Le « jeunisme » de l’imagerie scientifique

Nathalie ROELENS 

https://doi.org/10.25965/visible.378

Sommaire
Texte intégral

Nous sommes fichés, nous sommes fichus

D’un passeport, neutre, passe-partout, nous sommes passés récemment à un passeport, « digital », « protectionniste », où le pays d’origine figure à cinq reprises (en quatre langues et visible au microscope) tandis que la silhouette du pays balafre un visage « conforme », lisse, sans marques d’appartenance, sans bijoux, sans voile, sans sucette pour les bébés et doublé d’une photo en filigrane. La légende est désambiguïsante (tous les prénoms y figurent), intrusive (car elle comporte le numéro du registre national), bref sécuritaire, et sécurisante puisque des recommandations à l’interactivité de contrôle accompagnent l’identification.

Nous sommes fichés, nous sommes fichus, pourrait-on gloser. Et nous ne sommes pas du tout au bout du processus. Le passeport s’annonce biométrique (ID-card), comme c’est déjà le cas dans certains pays, doté d’une empreinte digitale, d’un scanning de l’iris et, dans un avenir plus ou moins proche, du patrimoine génétique de l’individu par recensement de l’ADN. Qu’est-ce à dire ? Les dispositifs identifiants et authentifiants induisent à des pratiques à la fois allégées (rapidité, efficacité) mais plus intrusives (surveillance, atteinte à le vie privée). D’un climat de confiance nous passons à un climat méfiance, de paranoïa.

Il nous faut cependant retracer la double généalogie qui a engendré cette sophistication accrue des dispositifs de visualisation, ce « jeunisme » de l’image scientifique.

Généalogie des « sciences » identificatoires

L’identification (constater l’identité de quelqu’un) ou l’authentification (constater que quelqu’un est bel et bien celui qu’il prétend être) des personnes remonte à la fois à la physiognomonie, pseudo-science apparue dès l’antiquité, et à l’anthropométrie, science née au dix-neuvième siècle. La physiognomonie a ensuite donné la phrénologie et, à une époque plus récente, la morphopsychologie, voire depuis peu la morphobiologie. L’anthropométrie a été supplantée dernièrement par la biométrie. Comme toutes ces disciplines partent de l’observation de particularités physiques, elles reposent sur une imagerie très développée.

Note de bas de page 1 :

Hippocrate, Des épidémies, 2,5, cité par Loïc Comment, La méthode zoologique dans les traités de physiognomonie, mémoire de latin, Neuchâtel, 2004, p. 8 (http://www.unine.ch/antic/MLComment.pdf).

Dans le traité hippocratique Des épidémies apparaît pour la première fois le terme « φυσιογνωμονια », littéralement « art de juger quelqu’un d’après son apparence physique ».1 Pour ce faire cette discipline se servait de trois méthodes principales : la méthode anatomique, la méthode ethnologique et la méthode zoologique. En tant que sémiologie, la physiognomonie donne la priorité au visage comme icône de l’âme et surtout aux yeux comme indices. Mais on infère également à partir du système pileux, du teint, des différents membres, de la démarche, de la gestuelle, de la respiration ou de la voix. On constate donc un mélange de traits physiques, permanents, discrétisables, et de traits comportementaux, mouvants, non discrétisables comme les derniers.

Or, d’emblée cette discipline s’avère une pseudo-science car elle puise indûment une légitimité scientifique dans les sciences dont elle copie les pratiques, tout en nous alertant malgré elle contre les prétentions scientifiques ou abus des sciences actuelles qu’elle a indirectement engendrés. Comme les traités n’étaient pas illustrés à l’époque, ce sont les exemples invoqués par hypotypose qui font office d’images pseudo-scientifiques.

Note de bas de page 2 :

cf. Pseudo-Aristote, Physiognomonica, 805a ; Anonyme latin, Traité de physiognomonie, 9, in ibid.

Note de bas de page 3 :

Anonyme latin, Traité de physiognomonie, 9, in ibid., p. 11.

Note de bas de page 4 :

Ibid., p. 16.

  • Dans La méthode anatomique on découvre déjà une généralisation abusive : « […] les physiognomonistes, observant un individu dont le visage ressemblait à celui d’un homme furieux en l’absence de tout courroux, à celui d’un craintif en l’absence de toute menace, ou à celui d’un jaloux en l’absence d’envie, le déclaraient coléreux, peureux ou jaloux. »2

  • La méthode ethnologique n’est pas moins sujette à caution, car elle repose sur un syllogisme fallacieux : « Celui-ci ressemble à un Egyptien, or les Egyptiens sont malins, dociles, délicats, téméraires et enclins à l’amour ; celui-ci est proche d’un Celte, c’est-à-dire d’un Germain, or les Celtes sont ignares, courageux et sauvages. »3

  • La méthode zoologique parut plus sûre et plus aisée aux physiognomonistes gréco-romains, mais présente cependant les limites liées à l’homologation homme-animal car il faudrait par exemple, pour identifier les signes du courage, observer tous les animaux courageux et repérer leurs points physiques communs au lieu de se limiter au seul lion.

  • Une quatrième manière de procéder s’ajoute chez Pseudo-Aristote, à savoir celle qui permet de découvrir les qualités et défauts d’un sujet en se basant sur les autres caractéristiques déjà observées chez lui. Il donne l’exemple d’un homme qui s’énerve rapidement, qui est difficile à satisfaire et de peu d’esprit. Pour Pseudo-Aristote, il est possible d’en conclure que cette personne est également sujette à la jalousie.4 Ce déterminisme va hanter toutes les sciences qui découleront de la physiognomonie.

Note de bas de page 5 :

Ibid., p. 19.

Note de bas de page 6 :

Ibid.

Après ce que nous avons appelé généralisation, syllogisme fallacieux, homologation et déterminisme, il faut noter encore un autre travers de cette pseudo-science, à savoir le conformisme. Pseudo-Aristote soutient l’idée que de la taille du corps dépend la rapidité ou la lenteur de la personne dès lors que la longueur du trajet parcouru par le sang détermine à quelle vitesse les sensations arrivent à l’esprit, trop rapide dans le cas d’un petit corps sec et chaud, trop lent dans le cas d’un grand corps froid et humide. D’où la conclusion suivante : « Un corps de taille moyenne influencé par les quatre états (chaud - froid - sec - humide) semble donc l’idéal. »5 Le juste milieu, la norme, la doxa prévalent et jugent les écarts comme inférieurs. Ce qui est encore confirmé par une insistance sur les bonnes proportions dans le corps humain : « Un corps mal proportionné indique une personne fourbe, alors qu’un corps bien proportionné est caractéristique d’hommes braves et loyaux. »6

Au conformisme s’ajoute encore l’arbitrarité : certains physiognomonistes comme par exemple Adamantius (4e s. de notre ère) déduisent les traits « irascible, honteux, peureux… » d’un signe particulier sans en signaler les raisons. Cette arbitrarité sera contrecarrée par une volonté d’étayer les dires par un fondement scientifique. Or, c’est la médecine des humeurs qui est appelée à la rescousse, basée elle aussi sur la relation entre le physique et le tempérament. Puisque les tissus solides du corps restent fixes, c’est dans les humeurs ou fluides (le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire) que le mélange est produit. La personne concernée se trouvait dans une situation idéale si ces quatre éléments étaient présents en quantité égale et la santé maintenue par l’équilibre des combinaisons chaud-froid, sec-humide. Hippocrate, Platon ou Aristote insisteront chacun sur un aspect de cet équilibre, tantôt entre les recettes et les dépenses de l’organisme, tantôt quant à l’épaisseur du sang.

Galien (en 170) tentera à son tour de donner une validité scientifique aux principes de ses prédécesseurs. Son schéma de la physiologie humaine, prétendument plus scientifique car contenant davantage de paramètres - un peu comme dans le passeport du début - , repose sur la doctrine des quatre éléments (eau, air, terre, feu) qui, combinés aux quatre qualités physiques (chaud, froid, humide, sec), influent sur les quatre humeurs : donnant le sanguin, le flegmatique, le colérique ou bilieux et le mélancolique. Il s’accorde également avec ses prédécesseurs pour déduire des signes d’excellence de ce qui est proche du juste milieu, comme par exemple des oreilles de taille moyenne ou des yeux moyennement enfoncés dans leurs orbites.

Note de bas de page 7 :

J. Couissin, cité par Loïc Comment, ibid., p. 39.

Cette présumée scientificité permet l’application de la doctrine dans des domaines littéraires comme les biographies et les portraits, c’est-à-dire essentiellement chez les historiens, les orateurs et les romanciers. Or, on constate par exemple dans les Vies des douze Césars de Suétone une réversibilité de la loi et du cas, car il ne déduit pas le caractère des empereurs (Auguste, Caligula) de leur physique, mais fait plutôt la démarche inverse. Il cherche à « composer un portrait tel qu’il [soit] physiogno­miquement conforme à leur caractère et corrobor[e] ainsi l’étude morale. »7

Une autre dérive est l’axiologie. Les orateurs et les rhéteurs se sont servis de la physiognomonie (entre autres de la gestuelle) pour dénigrer un opposant ou pour louer un personnage qu’ils estiment beaucoup : Polemon (2e s.), dans son De physiognomonia liber, rapproche en l’occurrence ses ennemis de types considérés comme inférieurs à l’époque : l’animal par rapport à l’humain, la femme par rapport à l’homme, l’étranger par rapport au Grec.

Dès la fin de l’Antiquité, la physiognomonie va s’éloigner de plus en plus du terrain des sciences naturelles et de la médecine pour laisser la place à une importante production d’écrits divinatoires et occultes. La physiognomonie devient une mantique. On tente de prédire la destinée de l’individu observé.

La physiognomonie se condamnait donc à de nombreuses apories d’un point de vue scientifique. Ce n’est qu’après une série de rééditions des œuvres antiques, par le biais des Arabes, que l’on assiste durant la Renaissance à un retour de la prépondérance du courant scientifique dans l’étude de la physiognomonie.

Et, qui plus est, la scientificité est désormais appuyée par l’image. La planche (remontant souvent à la méthode zoomorphique) devient le gage de la scientificité de la discipline et de ses progrès ! Souvent la primauté est accordée au visage, avec l’exclusion totale du corps :

Note de bas de page 8 :

Jurgis Baltrusaitis, « Physiognomonie animale », in Aberrations, Les perspectives dépravées, Paris, 1957, Champ/Flammarion, 1995, p. 23.

Note de bas de page 9 :

Loïc Comment, op. cit., p. 42.

Note de bas de page 10 :

Jurgis Baltrusaitis, op. cit, p. 27.

Note de bas de page 11 :

Aujourd’hui, les techniques d’imagerie par résonance magnétique nucléaire (IRM fonctionnelle) ont confirmé son intuition : le cerveau est constitué de zones fonctionnelles (centres de la parole, de la vue, etc.). Mais on sait qu’il n’existe pas de rapport entre le développement cortical et le relief crânien.

  1. Giambattista della Porta, quoiqu’il base son ouvrage De humana physiognomonia (1586) sur un syllogisme fallacieux : « Chaque espèce d’animaux a sa figure correspondant à ses propriétés et à ses passions ; les éléments de ces figures se retrouvent chez l’homme ; l’homme qui possède les mêmes traits a, par conséquent, un caractère analogue »8, tente de donner, par l’image (Figure 1. Giambattista della Porta, Sergius Galba aigle, 1602, in Jurgis Baltrusaitis, « Physiognomonie animale », in Aberrations, Les perspectives dépravées, Paris, 1957, Champ/Flammarion, 1995, p. 23) une justification scientifique à sa discipline, de la rationaliser et de la rendre intellectuellement et religieusement acceptable à ses contemporains, notamment suite à la bulle de Sixte Quinte de 1586 condamnant les sciences occultes.9

  2. Charles Le Brun, avec son Traité de physiognomonie (perdu) et son Expression des passions de l’âme (1727) propose un procédé géométrique permettant de mesurer l’étendue de chacune des facultés observées chez les individus. Pour ce faire, il représente plusieurs profils d’animaux avec des lignes qui revêtent diverses significations selon qu’elles traversent ou non certaines zones. Par exemple si une ligne déterminée sectionne la gueule, cela indique un animal vorace, alors qu’il est végétarien ou de peu d’appétit s’il elle n’y passe pas. D’autres traits peuvent être déduits selon un système compliqué d’angles, d’intersections et de points de passage. Le Brun accorde également une très grande importance à la concordance entre l’homme et l’animal, car les bêtes sont d’après lui les créatures qui offrent les signes les plus clairs et les plus sûrs. (Figure 2. Charles Le Brun, Hommes-chats-huants, www.maitres-des-arts-graphiques.com/-EXBfa.html)

  3. Petrus Camper (18e s.) va inventer la notion d’angle facial. Grâce à cette théorie, un simple glissement de l’axe fait apparaître, sur le bas d’un profil, une série de créatures diverses et permet de les situer sur l’échelle évolutive. (Figure 3. Transition de l’angle facial d’un singe à queue jusqu’à Apollon, 1791, www.caricaturesetcaricature.com/article-10641611.html)

  4. Le pasteur suisse Johann Caspar Lavater va innover en basant une partie de ses observations non pas sur le visage mais sur le crâne. Le crâne est pour lui un schéma des formes extérieures, qui en résume les données avec sécheresse et concision. Il va reprendre également la notion d’angle facial de Camper et l’adapter pour en faire ce qu’il appellera la ligne d’animalité. Il la présente sous la forme d’un tableau partant d’une grenouille, « l’image bouffie de la nature la plus ignoble et la plus bestiale »10, pour aboutir à la figure idéale représentée par Apollon (Figure 4, www.caricaturesetcaricature.com/article-12805654.html). Relevons toutefois que certains des stades de l’évolution présentés ici ne correspondent à aucun être vivant, ce qui donne un caractère surréaliste exagéré à ce tableau.

  5. Le neurologue viennois François Joseph Gall va encore plus loin en inaugurant la cranioscopie (1800) qui permet de deviner la personnalité et le développement des facultés mentale et morale sur la base de la forme externe du crâne. Il fut le premier à affirmer que les fonctions du cortex devaient avoir des localisations précises qui, selon lui, donnent lieu cependant à des proéminences osseuses appelées « bosses » (dont, celle, fameuse, des maths).11 Il s’attacha à valider scientifiquement son hypothèse, en constituant notamment une collection de centaines de bustes en plâtre, moulés directement sur des sujets particuliers : microcéphales, « idiots », etc. La cranioscopie fut rebaptisée phrénologie (1810) par ses disciples, en particulier par son élève Johann-Caspar Spurzheim. (Figure 5. Illustration et définition de la Phrénologie, dictionnaire Webster's, 1895, http://www.answers.com/topic/phrenology?cat=health).

La phrénologie se fonde entièrement sur les principes de la cranioscopie de Gall, c’est-à-dire palpation du crâne à la recherche de ses proéminences.

L’anthropométrie

Note de bas de page 12 :

Dans Phénoménologie de l’esprit (1807), Hegel se livre déjà à une critique de la physiognomonie, en citant plusieurs fois Georg Christoph Lichtenberg, auteur du livre Uber Physiognomonik, Göttingen, 1788. Hegel reproche à la physiognomonie de chercher la conscience de soi là où elle ne peut pas être, à savoir dans le sensible, dans le corporel, autrement dit, ses manifestations extérieures. Or, il n’y a pas de stricte équivalence nécessaire entre la conscience et ses manifestations. Le corps n’est que le signe de l’âme : par conséquent, la manifestation est « indifférente », arbitraire : « Il s’agit certes d’une expression, mais en même temps aussi uniquement en tant que signe, si bien que ce à quoi ressemble ce qui exprime le contenu exprimé est parfaitement indifférent à ce dernier. […] Lichtenberg a donc raison de dire : quand bien même le physiognomoniste mettrait un jour la main sur l’homme, il suffirait à celui-ci d’une seule brave petite décision pour se rendre de nouveau incompréhensible pendant des millénaires. » (Phénoménologie de l’esprit, p.252 de l’éd de réf. Aubier, 1991, trad. Lefebvre, p. 228). Toute prétention à la scientificité - vouloir dégager des lois universelles par induction à partir de l’observation, en procédant d’une manière analogue à l’astronomie - est dès lors discréditée. Le fait de poser des rapports quantitatifs (un angle de plus de 45° entre l’axe de la mâchoire et l’axe du nez étant significatif, par exemple, d’un comportement agressif) n’est aucunement un garant de l’objectivité. Aujourd’hui, non seulement la prétention scientifique de la physiognomonie n’est plus défendable, mais on l’associe même volontiers au racisme, ou plus largement à la discrimination. Le caractère d’une personne n’est en effet pas déductible du seul aspect physique de la personne, mais dépend de nombreux facteurs externes : milieu social, expériences, etc. (cf. fr.wikipedia.org/wiki/Physiognomonie).

C’est précisément à l’époque où la physiognomonie s’adonne à la mesure et aux rapports quantitatifs12 ce qui permet la mathématisation de données et, partant, une certaine objectivité, qu’elle rejoint officiellement l’anthropométrie.

Alphonse Bertillon donna ce nom en 1883 à un système d’identification dépendant des caractères invariables et donc discriminants de certaines mensurations de parties de la charpente humaine à l’âge adulte. Il en conclut qu’après avoir effectué et répertorié systématiquement ces mensurations, chaque individu pouvait se distinguer parfaitement des autres. L’objectif de Bertillon était d’identifier les criminels récidivistes. Ce « Bertillonage » fut vite crédité de résultats très gratifiants, et répandu dans la plupart des pays civilisés à usage judiciaire.

On comptait 11 mensurations (Figure 6. Relevé de signalement anthropométrique, http://fr.wikipedia.org/wiki/Methode_Bertillon) :

  1. Hauteur

  2. Envergure : longueur du corps de l’épaule gauche au médium droit lorsque le bras est levé

  3. Buste : longueur du torse de la tête au derrière, prise assis

  4. Longueur de la tête : du sommet au front

  5. largeur de la tête : de tempe à tempe

  6. longueur de l’oreille droite

  7. longueur du pied gauche

  8. longueur du médium gauche

  9. longueur de l’avant-bras gauche : du coude à la pointe du médium

  10. largeur des joues

  11. longueur du petit doigt gauche

De cette grande masse de détails, relevés à Paris sur 100.000 fiches, on pouvait passer au crible et trier les fiches jusqu’à ce qu’une demi-douzaine produise la combinatoire des mensurations de l’individu recherché. Le relevé est indépendant du nom et l’identification finale se fait à l’aide d’une photographie qui accompagne la fiche individuelle des mensurations. Avant Bertillon on ne disposait pas d’une méthode d’inventaire cohérente permettant un dépouillage facile. Bertillon avait donc espéré rentabiliser le système en réduisant l’information à un set de numéros identificatoires. Il facilita encore le repérage en archivant les relevés en trois catégories : « small », « medium », « large ».

Francis Galton (demi-cousin de Darwin), lui-même anthropométriste et pionnier en eugénisme et en statistique d’aspects héréditaires, utilisa quant à lui, dans Inquiries into Human faculty and its development (Londres, 1884), la compound photograph (photographie composée) qui résulte de la superposition projetée d’une série de photos-portraits à la recherche du prototype du « criminel ». (Figure 7. Francis Galton, Le criminel type, http://www.rochester.edu/in_visible_culture/issue1/bryson/image-1.html).

Note de bas de page 13 :

Crétien van Campen, « De aantrekkingskracht van gemiddelde gezichten » (version abrégée d’un article dans Psychologie Magazine, mars 2000), www.synesthesie.nl/pub/gezicht.htm (je traduis), p. 9.

Il dut cependant conclure, après expérimentation exhaustive, qu’on ne pouvait obtenir ce genre de types en pratique : « Galton remarqua cependant que le croisement des portraits de criminels rendit leur visage plus agréable tandis qu’il était précisément à la recherche du prototype du ‘vilain criminel’ » .13

Note de bas de page 14 :

Le bertillonnage pêchait par certains défauts mis en évidence au Bengale : le coût des appareils employés, leur lenteur et leur fiabilité réduite, le besoin en mesureurs instruits et bien formés, les erreurs persistantes qui s’insinuaient dans les relevés. Ces mensurations furent abandonnées dès 1897 lorsque le système d’empreintes digitales était adopté dans toutes les Indes britanniques. On les utilisa à partir d’alors comme seules preuves d’identification.

Galton a toutefois prouvé la redondance des mensurations de Bertillon et développé un concept statistique de corrélation (1888). Bertillon croyait que les variables – par exemple la longueur de l’avant-bras et de la jambe – étaient indépendantes tandis que Galton s’aperçut qu’elles étaient toutes deux le résultat d’une seule variable causale (en l’occurrence, la stature). C’est également à cause de Galton que l’anthropométrie tomba progressivement en disgrâce, car il suggéra un système supérieur d’empreintes digitales ou dactyloscopie, déjà pratiqué au Bengale.14

Note de bas de page 15 :

Aux Etats-Unis on trouve encore des adeptes de Lombroso. Ils prétendent que la criminalité est génétiquement déterminée et qu’elle doit être combattue par des manipulations génétiques.

L’italien Cesare Lombroso, pionnier de la criminologie positiviste, chercha, pour sa part, à trouver une association statistique entre le faciès et les mœurs, en particulier lorsqu’elles sont douteuses. Dans L’uomo delinquente (l’Homme criminel) (1876), il évoqua les formes « primitives » censées caractériser le vagabondage et la criminalité. La criminalité n’est pas normale, comme le prétendait l’école classique, mais une « déviance », le fruit d’un déterminisme biologique. Pour Lombroso il existe un « criminel né », reconnaissable à ses difformités physiques ou stigmates ataviques, comme la mâchoire large et prognathe, les yeux enfoncés, un front court, les sourcils qui se rejoignent, le visage asymétrique, des pommettes hautes, des oreilles décollées, un nez camus, des lèvres charnues, etc. Il mena sa recherche de façon quantitative mesurant la forme du crâne de milliers de détenus à l’aide d’un craniomètre. Son anthropométrie s’inscrit donc dans la mouvance de la phrénologie, jetant encore une passerelle entre sciences et pseudo-sciences. Mais sa théorie se rapporte également à l’évolutionnisme dans ce sens que les criminels n’évoluent pas mais dégénèrent, voire régressent à l’état d’homme primitif.15

Aujourd’hui, l’anthropométrie joue un rôle important dans le design industriel, l’industrie textile (aidant à définir les normes de l’habillement), l’ergonomie, l’architecture, la santé publique. Les données statistiques sur la distribution des dimensions corporelles dans la population sont utilisées pour optimiser des produits. Des changements dans les styles de vie, dans la nutrition et dans la composition ethnique de la population amènent des changements dans la distribution des dimensions corporelles (par. ex. l’épidémie d’obésité) et requiert une mise à jour des collections de données anthropométriques. L’anthropométrie actuelle s’effectue cependant avec des scanners tridimensionnels. On extrait les mensurations à partir du scanner et non plus directement de l’individu. On assiste donc à un allègement de procédures.

D’autres applications ont vu le jour. On a ainsi pu reconstituer en trois dimensions le portrait-robot de Dante Alighieri suite aux recherches de l’anthropologue Fabio Frassetto. En 1921 celui-ci effectua le dépouillement scientifique des restes de Dante, conservés à Ravenne et en fournit une description minutieuse, accompagnée de 297 données métriques du squelette et de photos dans son ouvrage ‘Dantis ossa’. La forma corporea di Dante (1933). Frassetto décida de se servir de ces valeurs numériques pour les comparer aux portraits les plus accrédités de Dante, en superposant le profil du crâne du poète à l’image iconographique agrandie à la même échelle. Il fit subir la même opération à des bustes ou des masques funéraires. La conclusion fut pourtant qu’aucune effigie connue de Dante ne se révélât pleinement correspondante à la forme et aux dimensions du crâne. Le visage qui est entré dans l’imaginaire collectif pourrait ne pas refléter fidèlement le vrai visage de Dante. Il réalisa ensuite à partir des données morphologiques et métriques un calque d’une précision millimétrique du crâne du poète, où il ajouta la mâchoire perdue dans le crâne d’origine. Il fit enfin reconstituer le visage avec ses parties molles par un sculpteur à nouveau en s’inspirant de l’iconographie.

Note de bas de page 16 :

www.ricercaitaliana.it/stdoc/Dante_per_ricerca_italiana.pdf, p. 3 (je traduis)

Or, le professeur Giorgio Gruppioni de l’université de Bologne et ses acolytes tentent actuellement, à travers les techniques d’élaboration virtuelle des images et de facial reconstruction, employées dans le champ de l’anthropologie juridique, d’accroître le degré d’approximation dans la définition des traits physionomiques du poète. Après avoir saisi le calque du crâne de Frassetto avec un scanner laser 3D, ils ont procédé à la reconstitution ex novo de la mâchoire perdue à travers la technologie de la modélisation virtuelle. A partir du modèle virtuel complet du crâne ainsi obtenu fut réalisé le modèle physique moyennant un système de prototypisation rapide employé dans le champ industriel. Enfin, on y a apposé les parties molles, les muscles et la peau. Une reconstitution digitale (modelage graphique) a été effectuée à partir du visage modelé manuellement qui s’est avéré trop statique et figé, afin de permettre par le biais de la technologie moderne de « modifier virtuellement le résultat de la reconstitution faciale. »16 On est ici en plein jeunisme : ressusciter le bougé d’un mort, en l’occurrence sous forme d’un clone virtuel, contrer l’obsolescence d’un résultat par une nouvelle technologie. La mise en discours de l’opération adhère totalement à cette idéologie du progrès de l’image scientifique :

Note de bas de page 17 :

Ibid., p. 4.

Dalla forma iniziale del volto modellato dal prof. Mallegni sono state generate, e potranno ancora essere generate in futuro, diverse rappresentazioni che si mantengono sempre coerenti con il cranio del Poeta ma che hanno il grande potere di essere virtuali, e dunque riproducibili e modificabili per restituirci non uno, ma differenti aspetti fisionomici del volto del poeta.17

Revenons à l’anthropologie. Ses dérives sont connues. Même si le terme « eugenics » forgé par Francis Galton en 1883 n’avait pas de connotations raciales au départ, l’anthropométrie devint l’assise de l’eugénisme comme volonté d’améliorer l’espèce humaine. Ce souhait, qui existe depuis l’antiquité peut se traduire par une politique volontariste d’éradication des caractères jugés handicapants ou de majoration des caractères jugés « bénéfiques » pour soi-disant compenser l’effet anti-sélectif de la civilisation humaine dans les pays développés, autrement dit, pour agir là où la sélection naturelle n’est pas suffisante. (Figure 8. Anthropométrie démontrée lors d’une conférence sur l’eugénisme, 1921, http://fr.wikipedia.org/wiki/Anthropometrie)

À l’époque, Galton, ne connaissant pas les travaux de Gregor Mendel sur la transmission des caractères héréditaires, ne faisait pas la distinction entre, d’une part, l’amélioration génétique des humains par sélection de caractères héréditaires jugés souhaitables ou l’élimination des caractères jugés indésirables et, d’autre part, l’amélioration des individus par des interventions portant sur leurs conditions de vie. Or, sans parler des atrocités commises par les nazis au nom d’un eugénisme des plus scientifiques, la volonté d’améliorer l’espèce humaine mène de tout façon à une impasse théorique. Au 18ième siècle on aurait pu vouloir favoriser l’émergence d’hommes robustes capables surtout d’une grande endurance pour devenir portefaix ou travailleurs de force. Au 19ième, en revanche, la machine à vapeur avait déjà commencé à faire à ce type d’hommes une concurrence si bon marché qu’elle les transforma progressivement en chômeurs. De sorte que l’eugénisme aurait ici augmenté et non réduit le nombre d’inadaptés.

Le cratylisme des ancêtres de la biométrie

Reprenons la filiation des pseudo-sciences héritières de la physiognomonie qui vont se succéder à un rythme effréné, caution de leur validité, image de la réalité de la science qui tâtonne par hypothèses, lesquelles peuvent à tout moment être affirmées ou infirmées, selon le principe cher à Popper.

Note de bas de page 18 :

www.morpho-psychologie.fr/histoire/histoire.htm et avinot.club.fr/

  • Après la phrénologie, Paul Broca (19e s.) reprit à son compte la théorie des localisations fonctionnelles, notamment en étudiant l’aphasie dans des contextes traumatiques.

  • Le docteur Louis Corman, psychiatre nantais inaugure en 1937 la morphopsychologie, qui explique les relations entre les formes du visage et les caractères par les notions de dilatation et de rétraction élaborées en 1914 par le docteur Claude Sigaud (gastro-entérologue lyonnais) et par la morphologie planétaire présentée par Gervais Rousseau. Trop empirique, la morphopsychologie souffre cependant du manque d’assises biologiques, ostéologiques et méthodologiques.

  • La prosopologie de Roger Ermiane, médecin français, étudie le jeu des muscles peauciers dans un ouvrage intitulé Jeux Musculaires et Expressions du Visage, 1949.

  • Avec la morphobiologie (1990) Jean-Marie Lepeltier étudie la signification de toutes les formes du vivant, de la sphère végétale à la sphère animale et déduit, à partir de sa seule morphologie, le mode de développement et le type de ‘comportement’ propre à tout organisme vivant. A partir d’un code universel, la morphobiologie incorpore donc tous les êtres cellulaires du règne végétal et animal et rénove ainsi profondément la morphopsychologie cormanienne. La morphopsychologie (enseignée à l’ESM, Ecole Supérieure de Morphopsychologie) s’en inspira aussitôt et s’appuie désormais sur ce code universel, objectivement fondé par la biologie et l’ostéologie. Selon ce code, tous les organismes se retrouvent Larges ou Longilignes. On peut ainsi trouver sur Internet un portrait morphopsychologique de Nicolas Sarkozy, le caméléon18. Or, que constate-t-on ? Malgré toutes les nouvelles moutures de la discipline nous renouons étrangement avec la physiognomonie la plus classique : la rétraction frontale de Sarkozy révèle son caractère réagissant, son adaptabilité, son côté dispersif ou protéiforme, sa peau charnue sa composante féminine, son nez à l’arête bossuée sa susceptibilité, etc.

Note de bas de page 19 :

Norbert Schneider, L’art du Portrait. Les plus grandes œuvres européennes, 1420-1670, Cologne, Taschen, 1994, p. 26.

On le voit. Toutes ces disciplines et les images qu’elles véhiculent pèchent par cratylisme. Le signifiant formel, relayé par l’image, s’avère motivé par son signifié, le caractère, le tempérament. On rejoint ainsi une conception artistique et fétichiste du portrait : « Pendant longtemps – jusqu’au siècle des lumières –, l’usage voulait que les portraits des malfaiteurs que l’on ne pouvait pas saisir soient exécutés par un bourreau à la place de la personne réelle (executio in effigie). »19 Les diagrammes que l’on retrouvera en biométrie sont également basés sur des données indicielles, plus proches donc de la matérialité du corps et dès lors, un peu comme dans l’icône byzantine qu’on embrasse au lieu de regarder, teintées de cratylisme.

La biométrie

On constate en effet une étonnante analogie entre les procédés identificatoires du caractère dans l’antiquité et les procédés identificatoires et authentifiants de la personne actuelle, notamment en biométrie. L’image scientifique avec ses aspirations au jeunisme réalise ce relais.

Dans la biométrie, la hiérarchie des signes (indices) corporels repérés est la même que dans l’ancienne physiognomonie. La primauté des yeux et de la tête par rapport au reste du corps s’expliquait pour les Anciens par le fait que ces parties du corps se situent à l’endroit où les émotions sont le plus facilement perceptibles et observables, tandis que la biométrie argue de la plus grande singularité morphologique dans les traits du visage et dans la proportion entre eux que dans le reste du corps et, partant, d’une fiabilité accrue.

Tandis que la physiognomonie antique ne prétendait aucunement se limiter à la fonction identificatoire mais, comme la science n’était pas encore séparée de la mantique, avait des visées divinatoires et judiciaires, la biométrie, tout en s’appuyant sur la même sémiose, prétend se limiter à la fonction identificatoire ou authentifiante, mais feint d’ignorer que ses recensements peuvent susciter d’autres usages.

Note de bas de page 20 :

www.securiteinfo.com/conseils/biometrie.shtml

Note de bas de page 21 :

www.biometrie-online.net/

En tant que « technique globale visant à établir l’identité d’une personne en mesurant une de ses caractéristiques physiques »20 et donc de la cataloguer, la biométrie prétend être une véritable alternative plus efficace, plus rapide, moins coûteuse aux mots de passe et autres identifiants pour sécuriser les contrôles d’accès. Il peut y avoir plusieurs types de caractéristiques physiques ou comportementales, les unes plus fiables que d’autres, « mais toutes doivent être infalsifiables et uniques pour pouvoir être représentatives d’un et un seul individu. »21

Le trait distinctif est capté (phase d’enrôlement), traité par un algorithme numérique et mis en mémoire dans une base de données. L’algorithme crée ensuite une représentation digitale de la biométrie obtenue. Les informations stockées ne sont par conséquent jamais les images d’origine, mais un modèle mathématique des éléments qui distinguent l’échantillon biométrique d’un autre. Ce modèle est appelé « gabarit » ou « signature ». De cette manière, on obtient des fichiers de très petite taille. Par exemple, l’image d’origine d’une empreinte digitale a une taille de l’ordre de 100.000 octets, son gabarit une taille de 500 octets. Si l’usager veut entrer dans le système où ses données sont déjà enregistrées, un processus de comparaison sera engagé pour voir si la nouvelle capture correspond à la précédente. Une marge d’erreur est cependant prévue qui, paradoxalement, est présentée comme une nouvelle de caution de scientificité.

Il existe plusieurs caractéristiques physiques et comportementales qui se révèlent être uniques pour un individu, et il existe également pour chacune d’entre elles plusieurs façons de les mesurer.

Caractéristiques physiques :

Note de bas de page 22 :

Source: American Academy of Ophthalmology, in ibid.

Note de bas de page 23 :

Source : MIT Face Recognition Demo Page, in ibid.

  • empreintes digitales (finger-scan) : la donnée de base dans le cas des empreintes digitales est le dessin représenté par les crêtes et sillons de l’épiderme. Ce dessin est unique et différent pour chaque individu. Les techniques utilisées pour la mesure sont diverses : capteurs optiques, capteurs ultrasoniques, capteurs de champ électrique, de température... Ces capteurs sont souvent doublés d’une mesure visant à établir la validité de l’échantillon soumis (autrement dit, qu’il s’agisse bien d’un doigt), par des capteurs de battements cardiaques, par exemple.

  • géométrie de la main (hand-scan) : ce type de mesure biométrique est l’un des plus répandus, notamment aux États-Unis. Cela consiste à mesurer plusieurs caractéristiques de la main (jusqu’à 90) tel que la forme de la main, la longueur et la largeur des doigts, la forme des articulations, les longueurs inter-articulatoires, etc. La technologie associée à cela est principalement l’imagerie infrarouge ; d’une façon générale, le système présente une marge d’erreur assez élevée, surtout entre personnes de la même famille ou bien encore entre jumeaux.

  • iris (iris-scan)22 : l’individu se place en face du capteur (caméra CCD/CMOS) qui scanne son iris. Celui-ci représente quelque chose de très intéressant pour la biométrie car il est à la fois toujours différent (même entre jumeaux monozygotes avec ADN identique, entre l’œil gauche et le droit, etc.), indépendant du code génétique de l’individu, et très difficilement falsifiable.

  • rétine (retina-scan) : cette mesure biométrique est plus ancienne que celle utilisant l’iris, mais elle a été moins bien acceptée par le public et les utilisateurs, sans doute à cause de son caractère trop contraignant : la mesure doit s’effectuer à très faible distance du capteur (quelques centimètres), qui réalise ensuite un balayage de la rétine.

  • visage (facial-scan) : il s’agit ici de faire une photographie plus ou moins évoluée pour en extraire un ensemble de facteurs qui se veulent propres à chaque individu. Ces facteurs sont choisis pour leur forte invariabilité et concernent des zones du visage telles que les pommettes, les coins de la bouche, etc.23

  • système et configuration des veines (vein pattern-scan) : cette technique est habituellement combinée à une autre, comme l’étude de la géométrie de la main. Il s’agit ici d’analyser le dessin formé par le réseau des veines sur une partie du corps d’un individu (la main) pour en garder quelques points caractéristiques.

Caractéristiques comportementales (behaviometrics, performance biometrics) :

Rappelons que les physiognomonistes de l’antiquité s’intéressaient déjà à la démarche, la gestuelle, la respiration ou la voix. Outre les caractéristiques physiques, un individu possède en effet plusieurs éléments liés à son comportement qui lui sont propres :

  • dynamique des frappes au clavier (keystroke-scan) : les frappes au clavier sont influencées par plusieurs choses : selon le texte que l’on tape et, de manière plus générale, selon sa nature, on aura tendance à modifier sa façon de taper au clavier.

  • reconnaissance vocale (voice-scan) : les données utilisées par la reconnaissance vocale proviennent à la fois de facteurs physiologiques et comportementaux. Ils ne sont en général pas imitables.

  • dynamique des signatures (signature-scan) : ce type de biométrie est à l’heure actuelle peu utilisé mais ses défenseurs espèrent l’imposer assez rapidement pour des applications spécifiques (documents électroniques, rapports, contrats...).

Note de bas de page 24 :

Cf. en.wikipedia.org/wiki/Biometrics

Chaque technique répond à d’autres paramètres : l’universalité (présence du trait dans chaque individu), l’unicité (le trait différencie un individu d’un autre), la permanence (le trait résiste au temps), l’effort et l’acceptabilité (quel est le degré d’acceptabilité de la mesure de la part du public), le coût (lecteurs, capteurs, etc.), l’efficacité (capacité à identifier quelqu’un), l’immunité (quel est le risque que le système d’identification ou d’authentification soit déjoué).24

Il existe plusieurs autres techniques en cours de développement à l’heure actuelle ; parmi celles-ci citons la biométrie basée sur la géométrie de l’oreille, les odeurs, les pores de la peau et les tests ADN.

La biométrie présente malheureusement un inconvénient majeur. En effet, aucune des mesures utilisées sur l’être humain en tant qu’organisme vivant ne se révèle être totalement exacte ou définitive : celui-ci s’adapte à l’environnement, vieillit, subit des traumatismes plus ou moins importants, bref, évolue et altère les mesures.

L’aspect falsifiable est cependant là pour donner une nouvelle légitimité scientifique. La mise en image de cette marge d’erreur est encouragée car elle installe une certaine narrativité dans l’énonciation diagrammatique purement numérique.

Prenons le cas le plus simple, celui des empreintes digitales. Suivant les cas, nous présentons plus ou moins de transpiration ; la température des doigts est tout sauf régulière. Il suffit en outre de se couper pour présenter une anomalie dans le dessin de ses empreintes. Bref, dans la majorité des cas, la mesure retournera un résultat différent de la mesure initiale de référence. Or, pour pallier à cela, le système autorise une marge d’erreur entre la mesure et la référence.

Note de bas de page 25 :

S’ajoute encore la FTE ou FER : Failure to enroll rate. TEE : Taux d’égale erreur

On cherche donc à diminuer le taux de faux rejets TFR (False (non match) Rejection Rate, FRR), tout en maintenant un taux relativement bas de fausses acceptations TFA (False Acceptation Rate, FAR).25 Le FRR est le fait de rejeter comme un imposteur une personne autorisée en temps normal car sa mesure biométrique présente trop d’écart par rapport à la mesure de référence pour cette même personne. Un système fonctionnel aura un FRR le plus bas possible. D’autre part, le FAR est le fait d’accepter une personne non autorisée. Cela peut arriver si la personne a falsifié la donnée biométrique ou si la mesure la confond avec une autre personne. Un système sûr aura un FAR le plus bas possible. Dans la vie courante, les industriels cherchent principalement à avoir un compromis entre ces 2 taux, FRR et FAR, qui sont eux liés suivant une relation illustrée ici :

image


Ce graphe est purement démonstratif. Delta représente la marge d’erreur autorisée par le système, variant de 0 à l’infini. Très succinctement, on voit que, plus la marge d’erreur autorisée est importante, plus le taux de fausses acceptations augmente, c’est-à-dire que l’on va accepter de plus en plus de personnes qui ne sont pas autorisées (et donc la sécurité du système diminue). Par contre on voit que le taux de rejet des personnes autorisées diminue également, ce qui rend le système plus fonctionnel et répond mieux aux attentes des utilisateurs. A l’autre extrémité, si l’on diminue la marge d’erreur acceptée par le procédé de mesure biométrique, les tendances des deux taux sont inversées : on va de moins en moins accepter des individus essayant de frauder mais on va aussi, par la même occasion, avoir un taux de rejet sur des personnes autorisées qui sera trop important pour être toléré dans la plupart des cas. Le compromis habituel est de prendre la jonction des courbes, c’est à dire le point x où le couple (FAR, FRR) est minimal (encore appelée EER : equal error rate ou CER : cross-over error rate)

En conclusion, toute la biométrie peut se résumer pour les plus pessimistes à ce seul compromis qui fausse toute la confiance que l’on pourrait porter à cette technologie. La vulnérabilité du système n’est donc pas inexistante. L’identité à qui peuvent être attribués les traits peut être « fausse ». On peut également présenter un faux doigt, imprégné d’une fine couche de silicone afin de corrompre la lecture des empreintes. Outre la contrefaçon, il y a le risque que les bases de données contenant les éléments biométriques de référence soient attaquées directement.

Note de bas de page 26 :

news.bbc.co.uk/2/hi/asia-pacific/4396831

Les données biométriques contiennent en outre souvent plus d’information qu’il est nécessaire pour l’identification. Ainsi peut-on déduire de certains traits du visage l’état de santé de quelqu’un ou sa race. La biométrie pourrait aussi inciter au vol de données ou même causer des dommages à la personne propriétaire de ces données : « En 2005, des voleurs de voiture malais ont coupé le doigt à un propriétaire d’une Mercedes-Benz S-Class pour s’emparer de son véhicule. »26

Note de bas de page 27 :

www.zdnet.fr/actualites/informatique/

Note de bas de page 28 :

Cf. ibid.

Les opposants à la carte d’identité biométrique, l’association Privacy international de Londres par exemple, y voient « une disgrâce pour la démocratie »27. Elle porte atteinte à la vie privée, permet un contrôle illicite sur les comportements de navigation sur le net, de consommation, de dépenses financières. Bref, la carte biométrique ne fait pas l’unanimité, on est plus que sceptiques. Les sénateurs français ont validé en octobre 2003 le projet de loi relatif à « la maîtrise de l’immigration et au séjour des étrangers ». Préparé par le ministre de l’intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, il instaure la création d’un fichier recensant les empreintes digitales de toute personne qui dépose une demande d’asile ou obtient un visa pour la France. Les tests d’ADN pour le regroupement familial qui ont été préconisés par la suite ont soulevé plus d’un tollé. Ce sont d’ailleurs les pays où la liberté est réduite, comme la Chine qui ont décidé d’adopter une carte qui contiendra une empreinte génétique récoltée à partir d’un cheveu, d’une goutte de sang ou d’une cellule.28

Toutes ces images témoignent d’un fantasme de la transparence et de la surveillance absolue, proche du « panoptique » de Jeremy Bentham, et qui a encore plus de chance d’être réalisé que sa prison parfaite, dans la mesure où, dans un univers numérique, la dépendance de l’individu à la technologie est en effet absolue :

Note de bas de page 29 :

« Surveiller et punir : le panoptique dans est dans la puce » (www.homo-numericus.net/article167.html (8-3-2007)

Des puces-mouchards, des puces-garde-fou, des puces-désactivantes, notre environnement se modifie au gré de l’introduction toujours plus importante des technologies numériques dans notre vie quotidienne. Nous basculons peu à peu dans une société où les limites fixées par la loi, et celles que permettent les technologies coïncident exactement. Une société où la responsabilité individuelle perd progressivement de son sens, c’est-à-dire où, d’une part, les citoyens sont totalement transparents aux autorités, et où, d’autre part, leur comportement est techniquement bridé selon les termes de la loi.29

Note de bas de page 30 :

Georges Didi-Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, Gallimard, 1999, p. 39.

Georges Didi-Huberman, dans Ouvrir Vénus30 fait remonter ce fantasme aux écorchés de la Renaissance et en tout cas à la Venere de’ Medici, réalisée en cire teintée par Clemente Susini, de l’école de céroplastie florentine :

Note de bas de page 31 :

Ibid., p. 106.

Cette Vénus de cire, extraordinairement réaliste – jusqu’aux yeux de verre, aux cheveux réels et à la pilosité pubienne –, cette Vénus maquillée, parée d’un collier de perles vraies, étendue sensuellement sur un drap de soie, était […] démontable : l’expérimentateur ou l’étudiant en médecine pouvait méthodiquement, tranquillement, franchir les limites de sa chair, l’ouvrir jusqu’au cœur et jusqu’au secret de sa matrice. Une autre Vénus, surnommée La Sventrata, développait – terrible éventail – l’informe surgissement des viscères.31 (figure 9. Clemente Susini, Vénus éventrée, 1782, http://bioephemera.com/2007/01/05/wombs-waxes-and-wonder-cabinets/)

On le voit. Le fantasme de transparence totale, du scalpel imaginaire, ne peut être comblé que par des dispositifs de plus en plus intrusifs. Or à quoi bon aller scanner jusqu’à la rétine si l’efficience ne se voit pas augmentée. La biométrie parfait l’illusion selon laquelle plus on pénètre dans le corps plus on atteint une certaine justesse.

Conclusion

D’une part, le mythe de la jeunesse imprègne toutes les disciplines identificatoires, soit pour exclure des visages non conformes (avec la vieillesse les traits s’accentuent ou ne s’avèrent plus identifiables) ou d’assassins, soit pour promouvoir un hygiénisme idéologique. D’autre part, l’imagerie scientifique, en recourant à une technologie de plus en plus performante et en innovant constamment, relève de ce que Barthes appelait déjà la « néomanie » dans Mythologies. Des dispositifs de visualisation de plus en plus sophistiqués luttent contre leur obsolescence et pallient leur faillibilité, à tel point qu’ils projettent sans cesse leur propre clone futur et amélioré.

Ce double « jeunisme » de l’imagerie scientifique semble lié à la visée profonde de la science et de la technique : abolir l’impuissance de l’humain, trouver des solutions à tout, maîtriser à la fois l’immortalité et l’autodestruction de l’espèce. Seul l’art avec ses propres images, comme dernier retranchement du tragique, peut sans doute montrer les limites de cette idéologie, de cette technocratie.

On peut ainsi interpréter la Melencolia de Dürer comme l’impuissance ou la résignation de l’homme baroque devant un univers qui n’a pas été créé à mesure humaine et dont il n’est plus le centre. L’homme qui interroge les bibliothèques et les livres est devenu mélancolique, tient nonchalamment, voire abandonne ses outils. La gravure de Dürer sera relayée quelques siècles plus tard par l’Angelus Novus de Paul Klee que Walter Benjamin interprète comme une métaphore désenchantée du progrès qui pousse l’ange irrésistiblement vers l’avenir l’obligeant à quitter le monceau de ruines qu’il contemplait. Klee théorisera d’ailleurs cette vectorialité du progrès comme une aspiration tragique de l’homme.

Note de bas de page 32 :

Ernst Gombrich, L’art et l’illusion. Psychologie de la représentation picturale, Paris, Gallimard, nrf, 1987 (Art and Illusion, 1960), pp. 300-301.

Le Passeport de Saul Steinberg va quant à lui déjouer la prétention à l’univocité de l’image scientifique, qu’il s’agisse d’une photo d’identité ou d’une empreinte digitale, car « nous pouvons voir dans l’image de l’empreinte digitale les contours d’un véritable paysage, avec un arbre sur la ligne d’horizon, les sillons d’un champ labouré montant vers le ciel, une sombre bordure d’arbres qui se détache tristement sur un ciel alourdi d’inquiétantes spirales. La ressemblance apparaît de façon indubitable : l’empreinte digitale, c’est assurément un tableau de Van Gogh. »32 (Figure 10. Saul Steinberg, Dessins reproduits d’après The Passport ; Vincent van Gogh, Route avec des cyprès, 1889, in Ernst Gombrich, L’art et l’illusion, pp. 300-301).

L’art a en tout cas un rôle à jouer dans notre culture visuelle. Notre idéal de mensuration et d’apparence physique est influencé, qu’on le veuille ou non, par les dictats imposés par la culture épurée, assainie, sans bavures des médias, à leur tour sous-tendus par le jeunisme, voire l’eugénisme ambiant, et par l’ingénierie génétique où le biométrique rejoint soudain la physiognomonie. Tout le monde est beau et retraçable. Toute sophistication, toute couture se doit d’être naturalisée par une évidence, une aisance et une insouciance des plus pernicieuses, camouflée derrière une « sprezzatura » déjà constatée prophétiquement par Barthes dans la divinité de la Citroën DS ou « déesse » :

Note de bas de page 33 :

Roland Barthes, « La nouvelle Citroën », Mythologie, Paris, Seuil, 1957.

Il y a dans la DS l’amorce d’une nouvelle phénoménologie de l’ajustement, comme si l’on passait d’un monde d’éléments soudés à un monde d’éléments juxtaposés et qui tiennent par la seule vertu de leur forme merveilleuse, ce qui, bien entendu, est chargé d’introduire à l’idée d’une nature plus facile.33

Cet idéal s’échelonne pour les femmes d’une certaine maigreur androgyne à la Kate Moss, avec comme limite tensive la maladie - car elle ne correspondrait plus au canon toujours en vigueur de la beauté jeune et saine -, jusqu’aux rondeurs solides (qui s’inscrivent dans une culture du silicone et du botox), comme dans une récente campagne pour la crème hydratante Dove qui met en scène une joyeuse compagnie de jeunes filles en petite tenue potelées mais aux chairs fermes.

Note de bas de page 34 :

Crétien van Campen, « De aantrekkingskracht van gemiddelde gezichten », art.cit., p. 2.

Note de bas de page 35 :

Ibid., p. 3.

Note de bas de page 36 :

Ibid., p. 4.

Des études récentes ont d’ailleurs montré que nous préférons les visages moyens aux visages d’une beauté hors du commun. Crétien van Campen34 le souligne dans son article « L’attirance des visages moyens » en renvoyant à l’artiste graphiste digital néerlandais Micha Klein qui tire des portraits moyens par la technique du morphing, surtout dans Artificial Beauty Series (1988). (Figure 11, www.synesthesie.nl/pub/gezicht.htm et http://www.youtube.com/watch?v=ZPu0RqHLil4). Ces portraits sont des constructions digitales (sortes de manipulations génétiques) qui résultent d’une série d’opérations. Sept photos-portraits de top-models ont été scannées et surlignées sur les traits du visage les plus saillants. Un programme d’ordinateur a ensuite calculé et comparé les dimensions des traits indiqués et produit un nouveau portrait à partir des paramètres moyens, « obtenant une densification de la beauté. »35 Mais on pourrait ajouter « une banalisation de la beauté » car Micha Klein se heurte à la même aporie que Galton à la recherche du criminel moyen. Crétien van Campen en arrive à la conclusion que l’attirance d’un visage moyen est basé sur la jeunesse, la santé et la symétrie, d’un tel visage : « Les visages des personnes jeunes sont moins spécifiques et donc plus médians. Un visage ayant peu de défauts ou de déviance indique une personne jeune. Et les personnes jeunes sont plus attrayantes que les malades ou les handicapés. »36 Cette perspective évolutionniste, qui repose sur les caractéristiques reproductives jugées bonnes nous ramène sur le terrain dangereux du « jeunisme », de l’idéal de jeunesse, et même de l’eugénisme.

Note de bas de page 37 :

Ibid., p. 11

Note de bas de page 38 :

La formule est de Bernard Darras.

Qui plus est, la globalisation actuelle mène à l’idée que le croisement de portraits de plusieurs continents donnerait la beauté universelle. Une idée qui est incarnée par l’artiste japonais Akira Gomi.37 (Figure 12. Akira Gomi (source : Karl Grammar) www.synesthesie.nl/pub/gezicht.htm). Le monde entier veut paraître jeune, sain, moyen, au teint abricot. Les blancs se font dorer l’épiderme sous le banc solaire ou utilisent des autobronzants, les noirs recourent à des techniques de dépigmentation dangereuses (de l’hydroquinone à base de cortisone ou même de l’eau de javel). On tend tous vers l’« abricotisation »38 du monde. Les Européens maquillent leurs yeux ronds en amandes et les Asiatiques se font débrider les yeux. Tout le monde souhaite être métisse. Doit-on voir dans cet eugénisme conscient ou inconscient un mal inévitable de notre civilisation post-capitaliste ?

Note de bas de page 39 :

cf. « La grazia » (Agnolo Firenzuolo, Delle bellezze delle donne, 16e s.), cité par Umberto Eco, Storia della bellezza, Milano, Bompiani, 2004, p. 217.

Note de bas de page 40 :

François Cheng, Cinq méditations sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2006, p. 14.

En observant ces images artistiques on peut conclure que cette beauté syncrétique, random, retouchée, digitale se prive du charme ou la grâce39 du détail déviant, et passe finalement à côté du « mystère »40 de la beauté. L’image artistique peut-elle contrecarrer le jeunisme effréné de l’image scientifique, freiner son obsession du progrès ?