Un processus à l’œuvre. L’artification de Carl Gustav Jung et de ses œuvres visuelles A process in progress. The artification of Carl Gustav Jung and his visual works

Sébastien Mantegari-Bertorelli 

https://doi.org/10.25965/visible.590

Si la publication en 2009 du Livre rouge du psychiatre suisse Carl Gustav Jung (1875-1961) a entrainé une relecture de l’histoire de la psychologie analytique, elle a également enclenché toute une série d’expositions de par le monde ayant pour but de faire découvrir les nombreuses images peintes et sculptées par ce dernier tout au long de sa vie. Jung et ses œuvres visuelles semblent donc actuellement connaître un processus d’artification, que les sociologues de l’art définissent comme le passage presque ontologique du statut de non-art à art et de non-artiste à artiste. S’appuyant sur les possibilités analytiques et épistémologiques offertes par le concept d’artification, par une analyse des expositions, du marché de l’art et des entretiens, cet article entend donc analyser les pratiques, les discours et les acteurs qui ont permis de considérer a posteriori les productions visuelles d’un psychiatre et homme de science comme de l’art, et leur auteur comme un artiste digne d’être exposé ; en somme le passage de la science à l’art, élargissant ainsi le spectre des acteurs de l’histoire de l’art du XXe siècle.

The publication in 2009 of The Red Book of the Swiss psychiatrist Carl Gustav Jung (1875-1961) has led to a new reading of the history of analytical psychology, but it has also triggered a whole series of exhibitions around the world aimed at introducing visitors to the many images Jung painted and sculpted throughout his life. Jung and his visual works thus seem to be undergoing a process of artification, which art sociologists define as the almost ontological passage from non-art to art and from non-artist to artist. Using the analytical and epistemological possibilities that the concept of artification offers, through an analysis of exhibitions, the art market and interviews, this article sets out to analyse the practices, discourses and protagonists that have made it possible to consider a posteriori the visual productions of a psychiatrist and scientist as art, and their author as an artist worthy of being exhibited ; in short, the passage from science to art, thus broadening the list of protagonists in the history of twentieth-century art.

La pubblicazione nel 2009 del Libro Rosso dello psichiatra svizzero Carl Gustav Jung (1875-1961) ha condotto a una rilettura della storia della psicologia analitica, ma ha anche dato il via a tutta una serie di mostre volte a presentare le numerose immagini da lui dipinte e scolpite nel corso della sua vita. Jung e le sue opere visive sembrano così essere oggetto di un processo di artificazione, che i sociologi dell'arte definiscono come il passaggio quasi ontologico dalla non-arte all'arte e dal non-artista all'artista. Sfruttando le possibilità analitiche ed epistemologiche fornite dal concetto di artificazione, attraverso l'analisi delle mostre, del mercato dell'arte e di interviste, questo articolo si propone di analizzare le pratiche, i discorsi e gli protagonisti che hanno permesso di considerare a posteriori le produzioni visive di uno psichiatra e scienziato come arte, e il loro autore come un artista degno di essere esposto ; in breve, il passaggio dalla scienza all'arte, ampliando così lo spettro degli attori della storia dell'arte del XX secolo.

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Introduction

Mais nous avons découvert que les œuvres ressuscitées ne sont pas nécessairement immortelles. Et que si la mort ne contraint pas le génie au silence, ce n’est pas parce qu’il prévaut contre elle en perpétuant son langage initial, mais en imposant un langage sans cesse modifié, parfois oublié, comme un écho qui répondrait aux siècles, avec leurs voix successives : le chef-d’œuvre ne maintient pas un monologue souverain, il impose l’intermittent et invincible dialogue des résurrections (Malraux, 2012, p. 256).

Note de bas de page 1 :

Pour une description et une analyse, tant de la richesse iconographique que des techniques employées par Chini pour la réalisation du cycle, je renvoie vers Spagnol, 2006.

Note de bas de page 2 :

« C’était encore l’heure vespérale que, dans un de ses livres, il avait appelée l’heure du Titien, parce que toutes les choses y resplendissent finalement d’un or très riche comme les figures nues de cet ouvrier prestigieux et paraissent illuminer le ciel plutôt qu’en recevoir la lumière. », D’Annunzio, 1900, p. 8.

Il faut habituer son regard, une fois franchi le seuil du Pavillon central des Giardini de la Biennale en sa 55e édition (du 1er juin au 24 novembre 2013) ; de par la violence du contraste entre la lumière, aveuglante, de l’extérieur, de Venise l’été, en ses couleurs aplanies, et l’intérieur du vestibule, inondé de pénombre bleue. Le visiteur remarque alors, au premier abord, ce qui le domine : les peintures murales de Galileo Chini, réalisées en 1909 et dont la restauration a précisément été achevée en 2013. Ces huit panneaux, la Civiltà nuova, la geste de la civilisation guidée vers le progrès par la beauté et l’art depuis les origines jusqu’à l’essor de l’âge moderne1, illuminent, pourrait-on croire, d’eux-mêmes, la salle, par l’or des carnations et le cobalt dont le bleu – Venise oblige – accompagne, encadre, spatialise chaque scène, comme si « l’heure du Titien2 » avait pénétré la salle même, alors que décade le jour. Ce n’est qu’après, dans un second temps, que l’on se rend compte qu’en dessous est présenté, exposé en ses multiples sens, un objet, un livre, découvert, ouvert au regard, simplement protégé par une thèque transparente. Autour, scandant rythmiquement la salle, des reproductions de certaines pages du livre qui permettent ainsi, sans avoir à le feuilleter, d’en admirer les peintures. Car ce livre, s’il abrite un texte, est également un réceptacle d’images. Ce livre, c’est le Livre rouge de Carl Gustav Jung (1875-1961).

Figure 1. Vue du Livre rouge dans la première salle de l’exposition Il Palazzo enciclopedico

Figure 1. Vue du Livre rouge dans la première salle de l’exposition Il Palazzo enciclopedico

55e Biennale de Venise, 01/06/2013 – 24/22/2013, © Déborah Couette.

Note de bas de page 3 :

Pour un très bon résumé de l’ensemble des phases – complexes et superposables – de la réalisation du Livre rouge, je renvoie à de Galbert, 2011, pp. 21-35.

L’intellectuel et psychiatre suisse s’est adonné à la réalisation de ce livre – dont la structure globale, par sa graphie gothique, ses lettrines historiées et ses images en pleine pages ressuscitent d’une certaine manière, mais d’une certaine manière seulement, les codex du Moyen Âge – de 1915 à 1928, avant que d’en reprendre très brièvement la rédaction à la toute fin de sa vie, en 19583. Pendant toutes ces années, Jung y retranscrit, retravaille et élabore par le texte et par l’image, toute une série de visions auto-induites, à lui survenues à partir de 1913. Si d’aucuns parmi les proches de Jung en connaissaient l’existence, et avaient même pu le consulter, à la mort du psychiatre le Livre est reproduit, sous forme de cinq fac-simile, un pour chacun de ses enfants, tandis que l’original se voit scellé, caché aux regards, pour un long sommeil. Et ce n’est qu’en 2009, sous l’impulsion de Sonu Shamdasani, professeur à l’University College de Londres, spécialiste de Jung, et de la Foundation of the Works of C. G. Jung, que le Livre rouge est finalement retranscrit et édité, sous forme de fac-simile destiné à la vente d’une part (Jung, 2011) et sous forme uniquement textuelle d’autre part (Jung, 2012).

Note de bas de page 4 :

Les processus techniques dans la réalisation des images peintes par Jung dans le Livre rouge sont ainsi le sujet du livre de Mellick, 2018.

La publication du texte du Livre rouge, dont l’existence était déjà connue, à la manière d’un murmure, par ceux qui s’intéressaient à la figure de Jung, a donc suscité un très grand intérêt de la part des spécialistes. Il appert en effet que, de façon cryptique, ésotérique pourrait-on dire, le texte que Jung écrit à partir de 1915 contient en germe et en clef poétique les principaux concepts et théories psychologiques qui vont par la suite constituer le socle de la psychologie analytique ; des archétypes à l’animus et l’anima, de l’ombre au processus d’individuation. Mais cet objet, sensible et visible autant qu’intelligible, n’est pas seulement un texte, c’est donc également une suite d’images peintes très minutieusement et patiemment par Jung4.

Et l’intérêt suscité par la Livre rouge à partir de 2009, et par ses images peintes dans le plus grand secret, se mesure notamment aux expositions qui ont rapidement été organisées avec l’aval de la Foundation of the Works of C. G. Jung, autour de lui ou d’autres œuvres visuelles de Jung qui ont par la suite elles aussi commencé à s’éveiller au jour des musées, et qui comprennent tant des peintures et des œuvres graphiques que des sculptures.

Cela a donc notamment été le cas de la Biennale de Venise de 2013. Organisée par Massimiliano Gioni, le thème de l’exposition présentée au Pavillon central des Giardini avait pour thème le « Palais encyclopédique », reprenant le titre du projet utopique de l’artiste autodidacte italo-étatsunien Marino Auriti de musée universel devant abriter l’ensemble des connaissances de l’humanité (Gioni, 2013, p. 23). Cependant, la rotonde qui accueillait les visiteurs à l’entrée de l’une des manifestations de l’art actuel les plus importantes au monde ne présentait pas l’immense maquette d’Auriti, cette tour entourée de son portique néoclassique, de son cloître anachronique, élancée vers les possibilités encore inconnues de la connaissance, mais bien la version originale du Livre rouge, entouré de ses reproductions à la manière d’un halo, d’une aura de formes et de couleurs réunissant à la copie l’œuvre authentique, et son hic et nunc (Benjamin, 2015, pp. 12-13).

Émerge alors, au milieu des reflets glauques des eaux vénitiennes, la question du statut et de la nature, artistique ou non, à accorder à Jung et à ses images, à ses œuvres visuelles que le psychiatre suisse réalise dans l’intimité de sa bibliothèque, à Küsnacht, ou dans la cour de sa maison de Bollingen, sur les bords du lac de Zürich, et qui semblent lentement franchir le seuil du musée, outrepasser le porche liminal des institutions culturelles et, plus généralement, s’insérer dans un champ nouveau – ici artistique.

Note de bas de page 5 :

Ibid., paragraphe 9.

Note de bas de page 6 :

Ibid., paragraphe 6.

Un champ apparaît, selon Pierre Bourdieu, suite à un « processus d’institutionnalisation de l’anomie » (2015, p. 222). Il s’agit alors d’un « espace structuré de positions » (Champagne, Christin, paragraphe 2) dont les limites et les frontières sont continuellement en mouvement, objets qu’elles sont de luttes entre les membres de ce dernier et ceux qui n’en font pas encore partie5. Dans son application concrète, le concept de champ vient « articuler les exigences de la description des produits et celles de l’analyse des propriétés et des contraintes des producteurs » et, complétant la notion d’habitus panofskyen, invite à s’intéresser non plus à « l’opus operatum ou [le] projet créateur de la conscience singulière [mais] au modus operandi, aux dispositions et aux conditions qui déterminent l’activité du peintre ou de l’écrivain6 ».

Il résulte ainsi que la sociologie de l’art en général et, parmi ses différents outils et concepts, celui de l’artification en particulier, semblent pouvoir nous permettre de mieux comprendre la nature, les mécanismes et les enjeux de l’évolution presque ontologique du statut de Jung et de ses images. Développé par les sociologues de l’art Roberta Shapiro et Nathalie Heinich à partir de 2004 dans le cadre de l’étude de nouvelles formes de pratiques artistiques dans l’art actuel, l’artification désigne en son essence « le processus de transformation du non-art en art » (Shapiro, 2012, p. 20). Reposant sur des fondements concrets, il ne s’agit pas seulement donc d’une requalification symbolique, ni même d’une élévation dans la hiérarchie artistique qui rapprocherait alors l’artification du phénomène de légitimation et qui apparaît plutôt comme l’étape successive (Heinich, 2019, paragraphe 5) ; la modification se veut davantage ontologique qu’axiologique (Heinich, 2008, paragraphe 6). Roberta Shapiro désigne l’artification comme « la résultante de l’ensemble des opérations, pratiques et symboliques, organisationnelles et discursives, par lesquelles les acteurs s’accordent pour considérer un objet ou une activité comme de l’art. C’est un processus qui institutionnalise l’objet comme œuvre, la pratique comme art, les pratiquants comme artistes, les observateurs comme public… » (Shapiro, 2012, p. 21). L’artification viendrait alors directement et activement participer au « miracle de la transsubstantiation artistique », le « ceci est de l’art » qui désigne selon Louis Marin « la transcription en langage de certaines formes de profération, de gestes et de propositions d’artistes, sur les choses que nous pouvons désigner du terme théologique de transsubstantiation dans la mesure où il y a conversion […] d’une substance en une autre avec permanence des propriétés de la première » (Marin, 2021, p. 168).

Note de bas de page 7 :

L’on se réfère au numéro consacré à l’artification du culinaire dans la revue Sociétés & Représentations, n°34, 2012, et plus particulièrement à l’article de Frédérique Desbuissons, pp. 49-70.

Note de bas de page 8 :

Parmi les études consacrées au passage à l’art de la bande-dessinées, citons parmi les plus récentes Robert, 2023.

Et c’est précisément l’artification qui a été employée pour analyser le passage à l’art, récent ou plus ancien, d’objets ou de pratiques considérées auparavant comme étant exclus ou à tout le moins à la périphérie du champ artistique, à la manière de la cuisine7 ou de la bande-dessinée8 ou qui a encore permis d’étudier l’importance, presque parfois performative, de gestes en leur valeur « artifiante », à la manière de la signature (Heinich, 2008)

À travers donc l’étude des expositions, des institutions, des acteurs et des discours qui ont émergé autour des œuvres visuelles de Carl Gustav Jung, peut-on alors considérer le concept d’artification comme une catégorie d’analyse pertinente et efficiente ? Peut-on parler d’une artification aboutie dans le cas de Jung et de ses œuvres ? Ce passage à l’art est-il terminé et effectif ?

Voici les quelques questions auxquelles cet article se donne comme tâche de répondre. Pour se faire, il s’agira donc de s’intéresser à ces possibles opérations pratiques et symboliques, organisationnelles et discursives mentionnées par Shapiro et Heinich et qui seraient la condition sine qua non de possibilité de l’artification. Après avoir analysé les différentes expositions auxquelles les œuvres de Jung – et par-là même, bien qu’indirectement, Jung lui-même – ont participé, il s’agira de se pencher sur le marché de l’art puis de terminer cette étude sur les discours, la poétique, de différents acteurs, institutionnels ou privés, sur ces œuvres mêmes, parmi lesquels, en premier lieu, Jung lui-même.

Un individu qui s’expose : les œuvres visuelles de Jung dans les musées

Figure 2. Tableau récapitulatif des différentes expositions dans lesquelles ont été exposées des œuvres visuelles de C. G. Jung, de 2009 à 2023.

Institution

Titre de l’exposition

Dates

Objets de C. G. Jung présentés

Rubin Museum of Art, New York

The Red Book of C. G. Jung: Creation of a New Cosmology

7/10/2009 – 15/02/2010

Le Livre rouge, les Livres noirs, esquisses, peintures

The Hammer Museum, Los Angeles

11 /04/2010 – 06/06/2010

The Library of Congress, Washington D. C.

The Red Book of Carl G. Jung. Its Origins and Influence

17/06/2010 – 25/09/2010

Le Livre rouge

Museum Ritberg, Zürich

C. G. Jung. The Red Book

18/12/2010 – 20/03/2011

Le Livre rouge, dessins, peintures, sculptures

Musée national des arts asiatiques Guimet, Paris

Le Livre Rouge de C. G. Jung – Récits d’un voyage intérieur

07/09/2011 – 07/22/2011

Le Livre rouge, esquisses, dessins, peintures, sculptures

Fondation Bodmer, Genève

C. G. Jung. Le rouge et le noir

26/11/2011 – 25/03/2012

Le Livre rouge, les Livres noirs

Biennale de Venise

Il Palazzo enciclopedico

01/06/2013 – 24/11/2013

Le Livre rouge

Art, Design and Architecture Museum, Santa Barbara

Illuminated Imagination: The Art of C.G. Jung

09/01/2019 – 28/04/2020

Le Livre rouge, peintures, dessins, sculptures

Museum Haus C. G. Jung, Küsnacht

C. G. Jung Early Visual and Creative Works

01/11/2020 – 31/10/2022

Dessins, peintures

Tate Modern, Londres

Hilma af Klint & Piet Mondrian: Forms of Life

20/04/2023 – 03/09/2023

Reproductions de peintures

Museum Haus C. G. Jung, Küsnacht

C.G. Jung – Journey into the Unconscious

15/06/2023 – octobre 2025

Peintures, dessins, sculptures, reproductions

Note de bas de page 9 :

Fabienne Brugère montre bien de quelles manières le musée peut être perçu comme un reflet de la société dans son ensemble dans son article « Le musée entre culture populaire et divertissement », Esprit, n°283, 2002, pp. 90-104 [en ligne], https://www.jstor.org/stable/24279008, consulté le 20/06/2023.

Parmi les acteurs du champ de l’art, ceux dont, bien souvent, l’action est la plus visible au sein du public ou, plus généralement, de la société, qui brille avec le plus d’éclat – médiatique à tout le moins – et dont le poids symbolique n’est certes pas le plus mineur9, ces acteurs, ce sont les musées, et leurs actions, leur jeu sur la scène culturelle, ce sont leurs expositions. Il apparaît ainsi que, depuis la publication et l’édition du Livre rouge, plusieurs expositions ont été organisées autour de lui ou à partir de cet objet d’images.

Figure 3. Affiche de l’exposition C.G. Jung. Le rouge et le noir de la Fondation Bodmer, Genève, 26/22/2011 – 25/03/2012

Figure 3. Affiche de l’exposition C.G. Jung. Le rouge et le noir de la Fondation Bodmer, Genève, 26/22/2011 – 25/03/2012

© Fondation Martin Bodmer, Genève.

Le Livre rouge, les Livres noirs – qui sont les cahiers dans lesquels Jung a consigné à partir de 1913 ce que l’on pourrait appeler la matière brute de ses expériences visionnaires et qui ont par ailleurs eux-mêmes été édités sous forme de fac-simile en 2020 (Jung, 2020) –, de même que des esquisses et des peintures reliées au Livre rouge, ont tout d’abord été présentées au Rubin Museum de New York, puis au Hammer Museum de Los Angeles lors d’une exposition itinérante de 2009 à 2010. Immédiatement après, le Livre rouge, seul cette fois-ci, a été présenté à la Bibliothèque du Congrès de Washington D.C. et c’est seulement ensuite qu’une exposition a été organisée dans une institution culturelle européenne, au musée Ritberg de Zürich plus précisément, entre décembre 2010 et mars 2011, puis au musée des arts asiatiques Guimet, à Paris. Une autre exposition a, par la suite, été montée en Suisse, cette-fois à la Fondation Martin Bodmer à Cologny, tout près de Genève, avant que le Livre rouge ne soit présenté au Pavillon central de la Biennale de Venise de 2013. Après cette importante série d’expositions organisées de par le monde de manière presque ininterrompue de 2009 à 2013, une nouvelle présentation d’œuvres de Jung a été décidée en 2019, à Santa Barbara, en Californie, au Art, Design and Architecture Museum, à l’occasion de la publication de l’ouvrage The Art of C. G. Jung, édité par la Foundation of the Works of C. G. Jung et qui se voulait une première présentation générale des œuvres visuelles de Jung, avec notamment deux textes écrits par des historiennes de l’art travaillant avec cette dernière (Hoerni et al., 2019). Entre novembre 2020 et décembre 2022, a été ouverte une première exposition consacrée aux œuvres de Jung au sein de sa maison familiale, à Küsnacht, partiellement transformée en musée, et qui se focalisait quant à elle sur la production peinte de jeunesse du psychiatre, soit celle qui précède la période de réalisation du Livre rouge. À sa suite, une seconde exposition s’est ouverte en juin 2023, consacrée quant à elle, et de la même manière que l’exposition de Santa Barbara, à mettre en lumière les liens entre créations visuelle et scientifique chez le psychiatre suisse. Enfin, l’exposition organisée du 20 avril au 3 septembre 2023 par la Tate Modern de Londres autour des relations possibles entre les œuvres, les recherches artistiques et les préoccupations, notamment spirituelles, de Hilma af Klint et Piet Mondrian présentait, dans une salle consacrée au Zeitgeist commun dans lequel ont vécu les deux artistes, des reproductions de certaines œuvres de Jung, et notamment du Livre rouge.

Figure 4. Présentation des reproductions des œuvres visuelles de Jung dans l’une des salles de l’exposition Hilma af Klint & Piet Mondrian : Forms of Life, présentée à la Tate Modern de Londres, 20/04/2023 – 03/09/2023,

Figure 4. Présentation des reproductions des œuvres visuelles de Jung dans l’une des salles de l’exposition Hilma af Klint & Piet Mondrian : Forms of Life, présentée à la Tate Modern de Londres, 20/04/2023 – 03/09/2023,

© Sébastien Mantegari Bertorelli.

À partir de ces différentes expositions, plusieurs observations s’imposent. On peut remarquer tout d’abord que, mis à part la Biennale de Venise (dont le propos est par essence très particulier) et celle de la Tate Modern, spécifiquement consacrée à deux artistes différents, l’ensemble de ces expositions – dont la majeure partie, tout d’abord du moins, a été organisée aux États-Unis – avait un caractère essentiellement monographique et était exclusivement consacrée à Jung et à ses œuvres visuelles. En effet, bien qu’elles aient été initiées à l’occasion de la parution du texte et du fac-simile du Livre rouge, sur l’ensemble des expositions présentées (hormis celle de Londres), plus de la moitié présentait non seulement le Livre rouge, mais également d’autres œuvres de Jung : des esquisses pour ce dernier, des dessins, des peintures ou des sculptures réalisées par Jung à la même période, soit durant les décennies 1910 et 1920. La première exposition organisée au sein de la maison de Jung à Küsnacht à partir de 2020 ne présentait quant à elle que des œuvres antérieures. Plus généralement, toujours en mettant de côté la Biennale et l’exposition de la Tate Modern, le propos des différents organisateurs semble avoir été de contextualiser avant tout le Livre rouge au sein de la stricte production jungienne, qu’elle soit par ailleurs visuelle ou scientifique. Cela permet donc de mieux comprendre la présentation du Livre au seul regard d’autres œuvres et de textes que Jung a écrit au même moment ou immédiatement après.

Par ailleurs, si l’on se penche sur la nature même des institutions culturelles et muséales qui ont accueillies les œuvres de Carl Gustav Jung, l’on ne peut que constater que, à l’exclusion du Hammer Museum de Los Angeles, du Art, Design and Architecture Museum de Santa Barbara, de la Tate Modern et de la Biennale, aucune d’entre elles n’est un musée des « beaux-arts » au sens classique du terme ou bien un musée d’art moderne (Pomian, 2022, p. 667). En effet, ces différentes institutions ne présentent pas dans leurs collections propres – lorsqu’elles en ont – des œuvres d’art occidentales. Le Rubin Museum abrite ainsi une collection d’art tibétain, de même que le musée Ritberg est un musée zurichois consacré aux productions non-occidentales, avec des œuvres et des objets provenant d’Asie, d’Afrique, d’Amérique et d’Océanie, tandis que, de manière similaire, le musée Guimet de Paris constitue le principal musée national français consacré aux arts, aux productions et aux cultures d’Asie. Si la bibliothèque du Congrès à Washington D.C. est naturellement une institution consacrée aux livres, il en va de même avec la Fondation Bodmer, qui possède une collection composée exclusivement de livres et de manuscrits anciens. Si la maison de Jung à Küsnacht, ouverte partiellement en tant que musée depuis 2018, possède quant à elle une partie des œuvres visuelles de Jung, elle ne les expose toutefois pas de façon permanente, n’ayant entre autres pas l’espace nécessaire dans une demeure encore partiellement habitée par les héritiers et membres de la famille. Mises à part les deux expositions précédemment mentionnées et organisées dans une seule salle, elle est donc davantage un lieu qui se découvre pour lui-même, rendant notamment accessible, le temps d’une visite guidée, le bureau et la bibliothèque où Jung travaillait et recevait ses patients.

Figure 5. Photographie de l’une des salles de l’exposition Illuminated Imagination : The Art of C.G. Jung, Santa Barbara, Art, Design and Architecture Museum, 09/01/2019-28/04/2020.

Figure 5. Photographie de l’une des salles de l’exposition Illuminated Imagination : The Art of C.G. Jung, Santa Barbara, Art, Design and Architecture Museum, 09/01/2019-28/04/2020.

La nature de ces différentes institutions semble donc avoir fortement déterminé le contenu des expositions qu’elles ont abritées. Ainsi la Bibliothèque du Congrès s’attachait principalement, en plus de présenter le Livre rouge et sa genèse, à développer et expliquer la réception des idées et des théories jungiennes en matière de psychologie chez des autrices et auteurs états-uniens. L’exposition de la Fondation Bodmer confrontait quant à elle le Livre rouge avec des ouvrages sur la gnose et l’alchimie, deux domaines qui ont fortement intéressé Jung au cours de sa vie, afin de mettre en lumière des ponts théoriques et conceptuels possibles, des parallèles dans les idées et les références, de sorte à recontextualiser la culture intellectuelle dans laquelle le Livre rouge a pris vie. Il résulte que le musée Guimet était finalement le seul à proposer une perspective quelque peu comparatiste, en insistant tout particulièrement sur les mandalas réalisés par Jung, dans le Livre rouge mais aussi dans des peintures et des dessins à part, afin de les mettre en perspective avec des mandalas, principalement tibétains, issus des collections du musée. Si le terme de mandala, entendu au sens jungien du terme, désigne toute forme abstraite ou figurative, peinte, dessinée ou sculptée, par laquelle un sujet tente de mettre en image et d’extérioriser des processus et contenus psychiques inconscients (Jung, 1985, p. 69), son origine tant étymologique que conceptuelle est en effet à rechercher dans les techniques de médiation du bouddhisme ésotérique vajrayana, pratiqué principalement au Tibet, et dont les mandalas conservés par le musée Guimet sont le fruit.

Note de bas de page 10 :

Bettina Kaufmann et Kathrin Shaeppi ont ainsi semble-t-il exploré la question des relations possibles entre les œuvres de Carl Gustav Jung et Hilma af Klint dans « Illuminating Parallels in the Life and Art of Hilma af Klint and C. G. Jung », ARAS Connections : Image and Archetype, n°4, 2019 [en ligne], https://aras.org/sites/default/files/docs/000134SchaeppiKaufmann.pdf, consulté le 17/02/2021.

La présence de reproductions de peintures de Jung à l’exposition consacrée à Hilma af Klint et Piet Mondrian à la Tate Modern, de par leur nature même de copies, met littéralement en lumière, expose leur caractère purement illustratif. Au sein de leur présentation, nul ne songe – dans l’état actuel des recherches tout du moins10 – à suggérer une relation de réception et encore moins d’influence entre l’artiste suédoise, le peintre néerlandais et le psychiatre suisse. La lecture proposée par les curateurs visait surtout à montrer que, à une même époque, différents individus réunis par des préoccupations similaires, notamment en matière spirituelle, ont réalisé des œuvres qui s’apparentent les unes aux autres, se répondent d’une certaine manière à travers l’espace dans un temps commun et proposent des voix au diapason, parallèles, à la question d’une forme de renouveau spirituel dans leur rapport, notamment, à une certaine forme d’au-delà de la figuration (Abdel Nabi, p. 161).

Note de bas de page 11 :

Entretien avec Massimiliano Gioni, 30/03/2022.

Enfin, la Biennale de Venise de 2013 présentait dans le parcours de l’exposition internationale du Pavillon central des Giardini simultanément des artistes actuels, des œuvres affiliées à l’Art Brut et les travaux de ceux que Massimiliano Gioni, l’organisateur de cette édition de la Biennale et le curateur de l’exposition, nomme des outsiders ou encore des amateurs, c'est-à-dire des créateurs qui ne participent pas nécessairement de façon directe ou publique au champ de l’art, dans une claire volonté d’interroger le rôle, la nature des images, et de mêler l’ensemble des productions de ces différents individus afin d’abroger les frontières, d’aplanir les reliefs et d’échapper aux cadres qui séparent art et non-art11.

Si donc, depuis la publication du Livre rouge, plusieurs expositions ont été organisées à partir, autour ou bien encore avec des œuvres visuelles de Jung, on ne peut que constater que la nature des institutions qui les ont abritées ne tendait pas à éclaircir la brume qui entoure le statut de ces dernières. De même, le propos de ces manifestations se voulait bien souvent avant tout comme une présentation générale du travail de Jung dans le champ des images – lorsqu’il ne s’agissait pas seulement d’une forme d’illustration comparatiste – somme toute assez prudente et qui évacuait bien souvent la question du statut ontologique même à donner précisément à ce qui était présenté. En insistant sur la genèse et l’histoire du Livre rouge, il s’est surtout agi de mettre en avant l’apport de ce dernier dans l’histoire de la psychologie analytique, de souligner certaines de ses sources d’inspirations intellectuelles et philosophiques et, mis à part une partie de l’exposition du musée Guimet, la question des sources et des relations entre la pratique visuelle de Jung et des pratiques artistiques de son temps ou passées a très peu été énoncée. Seule vient nuancer cela l’exposition dévolue à Hilma af Klint et Piet Mondrian à la Tate Modern ; seule exposition, en effet, bien que de façon très mesurée, et par le biais d’un unique cartel, à esquisser l’ombre et le murmure d’un discours qui tendrait à mettre en parallèle les créations visuelles de Jung avec des pratiques contemporaines. Et seule exposition, avec celle du musée Guimet, à présenter un catalogue où les œuvres visuelles de Jung côtoient des œuvres considérées sans l’ombre d’une ambigüité comme artistiques. Il est à se demander si, quatorze ans après la première exposition organisée autour du Livre rouge, celle de la Tate Modern n’a pas comme débuté un nouveau cycle d’expositions des œuvres de Jung selon un axe davantage comparatiste que présentatif, venant ainsi éclaircir par l’éclairage timide de ses salles, nuancer par les couleurs de ses cimaises, un statut des œuvres de Jung dans les musées pour l’heure encore ambigu.

Un individu qui se vend : les œuvres de Jung sur le marché de l’art

Figure 6. Carl Gustav Jung, Scène cultuelle avec Phanês, 1920 ca.

Figure 6. Carl Gustav Jung, Scène cultuelle avec Phanês, 1920 ca.

gouache et bronze doré sur papier, 28.5x20.5 cm, lot n° 45 de la vente Sotheby’s « Music, Continental and Russian Books and Manuscripts », 28 mai 2015, collection privée, © 2007 Fondation des Œuvres de C.G. Jung, Zürich.

Note de bas de page 12 :

Je renvoie à l’article de Raymonde Moulin, toujours d’actualité : « Le marché de l’art. La construction des valeurs artistiques”, Esprit, n°195, 1993, pp. 139-147 [en ligne], https://www.jstor.org/stable/24276481, consulté le 20/06/2023.

Cette forme d’ambigüité, de nature des œuvres et de statut de celui qui en est à l’origine, se retrouve également au sein d’un autre des grands acteurs du champ de l’art, c'est-à-dire le marché12.

Jusqu’à présent, le seul cas répertorié d’une vente d’une œuvre visuelle de Jung sur le marché de l’art, et qui ne soit donc pas une lettre ou un manuscrit, est celui de la vente organisée à Londres par Sotheby’s le 28 mai 2015. Le lot n° 45, en effet, n’était rien de moins qu’une peinture de Jung, une gouache de petit format représentant une scène rituelle dont l’iconographie et la facture se retrouvent dans d’autres de ses peintures, notamment dans le Livre rouge, à la page 113 du Liber secundus. Cette scène rituelle, dont la date de réalisation a été estimée à 1920, datation par la suite confirmée par Diane Finielo Zervas dans un article publié dans la revue Phanês, Journal for Jung History, aurait été offerte par Jung à Peter Baynes, ami, collègue, compagnon de voyage du psychiatre en Afrique de l’Est entre 1925 et 1926 et premier traducteur de ses œuvres en anglais (Zervas, 2019). De toute évidence, il s’agirait donc de la famille de Peter Baynes qui aurait mis en vente la peinture.

La présentation de l’œuvre par Sotheby’s reste relativement – et prudemment ici aussi – succincte, le texte et son auteur, après une brève description de l’œuvre, insistant sur le fait qu’il s’agit de la seule œuvre de Jung jamais proposée par une maison de vente aux enchères et que l’iconographie de la peinture est similaire à celles de certaines images du Livre rouge, sans toutefois en proposer une analyse plus approfondie, ni d’un point de vue iconographique, ni sur les relations possibles entre Jung et des artistes, qu’ils soient à lui contemporains ou non.

Note de bas de page 13 :

Voir ainsi la partie consacrée à Sotheby’s dans le chapitre « The Major London Auction Houses » au sein du livre de Shireen Huda, Pedigree and Panache : A History of the Art Auction in Australia, Canberra, ANU Press, 2008, pp. 29-30 [en ligne], https://www.jstor.org/stable/j.ctt24hdmd.8?seq=12, consulté le 20/06/2023.

Il est à remarquer – vente oblige – que la peinture de Jung, estimée entre 30 000 et 50 000 livres, a été adjugée pour 40 000 livres, soit environ 46 000 euros ou encore 45 500 francs suisses. Il s’agit donc là, indiscutablement, d’un objet doué, monétairement en tous cas, d’une certaine valeur, mis en vente par l’une des maisons de vente aux enchères les plus prestigieuses qui soient13.

Or l’ambigüité qui gravite en ellipses autour du statut des œuvres de Jung se retrouve également à l’occasion de cette vente, et tout d’abord de par la nature même de cette dernière.

La vente organisée par Sotheby’s était en effet intitulée « Music, Continental and Russian Books and Manuscripts » et proposait donc aux enchères des ouvrages anciens, des traductions de tragédies ou de textes grecs ou latins par exemple, des gravures, des anciens traités de médecine chinoise et de nombreuses lettres autographes, de Thomas Mann, Sigmund Freud, Schopenhauer ou Goethe par exemple, mais aussi de Rodin ou de Gauguin.

En ce qui concerne les artistes occidentaux et leurs œuvres visuelles, on trouve certaines de leurs productions dans le catalogue réalisé à l’occasion, sous forme d’eaux-fortes ou de gravures, de Picasso notamment, proposées à la vente pour elle-même ou bien dans le cadre d’un texte illustré par une œuvre de ces artistes, à la manière du Piège de Méduse, une comédie lyrique d’Éric Satie accompagnée de gravures sur bois de Georges Braque. Il résulte que, dans l’ensemble de cette vente, celle de Jung apparaissait comme la seule peinture per sé. Émerge de fait une forme d’incohérence, comme une tâche constituée par les tesselles de couleurs bleues et or qui ornent la peinture de Jung, dans la présence de cette dernière lors de cette vente, qui était semble-t-il composée d’un amalgame hétéroclite de plusieurs objets et images de natures différentes, proposés lors d’une même enchère. On peut dès lors supputer que l’amalgame entre ces différents objets de natures variées – mélange, succession sans logique apparente, que l’on retrouve dans le titre même de l’enchère – résulte probablement du fait que l’on ne pouvait pas ou l’on ne voulait pas les vendre ailleurs ; objets hybrides – textes et images parfois mêlés – qui ne pouvaient clairement être rattachés à une catégorie précise.

Si une œuvre de Jung se retrouve par conséquent sur le marché de l’art, le positionnement de ses acteurs, de la même manière que ceux des musées et des expositions, reste également circonspect quant au statut à lui accorder et, plutôt que d’insérer ce lot dans une enchère exclusivement consacrée à des œuvres ou des objets d’art, on lui préfère une vente dont l’ampleur et la variété des diverses natures des objets présentés permettent non seulement d’en noyer toute cohérence mais également de proposer, implicitement, tout autant de statuts possibles à Jung et son travail pictural.

Un individu dont on parle : démarches et discours autour des œuvres de Jung

Si l’on s’intéresse à présent aux discours des différents acteurs qui ont participé, indirectement ou non, à apporter une réponse à la question de la nature artistique des œuvres visuelles de Jung, l’on peut remarquer que se retrouve une ambigüité similaire sur le statut ontologique que l’on pourrait leur accorder et, en premier chef, dans les écrits du premier concerné : Carl Gustav Jung lui-même.

Ainsi, lors d’un séminaire organisé en 1925 au club psychologique de Zürich, Jung relate, probablement pour la première fois, devant un public composé de ses élèves et collègues, ce qu’il nomme sa « confrontation avec l’inconscient », cette expérience séminale de visions auto-induites à l’origine de la rédaction du Livre rouge (Jung, Jaffé, 1973, pp. 285-286), Livre rouge qu’il était alors en train de réaliser au même moment. Or, alors qu’il retranscrit sous forme textuelle et élaborée, dans une écriture gothique déposée patiemment à la plume sur le parchemin d’abord puis directement sur l’épais papier du Livre rouge ensuite, le récit de ses expériences visionnaires, Jung déclare avoir entendu une voix féminine issue de son inconscient et qu’il identifie par la suite comme étant celle de son anima, lui dire que ce qu’il était en train de faire serait de l’art. À cette voix intérieure et susurrante – que Sonu Shamdasani rattache à une expérience vécue dans la vie pourrait-on dire extérieure de Jung, avec sa collègue Maria Moltzer (Shamdasani, 2018, p. 282) –, Jung aurait alors déposé une fin de non recevoir, un « non » ferme ; selon lui ce qu’il faisait alors ne pouvait être de l’art, et voici comment il le justifie à ses élèves :

Avec la secrète conviction que c’était de l’art, j’aurais facilement pu regarder le flux de l’inconscient comme si j’avais été au cinéma. Quand je lis un livre, je peux être profondément touché, mais, en définitive, cela demeure totalement extérieur à moi ; de la même façon, si j’avais considéré ces rêves et ces imaginations qui venaient de l’inconscient comme de l’art je n’en aurais eu qu’une idée au niveau de la perception, et n’aurais éprouvé aucune obligation morale à leur égard (Jung, 2015, p. 119).

En somme, Jung refuse, consciemment pourrait-on dire, de considérer ce qu’il écrivait – et non ce qu’il peignait – comme de l’art, car ce faisant il aurait, selon lui tout du moins, perdu une partie de la richesse et de la signification des images mentales qu’il rencontrait, cédant à une forme d’esthétisation dont il désirait éviter les écueils séducteurs. Lors d’une autre séance du même séminaire, voici ce qu’il déclare :

Pour en revenir à la question de l’imagination, si l’on arrive à se libérer de la résistance qu’on a à entrer en contact avec l’inconscient, et que l’on parvient à développer la faculté de coller à l’imagination, on peut alors observer le jeu des images. C’est ce que fait très naturellement tout artiste, mais il n’en retient que la valeur esthétique, alors que l’analyste essaie de saisir toutes les valeurs, intellectuelles, esthétiques, émotionnelles et intuitives (Jung, 2015, p. 104).

Il résulte que, selon Jung lui-même, son travail sur les images, s’il se rapproche de ce que peut faire un artiste, apparaîtrait plus complet, irait au-delà même de la simple expérience artistique car, de la signification véritable des images, il percevrait la totalité, la profondeur de leur potentiel, lorsque l’artiste s’arrêterait à la surface des apparences formelles, comme l’on regarde l’eau du dessus, sans y plonger le visage. On perçoit donc chez Jung la nécessité d’une justification, signe donc qu’il s’interrogeait lui-même sur le sens à donner à ce travail qu’il effectuait alors autour du Livre rouge. Mais l’on voit aussi que, davantage que de remplir à une définition précise de ce que serait ou non de l’art, l’orientation prise par les justifications de Jung correspond davantage à un choix conscient de refuser à faire entrer son travail dans toute catégorie artistique. Et l’on peut supputer que, au-delà de supposées distinctions théoriques, Jung avait à cœur, à cette période de sa vie et devant ses élèves plus précisément, de se différencier d’un artiste, de crainte, peut-être, que ne soit sinon remise en cause la valeur scientifique – objective ? – de son travail et de ses expériences psychologiques dont il était alors le principal objet, le sujet privilégié.

Le discours officiel tenu par la Foundation of the Works of C. G. Jung semble, quant à lui, tenter de réconcilier ses deux aspects, et d’entamer une voie médiane, rendue possible par son caractère postérieur à Jung lui-même. Celle-ci est en effet, entre autres, la détentrice du droit moral sur les images et sur les œuvres visuelles de Jung. Avec la Fondation de la Foundation C. G. Jung Küsnacht, qui est responsable de la maison-musée, d’elle ont donc dépendu les prêts des œuvres de ce dernier dans les différentes expositions précédemment étudiées.

Note de bas de page 14 :

Entretien avec Thomas Fischer, 11/05/2022.

Note de bas de page 15 :

Ibid.

Mais c’est également la Foundation of the Works of C. G. Jung qui a, en 2018, publié un ouvrage qui se voulait comme le premier catalogue des œuvres visuelles de Jung et intitulé The Art of C.G. Jung (Hoerni et al., 2019), ouvrage qui a par ailleurs constitué comme le catalogue de l’exposition organisée à Santa Barbara l’année même de sa parution. Au cours d’un entretien organisé le 11 mai 2022 avec Thomas Fischer, président de la Foundation entre 2013 et 2020, celui-ci a indiqué que, si dans le corps des divers essais, les différentes créations de Jung étaient considérées et désignées comme des « visual works », le titre de l’ouvrage mentionnant le caractère artistique de ces dernières avait été expressément demandé par l’éditeur pour des raisons commerciales14. Les textes composant le cœur du livre, qui pour le reste présente succinctement une forme de classification thématique des œuvres visuelles de Jung, ont été écrits par des membres de la Foundation mais aussi par deux historiennes de l’art, Bettina Kaufmann et Medea Hoch. Si l’essai rédigé à quatre mains par Bettina Kaufmann avec Thomas Fischer, membre donc de la famille Jung, était consacré aux rapports entre ce dernier et les artistes modernes (Fischer, Kaufmann, 2019, pp. 19-31), celui de Medea Hoch consistait quant à lui en une étude précise de la conception de la couleur chez le psychiatre suisse, mise en perspective avec des recherches similaires entreprises par des artistes à lui contemporains (Hoch, 2019, pp. 33-49). La question ontologique de la nature artistique ou non des œuvres de Jung n’était toutefois pas réellement abordée. Pour Thomas Fischer néanmoins, les créations visuelles de Jung appartiennent au domaine de l’art ; non pas tant, cependant, parce qu’elles s’inscrivent dans l’histoire de l’art ou parce que Jung aurait fait partie de réseaux et de sociabilités artistiques, mais bien de part le soin, le temps, la minutie qui sont à l’origine de ces œuvres mêmes, l’importance que Jung accordait à l’exécution de ce travail, dans une acception de l’art qui accorderait la primauté à la technique et qui le rapprocherait alors de la notion d’artisanat15.

Note de bas de page 16 :

Ibid.

Par ailleurs, la Foundation, observant l’intérêt d’un nouveau public pour Jung suite à la publication du Livre rouge et des peintures qu’il y a réalisé – public différent donc, et plus vaste, que celui intéressé strictement par la psychologie analytique et son histoire – aurait, toujours selon Thomas Fischer, décidé d’accompagner ce mouvement, plutôt que de l’initier, avec non seulement la publication de The Art of C.G. Jung, mais également en partenariat avec la maison-musée de Jung, par l’exposition de ses œuvres à Küsnacht16.

S’il est donc intéressant de percevoir le rôle, tout d’abord en retrait, puis au fur et à mesure plus actif de la Foundation of the Works of C. G. Jung et de la maison-musée administrée par la Foundation C. G. Jung Küsnacht en raison du pouvoir exercé par le public et ses attentes supposées, l’on peut également remarquer l’importance du rôle de ce dernier qui agit, quoique de manière pourrait-on dire passive – inconsciente ? – dans le cadre global de la théorie de l’artification.

Si l’on s’intéresse à présent aux discours tenus autour ou bien à l’occasion de la manifestation qui a ouvert ce texte, c'est-à-dire la Biennale de Venise de 2013, l’on perçoit ici aussi une forme d’ambigüité générale sur l’artification possible de Jung. L’exposition internationale présentait donc, en ouverture, le Livre rouge de Jung, avant de proposer un parcours où étaient mêlés œuvres d’art canoniques, productions issues d’auteurs de l’Art brut, mais aussi objets dont le statut de leurs créateurs n’était pas précisé, de même que des pièces ethnographiques.

Note de bas de page 17 :

Entretien avec Massimiliano Gioni, 30/03/2022.

Or il apparaît que, lors de cette grande exposition bisannuelle de l’art d’aujourd’hui, évènement qui, semble-t-il, aurait pu parachever, davantage que tout autre, l’entrée de Jung au sein du panthéon des artistes, le propos était en réalité très nuancé. En effet, au cours d’un entretien organisé le 30 mars 2022 avec le commissaire et organisateur de la Biennale, Massimiliano Gioni, ce dernier a ainsi insisté sur le fait que le but de l’exposition organisée au Pavillon central des Giardini était précisément d’engager une réflexion sur les images et d’interroger les critères généralement acceptés afin de déterminer ce qui pouvait ou non être considéré comme une œuvre d’art17. En ce sens, l’exposition mélangeait artistes établis et ce qu’il appelle des amateurs ou encore des outsiders, soit les créateurs qui sont en dehors, pour un temps du moins, du champ de l’art afin de tenter de gommer toute hiérarchie ou différence entre les acteurs institués du champ et les autres. Le choix d’exposer Jung répondait donc à cet objectif d’estomper les frontières entre artistes et non-artistes puisque, selon Massimiliano Gioni, Jung ne peut pas être considéré comme un artiste au sens classique du terme. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que le nom de Jung figure au catalogue de la Biennale sur la liste des « artistes exposants » (Gioni, 2013, p. 397), accompagné d’une courte biographie, ce sur quoi Massimiliano Gioni a déclaré qu’il s’agissait d’une erreur involontaire, et que le projet initial était bien de créer une seule et unique liste de participants, sans en relever la qualité supposée d’artiste ou non. Cela étant dit, l’inscription, même par erreur du nom de Jung sur cette liste, l’inscrit dès lors, dans l’imaginaire et l’inconscient de ceux qui en consulteraient le catalogue du moins, dans un statut artistique qui participe de fait à son artification.

Un dernier discours reste à présent à étudier dans le cadre de l’artification potentielle de Jung et de ses œuvres visuelles ; celui des historiennes et historiens de l’art et de leurs textes scientifiques. Si les deux essais de Bettina Kaufmann et de Medea Hoch ont été auparavant déjà mentionnés, il convient de s’intéresser aux autres textes scientifiques potentiels rédigés autour des œuvres de Jung.

En 2016 s’est ainsi tenu près de Bruxelles un colloque intitulé Jung et l’élan créateur qui visait à étudier la figure du psychiatre suisse et ses théories au regard de la création artistique en général. Parmi les interventions consacrées à l’art brut et aux individus (Rolin, 2018, pp. 113-156) ou encore aux rapports entre les pratiques artistiques de Jackson Pollock et d’Anselm Kiefer (Gaillard, 2018, pp. 193-236), celle de Sonu Shamdasani, éditeur du Livre rouge, était quant à elle spécifiquement consacrée aux mandalas de Jung et ses rapports à l’art moderne, en relatant notamment ses expériences – le plus souvent indirectes, en apparence tout du moins – avec ses acteurs (Shamdasani, 2018, pp. 269-324). Son analyse ne consistait donc pas tant dans une étude des œuvres de Jung au regard de la création artistique contemporaine ou ancienne, mais davantage à une sorte de contextualisation historique. C’est également Sonu Shamdasani qui est l’origine de la revue Phânes, Journal for Jung history qui s’attèle depuis 2018 à proposer des articles consacrés à l’histoire du psychiatre, de ses théories et de la discipline dont il est à l’origine. Et, entre des contributions dévolues à la rencontre de Jung avec son public français à Paris en 1934 (Serina, 2018, pp. 111-137) ou les relations entre les développements de la psychologie analytique et le bouddhisme zen (Know, 2021, pp. 51-81), deux articles étaient consacrés à des œuvres visuelles de Jung. Rédigés par Diane Finiello Zervas, historienne de l’art dont la majeure partie des productions scientifiques traitent de la période de la Renaissance italienne, le premier d’entre eux était consacré à une suite de figures récurrentes dans les peintures et les sculptures de Jung et à l’interprétation de leur signification (Zervas, 2019, pp. 59-103), alors que le second prenait pour sujet la couleur, son utilisation et sa symbolique dans les peintures du Livre rouge (Zervas, 2020, pp. 25-75).

A l’exception de l’essai de Sonu Shamdasani qui mentionnait les relations attestées entre Jung et les membres de Dada à Zürich, il est globalement à noter que, tout comme dans le cas des expositions précédemment étudiées, il résulte une forme d’isolement de Jung et de ses images de tout contexte artistique, créatif ou culturel contemporain. L’étude des œuvres visuelles de Jung est encore une fois circonscrite à Jung lui-même et, éventuellement, aux développements historiques de ses théories psychologiques, à la manière d’un monde à soi, clos sur lui-même, un hortus conclusus de pensées, de visions et d’images peintes ou sculptées qui ne se répondraient qu’entre elles et qui se nourriraient l’une l’autre sans regard, ni pensée, vers l’extérieur. Car, ici aussi, la question du statut potentiellement artistique des images réalisées par le psychiatre suisse n’est jamais évoquée, rémanent dans une brume – inconsciente ? – de doutes potentiels et de prudentes incertitudes.

Conclusion

Il produit sans s’approprier,
Il agit sans rien attendre,
Son œuvre accomplie, il ne s’y attache pas,
et puisqu’il ne s’y attache pas,
son œuvre restera. (Barthes, 1979, p. 13.)

Si l’artification désigne donc « l’ensemble des processus (cognitifs, sémantiques, institutionnels, juridiques, économiques, perceptifs…) aboutissant à faire franchir à un objet (œuvre) ou à une catégorie de personnes (artistes) la frontière entre non-art et art » (Heinich, 2008, paragraphe 5), un « geste de déplacement » autant qu’une modification de la « substance » de l’objet (Marin, 2021, p. 169), on perçoit bien, à travers l’étude des expositions, du marché de l’art et des discours des différents acteurs ou institutions du champ de l’art ou du champ jungien, que ce processus artificatoire n’est pas tout à fait abouti. Si les œuvres visuelles de Jung, au premier rang desquelles le Livre rouge, ont fait leur entrée – temporaire – dans les musées ou, dans une bien moindre mesure, sur le marché de l’art et dans le champ des études scientifiques et universitaires d’histoire de l’art, c’est bien isolés des autres artefacts considérés sans la moindre ambigüité comme artistiques, et plutôt comme des objets au statut particulier, avant tout mis en relation avec la vie de Jung et ses théories psychologiques. S’il y a donc bien artification dans le cas de Jung, celle-ci n’est pas encore parachevée, et nul doute que la publication d’un ouvrage comme The Art of C.G.Jung ou encore l’exposition de la Tate Modern où, pour la première fois, des œuvres de Jung sont mises en confrontation avec celles d’artistes à lui contemporains, sont amenés à constituer un premier pas au-delà du seuil artistique, comme la marche dernière avant de rejoindre les artistes que Jung a fréquenté et auxquels, par ailleurs, il s’est confronté.

Note de bas de page 18 :

Processus de patrimonialisation au cours duquel, par ailleurs, « la place du droit [est] essentielle – sans être absolue ni exclusive – » selon Line Touzeau-Mouflard, 2021, p. 24.

Note de bas de page 19 :

Je renvoie ainsi à la première partie de l’article d’Anna Trespeuch Berthelot, « Les mues de l’Internationale situationniste », 2021, pp. 279-304.

Il est, dans le cadre des institutions muséales, également à noter que, pour l’heure tout du moins, aucune création visuelle de Jung ne se trouve dans une collection publique. Si l’entrée permanente de Jung dans un musée correspondrait au parachèvement d’une autre catégorie d’analyse des œuvres d’art, celle de la patrimonialisation18, reste qu’elle entérinerait également, et d’une manière presque triomphante ou en tout cas éclatante, l’artification du psychiatre suisse. Car, en dernière analyse, il se perçoit bien que l’artification, bien que pertinente, en tant qu’outil méthodologique ne semble pas se suffire à elle-même ; et d’autres concepts, comme la patrimonialisation donc, liée elle-même à la légitimation19, apparaissent comme d’autres concepts dont la complémentarité ne semble pas facultative mais bien la condition sine qua non, pour mieux percevoir, à travers les reflets lumineux bleus-verts sur la surface des eaux de Venise, émerger des vagues adriatiques un statut, un devenir nouveau, pour Jung et ses œuvres visuelles : celui d’artiste et d’œuvres d’art.

Plus amplement cependant, on voit bien que la place de Jung dans le champ artistique – celle qu’il a occupée ; celle qu’on lui fait occuper – trouble nombre de catégories. En cela, sa personne et son statut s’articulent à sa pratique et ses œuvres visuelles et deviennent bien ce que George Didi-Huberman appelle un symptôme en histoire de l’art (1996, pp. 157-158). Et, dans le cas d’un psychiatre, quiconque conviendra que cela n’est certes pas dénué d’ironie...