La totalité diagrammatique en mathématiques et en art

Maria Giulia Dondero 

https://doi.org/10.25965/visible.469

Sommaire
Texte intégral

0. Introduction

Ce travail vise à explorer des pistes de réflexion afin de tester l’intérêt de la notion de totalité nécessaire en sciences mathématiques et en art. L’hypothèse est que dans les deux cas, les relations entre totalité et parties et entre parties entre elles sont gérées par un fonctionnement que nous appelons diagrammatique.

En philosophie des mathématiques, le diagramme est concevable comme une visualisation d’un objet abstrait (dont on fait l’hypothèse) qui devient perceptible et manipulable par le mathématicien : le mathématicien opère des actions réglées sur les lignes constituant la visualisation diagrammatique en testant et en ajustant les différentes compositions expérimentales des parties en concurrence entre elles. Seulement, à la fin de l’expérimentation, une certaine composition globale des parties se révélera comme la bonne, la définitive, bref, comme la composition nécessaire et donc démonstrative pour exemplifier un nouvel objet théorique et le communiquer.

Note de bas de page 1 :

Il faut préciser qu’il ne faut pas entendre le terme diagramme – comme le font d’ailleurs certains sémioticiens – comme un synonyme de schéma ou de graphique, à savoir comme un dispositif identifiable par des flèches, des symboles, des chiffres, des axes cartésiens, etc. Cette perspective engloberait toutes les visualisations caractérisées par une certaine organisation topologique, sans rendre compte des raisons profondes qui rendent nécessaire l’utilisation de ce dispositif. De plus, cette conception s’appuyant sur un point de vue portant sur une certaine organisation du plan de l’expression, exclurait par exemple les images proprement dites, et se placerait ainsi non seulement à l’opposé de la notion peircienne d’iconicité abstraite mais aussi d’une perspective sémiotique tout court – si l’on conçoit le niveau sémiotique comme une médiation entre plan de l’expression et plan du contenu. Concevoir le diagramme comme des formes schématiques ou graphiques identifiées a priori à partir d’une certaine organisation topologique ne prendrait pas en compte le fait que par exemple des photographies peuvent, dans certains cas, fonctionner diagrammatiquement : comme l’affirme Peirce, la catégorie des icônes abstraites, les diagrammes justement, comprend aussi bien les formules algébriques que les photographies composites, par exemple un certain nombre d’images stratifiées desquelles puissent ressortir des formes moyennes. La notion d’icône abstraite, chez Peirce, recouvre donc des phénomènes très divers en ce qui concerne la topologie du plan de l’expression mais qui sont liés par des fonctionnements similaires concernant la mise en relation du plan de l’expression et du plan du contenu. À ce propos, voir Basso Fossali & Dondero (2011).

Note de bas de page 2 :

Cette distinction est due au philosophe analytique Goodman (1968) qui utilise ces termes pour désigner principalement deux régimes des arts, celui qui est exemplifié au mieux par la peinture (autographique) et celui qui est exemplifié par la musique (allographique). Dans ce dernier cas, dans une partition, le style et grosseur de l’écriture ou de la typographie, couleur de l’encre, nature du papier, bref ce qui caractérise la sensori-motricité d’un producteur et le support de son inscription, ne se révèlent pas comme pertinents à la signification de la partition ni préjugent la qualité de son exécution. Seule importe ce qu’on peut appeler son identité orthographique, c’est-à-dire une correspondance exacte quant aux séquences de lettres, aux espacements et aux signes de ponctuation. Dans le premier cas, celui de la peinture, comme il n’existe pas un alphabet de caractères, aucune des propriétés que l’image possède en tant que telle n’est distinguée comme constitutive : aucun trait de ce type ne peut être écarté comme contingent et aucune déviation comme non significative. Tout trait est donc constitutif et fait sens pour son ancrage au fait historique de son instanciation. Sur autographie et allographie voir aussi Dondero (2010c).

La problématisation de la notion de diagramme1, qui est fortement liée à celle de méréologie, vise ainsi à éclaircir le rôle de la perception et de l’action dans le domaine des mathématiques et à se demander si elle peut être utile dans le cas de la compréhension de l’œuvre d’art. Si dans l’art comme dans les mathématiques, chaque trait appartenant à une configuration visuelle participe d’une totalité et doit occuper la bonne place pour que la totalité puisse fonctionner en tant que telle, la première différence évidente paraît être que la totalité est démontable et répétable en mathématiques (régime de l’allographie) tandis qu’en art elle est normalement considérée comme définitive et unique (régime de l’autographie)2. Nous reviendrons sur les différents types de totalité en mathématiques et en art (tableau, sculpture, art environnemental) mais nous pouvons déjà affirmer que chaque démarche qui amène à la production d’une totalité en mathématiques autant qu’en art vise l’instauration d’un nouvel objet qui puisse transformer les orientations pratiques de son propre domaine d’exercice, – ce qui d’ailleurs est typique du régime considéré, par Goodman (1968), comme intermédiaire entre l’autographique et l’allographique : le régime de la diagrammaticité. Notre hypothèse est qu’on puisse trouver un fonctionnement similaire, voire diagrammatique, entre l’effet démonstratif des représentations graphiques en mathématique et l’effet de complétude d’une œuvre d’art et notamment d’une œuvre picturale. Nous mettrons donc en comparaison la théorie du diagramme chez Peirce dans le cadre des mathématiques et la notion de totalité chez le mathématicien René Thom utilisée dans ses réflexions sur l’esthétique et la peinture.

Note de bas de page 3 :

Dans d’autres travaux (Dondero 2010a et 2010c) j’ai utilisé les suggestions de Goodman pour mettre en rapport le diagramme d’un côté (où la saturation de traits pertinents pour sa signification est atténuée) et les représentations saturées de traits pertinents telles la peinture et en maints cas aussi la photographie, de l’autre.

Note de bas de page 4 :

La question est « classique » car elle revient sur une interrogation ancienne : est-ce qu’on peut percevoir et surtout représenter visuellement quelque chose qui peut valoir comme une vérité générale ? Est-ce que les traits visuels peuvent assurer un accès à la généralité, et des configurations visuelles devenir ainsi des instruments modélisant une classe d’objets ?

Note de bas de page 5 :

Le diagramme est aussi appelée icône abstraite par Peirce. La notion d’icône abstraite pourrait apparaître comme une contradiction dans les termes en raison du couplage entre quelque chose qui se veut enraciné dans la perception et qui est en même temps général. Le diagramme vise en fait à poursuivre la question posée par le schématisme et la notion de synthétique a priori kantiens. Si, chez Kant, le schématisme visait à résoudre la dualité entre intuition (représentations singulières) et concept (représentations générales), chez Peirce l’utilisation du diagramme, à partir donc d’un point de vue sémiotique – sémiotique au sens où l’on pense par des signes –, vise à résoudre la dualité singularité-généralité et la dualité observabilité-imagination en les pensant non pas comme opposées mais comme une bipolarité tensive qui fait la caractéristique principale du diagramme.

Dans Dondero (2010b) nous avons argumenté le fait que l’image en sciences mathématiques peut fonctionner comme terrain d’opérations expérimentales ayant comme but une démonstration, cette dernière étant à concevoir comme l’effet de cumulation et de totalisation des différentes expériences sur la visualisation elle-même : l’image serait donc à entendre comme un dispositif crucial de la formulation d’une nouvelle hypothèse sur un objet de recherche. Nous avons également cherché à montrer que l’image, même dans des cadres autres que la mathématique, tout en ne possédant pas une organisation linéaire, des éléments minimaux, ni une grammaire de traits disjoints, ni des règles syntaxiques rendant possibles la combinatoire contrôlée3 – comme c’est le cas par contre du langage formel –, n’est pas pour autant privée de pouvoir démonstratif4 ; au contraire elle peut même servir de modèle pour comprendre le fonctionnement diagrammatique tout court5 : d’ailleurs c’est ce qui est suggéré dans la théorie peircienne du diagramme – et abondamment discuté par Chauviré (2008) et par Brunet (2000).

L’image en fait a comme caractéristique principale d’avoir des bords constituant et stabilisant des formes : nous allons justement investiguer la notion de forme et de contour tout au long de notre parcours. D’ores et déjà nous rendons explicite un des objectifs capitaux de notre travail : montrer que la visée démonstrative ne dépend pas uniquement des éléments minimaux à valeur fixée (ce qu’on pourrait appeler symboles ou signes généraux, en suivant Peirce) ni de leur disposition linéaire comme dans le cas de l’écriture ; bien au contraire elle dépend de leur composition, de la tenue de leur organisation, de la fonction de leur contour qui permettent de figer une articulation interne signifiante des parties. Toutes ces caractéristiques sont typiques de ce qu’on nomme communément image mais chez Peirce peuvent nous faire comprendre le fonctionnement d’une formule algébrique. Voyons comment.

1. Le diagramme en tant que totalité expérimentale

Note de bas de page 6 :

On rappelle que la catégorie des hypoicônes comprend les images, les diagrammes et la métaphore : « On peut en gros diviser les hypoîcones suivant le mode de la priméité à laquelle elle participent. Celles qui font partie des simples qualités ou premières priméités sont des images ; celles qui représentent les relations, principalement dyadiques ou considérées comme telles, des parties d’une chose par des relations analogues dans leurs propres parties, sont des diagrammes ; celles qui représentent le caractère représentatif d’un representamen en représentant un parallélisme dans quelque chose d’autre sont des métaphores » (Peirce, 1931-35, 2.276-7).

Chez Peirce le diagramme est une sous-catégorie de la catégorie de l’hypoicone6, et est conçu comme l’instrument majeur de toute pensée nécessaire et créatrice. Pour expliquer le fonctionnement expérimental du diagramme, il faut prendre en considération une distinction que Peirce fait entre le raisonnement corollariel et la procédure déductive théorématique. Le premier ne concerne que des inférences purement analytiques, donc appartenant à la pure logique tandis que la deuxième appartiendrait au domaine interdisciplinaire de l’épistémique. Chauviré explique la différence entre corollariel et théorématique de la manière suivante :

Note de bas de page 7 :

Chauviré (2008, p. 36, nous soulignons).

deux cas peuvent se présenter : soit la conclusion est directement lue dans le diagramme initial par simple inspection, c’est-à-dire que les relations qui rendent possibles la conclusion sont immédiatement perçues sans qu’on doive retoucher le diagramme [c’est le cas du corollariel] ; soit il est nécessaire de le modifier par des constructions supplémentaires [c’est le cas du théorématique] […]. L’adjonction de telles constructions est dépeinte comme une expérimentation effectuée sur le diagramme, analogue à celle pratiquée en physique et en chimie sur un échantillon. Dans ce dernier cas c’est la perception de relations (entre les parties du diagramme) autres que celles qui apparaissent dans le diagramme initial qui permet la lecture de la conclusion7.

Note de bas de page 8 :

Le traçage de lignes subsidiaires devrait provoquer une véritable expérimentation sur la visualisation mathématique elle-même, « analogue à celle pratiquée en physique et en chimie sur un échantillon ». Cela reviendrait à dire qu’on attend des réponses de la part de la visualisation mathématique comme on les attend d’un échantillon soumis à des opérations desquelles quelque chose d’inconnu auparavant est censé ressortir. Si la visualisation doit « répondre » à des opérations du mathématicien, cela signifie que la visualisation mathématique est comparée à une image ressortant d’une expérience en laboratoire, qui est censée répondre aux « provocations-stimulations » auxquelles elle est soumise. Sur le dessin mathématique entendu comme terrain d’expérience majeur voir aussi Châtelet (1993).

Ce qui différencie le corollariel du théorematique est que ce dernier permet la manipulation, voire l’expérimentation tandis que le corollariel manque de cette étape et reste une démarche purement logique. Ce type d’expérimentation mathématique passe par la spatialisation des grandeurs spatiales et non spatiales (par exemple, les relations logiques, etc.) et par l’adjonction de « lignes subsidiaires » – appelées ici « constructions supplémentaires » – aux lignes du dessin qui suivent fidèlement les prémisses8.

Note de bas de page 9 :

Peirce (1931-35, 2.55, nous soulignons).

Peirce ajoute en fait que « maints diagrammes qu’une multitude de lignes rend compliqués et inintelligibles deviennent instantanément clairs et simples si on leur ajoute des lignes ; ces lignes supplémentaires étant de nature à montrer que les premières qui étaient présentes n’étaient que les parties d’un système unitaire »9. Peirce explique ainsi que l’adjonction de lignes subsidiaires est conduite en suivant des règles et permet de voir des formes ressortir de ces manipulations expérimentales. La constitution de formes fournit des contours, voire des configurations enveloppantes et totalisantes, aux réseaux de lignes : chaque forme constitue évidemment une totalité grâce à son contour. Peirce affirme également que dans les dessins autant que dans les formules algébriques, des formes émergent, à la suite de l’adjonction de lignes subsidiaires, instantanément : cette instantanéité perceptive est ce qui caractérise chez le philosophe américain l’évidence de la démonstration, à savoir le moment conclusif de l’expérimentation. Ce ne sont pas les opérations logiques (autrement dit, les signes généraux) qui ont le pouvoir de fonctionner comme des démonstrations voire comme des parcours nécessaires vers un nouveau savoir : ici, pour qu’il y ait démonstration, il faut que, à partir de ces signes généraux, des formes émergent tout au long de l’acte expérimental en s’imposant à la perception comme des totalités.

Note de bas de page 10 :

Voir à ce propos Peirce (idem, 4.532).

Chez Peirce, seules les icônes ont le pouvoir d’exhiber une nécessité, un devoir être10 parce qu’elles seules peuvent montrer l’émergence de formes et de totalités à partir des manipulations de lignes qui pourraient apparaître au premier abord comme désordonnées, incomplètes et insignifiantes. Les icônes sont les seuls signes capables d’exhiber une nécessité car elles rendent sensibles les relations entre des lignes par des formes, à savoir par des relations de traits qui se composent en unités et apparaissent comme des totalités accomplies – ce qui n’est pas possible dans le cadre des symboles abstraits.

Pour mieux caractériser la notion de totalité nécessaire, la définition d’iconicité dans le cadre d’un travail sur la méréologie, donnée par Jean-François Bordron, peut nous être utile :

Note de bas de page 11 :

Bordron (2010, pp. 27-39).

La caractéristique de l’iconicité tient moins dans la présence de morphologies, de parties et de totalités, de texture et de plasticité que dans le fait que tous ces éléments prennent ensemble comme on le dit par exemple d’éléments matériels réunis dans un moule et qui de ce fait stabilisent peu à peu leurs rapports11.

Note de bas de page 12 :

Peirce nous dit plus précisément que la différence entre ces deux contraintes réside en cela que la perception dépend des percepts et l’image mathématique de notre imagination.

Note de bas de page 13 :

Chauviré (idem, p. 185).

Ces totalités résultent d’opérations de liaison et de déliaison conduisant des éléments divers à « prendre ensemble » rendant ainsi perceptivement évidente la nécessité d’une certaine méréologie, voire des conclusions en mathématique. C’est pourquoi Peirce a toujours rapproché la contrainte exercée sur nous par une perception ordinaire et par les conclusions mathématiques12 : les deux s’imposent à nous comme nécessaires. La perception et les conclusions mathématiques sont, selon le sémioticien américain, toutes deux caractérisées par l’émergence de configurations qui ne peuvent être que comme elles sont : « leur vérité consiste dans le fait qu’il est impossible de les corriger »13. Pour Peirce la vérité perceptive est en fait aussi irrésistible que la vérité mathématique :

Note de bas de page 14 :

Peirce (idem, 7.659).

Cette contrainte irrésistible du jugement de perception est précisément ce qui constitue la force contraignante de la démonstration mathématique. On peut s’étonner que je range la démonstration mathématique parmi les choses qui relèvent d’une contrainte non rationnelle. Mais la vérité est que le nœud de toute preuve mathématique consiste précisément dans un jugement à tout égard semblable au jugement de perception, à ceci près qu’au lieu de se référer au percept que nous impose la perception, il se réfère à une création de notre imagination14.

Note de bas de page 15 :

Cette constitution de formes qui font apparaitre une « résolution » et une conclusion nécessaire ont été développées par la théorie de l’iconicité en tant que méréologie chez Bordron (2010 et 2011).

Les formules algébriques, par exemple, bien qu’elles soient constituées de symboles, c’est-à-dire de signes généraux qui ne se rapportent à leur objet qu’en vertu de conventions arbitraires, fonctionnent selon Peirce comme des icônes car c’est la constitution de formes qui leur offre une structure unitaire et perceptivement saisissable de la totalité des relations entre ces signes généraux eux-mêmes15. Même si le diagramme est constitué de symboles, le fait qu’ils « prennent ensemble » le constitue en un dispositif hybride entre l’énonciation logique des concepts et l’exhibition de leur composition en tant que forme unitaire qui s’impose d’emblée à la perception et sans correction possible.

Note de bas de page 16 :

Sur la relation entre fragments expérimentaux et totalité démonstrative je me permets de renvoyer à Dondero (2011).

D’une certaine manière nous pourrions affirmer que la démonstration est une muséification voire une domestication du processus d’expérimentation : une constitution de totalité là où tout au long de l’expérimentation il n’y avait que des traits disjoints, situés à l’intérieur de centres d’attention qui n’arrivaient pas à fusionner. D’ailleurs la caractéristique du diagramme est de mettre en scène, en les rendant susceptibles de manipulations, voire d’expérimentation, des relations logiquement possibles en les constituant en unités : ce qui est central dans les raisonnements de ce type est la manipulation des relations entre parties qui attendent à devenir des totalités16. Il s’agit d’ailleurs de totalités qui s’imposent avec la force de percussion des percepts.

1.1 L’énonciation en mathématiques

La question de l’évidence perceptive en mathématiques a été traitée aussi par Bordron (infra), qui se demande comment cette évidence peut être produite, et qui affirme plus précisément que :

Les mathématiques semblent bien être comme un monde en soi dont la force de conviction vient de ce que nous n’avons pas à l’évaluer mais plutôt à le percevoir. Le caractère d’évidence que l’on peut ressentir nous paraît être comparable avec ce que Lévi-Strauss a appelé l’efficacité symbolique […]. Nous sommes donc dans un cas de croyance extrême pour laquelle ce qui est raconté est aussi ce qui est. L’univers des signes se confond avec l’être. Le pouvoir du chaman est en un sens semblable à celui du mathématicien. Tous les deux créent de l’existant mais celui-ci ne pourrait pas apparaître comme leur création sans perdre son pouvoir de conviction. Le signifiant doit effacer l’énonciateur pour que sa formalité s’autonomise (infra, nous soulignons).

Nous retenons donc cela de ces réflexions : que les mathématiques ont toujours fait oublier leur énonciateur, en exhibant le fait qu’« elles se font toutes seules » :

Note de bas de page 17 :

Est-ce que cette absence d’énonciateur serait jamais imaginable dans le cas d’une œuvre d’art ? Sûrement pas pendant la Renaissance, mais si aujourd’hui où les artistes contemporains valorisent de plus en plus la forme « laboratoire » de leur travail où, comme l’affirme Beyaert (2012) pour des artistes comme Wim Delvoye, l’œuvre se dématérialise en différents dispositifs plus ou moins communicationnels (conférences, articles scientifiques, etc.) ou techniques (recherches sur les matériaux utilisés, leur résistance, leur comportement, etc.), les expériences sur les animaux, etc. : de cette manière la figure du démiurge de la Renaissance et de la période romantique s’efface totalement en une collectivité humaine et non-humaine. L’œuvre n’existe comme objet que pour satisfaire le marché de l’art, qui a besoin de traiter des objets transportables et appropriables. À ce propos, voir aussi la conception de l’œuvre d’art en Chine selon Jullien (2009) où l’artiste doit s’effacer comme énonciateur pour pouvoir accueillir et rendre manifeste la beauté de la nature.

l’énonciation paraît non seulement s’effacer, ce qui serait banal, mais surtout perdre toute pertinence explicative. […] L’image [mathématique] apparaît simultanément comme un lieu d’expérience et en même temps comme récusant le sujet de l’expérience. L’imagination est créatrice et pourtant sa création semble plutôt être une découverte, ce qui est le sentiment le plus commun des mathématiciens (Bordron, infra, nous soulignons)17.

Ceci dit entre parenthèses, ces considérations rentrent en syntonie avec un questionnement de Bruno Latour (2009) concernant la difficulté de la sémiotique à étudier les équations à travers le modèle narratif de Greimas. En rappelant les avancements apportés par le travail de Françoise Bastide à la sémiotique et à la rhétorique du discours scientifique, il affirme qu’on reste pourtant « dans l’ignorance la plus totale sur les êtres mathématiques eux-mêmes, et en particulier sur cette forme essentielle qu’est l’équation ». Il poursuit en affirmant qu’en sémiotique :

ce qui se fait marche très bien avec des êtres qui sont un peu riches du point de vue fictionnel, par exemple des microbes qui se transforment visiblement très rapidement du début à la fin d’un texte. Mais lorsqu’on arrive aux équations, à ce genre littéraire très particulier qu’est le texte de modélisation et de simulation, la sémiotique rencontre un problème opératoire entre une version pragmatique et une version formaliste de son propre métalangage et qu’elle n’a pas résolu (Latour, 2009, p. 256).

Nous croyons comprendre que Latour veut dire ici que la difficulté que nous les sémioticiens avons à creuser la signification des équations tient au fait qu’elles appartiennent au « moment de concentration le plus extrême » à l’intérieur du déploiement du discours scientifique. D’un point de vue sémiotique la difficulté tient au fait que les équations ne laissent pas transparaître le point de vue qui les guide et leur permet de se déployer en une narration : elles apparaissent comme quelque chose de très compact et de non développable bien que leur objectif soit de déclencher des opérations de transformation narrative au sens greimassien du terme. Bref, elles apparaissent privées de positions actantielles facilement repérables et analysables en termes dynamiques.

Par rapport à ce problème, Bordron répond en fait ainsi :

Le point le plus important nous semble être le rapport entre la construction et l’énonciation. On pourrait penser que l’énonciation se présente sur un mode débrayé. Mais peut-on dire qu’un énoncé mathématique soit débrayé au même sens qu’un énoncé linguistique ? La ligne tracée au sommet d’un triangle […] et le théorème qui apparaît à sa suite, appartiennent-ils au domaine du « il », entendu comme dans « il pleut » ou « il neige » ? Il nous semble que leur effet provient plutôt de ce qu’il ne suppose en aucune façon ni sujet ni objet. Même les verbes a-valents, comme « pleuvoir » ou « neiger », gardent la trace d’un univers mythique dans lequel les dieux agissent sur les éléments. Mais, dans notre exemple, quelque chose se manifeste qui n’est ni sujet, ni objet et n’appartient pas à ce qui est dicible sur la base de cette différence. Comment qualifier ce fait sans faire appel à des intuitions nécessairement vagues ? Il nous semble que la seule réponse possible est de rappeler que les mathématiques, comme la logique, appartiennent au domaine du « formel » qui est un registre sémiotique qui ne se laisse pas penser selon les catégories de la grammaire actantielle (Bordron, infra, nous soulignons).

Note de bas de page 18 :

La question de la visualisation et de l’abstraction formaliste a été étudiée par Peter Galison, en développant une histoire de la physique, voire l’histoire d’une confrontation constante entre les formalismes et la nécessité de l’élément visuel comme source d’intuition et création où la reconnaissance des patterns, par exemple, joue un rôle fondamental. Non seulement dans Galison (1997), mais aussi dans Galison (2002), il est décrit la confrontation historique entre l’abstraction formaliste, l’axiomatique et les théorèmes d’une part et la constatation que la construction d’objets perceptibles, manipulables, où la vision et la sensori-motricité acquièrent un rôle, peut participer à la découverte scientifique, ainsi qu’au développement de la pensée mathématique. C’est une histoire qui concerne d’autres disciplines aussi, mais c’est surtout à l’intérieur de la physique que Galison explore les controverses, et les batailles les plus marquantes entre iconoclastes et iconophiles. Galison prend en considération des cas célèbres comme celui d’Eric Heller qui a utilisé la correspondance entre patterns visuels pour démontrer certaines correspondances entre la mécanique quantique et la mécanique classique : la similarité entre les deux mécaniques pouvait être prouvée par le biais d’une reconnaissance d’isotopies visuelles : il s’agissait d’une démonstration visuelle. Une image telle que Double diamond produite in 1983 a déclenché une controverse d’une durée de dix ans sur la question suivante : est-ce qu’une image générée par simulation est suffisante pour produire une démonstration ? Comme l’affirme Galison (2002, p. 321), ce serait une erreur de penser que l’image ne donne que le qualitatif, elle permet aussi de quantifier. Le diagramme, image manipulable, équivaut à une fusion entre nombre et densité figurative. En étudiant le cas de la chambre à bulles il affirme que « Les images des chambres à bulles se fragmentent en des mesurages numériques, les mesurages se réarrangent en des inscriptions (tracks) décrites mathématiquement ; ces inscriptions se transforment en des propriétés des particules qui sont codés numériquement (numerically) ; les propriétés des particules réforment des nouveaux types de manifestation visuelle (image displays) » (2002, p. 322, nous traduisons). Les diagrammes de Feynman constituent des exemples majeurs de ce fonctionnement (Galison 2002, p. 308) : dans ses diagrammes – qu’on pourrait appeler concepts graphiques – chaque ligne correspond à une règle de calcul : dessiner tous les parcours possibles à travers lesquels les particules pourraient interagir signifie déjà poser un problème mathématique. Dans ces diagrammes qui ont permis de simplifier les calculs de l’électrodynamique quantique, les propagateurs par exemple ne sont pas des simples dessins, ce sont bien plus des instructions pour calculer la probabilité qu’une particule située au point a se manifeste ensuite (éventuellement par un ordre de successions) au point b. Feynman eut l’idée radicale qu’une particule ne se limite pas à se déplacer en empruntant un seul chemin, mais en sondant en quelque sorte tous les chemins possibles, aussi bien ceux casuels et ondulés que ceux rectilignes. Il ne s’agit donc pas de la visualisation de quelque chose, mais de la visualisation de possibles, de la façon dont « quelque chose pourrait se passer ».

Le problème me semble-t-il est pourtant de pouvoir identifier un niveau énonciatif des équations, repérer au moins des proto-actants à l’intérieur d’une transformation, voire des actions conduites par quelques forces orientées. Un possible moyen pour la sémiotique pourrait être de « traduire » les équations en des substances du plan de l’expression autres, comme celle topologique, où un niveau énonciatif et une grammaire actantielle sont plus facilement repérables. Ce que nous pouvons étudier sémiotiquement concernant l’équation est peut-être seulement ce qu’elle transforme. Bref, ce qu’on pourrait étudier c’est sa traductibilité : est-ce qu’on peut concevoir les équations comme des centres déictiques, à partir desquels par exemple des visualisations peuvent être instanciées ? Quelle relation existe-t-il entre l’équation d’un côté et la spatialisation des valeurs mathématiques, de l’autre, par exemple en topologie algébrique ?18

Par rapport à ce que nous pourrions appeler une sorte de « transparence énonciative », Bordron argumente que dans les mathématiques la capacité générative tiendrait au seul registre du plan de l’expression qui n’aurait pas de contenu et qui se confondrait par là avec le fait d’être. Là il n’y aurait pas d’énonciation du tout car le manque d’articulation d’une expression avec un contenu supposerait toute abolition de l’instance énonciative. Portant il nous semble que les mathématiques sont justement gérées par une stratégie énonciative typique d’un domaine disciplinaire qui vise classiquement à cacher toute trace d’énonciation pour pouvoir s’ériger à fondement d’autres disciplines. Mais Bordron précise d’ailleurs que les mathématiques sont caractérisées par le fait qu’elles recouvrent deux pôles de fonctionnement, également puissants : celui de l’évidence perceptive et celui de la convention et de l’institutionnalisation des règles :

Note de bas de page 19 :

Bordron (infra) poursuit ainsi : « Il existe cependant des signes mathématiques possédant une certaine motivation comme le signe (l’intégrale, les quantificateurs, etc.). Nous voulons par cette remarque faire percevoir en quel sens l’ordre sémiotique se manifeste toujours dans un rapport avec l’être, soit qu’il se confonde avec lui comme le fait le pur signifiant porteur d’évidence, soit qu’il s’en distingue radicalement comme le signe arbitraire, soit – et c’est le cas le plus fréquent – , qu’il entretienne avec lui un rapport mixte, fait de connivences et de ruptures. La particularité du signe mathématique serait alors d’occuper d’une façon privilégiée les valeurs extrêmes ».

Nous avons essayé de mettre en valeur le cas extrême où le signifiant se confond avec l’être. C’est le moment propre de l’évidence. À l’autre extrémité, non avons le signe arbitraire, le signe de convention et d’institution, qui tire sa force des règles et des usages. Entre ces deux extrêmes, il existe toute une gamme de signes plus ou moins motivés comme les empreintes, certains symboles, etc. Le signe mathématique paraît pouvoir occuper les deux pôles extrêmes du sémiotique, l’évidence géométrique et l’algèbre (Bordron, infra)19.

1.2 Perception et action dans le diagramme

Ce concept de geste nous semble crucial pour approcher le mouvement amplifiant des mathématiques. […] On doit parler de gestes inaugurant des dynasties de problèmes (Chatelet 1993, p. 32)

Note de bas de page 20 :

« Quant à l’algèbre, l’idée même de cet art est qu’elle présente des formules que l’on peut manipuler et que par observation des effets de cette manipulation on découvre des propriétés qu’on n’aurait pas discerné autrement », Peirce cité dans Chauviré (idem, p. 46).

En revenant à Peirce, ce qui nous intéresse dans sa théorie est que les formules algébriques – qui pourraient apparaître comme les êtres mathématiques les plus abstraits et conventionnels, car entièrement constitués de symboles –, sont également iconiques parce que c’est la structure unitaire qui rend perceptivement saisissable la totalité des relations et des traductions entre les signes généraux permettant la découverte de conclusions imprévues et informatives20. On s’aperçoit que la démonstration peut être décrite comme un « faire image », voire comme le résultat d’une évidence perceptive irrésistible des relations entre les parties d’un objet hypothétique soumis auparavant à l’expérimentation.

Note de bas de page 21 :

Bordron, théoricien de l’iconicité, déclare à ce propos que : « Nous avons vu que la construction auxiliaire ne peut en elle-même se trouver expliquée par la forme logique de la démonstration mais exige au contraire un ajout, en lui-même injustifiable autrement que comme un effet de l’imagination. Même si le théorème final peut, et en un certain sens doit, être mis en forme logique, il n’en demeure pas moins qu’il ne procède pas ainsi au moment précis où son évidence apparaît. Il vaut mieux ici ne pas parler d’intuition car cette faculté est encore plus mystérieuse que le problème qu’elle serait censé résoudre. Disons plutôt que le théorème se manifeste d’abord sous une forme iconique et non à la suite d’un développement symbolique » (Bordron, infra, nous soulignons).

Mais pourquoi serait-ce à l’icône et non pas aux symboles, c’est-à-dire aux signes généraux, de rendre immédiatement reconnaissable et irrésistible la nécessité, et de produire des nouvelles vérités ? Comment Peirce explique-t-il la différence entre symbole et icône abstraite, à part le fait qu’à travers l’icône abstraite, voire le diagramme, on constitue des formes que les symboles ne peuvent pas constituer ?21

Note de bas de page 22 :

Peirce cité dans Chauviré (idem, p. 187).

Quand nous contemplons la prémisse, nous percevons mentalement que, si celle-ci est vraie, la conclusion est vraie. Je dis : nous percevons, parce qu’une connaissance claire suit la contemplation sans aucun processus intermédiaire. Puisque la conclusion devient certaine, il y a une étape à laquelle elle devient directement certaine. Or cela, aucun symbole ne peut le montrer, car un symbole est un signe indirect dépendant de l’association des idées. Un signe exhibant directement le mode de relation est donc requis22.

Note de bas de page 23 :

Voir à ce propos l’analyse de la traduction spatiale des équations mathématiques dans des « photographies calculées » représentant le modèle de fonctionnement des trous noirs dans Dondero (2010c, pp. 111-176).

C’est le « directement » qui explique selon Peirce le « must-be » de l’icône. Mais cet adverbe « directement » ne concerne pas une icône considérée comme une totalité sans médiation ; il s’agit au contraire d’une totalité produite par un travail de manipulation qui a mis en évidence, tout au long de l’expérimentation, des possibilités diverses d’agencement et d’organisation des symboles. On pourrait dire que la démonstration est le résultat d’une manipulation des symboles sur laquelle le jugement de perception, totalisant, met le mot fin. On a démonstration lorsque la forme enveloppe et fige les manipulations qui étaient jusqu’à là encore multiples et virtuelles23.

Ce qui caractérise le fonctionnement de l’iconicité chez Peirce serait donc ce pouvoir d’exhibition qui dépasse l’organisation syntaxique des symboles généraux : il s’agit d’« un excès par rapport aux possibilités immédiates du langage » (Bordron, infra) :

Il y a de même dans l’évidence d’un théorème un certain excès par rapport aux articulations nécessaires de la démonstration. Il nous semble que c’est sur ce point que l’évidence de la perception et l’évidence géométrique participent d’une expérience commune. […] Nous avons déjà rencontré l’idée d’excès lorsque nous avons discuté des constructions auxiliaires qui nécessitent un acte particulier de l’imagination, acte irréductible à la simple déduction et excessif en ce sens. Il s’agit bien sûr de l’imagination productrice et non de la simple imagination reproductrice. L’imagination ainsi comprise est en quelque sorte la faculté ontologisante de notre esprit, la seule qui soit susceptible de faire surgir un existant, comme le fait le mathématicien traçant une droite pour voir si quelque évidence en résultera (infra, nous soulignons).

Il est important de nous arrêter sur cette idée de traçage et d’attente « que quelque chose en résulte » : le diagramme appartient à un paradigme de la connaissance que Noëlle Batt décrit comme « une nouvelle pensée de la science qu’inaugure une conception de la compréhension qui associerait au concept les conditions de son engendrement » (Batt, 2004, p. 24) : le mode d’existence du diagramme est tel que sa genèse fait partie de son être.

Note de bas de page 24 :

Sur la question de l’action en mathématiques voir également Rey (infra).

Dans le diagramme, entendu en un sens très large, comme le veut Peirce, il serait ainsi possible d’identifier des instances énonciatives qui en déterminent le fonctionnement. Nous sommes en fait convaincue que la spécificité de l’opérativité du diagramme dépend aussi de la manière et du rythme de l’opération qui le constitue ; comme l’affirme A. Connes : « pour un mathématicien, comprendre une démonstration ce n’est pas refaire une à une les étapes ou les lignes qui la constituent, mais trouver un geste qui comprime, qui permette de saisir d’un seul coup l’ensemble de la démonstration » (Saint-Ours, 2004, p. 42, nous soulignons)24.

Note de bas de page 25 :

Comme l’affirme Knoespel (2004) sur le sillage de Chatelet : « plutôt que se laisser dominer par les théorèmes, la réflexion sur les mathématiques doit inclure une phénoménologie des technologies manuelles dont nous nous servons pour représenter l’espace, au moyen de marques, des dessins, de croquis, de gribouillis, etc. Les figures que nous dessinons sont le site d’un travail d’invention et de découverte dont les théorèmes sont impuissants à rendre compte, tant ils verrouillent notre compréhension des procédures mathématiques » (p. 144).

Note de bas de page 26 :

Comme l’affirme Saint-Ours (2004), il s’agit aussi de penser le diagramme comme un « réservoir de virtualités » collectives. En fait, par exemple les diagrammes des lignes de forces de Faraday sont encore allusifs pour les physiciens contemporains : « ces diagrammes ont un pouvoir “d’évocation péremptoire” dans les théories de champs de jauge actuelles aussi grand que celui qu’ils avaient dans le cadre originel du champ électromagnétique ». Cela nous fait penser au commun destin des diagrammes de Feynman qui sont considérés comme toujours féconds et utilisables aujourd’hui même en théorie des cordes où les lignes sont remplacées par des membranes (Saint-Ours, 2004, p. 43). Les diagrammes de Feynman se sont en fait révélés indispensables pour la théorie des cordes, et ils ont été étendus de façon topologique. Jean-Toussaint Desanti affirme à ce sujet que les diagrammes contiennent plus que ce dont on les a investis à un moment donné.

Le plan du contenu d’un diagramme est constitué par les valences attribuées tout au long d’une multiplication de constitutions et d’opérations spatiales sur son plan de l’expression qui entrent en compétition et qui sont enfin stabilisées selon les prises de décision de l’opérateur : selon cette acception du diagramme, ce qui assure la relation entre la manifestation visuelle, à savoir la pensée devenue saisissable et susceptible d’être expérimentée d’un côté, et la mathématisation, de l’autre, est assurée par notre corporéité. Le plan d’Argand, par exemple, devient pour Chatelet « un plan de travail qui prodigue généreusement des idées à qui décide de s’y installer » (1993, p. 247). L’idée est que l’acte de traçage, le geste d’inscription, ainsi que toutes les technologies de notation peuvent avoir des retombées sur la manière de conduire une pensée25, même une pensée considérée purifiée comme celle mathématique. Le diagramme engendrerait donc un véritable processus énonciatif, produit par un débrayage de la pensée en une gestualité outillée qui met cette dernière à l’épreuve, et d’un embrayage qui va de la visualisation à l’intuition. Il s’agirait d’une intuition déclenchée par les opérations pouvant être générées pendant le geste de la pensée et du traçage lui-même26.

Note de bas de page 27 :

Sur la corporéité entendue comme relation entre énergie et mouvement voir Fontanille (2011).

Nous voyons ici qu’une autre totalité – et non seulement celle des formes enveloppantes du diagramme objectivé –, se révèle comme pertinente : celle de notre sensori-motricité et de notre corporéité, qui forme un autre type de totalité enveloppante et en même temps articulé en des centres d’énergies et en des mouvements27.

2. La totalité en art : du tableau à la sculpture

Dans cette deuxième section de notre travail nous allons nous interroger sur deux notions : la totalité, pour voir comment elle fonctionne en art par rapport aux mathématiques, et la notion d’action, voire d’exploration.

Commençons par la première notion : est-ce que la constitution d’une totalité se révèle nécessaire en art de la même manière que dans les sciences mathématiques ? Et si oui, comment ? Si la résolution de problèmes, voire la démonstration, apparaissent en mathématiques comme dépendantes de la constitution de formes, voire des totalités au niveau perceptif, quel est le rôle de la perception dans le cadre des œuvres d’art où la totalité est, apparemment, déjà là, au moins dans le cas du tableau, grâce aux frontières esthétiques offertes par le cadre ? Et encore : est-ce que l’image artistique est elle aussi constituée, au moins en partie, par des signes généraux, par des structures abstraites ?

Note de bas de page 28 :

C’est cette fermeture qui a fait que la peinture ait été classée parmi les arts de l’espace, même si, à mon sens, cette unité spatiale et, par la suite, une lecture synchronique, sont tout à fait illusoires. La peinture peut être conçue comme un art du temps si on l’examine du point de vue de la saisie perceptive et de l’efficace, voire d’un point de vue sémiotique – et non pas matérialiste.

Partons du cas du tableau : toute peinture nous prescrit une zone privilégiée d’observation et cela grâce à ses bords, voire à son cadre. Ce sont les contours d’énoncé et les limites qui le constituent en unité et qui nous permettent d’étudier sa méréologie, à savoir la manière dont les traits se combinent à l’intérieur d’une topologie où, grâce au cadre, nous pouvons distinguer un haut, un bas, un centre, une périphérie, des relations de symétries, d’englobement, etc.28

Note de bas de page 29 :

Thom (2006).

Dans ses articles sur l’art et l’esthétique29, René Thom affirme que l’esthétique a affaire avec le rapport entre local et global et décrit des relations optimales entre les fragments perceptifs d’un tableau et ses contours. De ces relations dépend la composition réussie de la totalité et les parcours perceptifs qu’elle rend possibles.

Note de bas de page 30 :

Thom (idem, p. 120, nous traduisons et soulignons).

En examinant la peinture, une des caractéristiques de la beauté est donnée, selon Thom, par la localisation : on peut faire apparaître la beauté, et donc une certaine forme de complétude, par l’effet de contour qui permet d’identifier les centres d’attention qui organisent la perception. Le cadre de la peinture permet d’identifier dans son intérieur des centres investis d’une certaine prégnance. Thom affirme à ce propos : « l’espace total de l’œuvre finit par être découpé en des champs partiels qui sont les zones de rayonnement d’un centre (ou plus précisément d’une configuration locale de détails prise comme un individu). On peut imaginer que cette fragmentation provienne d’une sorte de prolifération du contour vers l’intérieur »30.

Note de bas de page 31 :

L’espace à étudier se termine donc avec le socle où la sculpture est posée, ou avec l’architecture, le paysage : et, d’ailleurs, quelles limites donner à ce paysage ?

Si dans le cas du tableau on a une totalité figée a priori et d’une certaine manière indiscutable, cela ne va pas de même avec la sculpture. Le socle fonctionne non pas en tant que dispositif de clôture, comme c’est le cas du cadre en peinture et en photo, mais plutôt comme la source d’un éclatement de perspectives. La sculpture pose le problème du parcours d’observation et de réception de manière plus éclatante que la peinture qui, comme l’affirme Thom, instaure des rapports entre le cadre et les centres d’irradiation de l’attention qu’il contient et construit. L’unité physique de la sculpture n’est qu’illusoire : la totalité demeure en fait virtuelle, les parties qui la composent ne se donnant pas simultanément sur un plan commun. La sculpture en ronde bosse prévoit un corps mouvant faisant des tentatives de découverte, cherchant les parties cachées afin de comprendre comment composer les différentes facettes d’une sculpture en une unité. La sculpture est toujours manquante non seulement parce que nous ne pouvons la saisir qu’en faisant une addition de nos esquisses perceptives, mais aussi parce que, avec sa rondeur, elle rend l’espace d’autour pertinent à la signification31.

Note de bas de page 32 :

Saint-Martin (1987, p. 143) affirme que : « Alors que les positionnements différents du percepteur devant l’objet sculptural peuvent lui donner accès à des régions du champ visuel qui apparaissent tout à fait différentes du champ antérieur perçu, devenu inaccessible aux centrations, parce que situé à un angle opposé ou que certains éléments en relief masquent ce qui avait antérieurement été perçu. Non seulement le percepteur doit-il procéder à une imbrication ponctuelle des colorèmes que fournit chaque région, mais il doit aussi mettre en relation des régions tout à fait hétérogènes et saisir, dans un processus de transformation constante, un type d’infrastructure qui puisse lui révéler leur dynamisme et leur fonction dans la construction de l’objet global. Chacune des régions ainsi interreliées dans la perception doit être relayée à la mémoire perceptuelle à mesure que le déplacement du percepteur l’ouvre à des nouveaux percepts qui transformeront les équilibres/ regroupements déjà effectués, par l’insertion de nouveaux percepts actuels, sensoriellement actifs et qui transforment les ensembles ou sous-ensembles déjà construits » (Saint-Martin, 1987, p. 143.)

Les réflexions de Saint-Martin à ce sujet, contenues à l’intérieur de l’ouvrage Sémiologie du langage visuel, sont précieuses pour saisir cette question de l’exploration32 et de la reconstruction d’une totalité :

Note de bas de page 33 :

Saint-Martin (ibid., p. 194, nous soulignons).

La perception ne peut résulter que d’une longue accumulation de centrations produisant des percepts toujours différents les uns des autres, qui doivent être définis comme régions interreliables les unes aux autres dans des super-régions, aptes à intégrer les percepts subséquents dans une totalité unifiée33.

Note de bas de page 34 :

« Ces relations peuvent être de deux sortes. Dans la sculpture égyptienne, grecque archaïque et romane, ou chez Maillol, l’ambiance reflue vers le bloc, s’y recueille. La masse minérale repose si compacte, si pauvre de saillie, elle offre à la lumière une surface si cohérente et si nue, qu’on a le sentiment que l’espace extérieur la comprime, pèse sur elle de toutes parts. La relation est surtout centripète. Au contraire, dans la statue hellénistique et baroque, ou chez Rodin, la forme sculptée crée un foyer de mouvements dont le dynamisme harcèle ses entours avant de s’y arrêter et de se réfléchir vers sa source. Non seulement l’artiste dote ses figures de mouvements expansifs, mais son modelé abandonne le continu : il bosselle la surface, y accrochant les jeux de la lumière, l’animant de scintillations ; le sculpteur va jusqu’à ouvrir la masse aux rayons lumineux pour mieux la dissoudre dans l’environnement. La relation est d’abord centrifuge » (Van Lier, 1959, p. 2).

Note de bas de page 35 :

Saint-Martin (idem, pp. 194-195). Et elle poursuit ainsi : « Mais aux effets de profondeur liés aux mécanismes perceptifs, à partir d’un seul positionnement du percepteur, la sculpture requiert d’intégrer des percepts et des effets de profondeur, multipliés par les points de vue nombreux, pour construire sa rotondité ».

Note de bas de page 36 :

Van Lier (idem, p. 4).

Avec la sculpture nous n’avons pas un plan commun, mais une suite de plans de projection perceptifs34 : chaque nouvelle perception transforme la précédente et les plans de projection se font et se défont ; la totalité n’apparait pas d’emblée, mais des sous-unités mobiles et dynamiques se construisent comme des agglomérations successives de projections perceptives. La synthèse volumétrique est en continuelle transformation et dépend des intégrations des synthèses les unes avec les autres35. Van Lier parle à propos de ce type de sculpture de la génération d’un profil par l’autre : « Chaque profil se gonfle de tous les autres ; ils s’évoquent, ils se précontiennent et s’appellent ; ils s’impliquent mutuellement »36.

Note de bas de page 37 :

Van Lier (idem, p. 4, nous soulignons).

Nous nous apercevons que Van Lier nous amène à aller un peu plus loin dans la question du processus de composition d’une totalité en faisant intervenir la question de la temporalité et en associant la sculpture à l’écoute de la musique. Il écrit que : « plus l’œuvre est forte, plus les anticipations et les rétentions se resserrent » et que « dans le monde de l’art tout est à la fois libre et exigé »37 : la suite est en même temps imprévisible et inévitable.

Ce caractère de nécessité (inévitabilité) qui se dégage de la préhension de l’œuvre d’art – non seulement du tableau, totalité donnée à priori, mais aussi d’un type d’objet, telle la sculpture, qui est caractérisée par une totalité à construire à postériori –, nous fait revenir à ce que dit Peirce du caractère démonstratif de la perception, qui assure une inévitabilité du jugement.

Nous nous apercevons que Peirce dans le cas des mathématiques, autant que Thom et Van Lier dans le domaine de l’œuvre d’art, mettent au centre de leurs réflexions la composition de parties, les relations entre parties et contours, l’irradiation réciproque entre les deux : bref, les opérations expérimentales qui engagent notre perception et notre sensori-motricité – et qui se clôturent à travers un jugement perceptif d’inévitabilité, de correction impossible. Mais cette inévitabilité a un rapport particulier avec la prévisibilité. Van Lier le dit bien : la suite des perceptions est imprévisible. Peirce aussi affirmait que dans le cas de la procédure théorématique, en partant des prémisses, la fin est toujours imprévisible, comme ici est imprévisible de comprendre une sculpture en partant d’une vision frontale et statique. Mais en même temps l’exploration de la sculpture, ainsi que la suite en musique, s’avèrent à la fin posséder un caractère d’inévitabilité. Cette inévitabilité du déploiement du processus serait caractérisée par nos savants comme réglée dans le cas des mathématiques (les opérations sur la visualisation ne sont pas laissées au hasard, mais bien à l’intuition experte, voire l’imagination), et libre dans le cas de l’art. De notre côté, nous pensons que les relations entre anticipations et retentions perceptives dans le cas de la musique et de la sculpture ne sont pas du tout libres : elles sont également réglées par la nécessité d’un écart par rapport à la tradition et d’un jeu de fidélité / infidélité par rapport aux règles du genre – encore une fois il s’agit d’imagination expérimentale et créatrice.

Note de bas de page 38 :

Sur la notion d’exemplification en art voir Goodman (1968).

Si le caractère d’inévitabilité (ainsi que d’évidence) dont parle Peirce caractérise la formation d’une totalité perceptive démonstrative dans le cas des diagrammes en mathématiques, est-ce que cette inévitabilité d’effets sur l’observateur, dans le cadre de l’œuvre d’art, pourrait être conçue comme une démonstration en elle-même ? L’objet se révèlerait donc comme artistique lorsqu’il fonctionne à l’instar d’une auto-exemplification de ses propres règles de construction ?38 C’est une hypothèse qui se rapproche de ce qu’affirme Colas-Blaise à propos de la scientifisation de l’art :

Note de bas de page 39 :

Colas-Blaise (2011, nous soulignons).

à côté de l’artistisation de la science, la scientifisation de l’art ne se borne pas à l’exploration d’un nouveau matériau ; elle ne se contente pas de relever un défi technologique – ce serait confondre la science avec la technique ; elle résulte, plus fondamentalement, dans la mise en évidence et la syntagmatisation des différentes étapes ou des paliers d’une pratique (de création, sur le modèle de la recherche scientifique) finalisée.39

Le caractère « scientifique », et d’une certaine manière démonstratif, de l’œuvre d’art consisterait en la mise en évidence, voire en l’exemplification, des étapes de sa constitution, ce qui permet à l’observateur de s’interroger sur la manière de composer en unités des différents matériaux. Cette composition méréologique se révélerait comme un « excès » par rapport aux simples matériaux utilisés dans cette œuvre – comme dans le cas des mathématiques le pouvoir d’iconisation des formes dépasse le pouvoir médiateur et réglé des signes généraux. Mais il est important aussi de souligner que Colas-Blaise parle d’une pratique finalisée, donc d’une pratique expérimentale qui attend à être légitimée : pour qu’il y ait démonstration, il faut qu’il y ait un projet et donc des hypothèses de départ autant en produisant qu’en observant une œuvre d’art.

Il faudrait imaginer donc, dans le cas de l’œuvre d’art, une tension entre, d’une part, une totalité virtuelle qui s’annonce dès le début en termes de projet – mais qui se reconfigure à chaque impression perceptive – et, d’autre part, les fragments perceptifs qui la constituent au fur et à mesure, en confirmant ou en niant les totalités virtuelles pressenties. Il faudrait concevoir une totalité abstraite, virtuelle, a priori, qui soit reconfigurée à fur et à mesure, à chaque nouvelle esquisse perceptive, c’est-à-dire se réalisant tout en gardant des horizons ouverts vers d’autres configurations de totalités possibles qui sont, pendant l’exploration, encore passibles de se réaliser à sa place.

Thom précise ainsi son point de vue sur la formation d’une totalité d’œuvre d’art :

Note de bas de page 40 :

Thom (idem, pp. 120-121, nous traduisons et soulignons).

son [de l’œuvre d’art] effet esthétique, sa beauté seront liés à l’accord plus ou moins parfait entre la fragmentation perceptive et un modèle idéal obtenu en soumettant l’espace du tableau à une partition abstraite, définie par une structure de caractère algébrique – un logos catastrophiste, justement40.

Note de bas de page 41 :

Chauviré (2008, p. 36, nous soulignons).

Cette affirmation de Thom concernant le tableau est à notre sens à mettre en relation avec une affirmation de Peirce concernant le diagramme : « toute déduction procède par construction de diagrammes, c’est-à-dire de signes appartenant à la classe des icônes, qui exhibent des relations existant entre les parties d’un état de chose (state of thing) idéal et hypothétique, imaginé par le mathématicien et susceptible d’être observé »41.

Nous avons dans les deux cas des relations entre parties (les fragments perceptifs chez Thom) et leur dépendance d’un état de chose idéal et hypothétique (le modèle idéal de Thom, décrit comme une partition abstraite, définie par une structure de caractère algébrique). Cet état de chose idéal est imaginé dans le cas de l’exploration d’une œuvre d’art ouverte comme la sculpture et l’art environnemental mais en même temps observable dans une visualisation (mathématique ou artistique) tout au long des expériences et expérimentations qu’on peut opérer sur elle en la produisant (et en la parcourant). Les visualisations mathématiques ainsi que les œuvres d’art seraient donc expérimentales au sens décrit par Bordron :

Une expérience est un fait singulier qui demande que tout soit, par ailleurs, considéré comme inchangé. C’est cette tension entre une singularité d’une part et une stabilité structurelle de l’autre qui caractérise l’expérience. Ainsi en va-t-il dans une expérience de laboratoire qui exige nécessairement que tout reste égal par ailleurs si l’on veut que l’hypothèse que l’on cherche à tester ne se dilue pas dans un réseau de causes sans contour. Il en est de même de l’expérience esthétique qui opère une focalisation sur une singularité (un tableau, une œuvre, une émotion) ou de l’expérience mathématique qui est une forme particulière d’expérience de pensée (infra, nous soulignons).

La structure générale dans le cas de l’œuvre d’art pourrait être conçue comme notre expérience dans le domaine de l’art, voire la connaissance que nous avons du fonctionnement du sentiment esthétique et qui nous guide pour comprendre chaque singularité. Mais chaque singularité rend pertinent une toute précise portion de l’histoire de l’art et une certaine esthétique sélectionnée parmi d’autres : il s’agit toujours d’une généralité locale, voire de savoirs encyclopédiques locaux. D’une certaine manière il s’agirait de faire valoir un œil et une sensibilité expérimentée grâce à la fréquentation d’une tradition et d’une appropriation de celle-ci.

2.1 De la sculpture à l’art environnemental

Note de bas de page 42 :

Que faut-il conserver lors d’un déplacement, d’une restauration d’une installation ? Est-ce que dans le land art c’est l’horizon (à savoir jusqu’où l’être humain peut regarder) qui donne les bords à l’espace de l’installation sculpturale ou est-ce les bords offerts par la morphologie du paysage, vu d’en haut, à travers le survol et la photo aérienne ?

Les cas de l’installation artistique et de l’art environnemental sont encore plus problématiques que la sculpture en ronde bosse : ils sont souvent même sans bords matériels et, en tout cas, sans centres préconstitués. Comment pouvoir saisir une beauté diffuse, environnementale, si c’est le bord qui a toujours été considéré comme le filtre entre le non-beau et le beau ? Peut-on concevoir la beauté comme quelque chose de non localisé, de non concentré ? Comment construire les bords des installations qui se constituent après en avoir fait l’expérience ?42

Suivant la conception de Thom sur l’œuvre d’art, et en l’adaptant à l’art environnemental, il faudrait rapporter la dynamique des différentes esquisses perceptives (les fragments) qui se préconisent et s’appellent de loin, qui s’anticipent et se projettent, à une partition abstraite, voire à une structure. Une structure dont nous nous construisons un simulacre avant l’exploration de l’objet sculptural et de l’espace de son irradiation, ou bien une structure géométrique. Pour comprendre l’espace environnemental il faudrait donc envisager une confrontation dynamique entre une structure abstraite, qui peut être conçue comme un simulacre avant l’exploration, et nos parcours autour et à travers ces espaces. En ce qui concerne la structure géométrique d’une installation, elle peut se manifester à l’observateur à travers une vue aérienne, où la sculpture et les chemins dans le paysage deviennent des surfaces stratifiées l’une sur l’autre, compactées, bref elles deviennent des peintures. D’une certaine manière, d’en haut le temps s’arrête, et le paysage devient tableau (par réduction d’échelle, réduction de la profondeur, etc.).

Notre hypothèse est que la dynamique dans ce cas peut être entendue comme un diagramme vivant qui met en relation deux formes de totalité, une pressentie, les autres en train de se faire et de s’ajuster entre elles ; c’est le diagramme qui est le fruit de la mise en valeur des lieux de croisement plus ou moins stables entre ces deux formes de totalités. Il s’agirait donc de trouver des correspondances locales et provisoires entre une structure abstraite (généralité) et l’exploration corporelle (singularité de l’acte perceptif), voire entre des patterns de parcours possibles et les parcours effectués dans le temps. Il se produirait donc un espace-œuvre pris entre la virtualité des possibles (vue d’en haut) et les parcours incarnés par un corps en mouvement. Il s’agirait par conséquent de mettre en rapport les organisations abstraites avec le déploiement d’un point de vue incarné par le corps explorateur qui investit de prégnances les saillances – pour le dire avec les termes de la théorie de Thom.

Il faut que l’œuvre se déploie, se développe dans le temps, vu que les relations entre les différents plans de projection perceptive ne sont pas immédiatement présentes comme le sont par contre dans un plan commun pictural. Dans l’exploration, les relations se construisent et se défont et nous sommes, avec notre mouvement, en train de constituer les relations, et en même temps c’est notre corps et notre perception qui sont les produits de ces relations qui se font et se défont : notre corps et notre perception sont les témoins de ce diagramme de relations, de ces formes qui se font et se défont, tout en restant prises dans une structure qui les tient ensemble et les compacte, et que nous pourrions identifier avec l’icône abstraite peircienne.

Dans cet art, il semble nécessaire de construire une relation entre des totalités pressenties, elles aussi en transformation, et des totalités en train de se constituer lors de chaque nouvelle configuration perceptive qui s’actualise. Mais pourrait-on parler d’une nécessité prévue du parcours d’exploration dans l’art environnemental ? Cette nécessité devrait se révéler à la fin du parcours, quand on met en relation nos fragments perceptifs avec une mémoire de l’ensemble, mémoire du projet (vue d’un haut) et mémoire de la totalité des parcours effectués.

Pour conclure

Dans le cas de la sculpture et de l’art environnemental, il nous semble pouvoir affirmer que l’espace doit être consommé pour devenir un espace-œuvre d’art intégrant et totalisant. L’art environnemental concerne finalement aussi une inscription du paysage sur notre mémoire perceptive. En suivant cette hypothèse, on pourrait concevoir ce type d’œuvre comme enracinée à la fois dans le paysage et dans notre mémoire, où elle trouve également un plan d’immanence. Il s’agit en tout cas de la constitution de deux totalités dynamiques, celle de la mémoire perceptive de l’observateur / promeneur et celle de l’œuvre en tant que projet et finalité, se construisant mutuellement par une « hétérogénéité des réseaux de perspectives ».

En guise de conclusions, on pourrait affirmer qu’en mathématiques la totalité se constitue en allant de la successivité qui fonde la linéarité de l’écriture des signes généraux à une totalité tabulaire, qui est une totalité qu’on ne peut plus manipuler, ni développer : c’est impossible de la développer car elle met, par un jugement de perception, le mot fin à l’expérimentation. C’est le contraire dans l’art pictural et dans l’art environnemental vu d’en haut : c’est le parcours allant de l’organisation tabulaire au déploiement dans la successivité des esquisses perceptives qui montre comment les parties composent la totalité suivant une successivité temporelle de la saisie. Le déploiement des parties est fondamental à la fois dans les mathématiques et dans l’art, mais la différence que nous pouvons discerner à partir des théories examinées est que la syntagmatisation est le point de départ des explorations mathématiques, qui se figent et se muséifient en une image qui devient démonstrative par sa justesse perceptive, alors que le déploiement syntagmatique est, pour ainsi dire, le point d’arrivée de l’exploration perceptive en art.