Art, mythe et science : à propos des travaux de Friedrich Nietzsche sur l’art athénien du Vème siècle av. J.-C. et propositions pour une caractérisation sémiotique de l’art au sein de l’espace culturel contemporain Art, myth and science: Friedrich Nietzsche's work on Athenian art in the 5th century BC and proposals for a semiotic characterisation of art in contemporary culture

Santiago Guillén 

https://doi.org/10.25965/visible.624

Cet article étudie les travaux de Friedrich Nietzsche sur l’art et plus particulièrement sur l’art tragique du VIè et Vè siècles avant notre ère à Athènes dans le but d’élaborer une proposition de définition de l’art en relation au mythe et à la science dans notre société contemporaine. Après avoir expliqué les thèses de Nietzsche qui voit dans la tragédie attique le résultat de la rencontre entre deux puissances artistiques : le dionysiaque (l’art musical) et l’apollinien (l’art visuel), nous nous interrogeons sur la possibilité de caractériser la forme artistique comme le résultat d’un parcours génératif qui va de l’énergie modale vers la structuration figurative et narrative jusqu’à son implémentation sur le plan des pratiques. Considérant que l’art est définissable en tant que forme symbolique (Cassirer), notre étude caractérise l’art en le contrastant à d’autres formes symboliques et institutions sociales, comme la science, le langage (verbal) ou le mythe. Mais alors : en quoi les originalités de notre sémiosphère contemporaine et en particulier les relations entre les différentes formes symboliques telles que l’art, le langage verbal, le mythe et la science conditionnent-elles l’émergence de l’art d’aujourd’hui ?

This article examines Friedrich Nietzsche's work on art, and more specifically on the tragedy of Athens in the 6th and 5th centuries BC, with the aim of proposing a definition of art in relation to myth and science in our contemporary society. After explaining Nietzsche's theses, who sees in Attic tragedy the result of the encounter between two artistic powers: the Dionysian (musical art) and the Apollonian (visual art), we look at the possibility of characterising artistic form as the result of a generative process that goes from modal energy to figurative and narrative structuring to its implementation in practice. Considering that art can be defined as a symbolic form (Cassirer), our study characterises art by contrasting it with other symbolic forms and social institutions, such as science, (verbal) language and myth. But in what way do the original features of our contemporary semiosphere, and in particular the relationships between different symbolic forms such as art, verbal language, myth and science, condition the emergence of art today?

Este artículo examina la obra de Friedrich Nietzsche sobre el arte, y más concretamente sobre el arte trágico de la Atenas de los siglos VI y V a.C., con el objetivo de elaborar una propuesta de definición del arte en relación con el mito y la ciencia en nuestra sociedad contemporánea. Tras exponer las tesis de Nietzsche, quien ve en la tragedia ática el resultado del encuentro entre dos potencias artísticas : la dionisíaca (arte musical) y la apolínea (arte visual), nos planteamos la posibilidad de caracterizar la forma artística como el resultado de un proceso generativo que va desde la energía modal, pasando por la estructuración figurativa y narrativa, hasta su implementación en la práctica. Considerando que el arte es susceptible de ser definido como una forma simbólica (Cassirer), nuestro estudio caracteriza el arte contrastándolo con otras formas simbólicas e instituciones sociales, como la ciencia, el lenguaje (verbal) y el mito. Así pues, ¿cómo condicionan los rasgos originales de nuestra semiósfera contemporánea, y en particular las relaciones entre distintas formas simbólicas como el arte, el lenguaje verbal, el mito y la ciencia, la aparición del arte en la actualidad ?

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« […] la tâche que ce livre audacieux a risquée pour la première fois, — voir la science dans l’optique de l’artiste, mais l’art dans celle de la vie… » (Nietzsche, 1886, p. 58, souligné dans le texte)

« Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle » (Benjamin, 1939, p. 316)

Note de bas de page 1 :

« Die wohlgerathenste, schönste, bestbeneidete, zum Leben verführendste Art der bisherigen Menschen, die Griechen – wie? gerade sie hatten die Tragödie nöthig? Mehr noch – die Kunst? Wozu – griechische Kunst? » (1878, §1)

Quand — et — y-a-t-il de l’art ? se demande en 1968 Nelson Goodman s’interrogeant à propos du statut des œuvres dans l’art moderne (Goodman, 1968). Friedrich Nietzsche se demandait déjà en 1878 : « Pourquoi l’art ? » (Nietzsche, 1871, p. 51) — Wozu, écrit-il, et ici le pronom interrogatif, se composant de wo (où) et zu (vers), sa question enquêtait déjà les conditions spatiales de l’émergence d’une forme culturelle1. Nietzsche ancrait sa recherche philosophico-philologique dans un espace-temps particulier, celui de l’Athènes du Ve siècle av. J.-C., aussi se demandait-il : « Pourquoi l’art grec ? » (idem).

Cet article étudie les travaux de Friedrich Nietzsche sur l’art et plus particulièrement sur l’art tragique du VIe et Ve siècles avant notre ère à Athènes dans le but d’élaborer une proposition de définition de l’art en relation au mythe et à la science dans notre société contemporaine. Après avoir expliqué les thèses de Nietzsche qui voit dans la tragédie attique le résultat de la rencontre entre deux puissances artistiques : le dionysiaque (l’art musical) et l’apollinien (l’art visuel), nous nous interrogeons sur la possibilité de caractériser la forme artistique comme le résultat d’un parcours génératif qui va de l’énergie modale vers la structuration figurative et narrative jusqu’à son implémentation sur le plan des pratiques. Considérant que l’art est définissable en tant que forme symbolique (Cassirer), notre étude caractérise l’art en le contrastant à d’autres formes symboliques et institutions sociales, comme la science, le langage (verbal) ou le mythe.

L’art est particulier à chaque culture, il ne peut trouver une définition que dans le cadre d’une sémiotique des cultures, c’est-à-dire d’une étude comparative entre les langages et les systèmes de significations et de valeurs propres à chaque aire culturelle. De là, deux conséquences majeures. D’une part, étudier les langages d’une culture suppose de tenir compte, entre autres, des avancements techniques — par exemple, le développement contemporain des intelligences artificielles, conduit à une réévaluation du poids du geste technique en tant que trait définitoire d’une œuvre d’art. D’autre part, étudier les systèmes axiologiques de chaque culture revient à déterminer les modalités et les valeurs qui configurent l’écosystème culturel d’un objet interprété comme artistique : par exemple, la conséquence du développement technique facilite le passage d’une valorisation uniquement esthétique vers une valorisation intellectuelle de l’art — ici l’art conceptuel contemporain s’apparente bien à l’«  art » des « cultures socratiques » dénoncé par Nietzsche.

Note de bas de page 2 :

Le meilleur exemple est le poème de Victor Hugo titré « 4 septembre 1843 », composé uniquement d’une série de points et d’une date qui correspondent au jour de mort de sa fille Léopoldine, noyée dans la Seine : ce texte a le statut de poème uniquement en raison de ses relations péritextuelles, étant inclus dans le recueil de poèmes intitulé « Les Contemplations » et publié en 1856.

De ce fait, nous récusons les définitions aprioristes de l’art et prônons pour une définition culturelle de celui-ci. D’abord l’art ne peut nullement être réduit à une « fonction poétique », (cf. Jakobson, 1963) , puisqu’il est nécessaire de tenir compte non uniquement de l’énoncé (du message selon le métalangage de Jakobson), mais de son cadre énonciatif (et interprétatif), c’est-à-dire, de son « contexte » (i.g., littéralement de ce qui entoure le texte, et, particulièrement, de ses relations transtextuelles)2 ; en un mot et pour reprendre la formule de Goodman : de son « espace d’implémentation ». Si la manière de formuler la question de Nelson Goodman indique la nécessité de prendre en compte les aspects extratextuels de l’œuvre d’art (Wen is there art ?), il faudrait tenir compte également, au-delà d’un cadre d’implémentation, d’un espace culturel qui puisse doter une œuvre d’un statut artistique (Where is there art ?). Nous proposons alors d’élargir la question goodmanienne à travers la notion de sémiosphère telle qu’elle a été formulée par Iouri Lotman (Lotman, 1966), c’est-à-dire comme l’espace culturel qui rend possible tout langage sémiotique, et donc, tout langage artistique. Au facteur temporel proposé par Goodman, nous proposons alors d’ajouter le facteur spatial selon une vision topologique du sémiotique et donc en nous demandant non pas uniquement « Quand y-a-t-il de l’art » mais « Où y-a-t-il de l’art ? ». En définitive : quelles sont les conditions qui, dans une sémiosphère particulière, permettent l’émergence d’une forme artistique originale ? Par exemple, celle du théâtre athénien du Ve siècle av. J.-C. mais, plus généralement, des formes artistiques » endémiques » et, aujourd’hui, de l’art contemporain ? Dans le cadre d’une enquête contemporaine, cela revient pour nous à nous interroger sur les particularités qui, dans notre environnement culturel, participent à l’élaboration des objets artistiques d’aujourd’hui mais aussi à la (re)valorisation des objets artistiques du passé.

Note de bas de page 3 :

En tant qu’« organes participant à l’élaboration de l’esprit », les formes symboliques sont, pour Cassirer, des signes ou d’ensembles de signes déclinables sur l’ensemble des plans d’immanence du sémiotique.

Notre méthodologie de recherche s’inspire des modèles topologiques de représentation du sens de Iouri Lotman (1966) et vise donc à rendre compte des modes de configuration de l’espace culturel contemporain qui permettent l’émergence de l’art et du langage artistique d’aujourd’hui. Par exemple, nous devons nous interroger sur les types des relations existantes entre le langage artistique et les autres langages, comme le langage verbal ou le langage mathématique. Ceci nous oblige à tenir compte des systèmes de signification et de valeurs, par exemple, le langage mathématique ne répond pas uniquement à des valeurs épistémiques mais également à des valeurs esthétiques qui peuvent parfois prendre le dessus. De même, l’art lui-même ne cherche pas seulement des valeurs esthétiques mais également des valeurs épistémiques : les œuvres d’art peuvent ne pas uniquement chercher à (re)présenter le beau mais aussi à enquêter sur le savoir. Ainsi, le mythe est un objet de recherche privilégié pour une enquête à propos des domaines sémiotiques des cultures. Le mythe se manifeste comme une œuvre d’art dont le noyau sémantique exhibe une contrainte modale, par exemple, il met en scène à la fois les limites du langage artistique (représenter l’irreprésentable) et celles du langage scientifique (donner à voir l’incompréhensible). Sous ce point de vue, l’ouverture de l’art et de la science vers le mythe permettent d’échapper à toute réduction de l’art à une valeur purement économique. Aussi, si la soif de connaissance scientifique est exprimée chez Socrate à travers la métaphore de cercles concentriques extensifs, Nietzsche soutient que ces cercles de la logique et de la science s’ouvrent toujours sur l’art. C’est pourquoi, tout le long de son œuvre, Nietzsche définit la science comme une sous-catégorie de l’art : tous les deux participent à l’élaboration culturelle de notre connaissance du monde. Pour reprendre la métaphore cassirérienne des formes symboliques : art, science et mythe, fonctionnent tous comme des « organes » permettant « l’élaboration de la réalité de l’esprit » (Cassirer, 1923)3.

Note de bas de page 4 :

Le mythe est un genre textuel, un mythe est un texte mythique, une mythologie est un système de valeurs, le mythique est le caractère de ce qui relève du mythe, déclinable selon les plans d’immanence du sémiotique, par exemple, il existe aussi bien des figures mythiques que des pratiques mythiques (Guillén, 2022b).

Dans le but d’étudier en quoi les originalités de notre sémiosphère contemporaine et en particulier les relations entre les différentes formes symboliques telles que l’art, le langage verbal, le mythe et la science conditionnent l’émergence de l’art d’aujourd’hui, notre étude avance en trois temps. Nous commençons par opposer l’art visuel à l’art musical dans le but de mieux caractériser chacun. Ensuite nous opposons, sur le plan axiologique, les langages artistique, scientifique et mythique. Puis nous finirons par une étude de l’espace sémiotique de la culture occidentale contemporaine en nous demandant si, comme l’énonce Nietzsche en 1878, nous continuons à vivre dans une culture où existe un « art socratique » (imprégnation des valeurs épistémiques sur les valeurs esthétiques) ou bien si nous pouvons quand-même trouver des espaces où pourrait encore exister un art semblable à celui de la tragédie attique. « La tâche suprême de l’art » soutient Nietzsche, « [est de] délivrer l’œil du regard jeté dans l’horreur de la nuit et sauver le sujet du spasme des émotions de la volonté grâce au baume de l’apparence qui apporte la guérison » (Nietzsche, 1871, p. 226). Ici nous soumettons notre enquête à une évaluation de l’art à travers sa thématisation dans les mythes : comment les récits mythiques définissent-ils l’art et son rôle au sein de la culture ?4

1. Retour à Nietzsche : art, mythe et science comme formes symboliques dans la culture hellénique

Modalisations dans l’art ou le rôle du mythique : le dionysiaque et l’apollinien à l’origine de la tragédie

Si Goodman se demande en 1968 quand et y-a-t-il de l’art ? (1968) Nietzsche se demandait déjà en 1878 : « pourquoi l’art ? » (1871, p. 51). Pour Nietzsche, le théâtre attique est le résultat d’une double énergie, nous pourrions dire d’une double modalisation : l’apollinien et le dionysiaque :

« Nous aurons beaucoup apporté à la science esthétique quand nous serons parvenus non pas simplement à la compréhension de la logique, mais à la certitude immédiate propre à l’intuition que le développement de l’art est lié à la dualité de l’apollinien et du dionysiaque : de la même manière que la génération dépend du caractère duel des sexes, en combat continuel et ne connaissant de réconciliation que périodique. Nous empruntons ces noms aux Grecs, qui font saisir à l’homme doué de discernement les profondes doctrines secrètes de leur vision de l’art non par des concepts, mais à travers les formes d’une clarté pénétrante de leur monde divin. C’est à leurs deux divinités artistiques, Apollon et Dionysos, que se rattache notre connaissance de la formidable opposition, d’origine et de buts, existant dans le monde grec, entre l’art du créateur d’images, apollinien, et l’art non plastique de la musique, celui de Dionysos : ces deux pulsions, si différentes, avancent côte à côte, le plus souvent en conflit ouvert, et s’excitant mutuellement à de nouvelles naissances toujours plus fortes, pour perpétuer à travers elles le combats de ces opposés que le terme commun « art » ne réunit qu’en apparence ; jusqu’à ce que, par un acte métaphysique miraculeux de la « volonté », hellénique, elles finissent par se montrer appariées, et dans cet appariement, engendrent pour terminer l’œuvre d’art tant dionysiaque qu’apollinienne de la tragédie attique. » (Nietzsche, 1871, p. 79, § 1)

Avec cette représentation de l’art non pas à travers des concepts, mais à travers des énergies modalisantes, Nietzsche vise à ne pas réduire l’art à une valorisation intellectuelle. Ce n’est pas la rationalité logique, mais la rationalité propre au mythe et à la sphère divine qui est capable de saisir l’essence de l’activité artistique.

Note de bas de page 5 :

Dans tout autre domaine, Patrice Maniglier parle aujourd’hui d’un « structuralisme dionysiaque » !

Note de bas de page 6 :

Dans ces écrits de jeunesse, Aby Warburg, qui inspire Cassirer et sa philosophie des formes symbliques, a suivi cette piste de recherche ouverte par Nietzsche pour caractériser l’art grec : entre raison (l’apollinien) et passion (le dionysiaque). (Aby Warburg, Écrits, XX).

L’apollinien représente l’ordre, les images, les concepts ; le dionysiaque la musique, la danse, l’ivresse. Comprises comme des énergies modales et des modalisations5 qui, suivant un parcours de complexification à travers les plans d’immanence du sémiotique (Fontanille, 2008, p. 17-78), vont jusqu’à la forme de vie, l’apollinien et le dionysiaque permettent de caractériser non seulement des langages artistiques (ici la musique, là la peinture), mais aussi : (i) des styles d’auteurs, e.g. Homère comme poète apollinien et Archiloque, poète lyrique du VIIe siècle av. J.-C. comme poète dionysiaque (Nietzsche, 1871, p. 106 et 107, §4 et §5-) ; (ii) et des figures actorielles, le héros apollinien archétypique étant Cassandre (p. 108) et le héros Dionysiaque archétypique, Antigone (Ibid., p. 108)6.

Note de bas de page 7 :

Ces notions ont également été traitées par Wölfflin en histoire de l’art et le groupe µ en sémiotique.

Comme l’apollinien et le dionysiaque7 sont d’abord des énergies modales qui se déclinent dans les niveaux du sémiotique, on peut mettre alors en évidence un parcours de figurativisation (Greimas et Courtés, 1993, p. 147) et d’actantialisation (idem, p. 3) des divinités qui fait écho à celui qui sera proposé une cinquantaine d’années plus tard par Ernst Cassirer en relisant Konrad Preuß et Hermann Usener (Cassirer, 1925) — et que nous avons déjà étudié ailleurs (Guillén, 2022a). Ainsi :

Note de bas de page 8 :

Le jeune Nietzsche admirateur d’Arthur Schopenhauer, pense ici en puissances dionysiaques et apolliniennes, à l’instar de ce dernier qui parle de puissance volonté, c’est-à-dire de modalisations et modalités volitives.

Apollinien

Dionysiaque

Modalisations

Energie ou puissance apollinienne8

Énergie ou puissance dionysiaque

Langage

Visuel, imagé, plastique

musical

Dimension

spatiale

temporelle

Forme expressive, signifiance

Ordre, lignes droites, discontinuité

Danse, lignes courbes, continuité

Lignes

−  =

∽ ≈

Modalités

Extéroceptives et régulatrices

Devoir faire

Intéroceptives et libératrices

vouloir faire

Rôle dans la représentation dramatique

Action sur scène

Chœur (et publique)

Nous pouvons désormais compléter cette proposition (Guillén, 2022), en soulignant que l’art et les figures divines qui y sont (re)présentées suivent un parcours généalogique qui va de simples modalisations (dieu de l’instant) vers l’actantialisation (dieu de l’action) puis l’actorialisation (dieu personnel) ; et que, donc, l’actorialisation des figures divines dans des textes et des œuvres se prolonge par la création non seulement d’un style mais d’un langage aux sens goodmanien et lotmanien du terme, c’est-à-dire d’un moyen d’expression, par exemple celui polysémiotique de la tragédie d’Eschyle qui se sert du chœur et qui inspire, au-delà des variations entre les auteurs, le théâtre attique dans son ensemble. Ainsi :

Note de bas de page 9 :

Un autre épiclèse d’Apollon est celui de : Μουσηγέτας, c’est-à-dire « conducteur des muses ». 

Termes sémiotiques

Typologie chez Usener

Termes de Nietzsche

Unidimensionnalité

Énergie modale

Dieux de l’instant

Dionysiaque vs apollinien

Bidimensionnalité

Rôles actantiels

Dieux spéciaux

divinité de l’ivresse et les festivités (e.g. Διόνυσος Σκιρτητής, Dionysos danseur) vs divinité de l’ordre et la mesure (e.g. Απόλλων ᾿Αρχηγέτης, Apollon fondateur9)

Tridimensionnalité

Figures actorielles

Dieux personnels

Dionysos vs Apollon

Note de bas de page 10 :

Les valences correspondent chez Hjelmslev à des formants de catégories sémantiques. Pour Fontanille et Zilberberg, « les valences reçoivent […] leur définition de leur participation à une corrélation de gradients, orientés en fonction de leur tonicité sensible/perceptive » (Fontanille et Zilberberg, 1998, p. 15).

L’apollinien et le dyonisiaque suivent un parcours de figurativisation et vont d’énergies modales à des rôles figures actorielles (Apollon et Dionysos), en passant par des rôles actantiels (e.g. Dionysos Skirètès restreint à l’activité de la danse et Apollon Harcoguétès, restreint à l’activité de la fondation). On pourrait encore enrichir ce tableau en mettant en évidence le double parcours des identités selon les pôles conceptuels suivants : (i) modalisation - modalités et (ii) valence – valeurs10, les valeurs et les modalités étant des formants narratifs stabilisés dans les textes. Ainsi :

Termes sémiotiques

Modalités / Modalisations

Valence / Valeurs

Dionysiaque

Apollinien

Uni-dimensionnalité

Énergie modale

Préfiguration modalisante

Préfigurations des valences

Désorganisation, chaos

Organisation, cosmos

Bi-dimensionnalité

Rôles actantiels

Modalités définies

Valeurs stabilisées

Ivresse, festivité

Ordre, mesure

Tri-dimensionnalité

Figures actorielles

Complexifications intermodales

Valeurs incarnées dans l’action dramatique et en variation contextuelle

Euphorique : créativité originale Dysphorique : excès hédoniques

Euphorique : stabilité Dysphorique : rigidité

Note de bas de page 11 :

Chez Fontanille, le niveau d’immanence de la forme de vie subsume le reste des plans du sémiotique, il évoque l’éthos, le comportement d’un individu ou d’un collectif. Fontanille reprend le concept de Wittgenstein pour qui les énoncés se regroupent au sein de jeux de langages regroupés eux-mêmes dans des formes de vie (Lebensform) : « le mot « jeu de langage » doit faire ressortir ici que le parler du langage fait partie d’une activité ou d’une forme de vie » Wittgenstein (1953, § 23).

Note de bas de page 12 :

Cette conception résonne avec la notion de style culturel utilisée et illustrée par Floch (1986) qui s’inspire de Wölfflin (1915). Floch, à la suite de Wölfflin, compare le style classique au style baroque, e.g. : « L’approche du sensible, selon le classique, est fondamentalement liée à la décomposition, à la séparation et à la délimitation. C’est pourquoi Wölfflin parle du classique comme d’un « style isolant » » (Floch, 2010). Voir aussi Floch (1985).

Mais aussi, la figurativisation s’ouvre sur le plan des pratiques (représentations théâtrales par exemple) puis sur celui des formes de vie11 (l’apollinien et le dionysiaque sont aussi des manières de vivre, de forger une identité et un comportement, d’assigner du sens et de la valeur au monde). Nietzsche laisse même entendre qu’au-delà de la forme de vie, les genres discursifs et langages artistiques peuvent configurer des sémiosphères entières, puisque, nous dit-il, il est possible de repérer des cultures à prédominance diverses, par exemple, la culture Alexandrine à prédominance socratique, la culture hellénique à prédominance artistique ou la culture bouddhique à prédominance tragique (Nietzsche, 1871, p. 212-)12.

Thématisation de l’art dans la culture grecque : entre excès et transcendance

Note de bas de page 13 :

L’art est une forme symbolique qui se manifeste sur les modes d’existence de la virtualité, de l’actualité et de la potentialité.

Comment les récits mythiques définissent-ils l’art et son rôle au sein de la culture de tradition héllénique ? L’art en tant que forme symbolique est thématisé comme étant le résultat de plusieurs doubles contraintes. Par exemple, l’art est le résultat d’une double contrainte entre excès de la valorisation du geste en tant que médiation et la possibilité de l’art en tant que forme symbolique pour « faire voir » la distalité, c’est-à-dire pour présenter ce qui échappe à l’espace de la culture, pour faire (entre)voir ce qui par définition ne peut pas être vu, ainsi que pour élargir et signaler les limites de toute culture13. Comme exemples textuels, nous pouvons nous référer, dans le premier cas, au mythe d’Araignée, récit qui dénonce l’hubris du geste technique et dans le second, au mythe d’Orphée, héros qui, parce qu’il maîtrise l’art de la lyre peut accéder au monde transcendant.

L’art pictural dans la culture hellénique : la mesure dorique

Note de bas de page 14 :

Ainsi, Jean Bousquet commentant un passage des Euménides d'Eschyle, qui se tient à Delphes aux portes du temple d'Apollon : « : Pourquoi les jeunes Athéniennes, arrivant devant le temple d'Apollon, éprouvent-elles le besoin d’englober dans leur admiration le φώς καλλιβλέφαρον, qui peut paraître un détail ? C'est probablement parce que l’expression désigne quelque chose qui était visible, non seulement sur la scène, mais aussi, dans l'esprit d'Euripide, à Delphes même, et qui est un élément remarquable du décor réel aussi bien que du décor théâtral. [...] Et qu'en retour, pour transformer la porte inévitable du décor théâtral en « temple de Delphes », les accessoires les plus simples pour un metteur en scène étaient au temps d'Euripide ces deux hermès, dont la seule présence indique immédiatement l'intention du décorateur. Lorsque, dirions-nous aujourd’hui, le rideau se lève, il faut que le spectateur sache immédiatement où on le transporte, avant même le prologue récité par Hermès. Une porte, une porte de temple même, ne suffît pas à désigner Delphes : mais si de chaque côté de la porte on installe les deux hermès avec Rien de Trop et Connais-toi toi-même, alors on est tout de suite fixé » (nous soulignons) (Bousquet, 1956, page 574)

L’apollinien est, soutient Nietzsche, le principe esthétique non seulement d’Apollon en tant que divinité, mais de l’ensemble des divinités olympiennes. Or, le principe de l’apollinien est celui de la mesure, comme ne manquent pas de le relever les inscriptions de son temple à Delphes : γνῶθι σεαυτόν — « connais-toi toi même » — et le μηδέν ἄγαν — « rien de trop »14. Cette mesure morale, caractérisable comme modalité déontique ne pas devoir tomber dans l’hubris, c’est-à-dire dans l’excès ni des passions ni des vices. Cette mesure morale qui est traduite plastiquement en mesure formelle, est alors l’arme que brandissent les Grecs face à la souffrance de la réalité, exprimée par la fable du Sylène, qui à la question du roi Midas « Quel est la meilleure chose qui peut arriver à un être humain dans ce monde ? » répond dans un ton à la fois cynique et tragique : « Mourir. ».

La mesure à la fois comme valeur morale et esthétique — et ici l’une suppose l’autre — se définit dès lors autant mieux par contraste vis-à-vis de l’hubris dans l’art, c’est à-dire de la survalorisation des créations artistiques par les humains. Tel est le cas d’Araignée, jeune fille qui, excellant dans l’art du tissage, perd la mesure du divin et reçoit en conséquence un châtiment exemplaire. Pygmalion, au contraire, bien qu’ayant une excellence gestuelle comparable dans l’art de la sculpture, ne défie pas ouvertement les Dieux mais leur demande leur faveur et reçoit en cadeau l’animation de la jeune Galatée qu’il a créé de ses propres mains et dont il était tombé amoureux.

2. Ται μοῦσαι : art, mythe et science, systèmes de valeurs et institutions de sens

Note de bas de page 15 :

Teknè (τέχνη) est le mot grec — que les Romains traduiront par le latin ars — pour désigner à la fois ce que nous nommerions aujourd’hui techniques, technologies, science… et arts.

Note de bas de page 16 :

Pour Saussure, les langues naturelles sont des institutions sociales, pour Cassirer, langage, art, mythe et science sont des formes symboliques diverses, mais alors, quelles relations entretient l’art en tant que forme symbolique vis-à-vis des autres institutions symboliques comme la science, le mythe ou le langage verbal ?

Dans le monde grec ancien, art, mythe et science sont confondus, tous émanant d’une même source divine : les muses (μοῦσαι). On en compte neuf et à chacune est attribué un art, ou technique15, particulière : à Calliope, la poésie épique, à Clio, l’histoire, à Polhymnie, la pantomime, à Euterpe, la flûte, à Terpsichore, la poésie légère et la danse, à Erato, la lyrique chorale, à Melpomène, la tragédie, à Thalie, la comédie, à Uranie, l’astronomie. Or, mythe, art et science sont également des systèmes de significations et de valeurs distincts : quels sont alors les relations entre ces trois institutions du sens dans notre aire culturelle ?16

Art, Science, Mythe

Note de bas de page 17 :

Le titre complet est : Images et dispositifs de visualisation scientifiques : nouvelles images, nouvelles pratiques.

Note de bas de page 18 :

« Ainsi, la recherche sémiotique pourrait résulter de la fédération de trois options épistémologiques/méthodologiques différenciées : une sémiotique de l’expérience, qui se concentre sur le corps et la subjectivité ; une sémiotique du texte, qui étudie la discursivité dans son immanence ; et une sociosémiotique ou sémiotique des cultures, qui étudie les statuts textuels, les pratiques, les contextes, les genres sociolectaux et les canaux de communication. » (Basso Fossali, 2002, p. 16, nous traduisons)

Les relations entre art et science ont déjà été abordées en sémiotique. Anne Beyaert-Geslin coordonne le projet ANR IDiViS sur les images scientifiques17 (2007-2010) et codirige un volume avec Maria Giulia Dondero (Dondero & Beyaert-Geslin, 2014), prolongement du travail écrit conjointement avec Jacques Fontanille (Dondero & Fontanille, 2012). Pierluigi Basso Fossali s’intéresse aux « domaines de l’art » et aux parcours du sens entre perception individuelle, institutionnalisation sociale et textualisation objectale (Basso Fossali, 2002)18. En linguistique textuelle, François Rastier réalise une distinction sémantique entre les discours scientifique, philosophique et littéraire (Rastier, 2001a).

Note de bas de page 19 :

Les phénomènes « visions du monde » (Weltansicht, Humboldt), et de « création des mondes » (Worldmaking, Goodman), sont également explorés par la pragmatique et la phénoménologie, et William James, proche de Charles Sanders Peirce, parle de « mondes divers » dont, le monde de l’expérience et le monde des mythes et des croyances religieuses (James, 1869). À propos des travaux de Humboldt sur le langage verbal voir Cassirer (2023) ; Chabrolle-Cerretini (2018) ; Humboldt (1903).

En tant que formes symboliques, l’art et la science jouent des rôles moins d’exclusivité que de complémentarité et les langages artistiques participent également aux constructions du savoir dans les cultures. Si, dans sa philosophie des formes symboliques, Ernst Cassirer s’inspire de Wilhelm von Humboldt, c’est pour mettre à bas tout déterminisme téléologique dans les catégories aprioristes et anhistoriques de Kant ou dans les figures de l’esprit proposées par Hegel. Les « visions du monde » — Weltansicht dit Humboldt — proposent au contraire des organisations et sémiotisations de l’expérience et du monde propres à chaque culture19. Voilà pourquoi, selon cette perspective et comme l’avance Muriel van Vliet :

Note de bas de page 20 :

Sur ce point voir aussi : « Birgit Recki, « Kultur als Praxis. Eine Einführung », dans Ernst Cassirers Philosophie der symbolischen Formen, Berlin, 2004 » (Vliet, 2016, p. 18)

« Le mythe ou l’art ne sont pas “inférieurs” à la science, bien qu’elle soit la seule à accéder à la fonction de sens qu’est la « signification pure » (reine Bedeutung, utilisation de symboles dont le sens dépend d’un système choisi, comme la table des éléments de N. Bohr). Ils servent de complément, de compensation ou de contrepoint nécessaires à l’attitude scientifique et technologique, en permettant de faire halte au seuil du processus de construction globale du sens » (Vliet, 2016, p. 8)20

Chaque forme symbolique élabore sa propre vision du monde et possède sa propre rationalité et son langage unique, si bien que dans la perspective des sciences de la culture il convient, à propos de l’art, de s’interroger sur les particularités de sa rationalité propre et les caractéristiques de ses interrelations dans les cultures avec d’autres formes symboliques comme le mythe, le langage verbal et la science. C’est justement ce que fait Nietzsche dans le cadre de la culture athénienne du VIe et Ve siècle avant notre ère.

Note de bas de page 21 :

« Ce qu’il m’advint de saisir à l’époque, quelque chose de terrible et de dangereux, un problème à cornes, pas nécessairement un taureau au sens strict, en tout cas un problème neuf ; je dirais aujourd’hui que c’était le problème de la science elle-même — la science saisie pour la problème fois comme problématique, comme impliquant une question. » (§ 2 ; p. 55, souligné dans le texte).

Nietzsche écrit la Naissance de la Tragédie en 1878, et, lors de son dernier ouvrage publié, Ecce Homo (1888) — mais déjà dans sa préface de 1886 — il revient sur ce premier écrit en affirmant qu’il s’agit d’un texte s’intéressant moins à l’art qu’à la science21. Effectivement, à bien lire, la réflexion esthétique est accompagnée tout le long de l’ouvrage d’une réflexion épistémique. Nietzsche suit une logique philologique dans la mesure où il s’intéresse aux variations diachroniques des idées et des valeurs culturelles. Il soutient que dans l’Athènes antique, la science, l’art et la philosophie naissent jumelles, ou mieux, confondues, et que ce n’est que par des pas successifs qu’elles se séparent. Il faut comprendre ici « art » au sens large puisqu’on retrouve colligés aussi bien l’art pictural que la poésie, la danse ou la représentation théâtrale. Mais même dans sa distinction vis-à-vis de l’art, la science nécessite de celui-là puisque, comme le soutient Nietzsche : « on ne peut discerner le problème de la science sur le terrain de la science » (Nietzsche, 1871, p. 56).

Concernant la relation entre science et musique, Nietzsche soutient que si la soif de la science chez Socrate s’exprime par des cercles extensifs, les derniers cercles de la logique et de la science s’ouvrent toujours sur l’art. Ainsi il prône :

« […] éperonnée par sa puissante illusion, la science se précipite irrésistiblement vers ses limites sur lesquelles fait naufrage son optimisme caché dans l’essence de la logique. Car la périphérie du cercle de la science comporte une multitude infinie de points, et tandis que l’on ne peut nullement prévoir encore comment ce cercle pourrait jamais être entièrement mesuré, l’homme noble et doué rencontre inévitablement, avant d’avoir atteint le milieu de son existence, ces points limites de la périphérie où il regarde fixement l’inéluctable. Lorsqu’il voit avec effroi qu’à ces limites la logique s’enroule sur elle-même et finit par se mordre la queue — alors surgit la nouvelle forme de la connaissance, la connaissance tragique, qui pour être supportable a besoin de l’art comme protection et comme remède. » (Nietzsche, 1871, p. 191, § 15)

C’est en raison de l’imperfection de la science et de la philosophie, c’est-à-dire de la rationalité pure, que l’art, et ici, l’art tragique, reste nécessaire dans la culture. Ainsi :

« Ce qui m’est incompréhensible n’est-il pas aussi d’emblée irrationnel ? Peut-être y-a-t-il un royaume de la sagesse dont la logique serait bannie ? L’art serait-il un corrélat et un supplémente nécessaire de la science ? » (Nietzsche, 1871, p. 184, § 14)

Note de bas de page 22 :

C’est le point de vue des thèses évolutionnistes des mythes développées au XIXe siècle et encore présents aujourd’hui chez certains auteurs et courants de pensée dans les études sur le mythe (Guillén, 2022b).

En dehors de toute conception positiviste et évolutive22, la science n’est pas ce qui peut remplacer le mythe et l’art mais se limite à être une autre forme de connaissance, devant toujours être complétée par la connaissance à travers l’art. En tant que formes symboliques, l’art et la science jouent des rôles moins d’exclusivité que de complémentarité et les langages artistiques participent également aux constructions du savoir dans les cultures.

« En outre, toute prise rationnelle de l’art est une réduction de celui-ci est c’est justement la critique que Nietzsche adresse à l’art moderne. L’art moderne, parce que « socratique », engendre non pas un artiste, mais un critique » (Nietzsche, 1871, p. 218 et 222).

La différenciation entre mythe et science ne se limite nullement au plan de contenu mais s’accompagne d’une caractérisation expressive ; si bien que, soutient Nietzsche, il est possible d’opposer l’art non-mythique (c’est-à-dire rationnel) à l’art mythique (c’est-à-dire la tragédie attique). Entre autres, l’art non mythique se caractériserait, sur le plan plastique par des lignes nettes (Ibid., p. 210) et, sur le plan dramatique, par la sérénité de l’homme théorique (Ibid., p. 212). Les signes plastiques de l’art mythique ont des valeurs expressives uniques au sein d’une sémiosphère donnée.

Art et mythe

L’art, dans l’acception large de ce mot, est à l’origine du mythique et du religieux. C’est du moins ce que soutient Nietzsche, pour qui :

« […] la musique fait apparaître l’image métaphorique dans sa signification la plus haute […] la musique a la capacité de donner naissance au mythe, c’est-à-dire à l’exemple le plus signifiant, et tout particulièrement au mythe tragique : au mythe dont la connaissance dionysiaque parle par métaphores. » (Nietzsche, 1871, p. 201)

Note de bas de page 23 :

The Brill Dictionary of Ancient Greek.

Note de bas de page 24 :

La musique, soutient Nietzsche, est, vis-à-vis des autres arts, celui qui est le plus en relation avec la réalité puisqu’il présente les pulsions et donc il est le plus incarné. Il s’appuie ici (Nietzsche, 1871, p. 195) sur les propos de Schopenhauer qui caractérisée la musique non pas comme représentation des phénomènes — comme les autres arts — comme de représentation de la volonté elle-même (Schopenhauer, 1819, p. 310, I).

La primauté de la musique se retrouve déjà dans l’étymologie du nom donné à l’ensemble des divinités des arts et techniques, l’adjectif mousikos (μουσῐκός), désignant ce qui a à voir avec les muses23 (ται μοῦσαι)24. Si les figures mythiques sont l’origine symbolique de l’art — e.g. Melpomène est la muse de la tragédie, Terpsichore celle de la poésie lyrique et la danse — les pratiques artistiques sont à l’origine du mythique.

Note de bas de page 25 :

Voir par exemple Müller (1859) ; Bréal (1863)

Si les philologues du XIXe siècle, dont Max Müller et Michel Bréal, voient dans le verbal l’origine des mythes25, il n'est pas exclu, et peut-être est-il fort probable que l’origine du mythe ait été d’abord plastique. Par exemple, « Krishna » veut dire en sanskrit « bleu foncé » et on peut se demander si le sens de l'antonomase ne vient pas ici du nom commun, le nom donné à la couleur de la figure qui est devenu par la suite le nom de la divinité elle-même.

La distinction principale entre des mythes peints ou sculptés et des mythes sous formes de poèmes réside dans la différence principale entre ces trois langages : celle du temps. D’un côté le langage verbal est caractérisable selon la linéarité temporelle, venant de la contrainte physique qui rend impossible la prononciation de deux phonèmes ou de deux mots à la fois, et qui constitue la base sur laquelle Ferdinand de Saussure oppose l’axe paradigmatique à l’axe syntagmatique et, par là aussi, la langue à la parole. De l’autre côté par contre, les langages pictural et sculptural ne possèdent pas une telle contrainte temporelle —du moins dans leur réception — et l’on peut bel et bien contempler la totalité d’un tableau ou d’une sculpture sans que s’opèrent des discriminations temporelles selon un axe préétabli, si bien qu’il est contestable en principe d’établir un axe paradigmatique et un axe syntagmatique dans la peinture et la sculpture. On peut, certes, établir des principes de substitutions et de combinaison de formes mais leur fonctionnement reste essentiellement distinct de celui du langage verbal. Si Saussure parle de « micro-diachronie » pour caractériser la linéarité de la parole et se référer au placement des éléments du syntagme pour le langage verbal, la sculpture se donne à voir dans une synchronie parfaite, dans ce que Goethe nomme « un éclair immobilisé, une vague pétrifiée au moment où elle afflue le rivage » (Goethe, 1798, p. 170). Aussi le mythe en peinture et en sculpture est essentiellement tout autre.

Note de bas de page 26 :

Les métamorphoses (Ovide (43 av. J-C. - 18 ap. J.-C.), 1866)

En outre, la métamorphose est définitoire du mythique (Guillén, 2022b) — elle sert à Ovide comme trait isotopique pour regrouper l’ensemble des récits mythologiques de l’antiquité gréco-romaine26 —, or c'est dans l’art avant tout que celle-ci s'exprime. Aussi bien la peinture et la sculpture permettent de rendre compte de ce phénomène imperceptible qu’est la transition figurative (Guillén, 2023a) L’Apollon et Daphné du Bernini (1622) reste le plus grand chef-d’œuvre en ce qu’elle capture mieux que n’importe quelle autre œuvre d’art le sens du mythique, en donnant à voir la transition métamorphique que la poésie ne peut qu’évoquer.

Note de bas de page 27 :

« En d’autres termes, la valeur unique de l’œuvre d’art « authentique » se fonde sur ce rituel qui fut sa valeur d’usage originelle et première » (Benjamin, 1939, p. 280, souligné dans le texte).

Note de bas de page 28 :

Par exemple, en photographie, la valeur cultuelle est celle du portrait qui détient encore ce qui reste de l’aura, alors que la valeur d’exposition est mise en avant par la photographie impersonnelle. (Benjamin, 1939, p. 285).

Enfin, l’œuvre artistique est historiquement, liée au contexte d’un culte religieux, soutient Walter Benjamin27. Pourtant, dans la Modernité, avance-t-il, on passe progressivement de la valeur cultuelle de œuvres à leur simple valeur d’exposition28.

Note de bas de page 29 :

Nous avons développé ce point dans de nos travaux antérieurs (Guillén, 2022b, 2022c), sur ce point voir également Rastier (2007) et Vernant (1962).

Éidolon et sumbola, idole et symbole29

Note de bas de page 30 :

Pour Warburg (1932), le rite précède le mythe, pour Lévi-Strauss (1964), il lui succède.

Le mythe nait dans les rituels religieux (Warburg, 1932)30. Il existe une évolution sémiotique des objets qui passent de statut de symboles vers celui de fétiches. La sémiotisation des objets religieux suit un double parcours, à la fois dans ses aspects plutôt matériels, sur le plan du contenu, des signifiés et sur ses aspects plutôt matériels, sur le plan de l’expression, des signifiants. D’un côté, « symbole » vient du grec sumbola qui désigne d’abord la personne sacrifiée dans le rituel religieux puis, l’animal qui avec le temps remplace les humains dans le sacrifice et infine, les paroles récitées pendant la cérémonie ; on observe alors une variation diachronique des objets sacrifiés qui vont vers la dématérialisation : de l’humain à l’animal aux paroles et cette dématérialisation du signe s’accompagne de son enrichissement sémantique : l’animal, puis les paroles tient lieu de la victime humaine originellement sacrifiée. D’un autre côté, l’art religieux suit un parcours qui va de l’idole vers le fétiche. L’eidolon désigne en grec ancien la figure en bois tenant lieu de quelqu’un dans des actes cultuels individuels ou collectifs et selon une relation iconologique, dans le sens peircien du terme (Peirce, 1998). Sur le plan diachronique se perd avec le temps la relation de priméité de ses objets religieux vis-à-vis de la personne dont ils devraient tenir lieu et d’idoles, ces objets se transforment en fétiches, c’est-à-dire, des objets ne tenant aucun lien distal avec un être et, pour reprendre la terminologie de François Rastier, non transcendantaux (Rastier, 2001b). L’étude des variations diachroniques des signes artistiques en relation aux actes religieux met donc en relation cette transformation à la fois symbolique et fétichiste des objets artistiques et certaines œuvres de l’art moderne et contemporain semblent mettre en évidence cette transformation qui hôte la transcendance de l’art et le ramène dans le matérialisme du hic-et-nunc. Sur le plan des valeurs cela se voit dans l’importance croissante de la valorisation économique des œuvres vis-à-vis de leur « valeur spirituelle ».

Art et religion

Il existe une double contrainte de l’art vis-à-vis de l’institution religieuse : d’une part, il doit faire voir le transcendant, mais, de l’autre, il ne peut prétendre supplanter le transcendant et ses valeurs absolues.

Lorsqu’une œuvre artistique est valorisée avec des valeurs absolues, celle-ci est dévalorisée comme étant fétichiste, c’est-à-dire, littéralement, faite (Guillén, 2022b ; Latour, 1996). Comment, en effet, une main humaine pourrait-elle construire le divin ? Mais aussi, comment l’humain pourrait-il voir le divin autrement que par l’art ?

L’art peut certes suggérer le sacré, notamment avec des figures de transition, par exemple des nuages dans la tradition judéo-chrétienne, comme l’a montré Maria Giulia Dondero (2016), mais aussi, l’art peut lui-même tendre vers la sacralisation sous certaines conditions. La première de ces conditions et que nous nommerons tendance à la mythification est celle de l’ignorance de son auteur d’origine. Une œuvre dont l’auteur — et souvent aussi la technique de sa construction — est inconnue peut être interprétée comme une œuvre divine dans la culture populaire ainsi que le sont par exemple la pyramide de Giza en Égypte ou la vierge de Guadalupe au Mexique. Les poètes grecs de l’Antiquité inventent l’invocation des muses comme un moyen de transition énonciative d’un énonciateur premier (les Dieux) vers un énonciateur second (l’aède) à travers la médiation des muses (divinités mineures) pour valoriser leurs chants en permettant à ceux-ci de donner à entendre la transcendant (Guillén, 2022b, 2023a). Dans notre culture contemporaine comme dans d’autres cultures autochtones, cet effet est atteint dans des art visuels, grâce à des pratiques de transe : l’artiste devient un moyen à travers lequel le public peut observer le transcendant.

Note de bas de page 31 :

Dans d’autres cultures aussi, comme dans les cultures calédoniennes, comme n’a pas manqué de le montré Maurice Leenhardt avec son étude de la performativité, la parole do kamo dans les cultures canaques (Leenhardt, 1947), les valorisations et modalisations de l’être sont bien différentes que celles dans notre culture et la distinction être / paraître ne recouvre nullement les même réalités culturelles (Guillén, 2022).

Sur le plan de la véridiction, l’art peut être valorisé soit comme relevant de la réalité (être-paraître) soit comme relevant du mensonge (paraître-non être). Pour Nietzsche, le christianisme condamne l’art car il le relègue au niveau du « mensonge ». L’art, le christianisme, dit Nietzsche, « le nie, le damne, le condamne » — verneint, verdamnt, verurtheilt, écrit-il (Nietzsche, 1871, p. 68). L’art ne serait alors qu’une illusion — Shein dit Nietzsche, (Ibid., p. 97). Or dans d’autres cultures, comme dans l’athénienne du Ve siècle av. J.-C., l’art est la réalité31. Dans le théâtre antique, eschyléen et pré-eschyléen, le rôle du chœur est justement celui de donner un effet de réalité au drame : le public ne se limite pas à observer la scène mais vit et participe activement à l’action, le public n’est nullement un spectateur mais un co-énonciateur de l’œuvre. Ainsi :

« Le chœur de la tragédie grecque, le symbole de la masse toute entière en proie à l’excitation dionysiaque, trouve sa pleine explication dans notre conception. […] la seule “réalité” est précisément le chœur qui engendre la vision à partir de lui-même et l’évoque avec toute la symbolique de la danse, du son et du mot » (Nietzsche, 1871, p. 138, § 8, souligné dans le texte)

La réalité symbolique (par exemple la figure de Dionysos sur scène) est valorisée alors comme le résultat d’un engendrement par le chœur et sa relation étroite avec le publique et dont la source est une énergie modale (le dionysiaque) exprimée en musique avant qu’en action dramatique.

Présentation vs représentation

Note de bas de page 32 :

Saussure attaque le modèle référentiel en ancrant le signe dans la psychologie sociale selon la correspondance entre image acoustique (signifiant) et concept (signifié). Wittgenstein ouvre ses Remarques philosophiques par une critique du modèle référentiel du langage proposé par Saint Augustin dans un passage ces Confessions (Wittgenstein, 1953, § 1).

Selon les modèles du signe de type référentiels — que nous récusons— les mots seraient des nomenclatures des choses et représenteraient des objets de la réalité32. Une analogie similaire est projetée sur l’art visuel qui serait la représentation d’un objet du monde perceptible. Dans la tradition germanique pourtant la Darstellung (présentation) et la Vorstellung (représentation) s’éloignent d’une telle conception référentielle. Comme le soutient Muriel van Vliet en commentant les travaux de Cassirer sur l’art :

« Il s’agit ici d’une convention progressivement adoptée par les traducteurs de Cassirer pour différencier Vorstellung (représentation, qui suppose une mise à distance, “intellectualisante“) et Darstellung (présentation, articulation d’un signifiant et d’un signifié, sans impliquer nécessairement encore une position intellectualisante “de surplomb”). La Darstellung est une sorte de seuil (ou de pli). Selon Cassirer, il ne peut y avoir de Vorstellung sans Darstellung, c’est-à-dire sans présentification dans un matériau sensible et, réciproquement, il ne peut y avoir conscience et mise en lumière de la Darstellung sans Vorstellung. On pourrait traduire aussi Darstellung par présentification, incorporation, incarnation. » (Vliet, 2016, p. 17)

Deux exemples permettent de mieux saisir cette distinction entre présentation et représentation.

Note de bas de page 33 :

Nous utilisons le terme de cadre selon la notion de frame développé par Erving Goffman (Goffman Erving, 1974), nous aurions pu parler également de Weltansicht ou, de world selon les notions de William James (James, 1869) et de Nelson Goodman (Goodman, 1978).

(i) D’un côté, Nietzsche soutient que selon le cadre de l’institution religieuse33, l’art — ainsi que le monde empirique en général — n’est qu’une représentation du monde transcendant, la véritable réalité du monde. Il prône :

« Si nous faisons un instant abstraction de notre propre « réalité », si nous saisissons notre existence empirique, ainsi que celle du monde en général, comme étant une représentation de l’un originaire qui se crée à chaque instant, alors nous tiendrons nécessairement le rêve pour l’apparence de l’apparence, et ainsi pour une satisfaction encore plus élevée de désir originaire d’apparence. C’est pour cette même raison que le noyau le plus intime de la nature prend ce plaisir indescriptible à l’artiste naïf et à l’œuvre d’art naïve, qui de même n’est qu’ “apparence d’apparence”. (Nietzsche, 1871, p. 103, nous soulignons)

Aussi Nietzsche donne en exemple de la double expression esthétique et morale de l’art religieux, le tableau de la Transfiguration de Raphaël. Il soutient :

« Raphaël, lui-même l’un de ces immortels “naïfs” a présenté dans un tableau métaphorique cette neutralisation de l’apparence réduite à de l’apparence, le processus originaire de l’artiste naïf et simultanément de la culture apollinienne. Dans sa Transfiguration, la moitié inférieure, où figurent l’enfant possédé, les porteurs sous le coup du désespoir, les disciples désemparés et en proie à l’angoisse, nous renvoie le reflet de l’éternelle douleur originaire, de l’unique fond du monde : l’“apparence” est ici reflet de l’éternelle contradiction, du père des choses. De cette apparence s’élève maintenant, tel un parfum d’ambroisie, un nouveau monde d’apparence semblable à une vision, dont ceux qui ont pris dans la première apparence ne voient rien — une suspension resplendissante dans les airs, baignant dans l’allégresse la plus pure, une contemplation délivrée de la douleur qui rayonne depuis des yeux grand ouverts. Ici s’offre à nos regards, dans la symbolique artistique la plus haute, ce monde apollinien de la beauté et son soubassement, la terrible sagesse de Silène, et nous comprenons, par l’intuition, leur nécessité réciproque. » (Ibid., p. 103)

Note de bas de page 34 :

Comme l’a montré Maria Giuilia Dondero pour l’art chrétien, la figure du nuage peut jouer le rôle de signe de médiation pour laisser entrevoir l’au-delà céleste (Dondero, 2016).

Selon chaque culture, la valorisation de la peinture religieuse est fort variable. Dans le cas du christianisme, les figures ne peuvent nullement prétendre incarner la transcendance, sous peine d’idolâtrie34, tandis que dans la religion athénienne archaïque, les statues en pierre ou en bois sont considérées véritablement comme la Darstellung, l’incorporation de la divinité qui est non représentée mais présentée, ou mieux, présentifiée.

(ii) D’un autre côté, le procès de 1927 de Brâncuși contre les Etats-Unis porte, au fond, de la définition de l’art moderne non comme représentation des objets du monde phénoménal mais comme présentation d’un monde autre, ou comme des traductions plastiques de concepts abstraits. En outre, il s’agit de la reconnaissance de sa production en tant qu’œuvre d’art et non en tant qu’objet utilitaire. L'objet, intitulé « L'oiseau dans l’espace », ne ressemble pourtant nullement à un vrai oiseau. Ce procès polémique se clôt avec le verdict du juge rendu le 26 novembre 1928 et qui accorde le statut d’œuvre d'art à l’objet en soutenant que :

Note de bas de page 35 :

Extrait de : Adam Biro, Paris, en 1995 « Brancusi contre Etats-Unis. Un procès historique, 1928 » Jocelyne de Pass (tr.)

« une école d’art dite moderne s ‘est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. »35

Dans cette définition, l’art moderne ressort comme la représentation plastique de concepts abstraits, nous pourrions dire la traduction plastique de signifiés. L’art conceptuel reste également un art de la représentation, cette fois-ci guidé par le plan du contenu et non celui de l’expression, mais nullement de la présentation, si bien qu’on retrouve l’idée d’un art socratique dans l’art moderne, pour reprendre les termes de Nietzsche, c’est-à-dire d’une valorisation intellectuelle de l’art, d’une interprétation de l’art à travers le cadre de la raison logique propre à la science comme à la philosophie.

Note de bas de page 36 :

Comme l’a montré Muriel van Vliet en commentant les travaux de Cassirer, Warburg et Panofsky, il existe une corrélation « que l’on peut établir, avec des déplacements d’accent, entre les fonctions de sens que l’analyse cassirérienne du langage a mis au jour (Ausdruck, Darstellung, et le niveau de la “vision totale” où l’on accède à la “vision du monde” (Weltansicht) propre à une culture particulière) et la conception que se fait Panofsky de l’iconologie. » (Vliet, 2016, p. 9)

Pourtant, nous soutenons que l’« art véritable » devrait moins viser à représenter qu’à présenter, c’est-à-dire à chercher ses propres moyens d’expression, Ausdruck dit la langue allemande et l’expression correspond ici à « la construction active d’un espace de vie, de pensée et d’action où l’homme fait l’expérience vivante de sa liberté. » (Vliet, 2016, p. 5). Aussi l’expression plastique particulière d’une culture peut se développer en tant que forme symbolique vers toute une vision particulière du monde, selon un parcours ascendant des plans d’immanence qui va de l’expression (Ausdruck) vers la présentation (Darstellung) vers la vision du monde (Weltansicht).36 Les systèmes de significations et de valeurs qui articulent une sémiosphère donnée ne se composent pas uniquement de signes linguistiques mais aussi de signes plastiques.

3. IA, mythe et art : de l’artificel dans l’art

Si Walter Benjamin parle de hic et nunc pour définir l’œuvre d’art face au geste technique, (1939, p. 274) nous pouvons aujourd’hui parler de ego hic et nunc pour définir l’œuvre d’art face à l’lA, l’enjeu actuel étant justement celui non pas de l’œuvre produite mais celle de son créateur.

L’œuvre d’art à l’époque de sa productibilité technologique

Dans son écrit de 1939, « Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit », « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Walter Benjamin souligne que l’œuvre d’art se définit par son hic et nunc, nous pourrions dire, ses conditions d’énonciation, que Benjamin nomme l’authenticité de l’œuvre (Ibid. p. 273). Il soutient : « Le hic et nunc détermine : "l'unicité de son existence au lieu où elle se trouve" » (Ibid., p. 273)

Benjamin soutient : « On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la tradition ». (Ibid., p. 276). Nous pourrions soutenir aujourd’hui : la technique de l’IA que la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la création. De même, Benjamin soutient : « Tous ces caractères se résument dans la notion d’aura, et on pourrait dire : à l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art c’est son aura. » (Ibid., p. 276), nous pourrions soutenir aujourd’hui : à l’époque de la productibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art c’est son aura.

Note de bas de page 37 :

Pour Benjamin, le film en tant que reproduction technique de l’œuvre d’art est le plus puissant agent de ce qu’il nomme la « liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel » (p. 276) et cela est sans doute d’autant plus vrai aujourd’hui avec l’IA.

Aujourd’hui, vraisemblablement, l’utilisation de l’IA dans les arts ne vise qu’à catalyser cette « liquidation de la valeur traditionnelle de l’héritage culturel » (Ibid., p. 276) et le remplacement d’écrivains et d’auteurs en cours aujourd’hui à Hollywood ne fait que mettre en évidence le caractère déjà essentiellement artificiel du langage cinématographique et mis en évidence par Benjamin37. Peut-être que cette crise, cette mise à nu de l’artificiel dans l’art (Ibid., p. 299), permettra de revaloriser les autres formes artistiques comme par exemple le théâtre et dans le théâtre, le mythe tel qu’il est exposé dans la tragédie attique du Ve et VIe siècles avant notre ère.

L’œuvre d’art se fonde sur la valeur cultuelle. « le rôle que joue le concept d’authenticité dans l’étude de l’art est sans ambiguïté : avec la sécularisation de l’art, l’authenticité devient le substitut de la valeur cultuelle ». (Ibid., p. 280). Certes, et comme souligné ici haut, le développement technique actuel fait diminuer l’aura et l’authenticité de l’œuvre mais, parallèlement se développe autour de l’IA un culte qui favorise l’augmentation des « œuvres d’art » générées. Le culte à l’IA est divers, pour preuve « Way of the Future », organisation qui vénère une « divinité » reposant sur une IA. La divinisation de l’IA passe d’abord par des facteurs discursifs et linguistico sémiotiques comme les phénomènes de mytopoïèse ou de mythification structurale que nous avons déjà décrits ailleurs (Guillén, 2022b, 2023b). En outre, pour les raisons évoquées ici haut à propos des facteurs de mythification de l’art, l’art contemporain tend vers sa valorisation mythique. En conséquence de cette divinisation et mythification de l’IA, les productions des machines acquièrent aujourd’hui le statut d’œuvre grâce à des valorisations esthétiques et économiques et cela affecte la totalité des arts. En peinture, en 2018, Christi’es met en vente Portrait d’Edmond de Belamy, tableau réalisé par une intelligence artificielle et vendu pour 432500 U.S. dollars, la première œuvre générée à l’aide d’une IA étant en 1988, La Plume et Le Pissenlit de Michel Bret, Edmond Couchot et Marie-Hélène Tramus. En musique aussi, le groupe Capture est un groupe fictif qui génère de la musique à travers un réseau de neurones mis en place par l’artiste Grégory Chatonsky. En théâtre, en 2021 est présentée une pièce co-écrite par une IA et intitulée Digital Simon. En littérature aussi, des nouveaux prix d’écriture s’ouvrent pour des œuvres co-écrites avec l’IA. Mais quelles sont donc les conséquences de ces avancées technologiques dans la création vis-à-vis de la définition de l’œuvre d’art non plus à l’époque de sa reproductibilité mais à l’époque de sa productibilité non humaine ?

Production vs création

À propos de l’art, François Rastier confronte deux manières de créer, deux démiurgies :

Note de bas de page 38 :

Pour les conceptions d’Aristote voir : (Aristote, 384-322 av. J.-C., 1998, 2, 4b)

« Les deux conceptions de la démiurgie radicalisent l'opposition entre poiesis et praxis qui préoccupait déjà Aristote. La poiesis tend vers un but et procède d'une cause finale : elle peut engendrer ainsi de grands récits, car le propre du récit est d’avoir une fin qui ne soit pas simplement un terme, mais un accomplisse- ment. Ainsi, elle pourrait donner vie. En revanche, la praxis doit être rapportée à la cause efficiente : instrumentale, elle est réputée produire sans véritablement créer. Témoignant d'un mythe technologique qui transforme la poiesis en praxis, la littérature combinatoire serait- elle capable de créer des mythes et de s'imposer par là ? On peut en douter, quand son programme même critique ironiquement l'exalta-tion convenue qui s'attache généralement à la création littéraire. » (Rastier, 2016, p. 167, souligné dans le texte)38.

L’art contemporain, en raison de avancements de l’IA se caractériserait ainsi par sa production et sa reproduction mais nullement par sa création qui reste reléguée au stade de recréation. Si leurs idées excédaient leurs gestes, les artistes seraient des ingénieurs. L’art se caractérise fondamentalement par cette improvisation, par ce caractère d’imprévisibilité absent dans les calculs algorithmiques. C’est justement comme une confrontation entre improvisation et maîtrise que Paul Valéry définit l’art et les gestes créateurs de Leonard de Vinci (Valéry, 1935). L’art est moins la projection de la forme sur la matière que l’accès de la matière travaillée à la forme. L’art n’est créateur que lorsqu’il se construit dans le geste et qu’il s’éloigne du calcul, une œuvre est moins une projection qu’une découverte.

La conséquence pour le mythe en relation à l’art est qu’il ne peut être défini comme forme (selon la perspective de l’histoire de l’art et de la théorie des formes) ou, en tout cas, pas uniquement comme forme. Une analyse du mythe dans l’art et du mythe par l’art doit subir une autre épistémologie, moins centrée sur la forme que sur la matière. La sculpture d’Apollon et Daphné de Bernini est exceptionnelle à ce titre : l’artiste a créé une matière qui n’est ni jeune fille ni arbre et cet entre-deux figuratif indique une profondeur de la matière qui souligne à la fois les possibilités et les limites mêmes du langage sculptural.

Cultes et irruptions du mythe dans la réalité aujourd’hui

Si Benjamin remarque que le culte fonde l’œuvre d’art dans la mesure où l’œuvre est élaborée pour la contemplation individuelle plutôt que par sa reproduction spectaculaire et massive, alors les développements technologiques contemporains offrent bien des exemples à la faveur du culte.

Les jeux vidéo ne sont pas toujours considérés comme des œuvres d’art, certes, mais tout comme le cinéma d’Hollywood et d’autres productions au sein de l’industrie du divertissement, leur fonctionnement est basé sur leur taux de reproductibilité, c’est-à-dire de visionnage en masse. François Rastier signale déjà en 2016 comment le jeux vidéo Pokémon Go constitue une irruption du mythe dans le réel (Rastier, 2016). Ce jeu, basé sur la technologie de la réalité augmentée, prolonge le distal numérique sur le proximal phénophysique, le monde absent sur le monde obvie, le transcendant sur l’empirique.

La genèse praxéologique du mythe est évoquée, avant Benjamin, par Aby Warburg (1932). Comme le prône Muriel van Vliet :

« À la différence de Lévi-Strauss, Cassirer ne néglige jamais le corps et son espace affectif de projection dans l’approche des phénomènes culturels et il accorde, comme l’historien de l’art que fut Aby Warburg, un primat explicite au rituel sur le mythe, ce qui a des répercussions directes sur la compréhension du rapport de l’image au texte et du visuel au langage. “Am Anfang war die Tat” : “au commencement était l’action”, et non le mot, non la pensée discursive et représentationnelle » (Vliet, 2016, p. 3)

Si c’est dans les pratiques que se trouve la genèse du mythe — comme le souligne aussi Maurice Leenhardt pour les peuples canaques (Leenhardt, 1947) — et que les jeux vidéo contemporains se définissent par leurs aspects pragmatiques, on peut alors comprendre le redoublement du caractère mythique à l’époque contemporaine. Le propre de la réalité augmentée est pourtant le double exact de l’art : elle vise à introduire le distal dans le proximal, à transformer l’idole en fétiche, le symbole en indice, le transcendant en empirique. C’est le geste non comme possibilité de transcendance, comme le doigt du David qui touche Dieu, ou comme la performance d’Orphée pour accéder à l’au-delà, mais le geste ici sert à fétichiser le distal, à capturer des créatures fantastiques pour les photographier sur fond d’un parc ou d’une bibliothèque, bref à déposséder la culture de toute transcendance, à plastifier et transformer en marchandise ce qui restait de l’aura des œuvres d’art.

Mythe de surface vs mythe profond

Il est possible de distinguer pour le mythe un « mythe de surface » et un « mythe profond », celui-ci n’étant à l'époque contemporaine qu’une reprise du plan de l'expression des vrais mythes, dits « mythes profonds » car ils élaborent aussi une profondeur sur le plan du contenu (Guillén, 2022b). Les mythes de surface ont des relations d'homologie avec les mythes anciens (imitation de la forme expressive), alors que les mythes profonds ont des relations d'analogie avec les mythes anciens, c'est-à-dire des fonctions similaires. Il faut toutefois comprendre ici l’analogie comme une analogie essentielle et non seulement expressive, par exemple les fanatiques de football décrits par Roland Barthes dans ses mythologies (Barthes, 1957) ne peuvent nullement remplacer la profondeur d’une cérémonie religieuse. Par analogie mythique nous ne référons pas à une fonction sociale apparente mais à un sémantisme profond créateur de mythèmes (Lévi-Strauss, 1955), c’est-à-dire d’oppositions minimales dont la fonction est de fonder des significations profondes dans la culture.

Conclusion

Une lecture sémiotique des travaux de Nietzsche permet, selon nous, de mieux saisir les relations entre art, mythe, science et technologie. Ce travail est donc à comprendre comme une première contribution au sein d’une investigation sémiotique plus vaste : celle d’une enquête sur les relations entre les différentes formes symboliques telles que l’art, le langage verbal et le mythe et la mesure dans laquelle celles-ci conditionnent l’émergence de l’art dans notre sémiosphère.

Cet article permet de mieux comprendre ces relations complexes. D'abord, comme « on ne peut discerner le problème de la science sur le terrain de la science » (Nietzsche, 1871, p. 56), c’est l'art qui peut le mieux donner à voir l’espace culturel non atteignable par la science ainsi qu'indiquer les limites de l'hubris technologique déjà soulignées par le mythe - e.g. le mythe icarien.

Aussi si « Le mythe ou l’art […] servent de complément, de compensation ou de contrepoint nécessaires à l’attitude scientifique et technologique, en permettant de faire halte au seuil du processus de construction globale du sens » (Vliet, 2016) alors la génération automatique de l’art ne peut être conçue comme de l’art véritable ; bien au contraire, l’art véritable devrait aujourd’hui se donner pour tâche de signaler les limites d’une génération automatique de formes expressives.

Note de bas de page 39 :

Sur les « mythes contemporains » voir le hors-série publié par Le Monde paru en 2022, dirigé par Louis Dreyfus et Michel Sfeir et intitulé L’Histoire des mythes fondateurs. Voyage dans l’imaginaire de l’humanité, voir aussi : (Guillén, 2023a)

En outre, si « la tâche suprême de l’art [est de] délivrer l’œil du regard jeté dans l’horreur de la nuit et sauver le sujet du spasme des émotions de la volonté grâce au baume de l’apparence qui apporte la guérison » (Nietzsche, 1871, p. 226), alors l’efficacité de l’art contemporain devrait s’évaluer sur la base de sa capacité à donner un contre-point aux mythes contemporains qui s’articulent vis-à-vis des crises écologiques actuelles et à l’intérieur d’une atmosphère générale d’éco-anxiété, aussi bien aux mythes catastrophistes, comme ceux de la « collapsologie » ou de la « rébellion des machines » comme aux ceux trop fantaisistes du transhumanisme ou de la foie dans les algorithmes39.