Cartographie et représentation du pouvoir dans la propagande fasciste

Luca Acquarelli 

https://doi.org/10.25965/visible.508

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Note de bas de page 1 :

Cet article reprend une thématique déjà étudiée dans Acquarelli (2008; 2011). Quelques conclusions de ces articles se retrouveront traduites ici.

Cet article entend aborder la problématique visuelle de l'utilisation de la cartographie comme outil rhétorique dans l'image de propagande de l'empire fasciste et plus généralement du régime fasciste italien. L'hypothèse est celle de vérifier de quelle façon la citation ou la reprise de la carte géographique, c'est-à-dire d'une image qui à l'origine bénéficie d'un statut scientifique, peut être utilisée de façon rhétorique dans une communication de propagande. Fondé sur l’analyse de différents objets visuels, ce texte s'inscrit dans une série d'articles que nous avons déjà consacrés à ce sujet.1

La représentation cartographique joue un rôle prépondérant dans le cadre de l'enregistrement et de la culturalisation des évolutions dans les frontières territoriales et, a ce titre, elle rentre de plein droit dans une analyse de la propagande d'un régime qui se voyait destiné à la conquête de nouvelles terres. En effet, la carte est un élément stratégique efficace qui cristallise les évolutions qui ont lieu dans le territoire. On peut même dire que la cartographie précède les transformations territoriales réelles.

Comme tous les symboles, le symbole cartographique est destiné à représenter une figure socialement reconnue. Aussi permet-il de donner une image dans laquelle une communauté peut s'identifier, trouver un espace de droit d’action défini, se penser dans des frontières délimitées, et tout cela dans le cadre de la même efficacité d'un « logo », pour reprendre l'expression de Benedict Anderson (1983). Le fait de cartographier est avant tout une conquête de l'espace, qui permet de réduire le monde en espace. Cet acte de réduction offre la perception des limites de la frontière, des dimensions avec lesquelles le sujet observe le monde dans sa totalité. Ces frontières sont dessinées sur un plan, une planche où l’on peut apporter des précisions, placer des signes, projeter ses propres ambitions de voyage, de conquête, ou simplement imaginer des distances. La carte est donc un plan horizontal sur lequel les discontinuités du monde sont réduites. Elle crée une image qui amène l'observateur à « faire faire » : indiquer, calculer des distances, reconnaître et établir des relations entre des lieux, en sélectionnant différents points d'ancrage. L'acte de cartographier (de même que celui de lire une carte) n'est donc pas seulement un acte de mesurage avec une méthode scientifique mais également un acte politique et culturel. A cet égard, la carte est d’ailleurs un objet socialement reconnu, très efficace dans une optique communicationnelle. 

Dans le cadre restreint de cet article, l’attention sera centrée sur cette potentialité de la carte. Dans les images que nous allons analyser, elle est mise en exergue à travers ses métonymies et ses citations plus ou moins détaillées ; elle est également exploitée comme une ressource de communication persuasive et de création d'identité dans le cadre de la propagande du régime fasciste italien. On se limitera ici à l'analyse de ce cas spécifique, en confiant à des recherches ultérieures une étude plus comparative entre matériaux visuels issus de différents contextes de propagande ou de contre-propagande (surtout du XIXe et du XXe siècle) qui font cet usage de la cartographie.

Il faut, à tout le moins, commencer par une étude comparée au sein de l'histoire coloniale italienne. De fait, en dépit des différences stylistiques, on peut souligner certaines continuités entre le matériel de propagande visuelle pour la conquête du territoire libyen en 1911, dans l'Italie libérale de Giolitti, et celui relatif aux années 1930, dans une période d’essor de l’empire fasciste. Dans une première partie, on s’attachera à analyser les stratégies de communication communes en comparant des images issues de ces différentes périodes historiques. On verra comment les figures allégoriques et symboliques, représentées avec une profondeur de perspective, se joignent à des représentations cartographiques zénithales : cette coexistence de deux points de vue différents donne à la cartographie une place symbolique dans une narration historico-mythique.

La figure 1, une carte postale de propagande pour la guerre italo-turque, nous montre comment les images commémoratives de la conquête de la Libye – nous sommes en 1911 – utilisent déjà la rhétorique cartographique.

Note de bas de page 2 :

Dans cette période, la symbolisation de la nation par une figure féminine n’était pas fortuite : la reine Margherita était une des icônes nationales les plus reconnues à niveau populaire. Giulio Bollati écrit (1996, p. 155, notre traduction) : « Le “margheritisme" fut notre victorianisme, plus enfantin et scolaire, plus littéraire et romantique, mais pas moins exigeant en ce qui concerne les coutumes et tout aussi influent au niveau de la visualisation, tant en formes directes que figurées ». Ce n’est alors que l’aube de la rhétorique du corps–nation qui trouvera dans le fascisme sa plus grande expression, avec, par exemple, les photomontages de la masse populaire à l’intérieur de la silhouette de Mussolini.

Le drapeau est le signe de conquête, et la Libye, isolée du contexte africain, semble une continuation directe du sol italien. Il faut remarquer comment la « femme Italie » – représentation symbolique typique, avec sa couronne hérissée de tours – constitue en même temps un double graphique de la forme cartographique de l’Italie : pour provoquer cet effet d’unité graphique du corps-nation2, les auteurs ont même sacrifié les contours de la Sardaigne. Finalement, cette rhétorique visait à communiquer un message : dans le cas de la Libye, il ne s’agissait pas d’une conquête mais plutôt d’une reconquête qui consolidait l'espace de la Méditerranée sous le pouvoir fasciste, comme il l'était sous le pouvoir de la Rome Antique. En effet, pendant la période de la campagne de Libye, sur le Corriere della Sera, paraissaient journellement les Canzoni delle gesta d’Oltremare de D’Annunzio qui n’étaient pas avares en évocations de la « quatrième berge » ou en expressions comme « mare nostrum » pour indiquer la Méditerranée.

Fig. 1. Carte postale de propagande pour la guerre italo-turque « Tripoli è italiana ! » (1911)

Fig. 1. Carte postale de propagande pour la guerre italo-turque « Tripoli è italiana ! » (1911)

Fig. 2. Carte postale de propagande pour la guerre italo-turque « Sempre avanti Savoia ! » (1911)

Fig. 2. Carte postale de propagande pour la guerre italo-turque « Sempre avanti Savoia ! » (1911)

Cette continuité spatiale et politique de l’empire naissant (pas encore fasciste) est confirmée par les parties verbales présentes dans l’image : l’expression « Tripoli è italiana » (Tripoli est italienne) est en consonance quasi parfaite avec le nom attribué à la nouvelle colonie « Tripolitania », et ce subtil jeu linguistique renforce l’uniformité nominale de la nouvelle conquête.

Note de bas de page 3 :

Les Italiens reprirent le nom de Libye (nom romain qui signifie « à l'ouest de l’Égypte ») à partir du 1911 mais jusqu'aux années 1930 les trois régions gardèrent une primauté toponymique par rapport à l'unité territoriale libyenne.

Il faut bien préciser que la Tripolitaine n'est qu'une seule région de l'espace territorial marqué par les frontières dans la carte postale et qui semble correspondre à l'actuelle Libye. Cet espace englobe aussi Bengasi, chef-lieu de la Cyrénaïque et Murzuk, chef-lieu du Fezzan3. Au-delà d'une simple erreur, deux raisons déterminent cette représentation. La première, d'ordre historique, tient au fait que la région de la Tripolitaine était la seule région vraiment contrôlée par les Italiens à cette époque. La seconde est d’ordre rhétorique : la Tripolitaine était la région la plus connue et la plus « efficace » pour évoquer une gloire romaine renouvelée dans le fascisme. Elle contenait les vestiges importants de Leptis Magna, preuve tangible sur laquelle se fonde le « droit » fanatique de la reconquête.

Note de bas de page 4 :

Victor Stoichita parle de cette coexistence de vision à plan et en perspective, à propos d'un tableau de El Greco, Vue de Tolède avec son plan (1610-1614).

Outre ces remarques plastiques et iconographiques, il me semble important de souligner qu’il y a dans cette image un glissement entre la perspective « à vue » et celle « à plan ». Ce mécanisme est cité dans Stoichita (1993, p. 190-193) qui le nomme vision « bifocale », pour ainsi indiquer la coexistence des deux perspectives4 différentes : « la vue se déploie en profondeur, la carte en surface […] la vue est faite pour être regardée, contemplée ; la carte pour être déchiffrée, lue » (ibidem, p. 193).

Note de bas de page 5 :

Le dispositif de la perspective crée l'illusion d'une énonciation qui semble se produire toute seule, en cachant dans l'énoncé les traces de l'énonciateur. Louis Marin (2005) institue un parallèle entre ce dispositif et la narration historique théorisée par Emile Benveniste (1966), une construction linguistique qui peut apparaître comme « racontée de soi-même ».

Dans le cas de la figure 1, la vision « à plan » héberge celle en perspective, incarnée dans la figure allégorique de l'Italie. La même démarche vaut pour la figure 2, probablement une carte postale de la même série, mais avec une vision perspective qui englobe celle « à plan ». L'avancement « réaliste » des troupeaux avec l'avant-garde des généraux et de la figure allégorique se déploie sur un paysage en perspective qui petit à petit se transforme en carte géographique, à mi-chemin entre vision zénithale et en perspective. Les gestes faits par les personnages de l'avant-garde sont justement ces gestes typiquement activés par une carte : l'indication par une hampe ou par un doigt. Le dispositif de la perspective, de l'espace illusoire de l'énonciation historique5, se lie avec le dispositif de la vue « à plan », importante modalité de représentation de la mise en scène du pouvoir colonial. Une vision « à plan » qui, dans ce deuxième cas aussi, est « mise en perspective » par la profondeur de l'ombre qui semble paradoxalement appartenir à l'un et à l'autre mode de représentation.

Note de bas de page 6 :

Le faisceau licteur est premièrement un symbole de la Roma Antique. Il était le symbole et l’instrument du pouvoir coercitif de l’imperium du magistrat.

Il apparaît dès lors intéressant de comparer ces images avec une troisième image : une couverture du manuel de l'école primaire du 1938, en pleine propagande impériale fasciste (Fig. 3). Ici, la figure allégorique de la Victoire, une des énièmes versions du modèle de la Niké grecque, personnification ailée de la victoire, prend la place de la figure allégorique de l'Italie de la figure 1 (à travers un procédé qui semble relever plutôt du collage que du dessin). La hampe du drapeau est remplacée par un faisceau licteur, symbole principal du régime fasciste6. Le parallèle symbolique entre les figures 1 et 3 est assez évident, bien que les différences de style soient marquantes : d'une part, on observe une figure avec des aspects rustiques (plutôt que mythologiques) qui saisit la hampe presque comme un instrument de travail, et, de l'autre côté, une femme qui déploie le drapeau à l'instar d'une jupe, presque avec coquetterie.

Mais en dépit de ces différences, la stratégie de signification montre, à notre avis, une certaine continuité. Il s'agit de la coexistence de ces deux vues (zénithale et en perspective) : cette incohérence trouve sa solution dans le point d'appui des figures allégoriques (la brève perspective de la traîne et l'ombre de la hampe du drapeau dans la figure 1 et la projection des pieds et du faisceau licteur dans la figure 3). Le sujet qui plante la hampe par terre, drapeau ou faisceau licteur peu importe, devient le dispositif qui détermine l'entrée de l'observateur dans un processus de fondation historique d'un lieu représenté en carte : la colonie. Une sorte de figure déléguée pour l’historisation de l'espace cartographique.

Cette stratégie rappelle celle des figures des délégués de l’énonciation qui se trouvent en grand nombre dans les vues à vol d'oiseau ou en bas de cartes des villes à partir du XVIe siècle. Ils sont des personnages situés en marge de la carte et qui, en tournant le dos au spectateur, indiquent la vue « à plan », en la contemplant et en inscrivant ainsi un point de vue privilégié. Dans notre cas, au contraire, la figure est centrale et se découpe devant l'observateur : la carte n'est pas contemplée mais agie, parcourue, dominée.

La citation cartographique sert de base à la légitimation du pouvoir, et en même temps la présence du pouvoir est donnée par la mise en scène de l’énonciation cartographique. L'ordre du « lieu » cartographique, stable et autorisé, constitue le fond de l'action, de la théâtralisation de l'événement.

Fig. 3. Carlo Vittorio Testi, L’Impero d’Italia, 1938. Couverture du manuel de l'école primaire.

Fig. 3. Carlo Vittorio Testi, L’Impero d’Italia, 1938. Couverture du manuel de l'école primaire.

Un diagramme de force : de l'empire en arrière pour comprendre la « colonisation interne ».

Dès les premiers temps, le mouvement fasciste utilise la cartographie dans ses images de propagande liées à sa conquête du contrôle politique et culturel de la nation. L'iconographie de la carte postale dédiée au troisième congrès fasciste du 1921 qui ratifie le passage du fascisme du statut du mouvement au statut de parti, nous en donne un exemple (Fig. 4). L'image montre la cartographie de l'Italie, représentée comme un pavage avec des saillies à aplanir. La pierre, dite « sampietrino (de Saint Pierre) ou pierre de pavage romain, est une pierre largement utilisée à Rome. En effet, l'homme qui utilise ce faisceau en forme de gros pilon pour aplanir le pavage est précisément en train de viser la zone de Rome. Il faut rappeler que le faisceau licteur (à l’époque déjà symbole du mouvement) ne se présente pas ici dans sa version dernière (celle vue dans la Fig. 3), mais il reprend la forme du faisceau de la Révolution française et du Risorgimento italien (avec la hallebarde à la place de la hache). Or, au-delà de ces remarques iconographiques, il me semble important de retenir l'idée de cette force de l'action d’aplanir, de conformer, de rendre linéaire, action qui est qui est le propre de la volonté fasciste.

Fig. 4. Carte postale Terzo congresso nazionale fascista, Roma 1921 : « Le sporgenze del selciato saranno spianate! »

Fig. 4. Carte postale Terzo congresso nazionale fascista, Roma 1921 : « Le sporgenze del selciato saranno spianate! »

La figure 4 montre une cartographie en perspective, intégrant le personnage avec le pilon dans un espace théâtral. Cette force figurée dans une action narrative, par le biais du sujet qui est en train d'utiliser le pilon, se retrouve de façon symbolique dans l'image suivante, la couverture d'un numéro du 1931 de la revue du régime par excellence, « La rivista illustrata del popolo d'Italia » (Fig. 5). Ici le faisceau (dans la version officielle du régime) s'impose sur le plan zénithal, bidimen-sionnel, de la carte de l'Italie, en créant un effet de hors-cadre. La carte géographique est soumise à la force de la perspective démesurée du faisceau licteur et dans le point de jonction se forme un rayon (un troisième plan qui se superpose) dans lequel les lettres SPQR (Senatus Populusque Romanus) s'inscrivent.

Fig. 5. Enzo Bifoli, couverture de La rivista illustrata del Popolo d’Italia, Milano, anno X, n. 11, Novembre 1931

Fig. 5. Enzo Bifoli, couverture de La rivista illustrata del Popolo d’Italia, Milano, anno X, n. 11, Novembre 1931

Dans cette image aussi – de même que dans la figure 3 – le niveau symbolique est tellement présent qu'on pourrait l'interpréter à l'instar d'un signe d'armoiries, un blason héraldique. Le royaume d'Italie retrouve ses racines dans l'histoire romaine grâce à l'intervention ordinatrice de la puissance du faisceau licteur, symbole du régime. Puissance à la fois ordinatrice et de capacité à monter la garde, une garde orientée (par le déictique de la hache et de la petite tête de bélier orientées vers le Europe du Nord). Il faut bien souligner que la donnée symbolique du faisceau licteur est cruciale, puisqu’il représente un des motifs de l’assimilation entre parti et État. Symbole incontesté du parti, il deviendra progressivement un symbole de l'État et il sera imposé sur tous les édifices publics : en 1929, le faisceau va jusqu'à substituer les deux lions à côté du bouclier de la maison de Savoie dans les nouvelles armoiries de l'État. On pourrait ainsi se contenter d’une interprétation symbolique de cette image une sorte de signe héraldique qui a ses éléments en mouvement. Mais des armoiries qui gagnent de la profondeur et de la tension plastique, tout en gardant son efficacité symbolique, ne restent pas de simples armoiries. À mon avis, on doit s’intéresser à un résidu de tension figurative que ne se résout pas complètement dans l'image même.

Il faut en effet souligner que dans le cadre de la distinction fond/figure, la cartographie est un fond particulier : elle facilite la présence intensive de la force de domination. Mais surtout elle présentifie un espace aérien, un espace au-dessus, dominé, en ce cas, par le cosmos fasciste. Figurer un espace au-dessus de la cartographie, c'est créer un espace politique de domination. Et la légitimité de cette domination est donnée par la création de cet espace, un espace englobant et surplombé par une tour d'imperium qui définit une région avec des frontières très précises, closes. Si d'une part le faisceau licteur est le nouveau totem sacré de la nation, dans cette image il représente aussi une force : il est la présence même de cette force. Finalement cette représentation est assimilable à un diagramme de force qui met en scène la puissance du régime.

Fig. 6. Couverture Diario Scolastico Impero, Editions Salvadeo, Turin, 1940.

Fig. 6. Couverture Diario Scolastico Impero, Editions Salvadeo, Turin, 1940.

Cette analyse nous permet alors de voir à l'œuvre une continuité entre propagande interne et propagande sur des opérations de colonisation. Dans la figure 6, on voit encore la machine propagandiste au travail sur le matériel scolaire, en particulier pour la couverture d’un cahier de textes. Le M, lettre initiale de « Mussolini », symbole récurrent dans l’iconographie et dans l’architecture fasciste, fusionne ici avec l’aigle, autre symbole de la légion romaine, tout comme le faisceau licteur. Cette figure multiple prend un corps tridimensionnel et l’allure d’une certaine pesanteur. L’observateur est ici repositionné dans un point de vue moyen par rapport à la perpendiculaire cartographique, et il assiste à l’action dans laquelle le poids du régime fasciste frappe la Corne de l’Afrique en la rendant luisante dans un environnement obscur. Les territoires de l’A.O.I. sont coupés du reste du continent et aussi des territoires contigus comme la Somalie anglaise et la Somalie française. Cette « figure de l'insularité », comme écrivait Marin à propos d'une carte urbaine, est la « figure de la clôture du panopticon qu'est le plan » (Marin 1994, p. 217) : la cartographie suppose cette figure, ce principe organisationnel, qui clôt les frontières imaginables d'une région et qui par conséquent en contrôle l'extension. Dans la figure 6 (tout comme dans les figures 3 et 5) la représentation de l'imperium, incarnée par le monolithe, projeté comme un bâtiment rationaliste sur la zone insulaire, intensifie cet « effet panopticon » de la carte.

Note de bas de page 7 :

L'assainissement des zones marécageuses, en particulier dans la zone italienne de la région du Latium, fut un élément central et unificateur de la propagande fasciste, en devenant une métaphore utilisée aussi dans d’autres milieux sémantiques comme la culture et l'organisation sociale. D'ailleurs bonifier un territoire signifie le fonder ex novo : jusqu'aux années 1930, dans la cartographie italienne les zones marécageuses du même Latium étaient indiquées avec un « blank space » de mémoire conradienne.

On remarque que cet effet d’isolement est renforcé par les vagues des lumières qui s’étendent de façon concentrique, comme si elles se propageaient sur l’eau. Ces vagues ont aussi pour vocation de suggérer une sorte d’écho sonore entre ce symbole, modelé par une architecture rationaliste hors-échelle, et la carte. À ce mouvement de descente et de forte poussée du haut vers le bas, correspond une tension considérable vers le haut soutenue par les trois instances emblématiques de la civilisation : avant tout le fusil puis la bêche et enfin le livre, allégories évidentes de la force militaire, de la bonification agricole7 et de l’éducation dans le cadre de la pédagogie fasciste.

Cette figuration est alors plus nette par rapport à l'image conçue par Enzo Bifoli (Fig. 5) : le point de vue zénithale ontologique à la carte ici est disparu parce tout est représenté en perspective. Le symbole polysémique (à la fois aigle, M initiale de Mussolini et architecture rationaliste) semble frapper le plan de la cartographie de l'Afrique Orientale Italienne en provoquant une sorte de bruit visuel comme dans un langage de bande dessinée. C'est la force de la domination fasciste qu'ici s'impose sur une région qui représente le cœur du nouvel empire, inauguré en 1936 ; mais en ayant trait à l’Afrique Orientale Italienne, en réalité cette couverture met en évidence la même stratégie que la figure 5.

Avec un regard plus attentif on s'aperçoit que le bloc rationaliste de l'aigle est transparent, fait de lumière, et est donc sans poids ; si on fait attention au point de contact entre l'aigle et la région cartographié, on voit très bien que le volume est transparent et laisse entrevoir le contour de la carte ; ensuite les figures allégoriques des bras qui saisissent les instruments de « civilisation », qui semblaient dans la structure de l'aigle, sont en réalité placées sur la base cartographique. On est ainsi en présence d'une force verticale vers le bas à laquelle s’entremêle une force vers le haut ou au moins une tension qui ne se résout pas dans un seul mouvement et qui reste dans une atmosphère luminescente.

Deux forces sont à la base de la figure de l'iconographie du pouvoir fasciste. L'une concerne la verticalité imposante de la tour d'imperium, l'autre, celle de l’élévation en haut, qui peut relever d'un paradigme religieux. Cette double force diagrammatique peut être comparée aux tours de de l'architecte Angelo Mazzoni, celle de la Gare de Termini et la Tour de la colonie de vacances « Colonia Rosa Maltoni Mussolini ». Ces deux tours représentent une incarnation de ce double paradigme.

D'une part, on ne peut pas négliger leur dimension de citation : les colonnes salomoniques, comme paradigme d’édification divine utilisées à maintes reprises dans les représentations royales afin de faire référence à la vertu de la sagesse du roi biblique, et les colonnes avec les bas-reliefs hélicoïdaux comme la Colonne Trajane et la colonne de Marc-Aurèle. D'autre part elles mettent en œuvre cette tension entre une direction vers le haut (la trajectoire hélicoïdale) et une vers le bas (le poids de la tour démesurée sur le terrain). Tension de forces qui est une des figures de la mise en présence du pouvoir fasciste.

Fig. 7. Angiolo Mazzoni, Gare de Termini (a) et Tour de la colonie de vacances « Colonia Rosa Maltoni Mussolini » (b)

Fig. 7. Angiolo Mazzoni, Gare de Termini (a) et Tour de la colonie de vacances « Colonia Rosa Maltoni Mussolini » (b)

Propagande, cartographie et temps de l'histoire.

Fig. 8. Couverture d’un carnet scolaire de 1940.

Fig. 8. Couverture d’un carnet scolaire de 1940.

Dans la figure 8, la couverture d’un carnet scolaire de 1940, le M est repris par le style de la graphie de la signature de Mussolini et représente une liaison imaginaire entre les zones géographiques de l’empire. C’est l’autographe qui signe l’entreprise coloniale (comprenant ici l’Albanie et Fiume également) et qui réduit les distances de cette grande surface, difficilement administrable par une bureaucratie centraliste comme celle de l’Italie fasciste. Une autre nation est marquée topographiquement, bien qu’elle se situe en-dehors des frontières de l’Empire : la Tunisie, objectif plusieurs fois regretté dans l’entreprise mythique de recréer le Mare Nostrum et qui, en outre, aurait représenté un atout stratégique important dans la guerre en cours. La partie finale ascendante du M indique l’autre marque géographique hors de la domination, Djibouti – si l’on omet Suez, un autre territoire non-colonisé qui est désigné nommément. Donc le M, dans son parcours géographiquement marqué, indiquerait une volonté bien précise, celle d’étendre la conquête du territoire africain de la Tunisie à Djibouti (les deux à cette époque en possession française). À cet égard, il faut rappeler qu’à cette époque le conflit avec la France sur les possessions coloniales était déjà ancien. Déjà en 1935 Galeazzo Ciano, Ministre de la Presse et de la Propagande, dans un discours maximaliste, déclencha une attaque politique contre la France que l’assemblée l’approuva en criant : « Tunisi, Gibuti, Corsica ! », en plein accord avec les visées expansionnistes antifrançaises.

Il faut remarquer que le nord de l’Europe est exclu de la représentation et donc de la compétition coloniale mise en discours ici – bien que l’Égypte et le Soudan aient été alors sous l’influence anglaise. Ces deux derniers pays, avec la ligne de frontière en pointillé, entre la Libye et l’Éthiopie, contiennent plus ou moins le territoire de la Nubie qui faisait partie de l’ancien empire romain : la légitimation de l’histoire parcourt la voie tracée par la lettre initiale de « Mussolini ».

Au-delà de ces considérations, il est intéressant de remarquer l’organisation plastique du trait de la lettre « M », parce qu’elle nous aide à mieux comprendre le mélange que nous essayons de démontrer, entre les symboles du régime et les symboles cartographiques. Le M est un double graphique de la carte : l’élément binaire des deux ellipses du M se retrouve dans l’organisation de la partie de la carte qu’elles recouvrent. Deux extrémités correspondent aux zones conquises en Afrique, deux à celles qui étaient désignées à la conquête, deux encore sont des zones à conquérir mais seulement indiquées avec des frontières en pointillé. Même chose pour l’élément ternaire des pointes du M qui correspondent aux trois zones colorées en bleu foncé ; élément ternaire qu’on retrouve aussi dans les autres portions textuelles, essentiellement dans le sigle « P.N.F. », et dans la dénomination « Gioventù italiana del littorio » disposée sur trois lignes. La partie finale du M, en outre, calque le mouvement à boucle croissant de l’appendice territorial correspondant à la Somalie Italienne. La partie initiale du M, au contraire, rime avec la partie haute de la péninsule italienne, avec la courbe descendante de Fiume. Dans cette construction graphique, hautement efficace, en somme, la cartographie de l’Empire est rendue compacte par la superposition de la forme du M et par les autres caractères graphiques, dans une espèce de spirale unique qui donne un sens d’indivisibilité et de cohésion au territoire et donc de force. La présumée objectivité que même une carte aussi peu détaillée contient, est ici au service d’une stratégie visuelle bien précise destinée à rendre une certaine vision de l’espace et du temps. Cette organisation graphique met en étroite connexion et inter-légitimation simultanée, le présent, le futur – avec les prétentions sur la Tunisie et sur Djibouti – et le passé, avec la récupération de l’expansion de la Rome ancienne. Dans ce cas-là, histoire et géographie s’interpénètrent dans un discours éminemment colonialiste : l’histoire est inscrite dans la carte et la carte se construit d’après une certaine vision de l’histoire. On pourrait parler dans ce cas d'une forme de chronotope, empruntant ici la terminologie de la théorie littéraire de Bakhtine : la forme narrative dans laquelle « a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret » (Bakhtine 1978, p. 237). Le texte que nous venons d’analyser peut être en fait considéré comme un chronotope par la manière de condenser les conceptions de l’espace et du temps propres au discours impérial fasciste. La cartographie a ici un rôle fondamental, et l’on peut assurément affirmer qu’elle devient un des éléments chronotypiques, a fortiori quand elle est au service de la propagande. Cela doit donc nous faire penser à une conséquence importante pour l’analyse de ces objets visuels : à chaque fois que nous sommes en présence d’une carte géographique utilisée dans un but de propagande, nous sommes non seulement devant une organisation symbolique de l’espace, mais aussi en présence d’une certaine vision du temps.

D'ailleurs, la rhétorique visuelle coloniale fait partie d’un procès de construction de l’Autre et de construction du Soi (identité nationale) dans un système de renvois complexe des contenus et des solutions expressives où l’histoire et la géographie s’interpénètrent. Comment se positionne la colonie à l’intérieur de l’histoire d’une nation ? L’histoire est tournée vers le passé, mais en premier lieu vers une instance autre qui n’est pas visible et expérimentable à l’instant où l’on présume la connaître. L’absence de cette instance autre peut être comprise comme une absence temporelle, mais aussi comme une absence spatiale, à l’instar précisément du pays colonisé, absent pour les Italiens.

La sémiotisation de l’Autre géographique et culturel est donc assimilable à la sémiotisation du passé, processus nécessaire afin que le passé, même récent, devienne texte et induise une réaction de la part du destinataire social : un processus de « étrangéification » comme le nomme le sémioticien russe Boris Uspenskij. La colonie devient ainsi un conteneur de beaucoup de passés possibles : celui, ancien, de la Rome antique, mais aussi celui plus récent, un espace de narration où l’on pouvait reparcourir les hauts faits du Risorgimento. La colonie est le lieu où il est possible de dilater le temps de la mémoire, c’est l’espace imaginaire où l’on peut penser sa propre identité historique. C’est précisément grâce à la colonie que l’empire romain et l’empire fasciste obtiennent une identification convaincante sous le toit de l’expansion géographique commune.

Un événement visuel et architectural particulier nous donne l’exemple de ce lien : les panneaux en marbre installés à Rome sur la paroi extérieure de la Basilique Massenzio donnant sur l’Allée des Fori Imperiali (à l’époque Via dell’Impero). Ces derniers indiquent l'expansion cartographique de l'empire romain jusqu'à son apogée ; à la fin de cette série, il y avait également un panneau représentant l'empire fasciste (les premiers sont encore entièrement visibles aujourd'hui). Comme dans beaucoup d'autres cas lors de la propagande fasciste, l’histoire est vue comme une émanation continue de l’état originaire, c'est-à-dire d’un mythe – le mythe de l’empire romain – et tous les événements du présent ont le statut sémiotique de la conséquence. Cela signifie que tout est lié à une espèce de prédétermination et donc à une vision du temps non linéaire mais cyclique. Fort de ce constat nous avons pu décrire la vision de l'histoire qui a été celle du régime : en utilisant les catégories du sémioticien Uspenskij (1976), nous l'avons appelée « vision cosmologique », un temps cyclique émanant d'un texte originaire préfigurant, c'est-à-dire la gloire de l'empire romain. Cette vision (qui Uspenskij appelle « conscience »),

présuppose que les événements se réfèrent à un état originel, qui semble ne jamais disparaître, au sens où son émanation continue de se faire sentir en tous temps. Les événements qui se produisent dans ce temps originel se présentent comme un texte qui par la suite se répète (se reproduit) constamment dans les événements. Ce texte de départ, ontologiquement originel, qui d'une manière ou d'une autre est en corrélation avec tout ce qui se passe ensuite, correspond à ce que nous entendons généralement par mythe (Uspenskij 1990, trad. Fr. p. 290)

Dans le cadre de cet article, à travers une série d’ « événements visuels », nous avons donc voulu mettre en évidence l’importance de l’usage rhétorique de la cartographie dans la propagande fasciste.

La particularité aspectuelle de la cartographie et ses rapports avec les symboles du pouvoir fasciste ont ainsi été établis, tandis qu’était soulignée son importance dans une stratégie discursive qui lie espace et temps, ordre du lieu et ordre de l'histoire.

Note de bas de page 8 :

Cette expression est ici utilisée dans le sens de Marin (2005, pp. 73-74) : « pouvoir c'est […] être capable de force, avoir une réserve de forces qui ne se dépense pas mais qui est en état de se dépenser ».

Ce travail constitue la première étape d’une enquête sur l'efficacité communicationnelle de la carte lorsqu’elle est utilisée comme « mise en réserve » d'une force (celle de la violence du pouvoir fasciste) par les images8.