compas et je me fais une entaille dans le bras droit. S’il vous plaît dites-moi comment arrêter, je ne sais plus quoi faire ». Comme le dit un autre sujet, la « mutilation » est une souffrance paradoxale entre vie et mort : « se mutiler c'est une manière de se prouver que l'on est bien en vie, mais en faisant cela, tu meurs à petit feu ».

Pour finir, le suicide, l’idéation suicidaire et la « TS » révèlent un fantasme de disparition qui repose sur une distinction nette entre la vie et la mort, entre l’âme et le corps : disparaître pour vivre enfin, tel est ici le paradoxe. « je veux mourir et vivre à la fois » ; « j'ai peur de la mort com de ma vie ».

L’envie suicidaire exprimée est la partie visible de l’iceberg, parfois la conséquence d’un traumatisme qui peut être évoqué dans le message : « Plusieurs fois, j’ai essayer de me suicider sans succes ! je me sens mal et seule (on m'a violer) alors voila ma question : Comment faire pour me tuer sans me blesser ? merci d'y repondre ! ».

D’un point de vue statistique, précisons que l’emploi du mot « vie » est symptomatique d’un message où le mal-être est exprimé de façon inquiétante. Ce terme s’avère ainsi un indice éventuel de risque suicidaire, avec cette nuance que « vie » est statistiquement corrélée à l’idéation suicidaire et que l’idéation suicidaire n’est pas systématiquement corrélée à un passage à l’acte. Disons donc que la présence de « vie » est un indice pour s’arrêter sur un message et le regarder avec attention.

La typologie des « trois corps adolescents »

Sur la base des classifications de textes réalisées et au regard des recherches actuelles en sémiotique sur le corps, nous pouvons à présent proposer une typologie rendant compte des différentes manières dont le corps est catégorisé dans notre corpus. Trois types de corps se dessinent ainsi, que nous avons nommés :

  • Le « Corps Mutant » (puberté),

  • Le « Corps Sexué » (amour et sexualité),

  • Le « Corps Souffrance » (mal-être pathologique).

Tout d’abord, comme nous venons de le voir, dans plus de 65% des mails et dans plus de 60% des messages des forums, le corps est un objet de discours à part entière. Autrement dit, le « corpocentrisme » y est caractéristique de l’interrogation adolescente, tant sur le thème de la puberté que sur ceux de l’amour et de la sexualité.

Ainsi le « corps mutant » est-il un objet aussi étrange qu’étranger, qui sera regardé à la loupe dans le moindre de ses détails : « Mes seins poussent, je grandi, mon corp change » ; « Alors moi j'ai 17 ans je fait 1m68 pour 52kg et vous vous faites combien c juste pour comparee et est ce que vous trouver ma taille normale bisou. » Par là même, le corps suscite inquiétude, peur, sentiment d’anormalité, notamment lors d’anticipation ou de projection dans l’à-venir proche. « Je m'inquiète a propos de mon corps. ».

Le « corps sexué » est avant tout un corps charnel qui prend la forme d’une alternative, soit un corps séduction tourné vers l’autre, soit un corps plaisir centré sur soi. Dans les deux cas, l’idéation amoureuse, le désir du désir et l’attente de plaisir sont caractéristiques de toutes les questions posées :« Quel est l’âge considère comme normal pour faire l’amour pour une fille ? ».

En outre, dans 15% des mails et dans 30% des contributions laissées sur le forum, le corps tient une place pour le moins singulière dans le discours.

Ce corps que nous nommons « corps souffrance » (et non corps souffrant) caractérise la catégorisation corporelle propre au thème du mal-être pathologique, c’est-à-dire concrètement, de la dépressivité, de la dépression, de l’idéation suicidaire, de l’anorexie et de la boulimie. Ce « corps souffrance » est un corps qui sert de prétexte et de pivot à l’expression de l’âme (versus focalisation sur la cause). « Bonjour tout le monde. J'ai un problème. Voila il y a un an et demi je me sentais mal dans mon corps et j'ai decicé de faire un regime. Plus je perdais du poids plus j'étais heureuse. Je ne mangeais plus rien un gateau ou une pomme pour diner me suffiser mon but étant de perdre toujours plus; mais maintenant je fais 39kg pour 1.67 m. Je ne supporte plus l'image que je renvoie j'aimerais regrossir mais j'y arrive pas. C'est compliqué a comprendre en fait je n'accepte pas de voir sur la balance que j'ai pris 500grammes. Dès que je vois ca je fais tout pour les reperdre. Je ne sais plus comment faire… ».

Le schéma ci-dessous permet de se représenter les relations possibles que les trois figures du corps identifiées dans le discours adolescent peuvent entretenir. Ce sont surtout les glissements de l’un à l’autre qui ont retenu notre attention.

Ainsi, le passage du « corps mutant » au « corps sexué » paraît logique (puisque chronologique a priori), allant de la puberté à la sexualité, de la transformation corporelle à l’anticipation amoureuse, jusqu’à l’envie de jouir de son corps et avec le corps de l’autre.

Soulignons toutefois que ce glissement n’est que partiellement corrélé au critère d’âge, cette anticipation apparaissant tout aussi bien dans le discours des pré-pubères que des adolescents plus expérimentés. Une fois encore, on peut mesurer à quel point l’idéation amoureuse est une constante adolescente.

Les trois corps adolescents et les points de connexion

Les trois corps adolescents et les points de connexion

Le complexe corporel est la figure la plus récurrente de glissement et de lieu de transition entre le « corps mutant » et le « corps souffrance » : « Bon voila je vais etre direct je me sens tres mal a l'ais au niveau de mon corp (j'ai des grosse fesses), comment faire pour me sentir mieux ? Merci. » On passe ainsi de la gêne à l’étrangeté à soi, du complexe d’image au dégoût, pour finir par arriver au stade pathologique du dégoût de soi et de la vie. « C'est dur de s'accepter, et je n'arriverai pa à m'accepter comme je suis là ... pour moi, il fait que je perde encore quelques kilos pour être bien... j'en ai vraiment marre de moi ... j'en peux plus... ».

La monstruosité est l’autre versant du complexe, non plus la conséquence d’un regard dépréciatif que le sujet porte sur lui-même, mais comme le fruit de l’intériorisation (fantasmée) d’un regard extérieur porté par un alter ego. Ainsi, la possibilité de déplaire ou de souffrir d’un déficit de séduction suscitent beaucoup d’angoisse, de mal-être et participent à la mise en place d’une stratégie de haine et de rejet du corps : « Comment faire lorsqu'on nous met à l'écart? Comment fait on lorsque aucun gars nous aime? comment fait on lorsqu'on se mutile les bras avec un cutter? Comment fait on pour réussir à vivre DANS CE MONDE DE FOUS? Merci de me répondre ».

2. Distribution du mot « corps » dans les messages

L’entrée par le mot « corps » permet d’aborder certaines constantes du discours qui apparaissent au niveau local du message, notamment au niveau phrastique.

Nous avons ainsi extrait du corpus tous les messages employant le dit mot, soit 225 mails adressés à l’équipe FSJ et 1.753 contributions laissées sur le forum. Commençons par expliciter les thèmes associés à l’emploi direct du mot « corps » avant de voir ce que la syntaxe révèle du discours adolescent.

Les thèmes associés au mot « corps »

Dans les messages appartenant à la famille du « corps mutant », deux thèmes apparaissent nettement.

Tout d’abord, de façon proprement expressive, la peur du changement pubertaire (processus en cours ou à venir) est livrée en soi, comme un phénomène autonome : « Mon corps me fait extrêmement peur. tout les jours j'ai peur de ce que je vais découvrir. » En outre, la question du complexe anatomique (asymétrie locale, poids) reste également l’objet d’une demande récurrente, mais moins importante que ce que nous avons vu précédemment, beaucoup de messages portant sur le rapport taille poids n’employant pas le terme corps. À ce titre, notons également que la question des fluides corporels et du cycle menstruel n’est pas associée au mot corps.

Les messages relevant de la catégorisation « corps sexué » abordent explicitement la question du rapport sexuel. On retrouve les thèmes des pratiques sexuelles et du « corps jouissant », évoqués précédemment, de même que les questions touchant à la contraction, au risque de grossesse, voire aux symptômes avant-coureurs de la grossesse.

En revanche, plusieurs thèmes moins saillants apparaissent à l’analyse de façon plus lisible dans les messages employant le mot corps :

  • Le « corps séduisant » qui se doit d’être attirant se retrouve, parfois pour être relativisé : « Nous les filles on en fait souvent tout un plat pour notre corps parce que les garçons c’est ce qu'ils regardent. »

  • « Se sentir prêt » à passer à l’acte est ainsi évoqué, de même que la liberté de chacune à disposer de son corps en temps et en heure.

  • Le corps pudique et la gêne de la première fois : « mon problème c'est que j'ai peur de montrer mon corps et de voir le sien. Comment je pourrais ne pas avoir peur de me montrer? ».

Le « corps souffrance », dans ces messages, fait l’objet de trois traitements thématiques, à savoir :

  • Le « surpoids » et le régime sont les seules pathologies abordées lorsque le mot « corps » est employé.

  • Le corps martyrisé et maîtrisé fait l’objet de l’expression d’une haine violente et stigmatise de façon explicite le fantasme obsessionnel de contrôle de soi : « Je hais mon corps, je me sens extrjmement mal et  toujours angoissie, tjrs en train d'essayer de tt controler. »

  • Le rejet du corps est également l’objet d’un traitement : « Notre corps est notre démon ».

L’extraction permet ainsi d’affiner plus encore l’analyse de chaque thème structurant et de pousser plus loin l’investigation.

Les trois niveaux de disjonction entre le sujet et son corps

La typologie proposée des « trois corps » permet ainsi de comprendre les différents traitements thématiques et catégorisations du corps.

En continuant l’investigation au niveau phrastique, d’autres éléments intéressants apparaissent. Ainsi, la construction syntaxique des phrases employant le terme corps est révélatrice du rapport au corps qu’entretient le sujet adolescent. Il est ici intéressant de souligner que ce rapport au corps se pose en termes de disjonction.

Le corps est ainsi constitué comme un objet par celui qui prend la parole. L’adjectif possessif dans « mon corps » crée une distance entre son « soi » et son identité corporelle, ce qui doit être interprétée comme un bénéfice permis par le dispositif médiatique, ne serait-ce que pour la réflexivité sur soi ainsi produite.

Ce qui ressort de l’analyse des discours relevant du « corps mutant », c’est l’expression justement de l’étrangeté à soi, de l’incompréhension du changement en cours. Toutefois, on reste encore dans un dialogue avec le corps, dans une mise en question qui vise plus que tout l’identité et l’appropriation.

Une seconde forme de disjonction apparaît, caractérisée par la figure de la réification. Le « corps sexué » fait ainsi intervenir le tiers dans le regard porté sur l’instance corporelle. On reste dans l’emploi du possessif, mais la distance est marquée par le regard d’autrui. Il s’agit de « mon corps » mais pour l’autre et/ou vu par l’autre. « Mon corps est une obsession. pas parce-que je cherche à être la plus belle, mais parce-que je  cherche à ce qu'on ne ne remarque pas. j'ai tjs peur que les gens voient à quel point je suis laide et grosse. mon corps me déplait. ».

En passant du possessif au démonstratif, de « mon corps » à « ce corps », la disjonction s’accroît. Cette expression se retrouve systématiquement dans le discours des adolescents souffrant d’un mal-être pathologique : « Je déteste ce corps que j’ai, c’est tout » ; « J’ai arrêté de respectezr ce corps qui est pourtant mien » ; « J’ai honte de moi de ce corps ingrat ».

Nous proposons le schéma ci-dessous pour synthétiser les trois niveaux de disjonction identifiés.

La conception égocentrée du corps propre au « corps mutant » se manifeste par une disjonction faible, dans la mesure où la distanciation du sujet à l’égard de son enveloppe corporelle est contrebalancée par la possession et l’assomption. Distanciation qui vise donc la réappropriation. En revanche, le « corps sexué » et, plus encore, le « corps souffrance » construisent une disjonction plus nette entre le sujet et son corps, qui finit par devenir une dépossession ou désappropriation.

Les trois niveaux de disjonction entre le sujet et son corps

Le corps mutant

Le corps sexué

Le corps souffrance

« mon corps et moi »

« mon corps et l’autre »

« ce corps et moi »

Dissociation
Réflexivité du regard sur soi

Réification
Extériorité du regard sur soi

Désappropriation
Déni et abstraction

« Une sensation physique d’étrangeté par rapport à mon corps »
« Je comprends plus mon corps »

« Jai honte de mon corps jai tout le temps peur que mon chum disent quelle que chose de chien sur moi car javoue que je nai pas le plus beau corps. »

« Je hais ce corps qui m'abrite ! »
« c le corp ki controle totalement ton esprit et ya rien de plus horrible!! »

Image3

Disjonction contrebalancée

Disjonction relative

Disjonction maximale

Prenons un exemple rendant compte de ce « corps sexué », beaucoup lié à cette image que l’on cherche à projeter vers les autres ou à intérioriser : « Sujet peu évoquant je lavoue ! je m'explique, selon vous, une fille est plus séduisante et plaît plus aux mecs si :- elle correspond aux critères de beauté d'aujourd'hui, c'est à dire rentrant dans du 36, faisant du 85b et étant filiforme ( que j'apelle syndrome gwen stefani ) - elle a des rondeurs, elle est bien formée c'est-à-dire qu'elle met du 38/40et fait du 90c avec des hanches ( syndrome beyoncé) personellement, je mesure 1m60, je fais 56kg, j'ai 14 ans, je fais du 90c ou85d en fonction des marques des soutien-gorges, je mets du 38/40 et j'ai des jours avec et des jour sans. Je me trouve trop petite (de taille) et trop jeune (d'âge) pour avoir de telles forme; je sais pertinament que je ne peux pas changer mon corps mais je m'entête quand même a faire des régimes parcke je me trouve trop grosse. J'ai une taille très marquée alor g l'impression d'avoir des hanches, des fesses et des cuisses énormes. de plus, j'ai un gros ventre j'ai l'impression d'être un gros loukoum ! pourtant j'avoue que je me trouve belle de visage. Bien sûr il y a des jours ou je me sens belle mais je me trouve grosse par rapport a la plupart des autres filles et j'ai l'impressions que les mecs s'inétérressent plus a ce genre de fille. » Nous voyons ainsi que le sujet se bat avec l’image donnée par le social – image personnifiée ici par deux pop stars américaines aux physiques opposés, Gwen Stefani et Beyoncé – et interroge son corps d’un point morphologique « en soi », mais surtout, comme le montre la fin du message, en rapport avec « les mecs ».

Dans l’exemple suivant de « corps souffrance », la phrase apparemment positive « je me sens bien dans ce corps » est en fait caractérisé par une disjonction maximale (démonstratif) révélatrice du rapport paradoxal au corps, problématique en l’occurrence puisqu’il s’agit d’une « cercle vicieux » : « Bonjour, voila ca fait maintenant 3 ans que je me fais vomir après quasiment chaque repas, je fais aussi de temps en temps des crises de boulimie. J'arrive a me controler seulement quand je suis avec mon copain qui habite loin. Ma mère s'en est rendue compte et c'est meme elle qui m'a donné cette adresse, elle veut m'aider mais le sujet reste tabou. J'aimerais savoir quelle aide peut m'apporter un spécialiste et surtout si le traitement peut me faire grossir car si c'est le cas je vais recommencer. Aujourd'hui je mesure 1m62 pour 52kg, je me sens bien dans ce corps et ne ressens pas le besoin de maigrir plus. Le fait de vomir me permet juste de controler mon poids car meme si je mange tres peu et que je ne vomis pas je grossis. J'aimerais tellement ne plus avoir a vomir mais je ne veux pas non plus grossir. Que dois je faire? Je suis dans un cercle vicieux. Merci pour votre aide!!! ».

Les imaginaires corporels associés à l’emploi de « corps »

À présent, nous pouvons expliciter les différentes facettes des imaginaires corporels présents dans notre corpus.

Certaines constantes ont en effet pu être identifiées : quatre couples de conceptions sont ainsi saillants dans les discours adolescents. Précisons que si nous les séparons et leur accordons une certaine autonomie, c’est bien puisque dans nos énoncés, ils apparaissent séparément. Il semble évident que ces imaginaires sont superposables et associables dans les discours d’un même sujet.

Tout d’abord, sur la question égocentrée du « corps pour moi », deux imaginaires s’opposent : d’une part, le « corps propre » global, caractérisé par l’identité, l’intégrité et l’assomption ; et d’autre part, le « corps morcelé », décrit pour son anatomie locale qui dérange (les lèvres par exemple) et qui est éclaté en une multitude d’objets différents, perdant toute unité et toute cohésion. C’est ainsi l’axe sémantique global versus local qui caractérise cet imaginaire du corps réapproprié versus désapproprié.

Ensuite, le corps pour autrui développe l’imaginaire du jugement de l’apparence de soi (apprécié versus déprécié) : on trouve ainsi le « corps monstrueux », caractérisé par la difformité, la laideur et/ou la grosseur (« Je trouve mon corps horrible, je suis grosse ») ; et le « corps image » (« Le corps n’est pas une personne mais son image »). L’axe sémantique répulsion/ monstruosité versus séduction/attraction caractérise ce rapport au corps propre envisage sous le prisme du social et du rapport amoureux.

De plus, sur les questions de masturbation, de sexualité, de couple et d’amour, un imaginaire sensoriel et sensuel, proprement charnel, apparaît, caractérisé par une dimension spatiale : la surface s’oppose à la profondeur. D’une part, la figure du « corps plaisir » se dessine où la surface et la peau sont définies comme des zones de caresses où l’envie se greffe « de faire des bisous sur tout le corps ». D’autre part, le « corps intérieur » est une jouissance profonde, des entrailles, où le plaisir est à « ressentir dans tout le corps ».

Enfin, un imaginaire du « corps personnage » se retrouve, notamment dans les discours pathologiques. Le corps étrange finit par devenir étranger au sujet adolescent, ce qui donne deux imaginaires : soit le « corps individu » qui représente un corps autonomisé du sujet et qui devient à proprement parler sujet d’action (« C’est mon corps qui décide » ; « Mon corps n’a pas voulu qu’on me pénètre ») ; soit le « corps martyr », qui est un corps réifié, maltraité afin d’être maîtrisé (« je fais souffrir mon corps »). Ainsi, c’est l’axe sémantique actorialité versus réification qui caractérise cet imaginaire corporel.

En définitive, tous les imaginaires dont nous venons de rendre compte sont tous interconnectés : le corps égocentré et le corps pour autrui sont à la fois dans un rapport d’opposition et de temporalité ; le corps pour autrui est lié au corps plaisir. Nous avons surtout cherché ici à expliciter les catégorisations actorielle, spatiale et axiologique qui surdéterminent tout le jugement de l’adolescent sur son corps.

L’emploi de « Corps » dans la réponse des soutenants

L’étude des réponses des soutenants sur les forums est instructive dans la mesure où elle permet d’apporter un éclairage direct sur les enjeux des demandes des adolescents et sur les moyens d’y répondre avec une certaine efficience. Nous postulons ainsi que les adolescents se comprennent mieux entre eux que nous, adultes, ne pouvons le faire. Il s’agit là d’un moyen détourné de contourner les difficultés inhérentes au discours adolescent.

Sur les questions corporelles, l’acceptation de soi comme préambule au bien-être et à la séduction fait figure de leitmotiv dans les réponses des soutenants : « salut! serieux je crois que c pas ton poids qui te fais souffrir, mais plutot la fixette que tu fais dessus! moi aussi je suis potelee, mais d'en faire un peu abstraction, ca libere... je sais que c pas facile mais c vrai que si tu t'acceptes, les autres t'accepteront aussi facilement. avoir des kilos en trop (en plus t'en a pas des masses!!) n'est pas une fin en soi, les gens vont pas arreter de t'aimer pour ca! courage! ».

En outre, nous constatons que la médiation qu’est l’autre apparaît essentielle aux yeux des adolescents, voire une des seules voies possibles de l’acceptation de soi : « Quand on aime pas son corps, on a pas confiance en soi, on en souffre pendant la jeunesse et le jour ou on commence a prendre confiance en soi c'est a dire ke notre corps a plu a kelkun d'autre, ya le declic et apres tous les moments ou on n'a pas eu d'amour avant et bien on veut les rattrapper et en profiter un max en perdant toute logique et toute limite... ».

La relativisation de la norme vise à produire empathie, dédramatisation et réassurance pour contrebalancer l’inquiétude incessante et l’anxiété des demandeurs toujours prêts à complexer sur leur corps :« …quand on est ado on veut absolument rentrer dans un moule. Le problème, C'EST QU'Y A PAS DE MOULE !!! » ;« Déja il n’y a pas de normalité ! ! la norme c’est a la rigueur pour les vaches ! » ; « Essaye plutôt de créer ta norme à toi , qui te caractérise » ; « Ta honte de ton corp ya pa de honte a avoir, té comme té et si ton mec et pa content ben kil aille voir ailleurs » ; « Chaque corps est différent ! ».

De plus, la liberté d’être soi et de « jouir » de son corps apparaît également dans le discours des soutenants : « Chacun fait ce qu’il veut avec son corps et sa personne ! » ; « C’est ton corps, c’est toi qui décide » ; « soi fière é hereuze avec ton corp, c tt ski konte , ton corp , c le tien , pa selui des zotre ».

« Ne pas se refuser », « s’accepter », « se libérer » du corps seraient ainsi le moyen de s’épanouir. Ainsi, certains messages sont des variantes du vieil adage qui dit que, faute d’avoir ce que l’on aime, il faut bien aimer ce que l’on a :« La seule faC'on de paraitre jolie c d'accepter son corps pask1 corps refoulé C'a se voit!! Et automatiquement on sent ke la personne ki se refuse est pas bien et si t'essaie d'être klk1 dotre on voit ke c pas toi et ke C'a va pas! » ; « Le corp est une enveloppe qui ne reflette pas le courrier qu'il y a à l'interrieur. Mais une enveloppe peut être égaillée par le timbre et l'écriture, alors arrête de te fixer sur ta poitrine et met toi en valeur!!!! ».

En fin de compte, nous remarquons que les soutenants, lucides des questionnements caractéristiques de leurs pairs, invitent sans cesse au décentrage.

Nombre de messages se lisent ainsi comme une exhorte à sortir du « corpocentrisme » et, une fois encore, à se tourner vers la figure de l’autre : « Salut miss, ça fait déja longtemps que tu as écrits ton mail sur ce site, j’espere que tu auras ma reponse. Tu ne supportes plus ton corps, c presque banal a l’adolescence... Mais y en a qui trouve des solutions autres pour essayer de la contenir, ce corps. Combien d'adolescents s'essaient à la sexualité avec des partenaires qu’ils ne connaissent même pas! apprendre à supporter son corps c’est difficile, et vouloir le faire disparaître en l’amaigrissant au maximum n'est pas une solution. Y a sûrement beaucoup de personnes autour de toi qui t'aiment fort et qui souffrent de te voir déprimée. Je pense qu’il faut que tu te trouve un hobby, une occupation pour que tu essaie de ne plus te centrer sur ton corps. Il change, mais arrêtera de changer et ce corps d'adulte, tu aura tout le temps de t’y habituer, de le mettre en scène dans beaucoup de domaines, de plaire aux garçons... A très bientôt ». Réponse lucide et empathique face à quelqu’un qui souhaite « faire disparaître son corps ».

3. Présence et retour du corps

Si nous avons opté jusque-là pour des analyses proprement sémio-linguistiques, nous pouvons à présent adopter un point de vue sémiotique plus spéculaire portant sur le langage du corps dans le discours, autrement dit, sur les traces ou signes corporels qui se manifestent en deçà ou au-delà du discours.

Rappelons que la contrainte de notre étude est de réfléchir sur le corps et sa mise en mots dans le cadre d’un espace discursif médiatique par définition décorporéisé. En l’occurrence, nous pouvons constater le retour du corps par des effets de présence et de présentification.

Le corps absent : analogie et présence par la voix

Par un jeu d’analogies graphiques et scripturales, la présence du corps se donne à lire par la « voix »: le corps fait retour ainsi sous la voix, telle qu’elle se donne à voir dans l’écriture.

À ce titre, la répétition (motivation seconde) apparaît comme une trace somatique : « Suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide suicide […] voila je ne pense ka ca et jen peux plus » ; « Jen ai marre, marre marre, marre, marre, marre jveux plus vivre......................... ».

De la même manière que plus vous avez mal, plus vous criez fort, on retrouve ces répétitions qui fonctionnent comme des effets analogiques de la souffrance vécue.

Au même titre que la répétition, les points d’exclamation, l’emploi des majuscules, le jeu sur les casses et toutes les potentialités de la graphie permettent la figuration de la voix.

La voix est ainsi nécessaire pour l’expression des affects du sujet, notamment par le cri et le hurlement : « Ne bruler pas les étapes les  filles, MERDE ! C'est votre corps & c'est VOUS SEULE qui devez DECIDER. écoutez votre coeur, votre corps, ne vous dépêchez pas pour ""faire comme les autres"" ou pour ""ne plus être vierge au +vite"". Vous le regretterez.... » ; « Salut a tte ! G 14 ans et j'ai ZERO poils sur le sexe !!!  C NORMAL A 14 ANS????? » ; « REPONDEZ MOI VITE VITE VITE SVP !!!!!! » ; « La drogue TUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUUE n'en prené pas !!!!!!!!!!!!!!!!!! ».

L’emploi des trois petits points permet la figuration et l’expression, non pas du cri, mais du soupir et participe également à l’explicitation des affects : « Je pèse 46kg pr 1m67 à  peu près ... ms bon, jm'aime pa comme je suis ... C horribl ... j'en peux tro tro ms tro plus quoi ... vala ... c pa facile de se dire qu'on dois rester comme ça ... ms bon, toujours estil que je m'aime pas ... et que jm'aimerai sans doutes jms .. dc voilà koi... mrci en ts cas à vous ! ».

De plus, il y a tout une syntaxe de l’oralité, ce qui se retrouve avec la litanie et la parataxe qui sont le reflet du trouble somatique. Ce phénomène peut également être saisi au niveau du discours par le rythme, l’emballement, le flux cadencé et l’accumulation. Les questions s’enchaînent frénétiquement et le flux même des phrases traduit le doute et l’inquiétude : « Bonjour j'ai recommencé une nouvelle plaquette de pillule il y a 6 jours et je l'ai prise 2 fois avec un retard de 10h environ. Avec le retard j’ai du prendre ma pillule le lendemain matin vers 9h et j'ai eu un rapport le soir meme. Après ce rapport j'ai pris ma pillule a l'heure normal c a dire 23h30environ. Est-ce kil y a un risque de grossesse? Est il préfèrable de prendre la pillule du lendemain? Et si oui combien coute la pillule environ et peut on se la procurer sans l’accord des parents? ».

Autant de manifestations graphiques et syntaxiques de « l’urgence » qui nous semblent caractéristiques du discours adolescent en attente de réponse.

Le corps non-visible mais lisible : la figuration du corps partiel

Un autre procédé, corrélé à la dimension décorporéisée de cet espace médiatique, consiste à représenter dans le discours une image du corps, plus ou moins réaliste, qui permettra au sujet non seulement de se donner à voir par les mots (et donc de renforcer son mode de présence / présentification), mais également d’exprimer indirectement son problème et son rapport au corps propre : « je voudrais savoir vu que maintenant je suppose que vous vous imaginez quelle sorte de corps j’ai, quels sont les vjtements qui me mettent le + en valeur ? j’ai peur de porter des vjtements qui en fait ne me vont pas et font ressortir mes difauts ! » Cette description du corps propre qui apparaît dans les messages propose une peinture présentée comme objective et lucide, et bien souvent aussi crue que cruelle.

De plus, cette figuration du corps fait contrepoids au « larvatus prodeo » propre au dispositif qui permet à l’adolescent d’avancer masqué. « Je voudrais aussi savoir si je suis normale ou un peu ronde ou pas ou ce que vs pensez d’un metre 68 et 53 kg... repondez sil vous plais. ».

Soulignons que par ce procédé descriptif et cette tentative mimétique, c’est une mise à distance qui est opérée en réalité, distanciation visant à produire une forme d’acceptation, voire bien souvent une forme de maîtrise et de contrôle : « voilà, je mappelle marion et je suis extremement complexée par mon corps (mes cuisses, ma poitrine, mes fesses...) . Je crois ke je maproche de " " ma première fois " ", jai peur k’il soit déçu , kil parte en courant ! kan je voi lé autres filles j’ai raison d’être complexée. ke faire ? répondez svp jsuis mal ! ! ! ».

En somme, la crudité du discours n’est que le reflet de toute la cruauté adolescente à l’égard du corps mutant, devenu étranger et sujet à complexes. Le corps décrit et figuré par le discours est un corps partiel, morcelé et fragmenté en multitudes d’objets à questionner car chaque parcelle corporelle peut devenir un problème ou un défaut dans le regard de l’autre, ou du moins dans l’idée que le sujet effrayé s’en fait.

Décrire le corps comme une réalité extrinsèque qui sera examinée à la loupe est en définitive le procédé constant des adolescents pour le questionner, le comprendre, le comparer et, espérons, l’accepter : « Salut à tous ben moi j’ai 17ans , é je sui vraimen complexé par mon corps, mais surtout par mon sex… Je le trouve vraimen bizar (petite levre plus grande, poilue…) Et sincerement j’ai peur de passer à l’acte avec mon copain , ça fait 3mois que je suis avec mais je l’ai toujours empécher de toucher mon sex… » Remarquons avec cet exemple significatif que la figure de l’altérité se dessine à un double niveau : le corps propre est externe au sujet et il est envisagé encore une fois sous le prisme du regard de l’alter ego. C’est ainsi l’autre – le plus souvent dans le cadre de la relation amoureuse – qui devrait permettre au sujet de recoller les morceaux et de s’accepter par une délégation de l’assomption.

La « soma-machie » adolescente : actorialité, autonomie et individuation du corps propre

Face à la dichotomie problématique entre « avoir un corps » et « être un corps », on constate que le corps propre peut devenir sujet, ou plus exactement un tenant lieu de sujet opposé à l’adolescent. C’est ainsi que la figure corporelle va être prise dans un récit et échapper au sujet adolescent et à son contrôle, comme le montre l’exemple suivant : « on a un maletre interieur qu’on tente de controler un maximum Donc juska un certain mmt tt est nié, refoulé... juska ce ke le corps parle à ta place pour exprimer autrement ce qu’il ne sait pas dire par les mots ». C’est un combat qui apparaît entre l’adolescent et le corps qui, doué d’une vie propre, se transforme en véritable acteur ayant sa propre intentionnalité et une volonté distincte.C’est ainsi une véritable prosopopée du corps qui permet de le tenir à distance, de se distinguer de lui.

Pourtant, de nombreux messages montrent que cette dualité entre corps propre et sujet adolescent, qui pose la question du contrôle et de la maîtrise, voire de l’emprise, est explicitement thématisée dans la demande d’aide :« Je me lève en me disant que je vais arriver à changer à surmonter ça, mais dans la journie je commence à penser à la nourriture, savoir ce que je fais manger si je fais une crise, me renseigner sur le menu du midi, sa devient mon obsession quotidienne. De plus je n'accepte pas mon corps tel qu'il est, je ne pense pas qu'on puisse dire que je suis grosse mais moi je ne m'aime pas comme ça et ne me sens pas bien. Je n'ose pas en parler autour de moi car malgré que ce ne soit que l'affaire de 4kg au grand maximum les gens ne me prennent pas au serieux. Alors je continue à me dire que c'est normal, que je suis stressé et que ça va passer. Mais c'est fuax, je me rends compte que je ne me controle pas, c'est mon corps qui decide et pas moi. Aprés chaque crise je me sens si mal, je me dis que c'estr la derniere mais je n'y arrive pas, sa recommence encore. Avant je cachais ma boulimie par des periodes ou je ne mangeais presque rien et ga m'aidait à compenser mais là je commence a prendre vraiment du poids et je me sens d'autant plus mal. De plus tous mon argent passe en nourriture car mes parents n'en savent rien. ».

Le corps est ainsi vécu comme un ennemi intérieur, à défaut de pouvoir être assumé et pris en charge par le sujet.

Conclusion

L’identification et la qualification sémantique, rhétorique et énonciative des « trois corps adolescents » ont permis de conforter et d’étayer les analyses menées par les spécialistes de l’âge adolescent en les précisant et en les caractérisant sur les plans syntaxiques et énonciatifs.

Pour clore ce parcours analytique sur le corps dans les messages adolescents, nous pouvons porter notre attention sur les effets cette mise en discours du corps et souligner l’apport de cette recherche. À partir du travail de classification automatique, des extractions et des analyses sémiotiques spécifiques, nous avons identifié et qualifié sémiotiquement trois corps qui apparaissent de façon superposée : un corps réel, un corps imaginaire et un corps symbolique.

Le corps réel est ainsi un corps partiel, émietté, morcelé, fragmenté qui  plonge le sujet dans la peur et dans la question sur la normalité. À la fois métonymie du sujet et indice de ses expériences, il est construit par des effets de « zonage » et existe discursivement par les figures de la description et de l’énumération (« mes cuisses, mes fesses, mes seins, ma poitrine, l’intérieur des cuisses, etc. ». Il s’agit ainsi d’un corps anatomique, objectivé à distance et avec crudité, mais qui n’en vise pas moins l’appropriation et la jouissance. Tel est l’effet, à nos yeux, de toutes ces procédures de nomination.

Note de bas de page 9 :

 Anthony Mathé, Sémiotique du paraître. Textes, images et pratiques de mode et de beauté, thèse de doctorat, Université de Limoges, 2010.

Le corps imaginaire ou image, sexué et tourné vers l’autre, est un corps donné à voir (ou tout aussi bien dissimulé et retiré au regard de son alter ego). La procédure de monstration caractérise ce « corps-image9 » dans la mesure où il se construit « à l’extérieur » du cadre énonciatif propre au sujet. Ce qui est intéressant en effet ici, c’est de constater que ce corps désir est réintroduit dans le cadre du « à deux » de l’interlocution, puisqu’il est parlé pour quelqu’un d’autre.

Le corps symbolique est un corps parlant, caractérisé par son clivage et sa capacité à métaphoriser quelque chose du vécu du sujet adolescent, et ce, parfois dans une violence à soi préoccupante. Mais c’est un corps qui là se (re)dit dans la parole. Et tel est bien le bénéfice que l’on peut attendre de ce type de parole adolescente et du cadre que Fil Santé Jeunes rend possible.