L’image mathématique (suite)

Jean-François Bordron 

https://doi.org/10.25965/visible.453

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Si l’on parle des images, prises en général, il nous semble nécessaire de distinguer différents niveaux d’analyse, que l’on peut présenter ainsi : en premier lieu, nous devons poser un principe général d’iconicité qui se réalise dans toute forme d’image et que l’on peut définir succinctement en disant que l’on qualifie d’iconique toute forme ayant acquis un certain degré de stabilité quant à ses composants internes (stabilité méréologique). Ainsi définie, l’iconicité n’assure pas à elle seule l’identité. Celle-ci relève d’un acte d’identification conçu ordinairement comme symbolique. Ce point est important car, comme nous le verrons dans cette étude, l’identité n’est pas toujours nécessaire ni souhaitable.

Note de bas de page 1 :

Bas C. Van Frassen, Lois et symétrie, Trad. Française de Cath. Chevalley, Paris, Vrin, 1994 ; Francis Bailly, Giuseppe Longo Mathématiques et sciences de la nature, la singularité physique du vivant, Paris, Hermann, 2006.

En deuxième lieu, l’iconicité peut se réaliser dans des images de natures très diverses. Le plus simple est de remarquer que les perceptions sonores, comme les perceptions gustatives, tactiles, et en un certain sens mentales, sont tout autant productrices d’images que la perception visuelle à laquelle on donne une certaine primauté. Par ailleurs, l’image mathématique pose le problème délicat des idéalités, auxquelles il est difficile de refuser un certain degré d’iconicité, mais dont on ne voit pas exactement la nature perceptive. Peirce accordait l’iconicité aux équations mathématiques qu’il comparait à des perceptions. Mais on peut penser aussi aux grands principes de symétrie qui semblent, selon certains auteurs1, devoir se substituer aux lois de la nature elles-mêmes, comme de nouvelles idées platoniciennes.

En troisième lieu, il faut prendre en compte l’usage que l’on peut faire des images, quelle que soit la modalité perceptive à laquelle elles appartiennent. S’il y a, par exemple, des images visuelles, il existe aussi des usages esthétiques, mathématiques, physiques, etc. de ces images qui modifient sensiblement non seulement leur rhétorique, mais surtout les dispositifs perceptifs et mentaux selon lesquels on doit les considérer. L’usage, c’est-à-dire l’expérience qui nous fait éprouver l’efficace de telle ou telle image, est inséparable de l’image elle-même car elle est une partie de sa définition. C’est là un point qui, sans nous faire rompre avec le principe d’immanence, en élargit considérablement l’usage.

Retenons donc le cadre à partir duquel nous allons essayer de décrire quelques spécificités de l’image mathématique. Nous distinguons l’iconicité en tant que principe général d’organisation, l’image, en tant que réalisation de l’iconicité selon diverses modalités sensorielles, et enfin l’expérience d’image comme le moment spécifique pendant lequel telle ou telle image prend un sens à l’intérieur d’un usage particulier, plus ou moins dirigé par des institutions et des conventions.

1. Institution et expérience (stabilité structurelle et singularité)

Note de bas de page 2 :

Jean-François Bordron, « Image esthétique, image mathématique », Arts et sciences : une attirance, A. Beyaert-Geslin et M.G. Dondero (dirs), Liège, Presses Universitaires de Liège, 2012.

Dans une étude antérieure2, dont celle-ci peut être considérée comme la suite, nous avons essayé de distinguer l’image prise dans le cadre d’une expérience esthétique de celle destinée à un usage mathématique. Il est nécessaire de résumer brièvement les quelques conclusions auxquelles nous étions parvenu en insistant sur le niveau d’analyse auquel elles appartenaient. Il s’agissait du niveau de l’expérience tel que nous venons de le situer. Nous aurons besoin de définir cette notion d’« expérience » plus avant mais prenons-la, pour l’instant, au sens large où l’on peut parler d’une expérience esthétique ou d’une expérience de laboratoire.

Note de bas de page 3 :

Mary Douglas How Institutions Think, New York, Syracuse University Press, 1986, Trad. française d’Anne Abeillé, Comment pensent les institutions, Paris, La Découverte et Syros, 1999.

Nous avons pris comme exemple la représentation d’un cube faite à des fins d’exercices de géométrie et nous avons comparé cette représentation au cube sculpté par Giacometti dans un contexte d’expérience esthétique. Il va de soi que les institutions présupposées par ces deux cubes sont de natures distinctes (le monde de l’art, théorisé par N. Goodman, et le monde scientifique avec ses multiples institutions et coutumes qui vont de l’école aux centres de recherches). Les institutions sont des conditions de possibilité dont le sens est précisément de permettre une certaine expérience. De ce point de vue, il est utile de comparer les institutions à des croyances d’arrière-plan qui dirigent nos expériences, en un sens les constituent, mais contre lesquelles aussi il est possible d’agir comme le montrent les multiples ruptures dont sont faites aussi bien l’histoire de l’art que l’histoire des sciences. Il faut cependant se méfier de l’idée trop simple selon laquelle il y aurait d’un côté les institutions et de l’autre des artistes ou des scientifiques qui pourraient, avec plus ou moins de difficulté et de bonheur, agir et penser contre elles. Il semble bien que les institutions sont aussi des machines à penser et peuvent donc, en un sens au moins, penser contre elles-mêmes. Mary Douglas3 a défendu l’idée selon laquelle ce sont les institutions qui définissent les rapports de ressemblance, les analogies entre les phénomènes et par conséquent les grandes catégories de base qui définissent l’identité des êtres, des usages, et en assurent la mémoire. De ce point de vue, il nous semble que l’institution est ce qui rend intelligible le fait culturel lui-même et sa transmission. C’est précisément en considérant le type de mémoire requise par l’expérience esthétique et par l’expérience mathématique qu’il nous a semblé possible de distinguer deux types d’image. Mais, avant de revenir sur ce point, il importe de redéfinir la notion d’expérience.

Une expérience est un fait singulier qui demande que tout soit, par ailleurs, considéré comme inchangé. C’est cette tension entre une singularité d’une part et une stabilité structurelle de l’autre qui caractérise l’expérience. Ainsi en va-t-il dans une expérience de laboratoire qui exige nécessairement que tout reste égal par ailleurs si l’on veut que l’hypothèse que l’on cherche à tester ne se dilue pas dans un réseau de causes sans contour. Il en est de même de l’expérience esthétique qui opère une focalisation sur une singularité (un tableau, une œuvre, une émotion) ou de l’expérience mathématique qui est une forme particulière d’expérience de pensée dont nous analyserons un exemple.

Nous pouvons résumer notre point de départ en disant qu’il y a d’un côté une énonciation institutionnelle qui accrédite une certaine analogie entre les phénomènes et assure donc leur appartenance à tel ou tel domaine (ou « monde » selon Goodman), et de l’autre des expériences singularisantes dont on peut certes attribuer l’énonciation à des individus, mais qui sont également pensables comme des faits institutionnels.

2. Les ordres de la mémoire

Du point de vue qui nous intéresse ici, il nous semble utile de distinguer trois ordres de mémoires, les deux derniers nous semblant fournir une distinction intéressante entre l’image esthétique et l’image mathématique.

Dans le premier ordre, nous inscrirons la mémoire par familiarité, c’est-à-dire celle qui assure le sentiment de réalité. L’expérience du monde est faite de données concordantes qui, au moins dans une certaine mesure, se perpétuent dans le temps, en vertu d’un principe général de symétrie, et qui font que la même action produit le même effet. Nous nous attendons à ce que la même expérience, faite plus tard et ailleurs, se renouvelle identiquement. Nous pensons aux expériences les plus élémentaires comme lever son bras, laisser tomber un objet, écouter le bruit d’une rivière. On peut dire que cette mémoire assure l’existence d’un paradigme de choses réelles.

Note de bas de page 4 :

Nous développons plus amplement cette conception dans « Image et vérité », Actes du colloque « La vérité en image » Université de Paris V, 2006, Publié sur le site des Nouveaux Actes Sémiotiques (NAS) en décembre 2007.

On peut faire différentes hypothèses quant à la nature exacte de ce qui est ainsi mémorisé et, en particulier, sur l’origine institutionnelle du sentiment de réalité. C’est là un problème essentiel dans le cadre de toute réflexion sur les images. Il nous semble que le problème du rapport de l’image à la réalité peut être considérablement clarifié si l’on admet que cette réalité est elle-même une image ou, plus précisément, qu’elle est institutionnalisée comme image par le seul fait que nous pouvons en faire un dessin, une photographie, un scanner ou toute autre forme de production iconique. Nous dirons pour cette raison que la vérité d’une image n’est rien d’autre que l’accord qu’elle peut manifester avec ce qui par elle est fait image4. On remarquera qu’il n’en va pas autrement pour ce qui est des énoncés linguistiques qui supposent, lorsqu’ils se disent vrais, que la réalité soit, d’une façon ou d’une autre instituée comme « dicible ».

À côté du paradigme des choses réelles existe également une mémoire syntagmatique qui porte sur l’enchaînement des actions familières que l’on peut rapprocher des jeux de langage ou des différents arts de l’action (les tours de main, les routines, les ritournelles de l’existence).

Retenons donc comme premier ordre de la mémoire, présupposé par toute image, le couple suivant :

image

Si nous regardons maintenant une image inscrite dans le domaine de l’art, ou dans tout autre domaine en principe étranger à la connaissance scientifique, nous constatons que la mémoire mise en jeu porte sur un ensemble indéfini de réminiscences, sans limites précises ni contenu expressément normatif. Certaines sont d’ordre collectif, d’autres personnelles. On peut même dire que ce type de mémoire, surtout lorsque la dimension esthétique est privilégiée, est propre à susciter des sentiments très individualisés, qu’il s’agisse d’une personne ou d’un groupe. Tout réside finalement dans la structure ramifiée de cette mémoire qui peut nous faire passer sans transition d’un moment de l’histoire de l’art à un souvenir personnel ou à une émotion oubliée. On pourrait pour cette raison l’appeler mémoire proustienne. Le propre de l’art, selon une expression de Didi-Huberman, est d’avoir des « efficacités multiples » qui se confondent parfois avec une herméneutique illimitée. Convenons d’appeler cette mémoire « esthésique » pour souligner son lien nécessaire avec le monde sensible et les attitudes, souvent involontaires, d’une subjectivité.

L’image mathématique suppose une mémoire de nature bien différente. Bien sûr un dessin de géométrie peut éveiller mille souvenirs, mais ce n’est pas en cela qu’il appartient à la géométrie. La réminiscence qu’il suppose est plutôt d’ordre platonicienne en cela qu’elle concerne la possibilité de susciter des évidences renouvelables. Il est en principe toujours possible de réactiver l’évidence d’une démonstration. Cela est vrai pour chacun mais surtout pour quiconque, comme l’illustre l’esclave du Ménon découvrant peu à peu le principe de construction d’un carré de surface double de celle du carré initial.

Ajoutons donc deux autres types de mémoires mis en jeu dans les images, selon que ces dernières privilégient un usage esthétique ou un usage mathématique :

B- Mémoire esthésique (source de multiplicité)

C- Mémoire platonicienne (évidences renouvelables)

Cette réflexion sur la mémoire montre simplement que les types d’expérience qui se réalisent dans le monde des œuvres d’art et dans celui des images mathématiques produisent des évidences de natures différentes. Il nous faut donc distinguer l’évidence esthétique qui se produit lorsque la beauté d’une œuvre nous subjugue, de l’évidence mathématique qui impose une démonstration ou un théorème.

L’image mathématique serait en ce sens plus proche de ce que nous avons appelé la mémoire par familiarité que de la mémoire esthésique si elle n’impliquait certaines formes de constructions qui semblent l’excéder. C’est du moins ce que nous allons essayer de spécifier.

3. La question des constructions auxiliaires

On sait que Peirce incluait l’image mathématique dans sa théorie des diagrammes et qu’il les comparait, voire les assimilait, à une certaine forme de perception :

Cette contrainte irrésistible du jugement de perception est précisément ce qui constitue la force contraignante de la démonstration mathématique. On peut s’étonner que je range la démonstration mathématique parmi les choses qui relèvent d’une contrainte non rationnelle. Mais la vérité est que le nœud de toute preuve mathématique consiste précisément dans un jugement à tout égard semblable au jugement de perception, à ceci près qu’au lieu de se référer au percept que nous impose la perception, il se réfère à une création de notre imagination (Peirce, Collected Papers, 7.659).

Il est d’autant plus tentant d’admettre la validité de cette comparaison qu’elle semble nous fournir un moyen pour spécifier le type d’évidence que peut produire une image. Mais comparer la contrainte irrésistible qu’exerce une perception sur notre jugement à la même contrainte, non moins irrésistible, imposée par un diagramme mathématique demande cependant que l’on puisse spécifier la différence entre ces contraintes. Peirce nous dit qu’elle réside en cela que la perception dépend des percepts et l’image mathématique de notre imagination. Pour ce qui est des mathématiques, il s’agit bien d’images ou, plus précisément d’iconicité : « Mais il y a une assurance que l’icône fournit au plus haut degré. À savoir que ce qui est déployé sous l’œil de l’esprit – la forme de l’icône, qui est aussi son objet – doit être logiquement possible. » (Idem, 4.532).

Note de bas de page 5 :

« Mental Models, Semantical Games, and varieties of Intelligence » in Lucia Vaina (éd), Matters of Intelligence, Dortrecht, D. Reidel, 1987, pp. 197-215. Traduction française in J. Hintikka, Fondements d’une théorie du langage, Paris, P.U.F., 1994. Voir également J. Hintikka « Ch. S Peirce’s “first real discovery” and its contemporary relevance », The Monist, 63, n°3, 1980.

Si l’on suit l’opinion de Peirce, la perception, l’évidence logique et l’évidence mathématique possèdent au moins un lien de parenté qui s’apparente à l’épreuve d’un certain type d’évidence ou de certitude. Peirce l’associe à ce que nous appellerons le signifiant iconique. Essayons de comprendre comment ce signifiant peut produire un effet d’évidence et en quoi cet effet peut se rencontrer d’une façon toute particulière dans l’image mathématique. Pour cela nous nous appuierons en premier lieu sur un texte de J. Hintikka intitulé « Modèles mentaux, jeux sémantiques et formes d’intelligence »5.

Note de bas de page 6 :

Citation empruntée à Hintikka, op. cit.

Hintikka rappelle tout d’abord une distinction fondamentale de Peirce que celui-ci considérait comme sa première grande découverte : « Ma première grande découverte sur la procédure mathématique fut qu’il y a deux sortes de raisonnements nécessaires, que j’appelle corollariels et théorématiques… »6 La distinction entre ces deux sortes de raisonnements repose sur la notion de « pas théorique », les raisonnements théorématiques effectuant ce pas, les autres, les raisonnements corollariels, n’en ayant aucun besoin. Peirce s’exprime ainsi :

Note de bas de page 7 :

Nous empruntons ces citations à Christiane Chauviré L’Œil mathématique, Essai sur la philosophie mathématique de Peirce, Paris, Kimé, 2008.

J’appelle « pas théorique » le pas qui consiste à introduire une idée nouvelle non explicitement et directement contenue dans les prémisses du raisonnement ou dans les conditions de la proposition dont on obtient la preuve à l’aide de cette introduction. […] Aux propositions qui ne peuvent être prouvées qu’à l’aide de pas théoriques (ou qui du moins pourraient difficilement être prouvées autrement), je propose de restreindre l’application du mot « théorème » resté vague jusqu’ici, appelant toutes les autres, qui sont déductibles de leurs prémisses par les principes généraux de la logique, du nom de corollaires (Peirce, CP, 4613)7.

En d’autres termes, il existe des raisonnements qui demandent que soient introduits des êtres qui n’existaient pas dans les prémisses. Le théorématique est donc le domaine de l’invention qui excède la déduction selon les seules lois de la logique (déduction qui peut par ailleurs être fort complexe). Le corollariel n’est pas ce qui est simple mais ce qui ne demande pas un « pas ».

Hintikka propose un exemple géométrique très simple de la spécificité du raisonnement théorématique :

Note de bas de page 8 :

Op. cit., p. 363.

L’exemple classique – à tous les sens du terme – d’inférence théorématique se rencontre dans la géométrie élémentaire, où il arrive que certains théorèmes ne puissent être prouvés sans des constructions dites auxiliaires, dont les résultats doivent être ajoutés à la figure avant que la preuve ne puisse être menée. Par exemple, de quelque façon que l’on traite le problème de la détermination de la somme des trois angles d’un triangle, on ne peut rien prouver sur la figure qui ne montre que le triangle ABC. Ce n’est qu’une fois que l’on a effectué une “construction auxiliaire” que l’on peut établir le théorème selon la démarche que j’ai expliquée. Par exemple si l’on tire une ligne parallèle à BC passant par C, la vérité du théorème devient virtuellement évidente. »8

image

Hintikka en propose l’interprétation très générale suivante :

Note de bas de page 9 :

Op. cit., p. 363.

J’ai déjà eu à de nombreuses reprises l’occasion d’expliquer la différence entre des raisonnements logiques triviaux et non triviaux en évoquant le nombre maximum d’individus considérés dans une phrase Si. Le raisonnement qui nous conduit de So à Sk est théorématique (non trivial) si et seulement si ce nombre doit être plus grand qu’il n’est en So ou Sk en un point quelconque du cheminement allant de l’un à l’autre.9

Le raisonnement théorématique se reconnaît donc au fait qu’il suppose l’introduction, à quelque étape que ce soit, d’au moins un individu qui ne figurait pas dans les prémisses.

Ainsi compris, il semble bien que le raisonnement théorématique, ainsi que le montre l’exemple des constructions auxiliaires, soit à la base de l’image mathématique et également du type d’évidence que nous avons mentionné comme leur appartenant en propre. Essayons de déterminer plus précisément le sens exact de cette construction (ou de ce supplément d’individus selon Hintikka) avant de revenir à la question difficile de l’image comme lieu d’une évidence spécifique.

Note de bas de page 10 :

Sur l’image laboratoire et l’image « en train de se faire » nous renvoyons à Maria Giulia Dondero « Sémiotique de l’image scientifique », Signata, 1, Presses Universitaires de Liège, 2010, pp. 111-176.

Ce qui est d’abord frappant dans une construction auxiliaire est l’impossibilité de raisonner sur la seule base de l’image initiale. Il ne sert à rien de contempler le triangle seul si l’on veut démontrer que la somme de ses angles est égale à deux droits. Il semble de ce fait que l’image mathématique soit un lieu de construction, cette construction n’ayant pas de terme déterminé car d’autres questions vont nécessairement surgir, une fois un théorème démontré. Dans ces conditions il paraît inexact, voir faux, de dire qu’un triangle est une image mathématique. Il vaudrait mieux dire qu’il peut le devenir, qu’il l’est en puissance, pourvu qu’une opération supplémentaire vienne lui donner le statut de prémisse dans une démonstration. Ce point paraît parfaitement clair si l’on regarde les démonstrations purement géométriques comme celles du théorème de Pythagore, de Thalès ou même celles des premiers théorèmes de géométrie projective. Il s’ensuit que l’image mathématique prend non seulement la forme d’une sorte de laboratoire10 mais en outre qu’elle n’existe véritablement qu’en acte, comme construction.

Il faut maintenant demander en quoi exactement consiste cette construction que l’on peut concevoir comme une étape dans l’immense générativité des mathématiques.

Dans l’exemple d’Hintikka, il s’agit de tracer une droite, parallèle à la base d’un triangle, et passant par le sommet opposé. Cette droite n’appartient pas au problème initial et peut donc être considérée comme un ajout, un adjuvant nécessaire pour que l’on puisse voir la solution du problème. De même, dans le Ménon, Socrate trace les lignes nécessaires pour que l’on puisse comprendre, c’est-à-dire voir, comment un carré (A,B,C,D), dont le côté est donné par la diagonale d’un carré initial (a,b,c,d), a une surface double de ce dernier :

image

Il s’agit toujours de construire pour « faire apparaître », rendre immédiatement visible, ce qui est en question.

D’où proviennent les droites que l’on ajoute au triangle initial, ou à tout autre figure, et quel est exactement leur effet ? Peirce y voit le résultat de notre imagination, ce qui est sans doute vrai, mais laisse le mystère entier. Essayons de décrire le plus exactement possible la façon dont l’imagination procède.

La droite ajoutée ne pourrait être une ligne quelconque. Il faut une droite ou un cercle ou quelque autre figure appartenant à l’alphabet mathématique, c’est-à-dire à des figures non quelconques. La droite est en quelque façon une pièce d’un jeu, même s’il ne faut sans doute pas exagérer cette image.

Elle possède deux propriétés particulières qui sont en réalité des relations : elle est parallèle à la base du triangle et passe par le sommet opposé à cette base. Une fois cela admis, l’évidence du résultat doit se manifester. On notera cependant qu’un écolier (ou un mathématicien) ne pourrait pas se contenter de cette évidence. Il faudrait qu’il détaille les égalités entre les angles, rappelle l’axiome des parallèles et donc la nature de l’espace euclidien qui est ici présupposée.

Il y a une dialectique difficile à cerner entre l’évidence du résultat et le raisonnement qui en détaille certains moments. Il nous semble qu’il vaut mieux ici éviter d’introduire les termes de « synthèse » et d’« analyse » qui sont à la base des discussions sur la nature des mathématiques (sont-elles synthétiques a priori comme le voulait Kant, ou au contraire analytiques ?) et nous en tenir à une description la plus proche possible de l’image et de sa construction.

Il est clair que le raisonnement semble déplier ce qui se manifeste unitairement dans l’intuition que nous pouvons avoir de la figure. Le raisonnement explique ce qui ne veut pas dire nécessairement qu’il analyse. L’intuition au contraire complique, en ce sens qu’elle replie tous les éléments sur eux-mêmes, entre eux. Ceci n’est pas une synthèse mais plutôt un geste, comme une main ramassant plusieurs choses mises ensemble, leur conférant ainsi l’unité d’une donation unique. Lorsque l’on regarde une image celle-ci n’est pas la synthèse de ses parties mais possède précisément l’unité d’un geste (le regard est en ce sens une gestuelle). Lorsque l’on trace la ligne au sommet du triangle, il s’agit précisément d’un geste qui fait apparaître brusquement l’unité d’une scène et le théorème qui en résulte.

Comme toute scène, celle-ci possède son référentiel présupposé, ici l’espace euclidien, mais aussi le point de vue selon lequel on doit la voir.

Quelques remarques sont nécessaires pour enrichir notre inventaire des traits spécifiques à l’image mathématique.

On notera en premier lieu que le référentiel spatial, contrairement à ce qui se passe dans l’immense majorité des images, ne possède pas de dimension privilégiée, ni droite, ni gauche, ni haut ni bas et, dans le cas étudié, ni premier plan ni arrière-plan (mais ce n’est ici qu’un cas particulier). En fait, les dimensions de l’espace sont autonomes par rapport à tout observateur. Ceci revient à dire que l’observateur, pourtant présupposé, est dépourvu d’un corps organisé par une deixis, bien qu’il perçoive.

L’image mathématique, c’est là également une de ses propriétés, ne possède aucun éclairage, aucune source de lumière, aucune ombre. On sait que ces attributs peuvent être ajoutés dans certains livres de mathématiques, mais essentiellement pour des raisons esthétiques. Parfois cependant certains traits se trouvent soulignés pour rendre manifeste telle ou telle figure qui sinon serait délicate à distinguer dans un enchevêtrement de lignes. Ce cas se présente souvent dans les démonstrations de géométrie projective. D’autres opérations consistant à mettre en valeur une construction sont prévisibles. On peut en conclure que ces effets de matière possèdent essentiellement une fonction d’index. Ils montrent et en ce sens collaborent à l’évidence visuelle, sans que l’on puisse dire pour autant qu’ils participent à la démonstration telle qu’elle est formellement énonçable. Ils soulignent l’iconicité des figures, la mettent en scène mais ne la créent pas et surtout ne se confondent pas avec elle.

On observe finalement que l’image mathématique est habitée par un paradoxe. Elle montre des relations entre des figures dans l’espace et cela par l’inscription matérielle d’un signifiant iconique. En même temps, elle exige que l’on fasse abstraction de la matérialité de ces signifiants et par conséquent de toutes les traces visibles du fait qu’elle montre. Si notre rapport à elle est bien une perception, comme le dit Pierce, il faut aussi admettre qu’ultimement l’image n’a vraiment de sens mathématique que s’il s’agit d’une perception paradoxalement sans sujet (au sens d’un sujet d’énonciation compris simultanément comme acteur et comme récepteur). Pourtant, comme nous l’a montré l’observation de constructions auxiliaires, il y a bien une action constitutive de l’image mathématique et des traces manifestes d’un sujet doué d’imagination. Il semble que finalement nos observations convergent toutes vers cette seule question : qu’est-ce que l’énonciation mathématique et pourquoi semble-t-elle engendrer des paradoxes ?

4. Énonciation mathématique et évidence

Note de bas de page 11 :

En particulier F. Gil, Traité de l’évidence, Grenoble, Jérôme Million, 1993.

Lorsqu’un mathématicien effectue une construction auxiliaire, il répond sans un doute à un questionnement portant sur la figure déjà inscrite et qui n’est pas à elle seule suffisante pour avancer sa démonstration. Il fait une demande qui, selon le schéma husserlien, va ou non être satisfaite par un « remplissement » de sens que doit lui fournir cette nouvelle construction. Mais ce remplissement est si particulier qu’on ne peut en aucune façon le confondre avec la simple satisfaction que pourrait fournir un objet désiré ou voulu (un objet valeur). Même si un grand plaisir peut accompagner la réussite d’une démonstration, ce n’est pas lui qui peut être le critère de l’évidence que nous cherchons à approcher. L’évidence n’a pas de rapport direct avec le plaisir, comme le montre l’évidence que Husserl, comme Peirce, reconnait à la perception. Elle possède cependant une certaine tonalité énergétique qui peut malgré tout lui donner quelque rapport avec le désir. On peut également faire valoir l’éclat, la vivacité de certaines évidences intellectuelles sans que cela nous semble véritablement concluant quant à leur nature. Les modulations subjectives qui accompagnent l’évidence, et qui sont soulignées par la plupart des auteurs11, sont intéressantes mais cependant peu concluantes pour le point qui nous occupe. Nous recherchons le lien qui peut tenir ensemble le tracé d’une figure (donc une image), un effet démonstratif (un effet de vérité), et un régime très particulier d’énonciation.

Nous avons vu que la construction auxiliaire ne peut en elle-même se trouver expliquée par la forme logique de la démonstration mais exige au contraire un ajout, en lui-même injustifiable autrement que comme un effet de l’imagination. Même si le théorème final peut, et en un certain sens doit, être mis en forme logique, il n’en demeure pas moins qu’il ne procède pas ainsi au moment précis où son évidence apparaît. Il vaut mieux ici ne pas parler d’intuition car cette faculté est encore plus mystérieuse que le problème qu’elle serait censée résoudre. Disons plutôt que le théorème se manifeste d’abord sous une forme iconique et non à la suite d’un développement symbolique.

Le point le plus important nous semble être le rapport entre la construction et l’énonciation. On pourrait penser que l’énonciation se présente sur un mode débrayé. Mais peut-on dire qu’un énoncé mathématique soit débrayé au même sens qu’un énoncé linguistique ? La ligne tracée au sommet d’un triangle, dans notre exemple, et le théorème qui apparaît à sa suite, appartiennent-ils au domaine du « il », entendu comme dans « il pleut » ou « il neige » ? Il nous semble que leur effet provient plutôt de ce qu’il ne suppose en aucune façon ni sujet ni objet. Même les verbes a-valents, comme « pleuvoir » ou « neiger », gardent la trace d’un univers mythique dans lequel les dieux agissent sur les éléments. Mais, dans notre exemple, quelque chose se manifeste qui n’est ni sujet, ni objet et n’appartient pas à ce qui est dicible sur la base de cette différence. Comment qualifier ce fait sans faire appel à des intuitions nécessairement vagues ? Il nous semble que la seule réponse possible est de rappeler que les mathématiques, comme la logique, appartiennent au domaine du « formel » qui est un registre sémiotique qui ne se laisse pas penser selon les catégories de la grammaire actantielle. Ce que montrent les constructions géométriques comme celles que nous avons citées, c’est qu’il existe une certaine formalité de l’iconique lors même que l’on accorde en général la formalité au seul ordre symbolique (logique et algébrique).

Quelle est la propriété sémiotique principale du « formel » et quel est son rapport avec la question de l’énonciation ?

Note de bas de page 12 :

Bertrand Russell, Écrits de logique philosophique. Textes traduits et recueillis par J-M. Roy, Paris, P.U.F., 1989, p. 358.

Il est difficile d’assimiler purement et simplement le formel à un régime particulier des signes, ce qui n’exclut pas, comme nous venons de le voir, qu’il puisse y avoir des formalités iconiques et symboliques. Mais en quel sens une droite serait-elle un signe, que l’on entende ce terme au sens saussurien, comme la relation d’un signifiant et d’un signifié, ou au sens frégéen comme le support d’un sens et d’une dénotation ? La même question se pose d’ailleurs si l’on pense à une forme logique. Russell remarque : « Le logicien en tant que tel ne donne jamais d’exemple, parce que c’est au fait qu’on n’a besoin de rien connaître du monde réel pour la comprendre que se reconnaît une proposition logique »12.

Il semble que l’on puisse dire la même chose d’un énoncé mathématique, ce qui n’invalide en rien la comparaison faite par Peirce entre une équation et une perception. Mais comment fonctionne un signe s’il n’y a rien à connaître du monde pour le comprendre et en quoi ressemblerait-il à une perception ?

Remarquons tout d’abord que la perception n’est pas évidente au sens où elle pourrait nous obliger à penser que ce qui est donné à nos sens est telle ou telle chose possédant telle ou telle propriété. Au contraire, c’est là ce dont on peut toujours douter puisque cela dépend essentiellement de certaines catégorisations qui ne s’imposent pas avec nécessité. L’évidence de la perception tient plutôt au sentiment d’existence au sens où Hegel, devant le spectacle des Alpes, a pu dire simplement : « Cela existe ». La reconnaissance d’un fait signale souvent un excès par rapport aux possibilités immédiates du langage. Il y a de même dans l’évidence d’un théorème un certain excès par rapport aux articulations nécessaires de la démonstration. Il nous semble que c’est sur ce point que l’évidence de la perception et l’évidence géométrique participent d’une expérience commune.

Nous avons déjà rencontré l’idée d’excès lorsque nous avons discuté des constructions auxiliaires qui nécessitent un acte particulier de l’imagination, acte irréductible à la simple déduction et excessif en ce sens. Il s’agit bien sûr de l’imagination productrice et non de la simple imagination reproductrice. L’imagination ainsi comprise est en quelque sorte la faculté ontologisante de notre esprit, la seule qui soit susceptible de faire surgir un existant, comme le fait le mathématicien traçant une droite pour voir si quelque évidence en résultera.

Ainsi se nouent peu à peu des thèmes qui auraient pu sembler trop éloignés pour former ensemble une certaine cohérence : l’évidence, l’existence, la perception, l’image mathématique. Tout se passe comme si l’acte de l’imagination mathématique, lorsqu’elle intervient dans l’image, faisait surgir un existant qui n’appartient pas à l’ordre ordinaire du monde sensible et possède pourtant la puissance contraignante de la perception. En un sens la ligne tracée fait surgir l’évidence d’un existant et sa place dans une configuration d’ensemble, en un autre, selon la formulation de Descartes, les mathématiciens ont « peu d’égard à l’existence ». Il s’agit bien d’un acte, et partant d’une énonciation, et cependant l’énonciation paraît non seulement s’effacer, ce qui serait banal, mais surtout perdre toute pertinence explicative. L’image apparaît simultanément comme un lieu d’expérience et en même temps comme récusant le sujet de l’expérience. L’imagination est créatrice et pourtant sa création semble plutôt être une découverte, ce qui est le sentiment le plus commun des mathématiciens.

Note de bas de page 13 :

Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.

Nous ne prétendons pas dire ce que peut être le statut des idéalités mathématiques mais essayons simplement de trouver quelle formulation sémiotique pourrait nous aider à comprendre l’aspect paradoxal de l’image mathématique. Il nous semble que cette image, en tant qu’elle recueille des contenus formels, peut être assimilée à un plan d’expression qui n’aurait pas de contenu. Sa capacité générative tiendrait alors au seul registre du signifiant, à sa formalité propre, qui se confondrait par là avec le fait d’être. Les mathématiques semblent bien être comme un monde en soi dont la force de conviction vient de ce que nous n’avons pas à l’évaluer mais plutôt à le percevoir. Le caractère d’évidence que l’on peut ressentir nous paraît être comparable avec ce que Lévi-Strauss a appelé l’efficacité symbolique13. Dans l’exemple analysé par Lévi-Strauss, une femme en vient à accoucher parce qu’elle vit les sensations de son propre corps en symbiose avec le récit que lui raconte le chaman. Nous sommes donc dans un cas de croyance extrême pour laquelle ce qui est raconté est aussi ce qui est. L’univers des signes se confond avec l’être. Le pouvoir du chaman est en un sens semblable à celui du mathématicien. Tous les deux créent de l’existant mais celui-ci ne pourrait pas apparaître comme leur création sans perdre son pouvoir de conviction. Le signifiant doit effacer l’énonciateur pour que sa formalité s’autonomise.

Si notre analyse a quelque validité, elle demande une réflexion supplémentaire sur le statut du signe mathématique. Nous avons essayé de mettre en valeur le cas extrême où le signifiant se confond avec l’être. C’est le moment propre de l’évidence. À l’autre extrémité, nous avons le signe arbitraire, le signe de convention et d’institution, qui tire sa force des règles et des usages. Entre ces deux extrêmes, il existe toute une gamme de signes plus ou moins motivés comme les empreintes, certains symboles, etc. Le signe mathématique paraît pouvoir occuper les deux pôles extrêmes du sémiotique, l’évidence géométrique et l’algèbre.

Il existe cependant des signes mathématiques possédant une certaine motivation comme le signe (l’intégrale, les quantificateurs, etc.). Nous voulons par cette remarque faire percevoir en quel sens l’ordre sémiotique se manifeste toujours dans un rapport avec l’être, soit qu’il se confonde avec lui comme le fait le pur signifiant porteur d’évidence, soit qu’il s’en distingue radicalement comme le signe arbitraire, soit – et c’est le cas le plus fréquent – qu’il entretienne avec lui un rapport mixte, fait de connivences et de ruptures. La particularité du signe mathématique serait alors d’occuper d’une façon privilégiée les valeurs extrêmes.