Quelles images les physiciens insèrent-ils dans leurs publications ? Les critères de sélection adoptés en physique des matériaux et en astrophysique

Catherine Allamel-Raffin 

https://doi.org/10.25965/visible.507

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Le terme « image » sera entendu au sens de représentation visuelle bidimensionnelle réalisée sur un support matériel (écran ou papier). Est donc assimilable à une « image » tout ce qui n’est pas strictement textuel. L’ensemble pertinent ainsi constitué inclut donc graphes et courbes (Allamel-Raffin 2011a).

S’il consulte des publications scientifiques en astrophysique et en physique des matériaux, le lecteur même le moins averti ne peut qu’être frappé par le nombre de représentations visuelles1 qui y sont incluses. Une écrasante majorité des articles parus dans ces deux domaines de recherche comporte des images. Cette caractéristique n’est d’ailleurs pas propre à ces deux sphères d’investigation, comme le soulignait déjà Daniel Jacobi (1985, p. 156) :

On sait que les communications écrites entre chercheurs comportent toujours des « illustrations ». Le terme d’illustration est particulièrement inadapté : il ne s’agit pas d’un élément accessoire, destiné à agrémenter un discours dont la force réside dans les mots ; au contraire, les inscriptions scientifiques, comme on les désigne, jouent un rôle central de structuration et d’organisation de l’énoncé dont elles présentent le noyau dur. Le plan canonique de l’énoncé scientifique est conçu autour de la présentation de résultats qui sont toujours visualisables ou figurables.

L’image est donc véritablement au cœur du processus argumentatif en science. Comme le souligne à juste titre Anne Beyaert-Geslin (2011) : « le faire représentatif s’accompagne d’un faire persuasif ». Employer l’expression de « faire persuasif » a le mérite d’insister sur la valeur pragmatique de l’image au sein d’une publication scientifique. En effet, parmi d’autres caractéristiques, l’image scientifique présente celle de toujours s’adresser à un destinataire qu’il s’agit évidemment de convaincre, ce qui suppose que l’on soit capable, en tant que chercheur publiant, d’identifier au préalable ses multiples fonctions potentielles et de les exploiter judicieusement. C’est ce que j’ai nommé dans d’autres travaux la dimension téléologique de l’image scientifique (Allamel-Raffin 2010a).

Cette dimension téléologique se manifeste au travers des nombreux traitements (voir, Allamel-Raffin 2010b ; Dondero & Fontanille 2012) que l’image subit afin d’être rendue plus accessible, plus attrayante, plus immédiatement compréhensible, etc., pour des destinataires qui sont dans le cas des publications scientifiques, les relecteurs de la revue et les futurs lecteurs de l’article. Dans le cadre de mon propos, il s’agira pour moi de remonter en deçà de ce travail de traitement des images et de me pencher sur un moment crucial : celui où les scientifiques décident quelles sont les images qu’ils vont retenir pour la phase de publication et ce avant toute opération de traitement, à l’exclusion de celles qui sont déjà effectuées automatiquement par les dispositifs imageants, télescopes ou microscopes. J’essayerai de comprendre quels sont les critères de sélection retenus par les physiciens lorsqu’ils décident d’inclure des représentations visuelles dans leurs publications. Je me situerai donc ici en amont de la construction argumentative déployée dans les articles scientifiques. Je m’intéresserai également au rôle de la légende : dans les sciences, une image sans légende n’a pas de sens et ne serait pas utile dans le processus argumentatif qui se développe dans une publication.

Note de bas de page 2 :

Ces séjours ont duré plusieurs mois dans les deux laboratoires. Au sein de chacun d’eux, j’ai effectué des observations de la pratique scientifique au quotidien et réalisé des entretiens centrés sur la production et les fonctions des images. Le présent article consiste avant tout en une reprise de certains extraits de ces entretiens. Le référencement des extraits se présente sous la forme suivante : les premières lettres sont les initiales du chercheur interviewé ; les chiffres qui suivent correspondent aux numéros de lignes telles qu’elles figurent au sein de l’entretien intégralement retranscrit ; enfin, une annotation précise la discipline à laquelle appartient le chercheur : PhM. = Physique des matériaux, Astr. = Astrophysique.L’ensemble des 48 entretiens intégralement retranscrits est consultable à l’adresse suivante : http://science-societe.fr/allamel-raffin-catherine-%C2%AB-la-production-et-les-fonctions-des-images-en-physique-des-materiaux-et-en-astrophysique-%C2%BB-doctorat-en-epistemologie-et-histoire-des-sciences-et-des-techniques/.Il convient de se reporter aux volumes 3 et 4 du document, en l’occurrence une thèse de doctorat soutenue en 2004.

Note de bas de page 3 :

L’équipe de recherche du GSI est constituée d’une trentaine de membres. Depuis que ces entretiens ont été conduits, le GSI a changé de dénomination et est devenu le DSI – Département Surfaces/Interfaces. Pour présenter brièvement ce laboratoire, indiquons qu’il étudie les structures et les propriétés des surfaces de matériaux (en général inorganiques). Les investigations menées ont un caractère essentiellement expérimental et recourent aux principes théoriques de la physique quantique. L'objectif du laboratoire est le développement de matériaux déterminés et la maîtrise de leurs propriétés. Il s'agit de comprendre pourquoi telle ou telle propriété apparaît dans le cadre de tel ou tel protocole expérimental. Les résultats des recherches peuvent être utilisés éventuellement dans le cadre d'une recherche-développement par des industriels, mais ce n'est pas là l'objectif principal du laboratoire.

Note de bas de page 4 :

Le Harvard-Smithsonian Center for Astrophysics ou CfA est un centre de recherche qui regroupe les ressources de trois centres scientifiques. Les travaux réalisés portent sur la nature et l’évolution de l’univers. Le CfA est divisé en plusieurs départements scientifiques : le département de physique atomique et moléculaire (AMP) ; le département d’astrophysique des hautes énergies (HEA) ; le département d’astronomie optique et infrarouge (OIR) ; le département de radioastronomie et de géo-astronomie (RG) ; le département des sciences solaires, stellaires et planétaires (SSP) ; le département d’astrophysique théorique (TA) ; le département de sciences de l’éducation (SED). Chacun de ces départements comporte un nombre important de laboratoires de recherche. Pour mon étude, j’ai séjourné plus longuement dans le département d’astrophysique des hautes énergies et dans celui de radioastronomie et de géo-astronomie. 

Pour rassembler le matériau empirique exploité dans les lignes qui suivent, j’ai effectué des séjours d’observation ethnographique2 dans deux laboratoires déterminés : le Groupe Surfaces/Interfaces (GSI)3 de l’Institut de Physique et Chimie des Matériaux de Strasbourg (IPCMS) et le Center for Astrophysics (CfA) de l’Université de Harvard4.

1. Selon quels critères les scientifiques insèrent-ils une image dans une publication ?

1.1. Le caractère informatif de l’image

Note de bas de page 5 :

En Annexe a., d’autres extraits d’entretiens relatifs à ce point.

Le premier critère évoqué par les scientifiques eux-mêmes est constitué par le degré plus ou moins informatif de l’image, lorsqu’il s’agit d’opérer un choix entre plusieurs d’entre elles. Ainsi, et conformément à ce qu’affirme Daniel Jacobi dans le paragraphe cité plus haut, une image n’illustre pas simplement un ensemble d’énoncés linguistiques, elle constitue une contribution intrinsèque à la connaissance scientifique. Au sein de la masse des images techniquement réalisables, il est nécessaire d’opérer une sélection. L’image qui est retenue par les chercheurs est celle qui présente les informations les plus intéressantes au regard de leur sujet d’étude5.

[JPB 423-427 PhM.] …comment on choisit une image pour la publication ? C’est ça, la question ? Je dirai qu’on la choisit en fonction de l’information qu’elle contient. Par exemple, si je décide d’étudier un mode de croissance [des matériaux] particulier et puis que je trouve que l’image est révélatrice d’un mode de croissance, je vais choisir celle-là plutôt qu’une autre qui est moins révélatrice. »

[C. A.-R.] Selon quels critères une image est-elle retenue pour être insérée dans une publication ? 

[CB 615-626 PhM.] : Il faut qu’elle soit originale… oui. Et aussi reliée à ton texte. Tu vois, si ton propos de publication, c’est de raconter, je ne sais pas, moi, si tu racontes la propriété électronique de tes îlots… S’il n’y a pas vraiment de lien avec la morphologie, la répartition latérale, l’image que tu vas mettre n’apportera rien, on va te la refuser. On va dire : « Ouais, pourquoi vous illustrez ? D’accord, c’est joli, mais ça n’apporte rien. » Donc il faut que ça apporte une information.

[DM 193-195 Astr.]: I think the most important criterion is informativity because when we send some data plots to some journal, we always are limited by place, so we can send only a few images. So each image should be most informative.

[TB 281-284 Astr.]: I guess the simplest criterion is: does it provide useful information that you can use to make a point in the paper that you write? If it’s just there and it’s not adding anything on the scientific content or at the very least placing things in context, then it’s not useful.

Bien évidemment, le fait qu’une image comporte des informations pertinentes eu égard au sujet étudié n’est pas suffisant. Il faut en outre que les scientifiques s’assurent que l’image retenue est significative. Qu’entend-on par ce terme ? On peut établir sur ce point une distinction entre les deux disciplines scientifiques dont il est question dans le présent article. En physique des matériaux, le recours à des microscopies en champ proche, par exemple, pose le problème de la représentativité des images. Certaines d’entre elles ne représentent qu’une infime partie de l’échantillon étudié. Ce point est souvent évoqué dans les entretiens.

[JPB 427-441 PhM.] : Bon, maintenant, ça pose la question de la légitimité d’un choix [celui de l’image retenue pour une publication]. Ça, c’est un peu le problème avec toutes les techniques de microscopie en champ proche. C’est pour ça que je suis toujours critique par rapport à la sélection des images. Ce sont des techniques locales, alors il faut s’assurer, avant de choisir une image comme étant quelque chose de représentatif, du fait que l’image est la même ou semblable sur toute la surface [de l’échantillon] qu’on a à analyser. Parce que si je pose ma pointe [du microscope] ici, que je vois ça, et que je pose ma pointe ailleurs et que je vois ça, bon, je peux commencer à me dire que telle image va être représentative de la surface. Si ce n’est pas le cas, il faut commencer à être très critique, parce qu’il se peut qu’on voie un phénomène très particulier dans une zone de l’échantillon qui ne se produit pas ailleurs. Je dirais que le choix de l’image dépend de ça. C’est un choix raisonné et critique. Alors, effectivement, si on a plusieurs indices qui font penser que tel phénomène, tel mode de croissance est actif, alors à ce moment-là, on va essayer de reproduire plusieurs expériences du même type. A ce moment-là, ça va nous guider dans notre choix. 

[FS 301-334 PhM.] : Il y a parfois des images qui n’ont pas une validité statistique, mais qui ont une très grande importance par rapport à un phénomène physique et donc même si ce n’est que 1 % de l’échantillon, on ne peut pas la négliger. C’est là que l’interprétation a son importance. Qu’est-ce qu’on va dire ? Si tel est le cas, on va dire que cette image est tout, sauf typique, mais c’est celle-là qui fait que j’ai ça. Ou l’inverse : j’ai une image typique et le comportement typique de ça, c’est effectivement ça, ça a une valeur statistique. Il faut mettre en connexion la propriété physique et la valeur statistique. Est-ce que les deux sont corrélées ou absolument pas ? Elles peuvent l’être comme ne pas l’être.

[C. A.-R.] : Et il y a d’autres critères ?

[FS 301-334 PhM.] : L’image qui figurera dans la publication sera celle qui fait le mieux la synthèse ou celle qui permet de montrer un point bien particulier (…) Il y a un code de traduction pour lire les publications, je ne sais pas si tu le connais ?

[C. A.-R.] : Non.

[FS 301-334 PhM.] : « C’est une image typique ». Il faut lire entre les lignes : « la meilleure image qu’on ait obtenue »…

[C. A.-R.] : C’est humoristique…

[FS 301-334 PhM.] : C’est humoristique, mais c’est exactement ça ! Il y en a d’autres. « Nos résultats sont en excellent accord avec la théorie ». Entre les lignes, il faut lire : « il y a une vague ressemblance entre la théorie et les résultats »… Ou alors : « il semble qu’il y ait un accord entre la théorie et les résultats ». Entre les lignes, il faut comprendre : « il n’y a absolument pas d’accord entre la théorie et les résultats ».

[C. A.-R.] : Vous êtes très critiques avec vous-mêmes ?

[FS 301-334 PhM.] : Il faut le rester. Je crois que tout le monde en est conscient. On sait comment ça marche. 

Note de bas de page 6 :

Ce type de problème se pose bien évidemment également en physique des matériaux, et plus particulièrement lorsqu’on recourt à des techniques novatrices. Les scientifiques calculent donc des barres d’erreur, permettant au lecteur d’évaluer la pertinence des données proposées.

Note de bas de page 7 :

Sur ce point, voir [JM 470-490 Astr.].

En astrophysique, les scientifiques doivent s’assurer de la qualité des images produites6, en estimant avec soin le niveau de bruit (en général d’origine instrumentale) que comporte une image donnée, et en établissant donc le partage entre bruit et signal pertinent. C’est ce que les astrophysiciens appellent établir le rapport « signal to noise ratio »7.

Note de bas de page 8 :

L’astrophysicien évoque les masers d’eau. Il s’agit de masses de molécules d’eau sous forme gazeuse détectées grâce au recours à la radio-interférométrie. L’effet maser est provoqué par l’amplification du rayonnement émis par des atomes ou molécules sous l’effet d’un processus qui conduit ces atomes ou ces molécules à émettre un rayonnement analogue à celui d’un laser. Maser signifie « Microwave Amplification by Stimulated Emission of Radiation ».

[NP 466-475 Astr.] : The first thing is, it has to be something new, some new information. That’s the first criteria, it has to be new, but you try to behave carefully…in terms of stating the uncertainties that are involved in this image. For example, for the image of the masers8, I’ve shown the masers to be crosses here, but really these crosses are just useful in locating the masers. They don’t show how the masers actually appeared. So, when you publish such an image, you have also to clarify what’s the system resolution of the instrument. So, that gives an idea of what you’re really doing. If your beam is looking like an ellipse, then whatever looks like an ellipse in your image is probably not very relevant, because that could be just a bad resolution problem. So, this is the kind of criteria we use.

1.2. Le caractère novateur de l’image

Note de bas de page 9 :

Sur ce point, voir le début de la citation [NP466] qui précède ainsi que l’Annexe b.

Le deuxième critère est celui de l’aspect novateur de l’image9. Ce critère est surtout évoqué par les astrophysiciens, probablement parce que les objets célestes existent en nombre potentiellement infini. De ce fait, il s’agit de les répertorier et de les étudier de manière systématique. Chaque image est ainsi une pierre de plus apportée à l’édifice que constitue l’entreprise de classification.

[GF 297-299 Astr.] : Normally, it’s got to be something new, some new information about an object, a new information. In astrophysics, we want to make a discovery before we publish a paper. So, we have to add something new to the knowledge.”

[PS 290-292 Astr.] : One criterion would be if the image shows one object or some features, structures of an object that had never been seen before, or it can be that in much, much detail than before.”

[C. A.-R.] : So, what criteria do you choose to publish an image ?

[HG 516-516 Astr.] : If I think there is something new inside that other people haven’t thought of or whether it’s to explain something I try to get across.

1.3. La clarté et la concision de l’image

Note de bas de page 10 :

Sur ces points, voir Annexe c.

Le troisième critère retenu est celui de la clarté et de la concision de l’image10. Pour le résumer, on pourrait dire qu’il s’agit avant tout d’éviter le parasitage par des informations superflues ou redondantes et de respecter un principe qui peut s’énoncer sous la forme de l’expression : « ni trop, ni trop peu ». Notons au passage qu’il n’existe pas d’image « claire » en soi. La clarté est toujours fonction du contexte, de la thèse défendue et des arguments exposés par les chercheurs, etc.

[SS 296-300 PhM.] : Il y a deux critères. Premier critère : c'est mettre en évidence l'information que tu veux passer, et le deuxième, c'est la clarté de l'image. Tu peux renvoyer la même information vers le lecteur, tu dois faire plusieurs images. C'est le premier affinement, le plus grossier, mais après, tu vas choisir l'image la plus claire. Tu ne vas pas montrer une image où tu ne vois pas bien ce que tu veux directement. 

[JW 414-416 PhM.] : Donc il faut vraiment que ce qu’elle doit illustrer soit visible, et sans ambiguïté. 

[C. A.-R.]: So, what criteria do you choose to publish an image?

[THD 444 Astr.]: It has to be clear to tell the story.”

[RW 488-493 Astr.]: It is the most concise way of presenting data. Sometimes, you will show an image or something and then a table of some little derived results. But people are happier and in the early days, when we were only measuring certain type sources, it was missing a lot, but the table was appropriate because we only got a few numbers. But I think you understand much more about the source if you see it in context. And the image is the only way to show that.

[C. A.-R.]: What criteria do you choose to publish an image?

[ROK 388-390 Astr.]: It has to be understood by others, it has to be concise, it has to be no larger, it has to be no more complicated than it should be, it has to communicate, yeah, the fundamental idea, it has to communicate, not much more.

1.4. L’image comme support de la thèse développée dans l’article

Note de bas de page 11 :

Sur ce point, voir Annexe d.

Le quatrième critère est celui de la capacité de l’image à constituer le support d’une thèse développée au sein de la publication11 : l’image doit montrer clairement les assertions présentées par les scientifiques. Ce critère est celui qui est le plus présent dans leurs propos.

[AD 495-497 Astr.] : Si ça s’adresse à des collègues, des physiciens, pour aller droit au but, on choisit une image en fonction de ce qu’elle démontre pour la thèse qu’on soutient. 

[DH 480-481 Astr.]: Fundamentally, the image has to demonstrate what it is you want people understand. That’s the primary thing when you publish, that’s what you’re doing.

[C. A.-R.]: What criteria do you choose to publish an image?

[RS 466 Astr.]: All the criteria are if whether some process of science is demonstrated by the image.”

[DW 666-668 Astr.]: Typically when you publish an image, you try to get across a message. And so the key is: does the image make that message clear? Or does it help to make the message clear on the analysis side? 

[AM 492-493 PhM.] : Le critère c’est : il faut qu’elle démontre clairement ce qu’on veut démontrer, qu’elle montre clairement quelque chose. 

[GE 500 PhM.] : C'est celle qui représente le mieux l'hypothèse et le travail à faire...

Notons que les formulations des chercheurs pourraient ici se révéler trompeuses, si on les entend comme la capacité pour une image de remplir une fonction d’argumentation sous la forme d’une preuve décisive. Dans la plupart des cas, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs (Allamel-Raffin & Gangloff 2012 ; Allamel-Raffin & Gangloff 2010 ; Allamel-Raffin 2010b), l’argumentation suppose le recours à plusieurs images obtenues au moyen d’instruments dont le fonctionnement repose sur des principes physiques différents. La démarche adoptée par les physiciens des matériaux ou les astrophysiciens peut donc être qualifiée d’interinstrumentale (voir Allamel-Raffin 2005 ; Toumey 2011).

Note de bas de page 12 :

On pourrait évoquer un cinquième critère : celui de la pression éditoriale exercée sur les auteurs des articles. Une revue scientifique sans image deviendrait, selon certains éditeurs, de moins en moins envisageable. Voir [JPD 643-651 PhM.]. Mais ce critère n’est évoqué qu’une seule fois. On pourrait également entrevoir d’autres critères, comme le fait de publier une image pour retenir l’attention des lecteurs ou pour sa qualité esthétique (la « belle » image). Mais ces deux derniers points ne sont évoqués que ponctuellement (par exemple, [SP 232 PhM.], [FLN 442-443 PhM.]; [PG 380-381 Astr.], [DH 475-476 Astr.]).

Note de bas de page 13 :

Pour les traitements de l’image, voir Allamel-Raffin (2010a).

Si nous résumons les critères invoqués par les physiciens pour retenir une image à fin de publication, cela donne : la pertinence informative, la nouveauté, la clarté et la concision, le fait qu’elle donne clairement à voir ce que le scientifique souhaite montrer12. Les deux derniers critères relèvent clairement d’un faire persuasif : il s’agit parmi la multitude d’images enregistrées au cours d’une étude, de choisir, voire de modifier13 celles qui seront susceptibles d’emporter la conviction des lecteurs.

2. Le rapport images/légendes

L’image est toujours accompagnée d’une légende, sans laquelle elle resterait muette. Cette légende est l’explicitation de certaines virtualités de prédication contenues dans l’image, et prend la forme d’une ou de plusieurs propositions. Il y a là une spécificité du domaine scientifique, car comme le souligne Odile Le Guern-Forel (1981), le plus souvent, la plupart des images qui nous sont données à voir dans d’autres domaines, ne sont pas accompagnées d’un texte aussi explicite. Dans les arts, on ne fournit pas autant de renseignements. La publicité, en revanche, accompagne très souvent les images qu’elle présente d’un ou de plusieurs énoncés linguistiques. Dans le domaine scientifique, cette explicitation de l’image sous forme propositionnelle est systématique. La légende correspond à la signification sur laquelle les scientifiques se sont accordés au terme du très long processus de production et d’interprétation des images (Allamel-Raffin 2011b). Le sens de l’image considérée est en quelque sorte « fixé », même s’il reste toujours potentiellement ouvert et révisable. L’image accompagnée de sa légende peut éventuellement fonctionner comme argument au terme d’un processus de « canalisation du sens » (Bastide 1985, p. 137). La production d’un énoncé linguistique sous forme de légende « limite considérablement les possibilités de ‘lecture’ que peut recevoir une image. Il permet à l’émetteur [dans notre cas les scientifiques qui l’ont produite] de maîtriser davantage la portée argumentative de son image » (Le Guern-Forel 1981, p. 177). Comme l’affirme un des astrophysiciens interviewés :

[RS 756-757 Astr.] The caption would usually say what the picture shows, or proves. It should tell you what you should see in the picture.

Note de bas de page 14 :

Pour Roland Barthes, un message linguistique a une fonction d’ancrage lorsqu’il arrête une interprétation, qu’il interrompt la polysémie d’une image.

Lors de l’étape de lecture des images (Allamel-Raffin 2011b) apparaissent, du moins en physique des matériaux, des phénomènes récurrents d’indexicalité. Cette étape – où il s’agissait de montrer du doigt et de verbaliser en situation ce qui est identifié sur l’écran – trouve son achèvement dans la rédaction de la légende. L’adjonction de signes (flèches, lettres, etc.) en surimpression sur l’image remplace le doigt indicateur ou pointeur de la phase de lecture d’image. Par ces signes, le scientifique indique ce qu’il y a à voir et donc oriente le regard du lecteur. La légende possède ainsi une fonction d’ancrage, pour reprendre la terminologie de R. Barthes (1964)14 .

Fig. 1. Jet s’échappant de la galaxie Centaurus A en rayons X et en optique (R. Kraft /SAO)

Fig. 1. Jet s’échappant de la galaxie Centaurus A en rayons X et en optique (R. Kraft /SAO)

L’astrophysicien a superposé une image optique réalisée avec le télescope spatial Hubble et des données en rayons X (les contours blancs). Il a également rajouté des annotations (Knot A1, Knot B, etc.) afin de diriger le regard du lecteur vers tel ou tel élément de l’image. Ces annotations correspondent en l’occurrence à des noyaux où le rayonnement en rayons X est plus intense.

Fig. 2. Micrographie réalisée avec un MET d’un échantillon de carbone sur du cuivre. (© G. Ehret / CNRS/PCMS). La chercheuse a rajouté des lettres pour désigner les différents éléments présents sur l’image : O = oignon de carbone, D = îlot de diamant, P = graphite polyédrique, T = tripode de carbone.

Fig. 2. Micrographie réalisée avec un MET d’un échantillon de carbone sur du cuivre. (© G. Ehret / CNRS/PCMS). La chercheuse a rajouté des lettres pour désigner les différents éléments présents sur l’image : O = oignon de carbone, D = îlot de diamant, P = graphite polyédrique, T = tripode de carbone.

Note de bas de page 15 :

Sur ce point, voir Annexe e.

Note de bas de page 16 :

Sur ce point, voir Annexe f.

En fonction des chercheurs interrogés, la légende peut être considérée comme un tout autonome15 ou alors renvoyer au texte principal16. Lorsqu’elle est considérée comme un tout, elle comporte toutes les informations nécessaires à la compréhension de l’image avec, par exemple, des informations sur sa production. La légende joue un rôle extrêmement important, car elle permet sous une forme propositionnelle de fournir la signification de l’image retenue par les scientifiques. Mais, du fait même de son contenu propositionnel, elle est également l’élément à partir duquel un scientifique va pouvoir affirmer une position qui pourra être infirmée ou confirmée par ses lecteurs potentiels. La légende (avec les commentaires de l’image qui se trouvent dans le corps du texte) est donc l’élément sur lequel les scientifiques s’appuient pour établir l’existence effective d’un phénomène.

Conclusion

Les images participent pleinement à l’argumentation développée dans un article scientifique. S’il est intéressant d’étudier de près comment se développe le processus argumentatif reposant sur des représentations visuelles, il est également très important de remonter en amont et d’analyser le choix des images retenues. Cette sélection repose sur plusieurs critères : l’image doit être informative, novatrice, claire et concise et de plus, elle doit permettre d’étayer la thèse développée dans l’article. L’image à elle seule serait impuissante à soutenir une argumentation précise : sa polysémie intrinsèque est bien trop élevée. La légende vient dont fixer le sens de l’image et c’est alors, et alors seulement, que cet ensemble peut fonctionner comme un argument dans un article scientifique. Nous voyons ici que nous sommes bien loin du rôle exclusivement illustratif qui a souvent été dévolu aux images scientifiques.