Les nouvelles images échographiques du fœtus humain : une naissance iconique prématurée ?

Ivan Darrault-Harris 

https://doi.org/10.25965/visible.512

Sommaire
Texte intégral

Une brève histoire de l’imagerie médicale

Sans proposer ici une histoire détaillée de l’évolution des techniques de l’imagerie médicale, il est utile de rappeler que celle-ci s’origine dans la découverte par Wilhelm Röntgen (1845-1923) des rayons X permettant de faire apparaître l’organisation interne, invisible, du corps humain, et tout particulièrement l’ossature, plus résistante à la pénétration des rayons.

Voici une des premières images, obtenue en 1896, celle de la main de son épouse doublement baguée (Fig. 1).

Fig. 1

Fig. 1

On mesure aujourd’hui les progrès décisifs qui ont été accomplis dans ce domaine, considéré comme représentatif d’un seuil capital franchi par la médecine : si la radiographie classique continue de se révéler efficace (ainsi dans le repérage rapide des fractures d’os), le scanner, et surtout l’I.R.M. (Imagerie par résonance magnétique), qui évite l’irradiation du patient, voient leur implantation et leur utilisation généralisées.

Mais la technique d’imagerie ayant battu tous les records d’expansion est bien celle de l’échographie.

Adaptation médicale du Sonar d’utilisation militaire, elle cumule les avantages : indolore, sans danger (ni pour le patient ni pour le médecin échographiste) parce que non irradiante, économique.

Pour nous rapprocher de notre sujet, son utilisation est massive en gynécologie et obstétrique, puisque l’on compte un appareil échographique sur deux dédié en France à cet examen.

Avant l’apparition de la révolution technique qui est au centre de notre analyse, l’échographie du fœtus humain (on sait que la Sécurité Sociale rembourse en France trois examens, un par trimestre de la grossesse) produisait des images en 2D, en noir et blanc, parfaitement illisibles pour le non spécialiste. La lecture des images était réservée à l’échographiste, sollicitant donc la confiance et l’adhésion des futurs parents de l’enfant à naître.

Voici deux images (Fig. 2 et 3) représentatives de cette technique, encore aujourd’hui largement répandue :

Fig. 2

Fig. 2

Fig. 3

Fig. 3

Si le fœtus (Fig. 3) est globalement bien visible et aussi les volutes du cordon ombilical sur cette image obtenue au cours du dernier trimestre de la grossesse, seul le médecin peut y détecter d’éventuelles malformations, tout en repérant les preuves morphologiques du sexe du fœtus.

Note de bas de page 1 :

En 1998 eut lieu à Cerisy une décade consacrée à Linguistique et psychanalyse au cours de laquelle intervinrent Françoise Cahen, François Farges, Irène Fenoglio, Nadine Ninin & Jean-Louis Sarradet (Groupe Echo) proposant une analyse de paroles autour d’images échographiques. Cette communication fut publiée dans les Actes de la décade, voir Fenoglio (2001).

Un groupe interdisciplinaire, le groupe Écho1 (formé de linguistes, de psychanalystes et de médecins échographistes) a analysé les échanges entre les parents et le médecin lors des examens.

Renvoyant le lecteur au détail de cette analyse très enrichissante, nous retiendrons l’importance de l’impact des examens échographiques sur le vécu de la grossesse, tant du côté de la mère que du père : infléchissement du choix du prénom, assomption, chez le père de la filiation, surcroît d’impatience, chez la mère, de la naissance impatience décuplée par l’insuffisance de la vision et la frustration de ne pouvoir toucher l’enfant.

Cela dit, le dispositif sémiotique de l’expérience scopique est complexe et plein d’intérêt : dépassant, du côté des parents, un état de dyslexie, il s’agit de pouvoir voir (2) ce que le médecin échographiste voit (1) à partir du voir (0) de la machine : œil ultra-sonore (comme celui de la chauve-souris).

Et c’est bien la conversion permanente, au cours de l’examen, du voir (1) en discours qui permet le voir (2).

Les quelques exemples ci-dessus l’attestent : ces images sémantiquement pauvres nécessitent la traduction de l’échographiste pour qu’une zone d’intersection de lecture soit possible avec les parents et que le dialogue puisse s’engager.

L’approche de la linguiste du groupe Écho, Irène Fenoglio, analysant le corpus recueilli auprès d’un couple particulièrement représentatif fait apparaître une intéressante progression, surtout chez la mère, de l’énonciation : en effet les marques vont spectaculairement évoluer depuis une absence d’énonciation énoncée (la mère énonce le pur constat de la motricité du fœtus : « il bouge énormément/il donne des coups/il apprend les mouvements »), puis le passage par un « on » d’une discrète prudence (« on a du mal à voir/c’est vrai qu’on voit bien quand vous dites on voit bien...) pour en arriver, lors des dernières séances d’échographie à un je plein (« je veux la voir) qui s’impose en même temps que la désignation du fœtus passe de la simple référence à l’image à la référence directe à l’enfant (Emmanuelle) qui va naître.

Cette analyse fine permet de découvrir l’important impact des images échographiques – via l’indispensable traduction médicale – sur la grossesse vécue d’abord par la mère, et la tension croissante créée par la présence d’une image de plus en plus familière et précise et l’absence réelle de l’enfant : l’incarnation de l’icône est de plus en plus vivement souhaitée !

Du côté du père, l’influence est également très marquée et distingue profondément les attitudes des deux parents. En effet, le père est immédiatement à la recherche de ressemblances qui sont la preuve d’une filiation démontrée ; espérant une fille (il se dit prédestiné à être entouré de femmes !), il est confirmé dans sa toute-puissance divinatoire par la découverte du sexe ; quant au choix du prénom, il suggère d’abord, dans la période d’ignorance du sexe, le surnom qu’il avait enfant (Gouzi) ; le sexe féminin de la future fille une fois découvert, les parents dénomment le fœtus Gouzette (sic !) ; ils n’en viennent que très tardivement au prénom d’Emmanuelle, par lequel sont reconnus enfin le sexe féminin et l’autonomie d’un futur sujet échappant au statut de clone du père (la mère échappe, elle, à ce moment, à une certaine réduction au statut de mère porteuse).

La linguiste conclut son analyse en soulignant l’importance de la parole médicale : » ...ses effets sont difficilement mesurables, mais ils sont incontestablement ‘puissants’ ; ils pénètrent langagièrement le voir et le dire de la patiente. » (Fenoglio 2001, p. 225).

À l’évidence, cette situation de décryptage d’une image inaccessible à la lecture des non-initiés en rappelle bien d’autres, à commencer par celle, aujourd’hui banale, de la prise en charge quasi médicalisée d’un groupe de handicapés-dyslexiques devant l’art contemporain par un guide éclairé et éclairant qui montre, comme l’échographiste, ce qu’il faut voir au sein de l’illisible confusion de l’œuvre ! Échographistes et guides de musées de l’art contemporain réclament et obtiennent généralement la confiance « aveugle » de leurs clients ; on n’ose à peine imaginer le désastre que produirait l’infiltration, dans leurs rangs sacrés de modernes devins, d’un pervers.

Nous appuyant sur la théorie des instances de Jean-Claude Coquet (2007), nous considérerons que la future mère (dont les interventions sont très majoritaires dans l’analyse du groupe Écho) dispose d’un statut de sujet (capable de jugement) mais hétéronome, dans la mesure même où sa perception et la signification du perçu dépendent, à chaque instant, de la parole du médecin échographiste, seul à pouvoir interpréter les nuages de points de l’image échographique.

C’est bien entendu ce statut de sujet hétéronome qui va connaître une modification radicale.

La révolution du 3D

Il faut attendre les années 1990 pour que l’image obtenue par échographie soit rendue en trois dimensions, et manipulable à loisir (on peut lui imprimer des rotations pour un examen variant les angles de vision). Le volume est reconstitué grâce au traitement informatique des coupes densitométriques successives obtenues.

L’image devient remarquablement lisible : ainsi celle de vertèbres lombaires. Et l’orthopédie est une des premières spécialités médicales à se saisir de ce progrès (Fig. 4).

Fig. 4

Fig. 4

L’image du fœtus produite avec la nouvelle technique du 3D (Fig. 5) rend parfaitement le volume des formes corporelles ; les traits du visage apparaissent avec une netteté saisissante, pour autant que l’examen soit réalisé autour de la trentième semaine de gestation.

Fig. 5

Fig. 5

Quittant le cabinet de l’échographiste et ses images scintillantes de messages pour lui seul limpides, venons-en maintenant à ces nouvelles images échographiques qui fournissent une vision en trois, voire en quatre dimensions si on y ajoute la restitution du mouvement.

Ces nouvelles images sont obtenues par la superposition instantanée de couches échographiques qui, en s’accumulant, donnent l’image du volume du corps du fœtus, lequel apparaît baignant dans une lumière monochrome ocre qui met encore en relief la tri-dimensionnalité.

Ce qui caractérise d’emblée ces nouvelles images, surtout dans le dernier semestre, voire le dernier trimestre de la gestation, c’est donc leur immédiate lisibilité : l’œil pénètre comme par magie dans l’utérus et s’y promène ad libitum pour saisir tous les détails recherchés. L’échographiste est ici inutile, voire persona non grata ! Et l’on devine aisément que cette imagerie, vite dénommée par contraste non médicale, est devenue la chose des marchands qui ont ouvert aux femmes enceintes leurs officines, lieux de détente, d’affectivité intense, de convivialité où l’on va commencer dans l’euphorie partagée l’album-photo de l’enfant. Certaines officines promettent des images en 5 dimensions, la cinquième étant celle de l’affectivité, comme le propose le site référencé dans la note 3.

Il est possible, sur Internet, d’avoir très facilement accès à un grand nombre de petites séquences présentant des fœtus à des stades différents de la grossesse. On y voit les mouvements vifs du fœtus et aussi des gestes plus fins : ainsi le fœtus goûte-t-il le liquide amniotique et manifeste des réactions gustatives plus ou moins euphoriques. On le voit aussi sucer son pouce.

On notera que ces petites séquences sont titrées : « Déjà sportif », pour un fœtus particulièrement actif, « Un peu timide » pour celui qui masque son visage avec ses mains (Fig. 5) ou encore « Je m’ennuie », quand il est possible de surinterpréter des mimiques comme celle de la figure 6 :

Fig. 6

Fig. 6

Ce changement de statut de la future mère se soumettant à ce nouvel examen échographique prend place dans une véritable mise en scène. Il s’agit clairement d’échographie non médicale, se distinguant radicalement des examens conduits par des médecins échographistes.

Fleurissent donc des officines où la mère est accueillie éventuellement avec parents et amis, est installée pour l’examen. Les images peuvent être projetées sur écran pour les accompagnateurs et la mère a la possibilité de fixer les moments les meilleurs de l’examen, grâce à une télécommande. L’examen est généralement disponible en totalité sur DVD ; un véritable album photo lui est fourni, que la mère a contribué à constituer. L’officine pourra, sur ordre, transmettre par mail les images aux destinataires élus par la mère.

Note de bas de page 2 :

Consulter, par exemple, le site: www.echografilm.com .

Le lecteur pourra consulter un exemple de l’annonce publicitaire d’un des sites d’échographie non médicale2 et comparer la situation mise en place par ce type d’officine en contraste avec l’examen échographique médical : on y constatera que le statut de la mère est profondément modifié :

  • Les images sont immédiatement lisibles, interprétables. La présence et la parole du médecin échographiste sont inutiles : pas de conversion discursive des images. La future mère réagit non verbalement et verbalement aux images du fœtus.

  • La mère passe donc d’un statut de sujet hétéronome à celui d’un sujet rendu à l’autonomie.

  • Mais c’est son statut de sujet lui-même qui doit être interrogé, dans la mesure où elle est confrontée directement aux images et livrée, en quelque sorte, à ses réactions émotionnelles. La dimension passionnelle envahit toute la scène, comme l’indiquent les dénominations des différentes séquences proposées, dans une gradation subtile d’intensité : admiration, exaltation, passion.

Note de bas de page 3 :

Ce site est consultable à l’adresse www.studio9mois.com/.

Un site propose même3, très explicitement, L’échographie affective, marque déposée, insistant sur l’invention, après celle de la 3D, de la 4D (le mouvement en temps réel), celle de la 5D, dimension affective, passionnelle absente, souligne le site, de l’examen échographique médical.

Sollicitant à nouveau la théorie des instances, on constate que la mère est placée dans une position d’instance non-sujet en proie à ses passions les plus intenses, en relation fusionnelle avec son futur enfant. Elle est en prise directe avec ce qu’elle perçoit, et n’a ni le temps, ni le désir même, durant la séance, d’une reprise par le discours de son expérience passionnelle intense. Reprise qui l’amènerait à rejoindre le statut de sujet.

Ce qui est proposé et visé par le site est bien l’émotion pure, et la communion affective totale avec l’image du fœtus.

Rhétoriquement, la figure qui domine ici est bien celle de l’hypotypose.

Alors que l’examen médical était occupé, de la part du médecin échographiste, par un discours persuasif et argumenté alimentant la relation fiduciaire avec le couple parental, démontrant continuellement la véracité de sa lecture d’images qu’il est le seul à pouvoir décoder.

Pour conclure

On le voit, la proposition faite, dans ces conditions, à la future mère, est redoutable de pouvoir de séduction, avec l’organisation réglée de la régression au statut de non-sujet autonome, indépendant du discours médical présenté comme incompatible avec l’éprouvé passionnel, émotionnel.

Aussi proposons-nous de parler d’une véritable naissance iconique prématurée, comme le suggère la proposition explicite de commencer l’album photo avant même la naissance de l’enfant.

L’expansion des officines d’échographie non médicale amène, on s’en doute, à un certain nombre de réflexions critiques.

Tout d’abord celle de l’éventuelle toxicité d’une multiplication des examens échographiques. Si les trois examens médicaux sont sans danger aucun, on ne connaît pas les conséquences éventuelles d’examens multiples, puisque la logique commerciale pousse les futures mères à multiplier les examens, moins coûteux si nombreux.

Une seconde critique est issue de l’analyse même du groupe Écho, étudiant les échanges entre le couple parental et le médecin échographiste et les conséquences importantes de ces échanges sur le vécu parental de la grossesse et, du côté du père, sur l’assomption de la filiation.

Note de bas de page 4 :

Il va sans dire que nul ne peut prévoir l’incidence du développement de ce « service » sur l’imaginaire du couple parental, l’image, malgré le lien paranomastique, se situant aux antipodes de l’imaginaire. En effet, si la mère porte son enfant dans son utérus, elle le porte aussi dans ce lieu non localisable de l’imaginaire : elle le rêve. Incapable de le porter dans son ventre, le père aussi le porte en imagination. Et la psychanalyse a montré combien cette gestation psychique de l’enfant par les deux parents ici presque à égalité était importante et conséquente, confirmant la bi-sexualité psychique de chacun des parents. Sans nul doute, ces images fascinantes de qualité et de réalisme vont bousculer ou pour le moins appauvrir les représentations imaginaires. D’autre part, l’intrusion échographique est forte : non seulement le fœtus y est bien visible dans son intime huis clos, mais, au-delà, l’échographie fait souvent apparaître, de manière assez effrayante, l’intérieur même de son petit corps : la tête, les membres. Comme si la pénétration scopique ne connaissait pas de limites.

L’apparition des nouvelles images, immédiatement lisibles, si réalistes, offrant une véritable naissance iconique avant l’heure, ouvre un champ totalement inconnu de conséquences éventuelles, des plus bénignes aux plus sérieuses4.

Enfin, notre étude des Âges de la vie (Darrault-Harris & Fontanille, (Éd.), 2008) a montré le développement d’un phénomène contemporain, celui d’une prématurité généralisée : l’enfance se réduit considérablement au profit, inquiétant, d’une pré-adolescence de plus en plus précoce, la post-adolescence prolongeant excessivement cette période (jusqu’à 25/26 ans !) qui retarde l’apparition de l’adultité.

Note de bas de page 5 :

La notion de faux-self est due à Donald Winnicott. Il s’agit d’une fausse identité interdisant au sujet de vivre pleinement la période chronique de son existence et source de perturbations graves.

La naissance iconique prématurée entrerait donc comme preuve supplémentaire de cette évolution constatée de la nouvelle segmentation des âges de la vie, et aboutissant, dans bien des cas, à des conséquences qui ne laissent pas d’inquiéter psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes et psychiatres : enfants présentant un faux-self5 adolescent, pseudo-adultes dans la nostalgie de l’adolescence, vieillards gagnés par le jeunisme.