Expérience d’objet, expérience d’image

Jean-François Bordron 

https://doi.org/10.25965/visible.326

Sommaire
Texte intégral

Admettons comme définition minimale, voire minimaliste, du mot « science » qu’il se rapporte à un ensemble de discours, de théories et de pratiques soumis à une intention de connaissance. Cette approche prudente, parce qu’intimidée devant l’immensité du problème, doit cependant suffire pour que l’on puisse fixer, sans une trop grande incertitude, l’expression d’« image scientifique ». Nous conviendrons de dire « scientifique » une image lorsqu’elle s’insère, d’une façon ou d’une autre, dans un procès de connaissance. C’est la logique de cette insertion dont nous cherchons à explorer les premiers éléments.

1. Image scientifique et image esthétique

Il va de soi que les rôles ainsi joués par les images peuvent être très divers. Ils dépendent beaucoup de la technologie utilisée pour leur production. Ils varient également selon le moment de la recherche, la science n’étant pas à considérer comme l’encyclopédie des vérités établies mais comme un procès qui a son rythme et pour lequel l’image ne peut guère être autre chose qu’un moment. Une première caractéristique de l’image scientifique pourrait de ce fait être son rôle de moyen en vue d’une fin autre qu’elle-même. On l’opposera ainsi aisément à l’image esthétique. Cette opposition cependant est plus complexe qu’il n’y paraît car s’il est aisé d’esthétiser une image scientifique, l’inverse paraît plus rare et plus incertain, ce qui ne veut pas dire impossible. Le chemin qui mène de l’une à l’autre est donc dissymétrique, comme si un obstacle rendait difficile le passage qui va de l’esthétique à la connaissance, lors même que nous passons aisément de la connaissance à l’esthétique. Cette remarque peut nous servir de point de départ car si rien ne distingue, en principe, ces deux genres d’image quant à leur composition matérielle, il faut bien que la différence recherchée trouve sa source dans leur constitution sémiotique. C’est donc cette dernière qu’il faut d’abord interroger.

2. Expérience d’image et expérience d’objet

En quoi une image, prise au sens optique le plus banal, se différencie-t-elle d’un objet simplement offert à la vue ? Il semble d’abord qu’aucune différence vraiment convaincante n’apparaisse. Nous avons toujours affaire à une matière plus ou moins colorée, plus ou moins porteuse de formes et l’art contemporain a bien montré que l’on pouvait traiter comme un objet un tableau et comme un tableau un objet, de telle sorte qu’il est tentant de dire que la différence recherchée relève plus d’une convention ou d’un usage que d’une réelle distinction. Il nous semble cependant possible de revenir à quelque expérience critique qui suggère assez nettement la trop grande facilité offerte par le recours à la convention ou à l’usage. Prenons l’exemple classique du trompe-l’œil. Si, nous promenant dans une rue, nous regardons une fenêtre, nous avons clairement une expérience d’objet. Si, après quelques hésitations, nous découvrons qu’il s’agit d’une fenêtre peinte sur ce mur, il semble bien que nous ayons maintenant une expérience d’image sans que rien pour autant n’ait changé matériellement. La seule chose qui se soit réellement produite est la réorganisation sémiotique de l’expérience que nous allons essayer de décrire.

On peut, en premier lieu, éliminer ce qui apparaît immédiatement comme des impasses. La fenêtre peinte ne dénote pas une fenêtre réelle pas plus qu’elle n’y fait référence. Il ne s’agit pas de refuser l’usage de ces termes par principe mais de reconnaître leur évidente inadéquation au problème posé. Un homme du 17ème siècle aurait sans doute dit qu’elle la « représentait », mais cette conception classique repose sur une certaine économie du fait sémiotique qu’il faut se garder de généraliser trop simplement. Nous reviendrons plus loin sur le terme d’économie qui nous est tout à fait essentiel. Remarquons pour l’instant que nous sommes partis de l’expérience d’objet comme s’il s’agissait d’un fait qu’il fallait simplement reconnaître. Notre perception cependant n’est pas nécessairement une expérience dans laquelle il est toujours possible de distinguer un sujet et un objet. Merleau-Ponty a montré en diverses occasions que nous avions plutôt affaire à un entrelacs dans lequel ces deux termes étaient souvent indistincts, voire fusionnés. La première opération sémiotique pourrait être celle d’un débrayage qui sépare et le sujet et l’objet, chacun d’eux devenant en quelque façon des perceptions débrayées. Si tel est bien le cas, la fenêtre qui nous est apparue plus haut comme réelle ne relèverait pas, si elle l’était, d’une existence simplement factuelle, si tant est que quelque chose de ce genre soit pensable. Elle était déjà, en tant que fait de perception, le résultat d’une sémiose que nous pouvons décrire ainsi, en quelques étapes.

Il y a tout d’abord un acte, ici l’acte visuel de perception. Cet acte est une réaction à ce qui pour nous possède une certaine valeur en tant que qualité sensible. En d’autres termes, notre être au monde ne peut se concevoir sans l’intermédiaire d’un plan d’expression qui n’est ni le monde en soi, ni une projection subjective, mais précisément l’expression des rapports possibles entre le monde et nous. À ce stade il n’y a, à proprement parler, aucune nécessité d’introduire la séparation du sujet et de l’objet. Celle-ci n’intervient véritablement que dans l’acte objectivant, tel celui qui nous faisait percevoir plus haut les qualités sensibles comme une fenêtre, et donc comme un objet, nous mettant par là, corrélativement, dans la position d’un sujet observant. Nous n’avons pas ici à décrire en quoi consiste, dans ses détails, l’acte objectivant car nous nous intéressons plutôt au moment précis où il défaille. Il est en effet remarquable que, dans l’état de naïveté dans lequel se présentait notre perception de la fenêtre, il n’y avait pas vraiment de raison d’introduire une différence importante entre les qualités sensibles d’une part, et la fenêtre comprise comme un objet de l’autre. Il y avait en quelque sorte un fusionnement entre qualités sensibles et objet. Au contraire, lorsque nous prenons conscience de notre erreur, dans l’expérience si étrange de la désillusion, les qualités sensibles, prenant le statut d’image, produisent ce que produit immédiatement toute image : une autre scène. Celle-ci est celle où se situe l’objet en tant qu’il est objet. Elle nous obligera à en poser de toute nécessité une troisième pour y inscrire le sujet. Mais il peut paraître paradoxal d’introduire une scène pour y situer l’objet au moment même où sa réalité disparaît pour nous. On répondra que c’est justement le fait que l’objet disparaisse, son absence subite, qui le fait apparaître distinct des qualités sensibles avec lesquelles il se confondait précédemment. Percevoir les qualités sensibles comme une image revient à les séparer de l’objet pour situer ce dernier dans cette autre scène. Il sera toujours difficile de donner un nom à la réalité des objets inexistants comme l’est maintenant notre fenêtre. Convenons de l’appeler, au moins provisoirement, l’objet formel de l’image. Il a en effet pour principale propriété de donner une « forme objet » à des qualités sensibles sans que pour autant elles acquièrent une teneur de chose.

Le détour par l’expérience du trompe-l’œil nous a rendu sensible à deux propriétés essentielles des images ou tout au moins de l’expérience que nous en avons :

Note de bas de page 1 :

Il serait intéressant, de ce point de vue, de demander si les rêves produisent des images mentales ou des objets mentaux. Par ailleurs, l’expérience du doute, au sens cartésien de ce terme, semble bien consister à séparer le plan d’expression de l’objet de ses objets formels, ouvrant par là toute la scénographie du doute métaphysique qui est au fond une expérience d’image.

  1. S’il paraît bien difficile de définir rigoureusement la différence matérielle entre une image et un objet, il est par contre possible de distinguer nettement une expérience d’objet d’une expérience d’image. Dans le premier cas, l’objet, que nous considérons comme un plan d’expression, fusionne avec l’objet formel. Dans le second, l’objet formel se distingue avec force de l’image, ouvrant par là une autre scène. C’est là un critère qui sera sans doute soumis à bien des vicissitudes mais qui nous paraît cependant d’une validité certaine.

  2. Cette distinction a son équivalent au niveau du sujet. Dans une expérience d’objet, le sujet éprouve le sentiment familier d’appartenir à la même scène que l’objet, au même monde. Dans une expérience d’image, le sujet se perçoit au contraire comme séparé de l’objet formel et, dans une certaine mesure, de l’image elle-même. L’image, comme le théâtre, démultiplie les scènes. L’objet au contraire, que ce soit ou non une illusion, semble devoir unifier la scène de l’expérience1.

La différence entre expérience d’objet et expérience d’image permet d’aborder sous un certain angle la question de l’image scientifique. Dans la mesure où il s’agit d’une expérience, la finalité propre de cette expérience ne peut être sans effet sur la façon dont l’image y joue un rôle. Si, comme nous l’avons supposé initialement, il est possible de caractériser la démarche scientifique comme la mise en œuvre d’une intention de connaissance, il nous paraît maintenant légitime de demander : comment l’expérience d’objet et l’expérience d’image peuvent-elles s’articuler dans un tel contexte ? Le fait que l’objet soit interrogé sur sa nature par des images ne le transforme-t-il pas en une sorte d’image de lui-même, image ouvrant sur d’autres images sans que l’objet, au sens familier du terme, ne puisse finalement se donner dans une expérience d’objet, au sens défini plus haut ?

3. Scénographie et économie

Partons donc de cette première remarque : la caractéristique propre de l’expérience d’image, si on l’oppose à l’expérience d’objet, est d’ouvrir plusieurs scènes. Leur nombre n’est pas fixé d’avance mais on peut prévoir, pour des raisons de structure, qu’il en existe au moins trois grands genres.

Dans le langage usuel de la sémiotique, il y a d’abord la scène énonciative dans laquelle se situe l’observateur de l’image, celui qui la produit et celui qui l’interprète, ces trois personnages pouvant constituer un ou plusieurs actants. Dans cette même scène se trouve bien sûr l’image elle-même en tant qu’objet de vision.

Une autre scène est constituée par l’image considérée en tant que plan d’expression et qui, en première approximation, est faite de qualités sensibles comme la fenêtre en trompe-l’œil envisagée plus haut. Ces qualités, qui dépendent de la technologie employée, peuvent être de natures si diverses qu’il est impossible d’imaginer en faire un réel inventaire. Mais on peut aisément remarquer qu’il sera toujours nécessaire de les « lire », c’est-à-dire de les organiser en éléments signifiants, également de natures très variables.

Pour rendre sensible la profonde différence entre ces deux scènes, il est utile de rappeler que dans l’histoire de la peinture elles ont donné lieu à des tentatives de mise en correspondance, souvent étonnantes. Ainsi Francesco del Cossa, dans un tableau analysé par Daniel Arasse, dessine un escargot qui se situe très exactement à la jointure de ces deux scènes de telle sorte qu’il serait tout aussi légitime de dire qu’il est dans le tableau qu’en dehors. D’autres fois, les deux scènes tendent à se confondre ou à fusionner. Les Ménines de Velázquez en sont un exemple classique.

La troisième scène est celle qui, dans l’exemple du trompe-l’œil, disparaît au moment même où l’on découvre son existence. Mais, dans l’usage souvent discuté de la photographie de presse, elle est la scène absente dont l’image est censée témoigner. Elle est ce dont il y a image et, en un sens que nous définirons plus loin, son horizon.

Pour éviter toute équivoque, il importe de dire que ces trois scènes, dont nous allons essayer de décrire le fonctionnement dans le cas de l’image scientifique, n’ont en elles-mêmes aucune signification particulière. Elles ne prennent véritablement un sens que si on les réfère à l’économie iconique dans laquelle elles doivent être perçues. Définissons brièvement ce que nous entendrons par économie iconique.

Le regard porté sur une œuvre du classicisme entre dans ce que l’on appelle ordinairement l’économie de la représentation. Louis Marin, en particulier, a fort bien analysé toutes les structures impliquées dans cette conception. Mais il serait naturellement absurde de regarder de la même façon une icône byzantine. L’icône, prise en ce sens, ne représente pas. Elle se situe dans une économie de l’incarnation elle-même dépendante d’une économie du salut. Même si l’on peut admettre que les trois scènes décrites plus haut se retrouvent dans les deux cas, il devrait paraître évident qu’elles ne signifient pas pour autant la même chose. L’économie iconique, prise au sens sémiotique de ce dernier terme, signifie donc le partage qu’un genre d’image institue dans le monde sensible, partage opérant sur le fond d’une conception particulière de ce monde. En un mot, l’économie fonde un style de visibilité et plus généralement, un style de perception, pour lequel l’art contemporain a montré la possibilité de multiples variations. Il faudrait analyser plus profondément quelques-uns de ces exemples et en parcourir un nombre significatif. Mais nous ne cherchons pas maintenant à faire autre chose que d’indiquer sommairement ce qui va guider notre questionnement sur l’image scientifique : quels types de scénographies entrent en jeu et quelles économies iconiques peut-on rencontrer au titre de l’image scientifique ?

Nous ferons successivement trois hypothèses correspondant chacune à la prévalence d’une des scénographies proposée plus haut. Il s’agit d’«  hypothèses » car nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire de supposer qu’une scénographie s’impose totalement aux dépens des autres. Il s’agit simplement d’envisager des cas suffisamment nets, des cas idéaux, susceptibles de représenter des types d’usage des images prises dans un contexte scientifique.

4. Première hypothèse : l’image horizon

Ce cas peut d’abord paraître le plus simple. Il s’agir de concevoir l’image comme une somme d’indices pouvant nous conduire peu à peu à ce dont ils sont l’indice. Un exemple paradigmatique se trouve dans Blow up de M. Antonioni. Le personnage principal agrandit une image prise dans un parc jusqu’à ce qu’apparaisse, dans un buisson, un bras tenant un revolver. La démarche est clairement cognitive et se prête bien pour cette raison à illustrer un usage scientifique de l’image. Il s’agit d’une enquête au cours de laquelle, sur la base d’indices, se manifeste peu à peu la présence d’une chose ou d’un phénomène. Le chemin suivi est donc celui qui va du soupçon à l’apparition, de l’indice à l’icône. Cette première étape cependant ne suffit pas car il faut identifier ce qui apparaît, ici un revolver. L’identification présuppose non seulement qu’un certain domaine d’objets soit déjà connu, ou tout au moins imaginé, pour que l’on puisse y référer ce qui est occasionnellement découvert. Ce problème peut être beaucoup plus complexe qu’il ne semble tout d’abord. La photographie d’enquête ou de reportage se situe dans le monde commun de la perception. Mais l’image scientifique peut manifester ce qu’il est impensable de percevoir dans le « monde de la vie ». Dans une lettre à Eugène Bavcar, un astronome de Toulouse, Peter von Bavcar, décrit tout d’abord les différentes façons dont peut apparaître le ciel selon les longueurs d’onde choisies. Ainsi existe-t-il un ciel vu à la longueur d’onde des rayons gamma, un autre pour les micro-ondes, un autre encore pour les rayons X, etc. Citons un bref passage de cette lettre :

Note de bas de page 2 :

On peut trouver cette lettre en son entier sur Internet, à l’adresse de Peter Von Bavcar.

Aujourd’hui, les découvertes de l’ère spatiale nous invitent à nouveau à dépasser la simple vision anthropocentrique : nous devons apprendre que nos yeux ne nous font connaître qu’une infime fraction du spectre électromagnétique. Outre la place insignifiante que nous occupons dans l’espace, et le temps limité qui nous est donné pour l’explorer, nous sommes limités à la cinquième dimension : celle des couleurs. 
Le domaine des couleurs visibles couvre un intervalle qui correspond à peine à la largeur d’une octave. Sur un piano de lumière cette octave se décomposerait en tons et demi-tons allant du rouge au violet. L’échelle de ces couleurs devrait donc tout à fait convenir pour interpréter un motif simple. On imagine cependant à quel point la nature pourrait s’exprimer sur les sept octaves d’un piano entier. Couvrant ainsi les domaines de l’infrarouge proche à l’ultraviolet C, la richesse et la subtilité des coloratures feraient paraître la gamme visible incolore et monotone. Bien que ce piano de lumière signifie tout un Univers de couleurs, ce n’est toujours que la pointe de l’iceberg : chacune des six facettes du ciel invisible esquissées ci-dessus représente un échantillon d’un tel Univers. L’intégralité des longueurs d’onde observées aujourd’hui, du domaine des ondes radio aux rayons gamma des hautes énergies, comprend plus de 50 octaves ! 
Si nos yeux perçoivent une octave sur plus de cinquante, l’essentiel est probablement invisible ... Aujourd’hui, l’astronome ne voit bien qu’avec ses détecteurs - et à travers les ordinateurs - car c’est la polychromie des couleurs invisibles qui est au cœur de l’astrophysique moderne.2

Il y a donc toute une gamme de mondes dans laquelle la technologie permet de choisir puis d’exprimer en images. Bien sûr, pour chacun de ces mondes, on peut, comme le photographe de Blow up, chercher des indices et, sans doute, trouver autre chose que ce qui était d’abord entrevu ou espéré. Mais l’originalité de la démarche décrite par l’astronome est de fixer d’abord un référentiel technique qui donne la possibilité de l’objet et le sens de ce que l’on verra. On rencontre par là une vérité d’ordre général qui prend ici une forme très particulière : il n’y a pas d’objet sans un référentiel qui détermine son existence d’objet. L’astronome, de ce point de vue, ne se différencie guère de l’augure romain qui traçait un templum dans le ciel pour pouvoir donner un sens au vol des oiseaux. L’astronome n’est pas un devin mais, comme ce dernier, il a besoin pour interpréter ce qui apparaît de fixer d’abord ce qui sera le lieu de l’apparition. Que ce lieu se formule en longueurs d’onde et non plus en espace change beaucoup de choses mais sans doute pas le fait qui nous intéresse ici : avant que l’image n’apparaisse, il faut avoir fixé l’économie de son apparition. Relisons ce que nous en dit notre astronome : « Aujourd’hui, l’astronome ne voit bien qu’avec ses détecteurs - et à travers les ordinateurs - car c’est la polychromie des couleurs invisibles qui est au coeur de l’astrophysique moderne ». Ce que l’on verra sur l’écran de l’ordinateur a de ce fait un statut bien différent de ce que, selon une autre économie, on appelait une représentation. A cela il y a une raison très simple. La représentation suppose qu’il y ait eu une présentation et donc un monde originairement présent qui nous assure que, malgré les jeux et les duplications égarantes des représentations, quelque chose aura été représenté. L’économie de la représentation est au fond une économie de la présence, de l’absence, et de leurs entrelacs. Pour l’image astronomique au contraire, rien n’a jamais été là avant l’image, du moins si l’on entend par être là, « être là comme objet ». Il s’agit moins pour elle d’approfondir ce qui a déjà été donné que de créer les conditions pour que quelque chose d’encore inconnu soit donné. La construction technique de l’image correspond de ce fait à une sorte de perspective inversée. Elle n’est pas là pour s’approcher de ce qui est déjà là à l’horizon, comme le fait le photographe dans Blow up ou le reporter de guerre, mais elle est elle-même l’horizon qu’il s’agit de faire se manifester. Appelons-la pour cette raison l’image horizon.

Résumons brièvement le chemin que nous venons de parcourir. Nous sommes partis de l’expérience du trompe-l’œil pour faire apparaître la différence profonde entre expérience d’objet et expérience d’image. Cette dernière se caractérise par sa puissance scénographique, trois scènes au minimum étant toujours présentes. L’existence de trois scènes ne relève pas d’une décision arbitraire mais de la nature même de l’expérience d’image, du moins avons-nous essayé de le montrer. Ces scènes prennent leur sens dans une économie, l’histoire des images montrant suffisamment qu’elle peut être de nature très diverse. Nous avons fait l’hypothèse que, selon la scène que nous choisirions comme l’enjeu principal, ou le centre de gravité, d’une recherche cognitive, nous aurions des économies d’images bien différentes. Cela ne veut naturellement pas dire que les autres scènes se trouvent effacées mais simplement que leur importance peut être minimisée. Ainsi, pour ce que nous avons appelé l’image horizon, nous avons vu que la quête cognitive suivait l’ordre suivant :

  1. Constitution d’un référentiel (choix d’une longueur d’onde)

  2. Recherche d’indice

  3. Iconisation (stabilisation progressive des formes)

  4. Identification

Dans les exemples classiques de quête, seule les étapes b, c, et d sont décrites. Mais, dans les images astronomiques, nous avons vu que l’étape a change complètement le statut de la présence et par la l’économie d’ensemble de l’image.

Cette dernière remarque nous conduit tout naturellement à interroger la façon dont on pourrait définir la valeur de vérité de ces images, ou d’autres, que la technologie établit loin de notre expérience ordinaire du monde. Il ne peut être question de rassembler ici ce qui peut être dit sur le sens du prédicat vrai dans le contexte de l’image. Il existe sur ce sujet de trop nombreuses positions possibles, qui vont du réalisme au relativisme le plus total, pour qu’il soit envisageable d’en discuter. Nous nous contenterons de la question suivante qui permet d’illustrer le point exact qui nous intéresse : y a-t-il une différence entre une image de chose et une image d’image ? Dans le cas de l’image du revolver, dans Blow up, il est supposé que le revolver existe bel et bien, au moins dans l’univers du film, de telle sorte que nous ne pouvons pas reproduire sur lui l’expérience du trompe-l’œil. Un réaliste dirait sans doute que le revolver peut tuer mais pas son image. Cette remarque pourtant ne conduit pas nécessairement au réalisme. Elle invite simplement à considérer la différence entre objet et image d’objet. Mais, dans le cas d’une entité astronomique vue aux rayons X, nous ne pouvons plus faire la différence entre objet et image car l’objet n’existe que par l’image. L’image n’est pas une image d’objet mais image de ce qui par elle est fait image. Il y a donc un changement sémiotique fondamental quant au statut de la vérité. Quel que soit ce que veut dire vrai, ce prédicat n’établit pas, dans ce cas, une relation image / objet, mais une relation image / image. Mais là s’arrête la réflexion sémiotique. Il appartient à un questionnement métaphysique de demander si, à l’horizon des images astronomiques, il y a des objets, des images toujours, ou tout autre chose.

Résumons les grands traits de cette première hypothèse :

  1. Le centre de gravité de la sémiose se situe dans ce que nous appelons son horizon (c’est là l’hypothèse).

  2. La constitution de l’image se fait en plusieurs étapes qui vont de la construction d’un référentiel à une identification de l’objet. Le référentiel peut être donné soit comme le monde de la perception, soit comme une architecture technologique.

  3. Il y a de ce fait deux régimes distincts de vérité selon le référentiel déterminé au départ.

5. Seconde hypothèse : l’image écriture

Changeons de scène et accommodons notre regard autrement. Nous supposerons maintenant que le centre de gravité de l’image ne se situe plus dans son horizon mais dans l’image considérée comme plan d’expression. On comprend immédiatement que, dans ce cas, le problème posé n’est plus de savoir de quoi il y a image mais comment il faut la lire. Nous avons affaire à une structure signifiante qu’il s’agit de déchiffrer. Redisons que nous raisonnons sur des cas idéaux car, empiriquement, les deux problèmes sont le plus souvent inséparables. Il reste pourtant que l’expérience peut conduire à privilégier l’un ou l’autre.

L’image, prise dans un contexte scientifique, semble d’autant plus difficile à déchiffrer que son élaboration technique est complexe. Le plus simple pour nous sera de prendre comme exemple l’image d’un organisme prise au rayons X. Nous sommes dans un contexte médical dans lequel la recherche porte sur une éventuelle pathologie. On pourrait croire que ce fait doit déporter notre attention vers ce dont il y a l’image. En réalité la recherche d’une pathologie suppose qu’il y ait un état normal et donc des images normales servant d’élément de comparaison. De ce fait, l’image radiographique prend son sens premier dans l’écart qu’elle établit par rapport à une image de référence. Ce sens n’est déchiffrable que sous l’hypothèse d’une séméiologie qui peut seule nous dire ce que peut signifier tel écart de gris, telle zone plus ou moins opaque, tel contour flou. Il s’agit de déchiffrer une écriture dont les formants sont donnés par l’image mais dont le sens ne peut qu’échapper en l’absence d’une séméiologie adéquate. Ce fait concerne un très grand nombre de pratiques et sans doute, plus que d’autres, la pratique médicale.

Note de bas de page 3 :

Nous extrayons cette formulation d’un article faisant le point sur l’utilisation des méthodes sémiotiques dans l’analyse des images radiologiques : « L’informatisation du signe radiologique » Valérie Bertaud, Ihssen Belhadj, Olivier Dameron, Nicolas Garcelon, Lofti Hendaoui, Regis Duvauferrier EA 3888, Faculté de médecine, IFR 140, Université de Rennes I. Cet article est disponible sur Internet.

Nous avons vu dans l’hypothèse précédente qu’un certain nombre d’étapes étaient nécessaires pour décrire la constitution de l’image. Pour l’image écriture il convient d’abord de noter qu’une importante littérature sur le sujet semble considérer que l’image radiologique peut manifester des signes unitaires que l’on considérera alors comme renvoyant à des symptômes et des maladies dont l’existence est le plus souvent conçue comme indépendante de la structuration des signes sur l’image. La conception naturaliste de la maladie paraît dominante même si certains auteurs pensent qu’entre la maladie et la sémiologie il y un peu la même relation qu’entre l’œuf et la poule3. La sémiotique utilisée est préférentiellement celle de Peirce pour deux raisons, nous semble-t-il. La première est que la sémiotique de Peirce propose des schémas d’inférence qui semblent en harmonie avec l’idée même de diagnostic. Le signe médical est l’un des exemples privilégiés de l’abduction. La seconde est que cette sémiotique est bien une théorie du signe et non une théorie des figures. Il est de ce fait pensable de considérer les signes comme des unités susceptibles d’être regroupées dans des ensembles à partir desquels des hypothèses (des abductions) peuvent être formulées et surtout formalisées en vue d’un traitement informatique. Cette conception, quel que soit par ailleurs son intérêt logique et technologique, nous semble laisser dans l’ombre quelques étapes essentielles dans la constitution de l’image, pour autant que celle-ci est signifiante :

Note de bas de page 4 :

Nous entendons ce terme au sens de AJ Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966.

  • Il y a d’abord une sélection de formants dont la nature dépend de la technologie employée. Les formants, par exemple des variations dans la transparence de l’image, sont des éléments qui ne sont pas en eux-mêmes porteurs de signification. Mais, dans la mesure où ils sont utilisés pour construire les formes signifiantes, ils sont toujours, selon l’expression consacrée, des « formants de … ». Il convient alors de ne pas négliger cette étape essentielle.

  • Il s’agit ensuite de constituer un niveau que l’on peut dire sémiologique4 (et non séméiologique). Ce niveau comporte l’ensemble des figures du monde perçu (et donc des éléments d’images) susceptibles d’entrer dans des configurations plus vastes comme le sont par exemple les morphologies. Ainsi les différences d’intensité lumineuses peuvent donner, comme traits sémiologiques, l’opposition lumière / ombre qui possède une teneur sémantique.

  • A un troisième niveau, que l’on peut dire iconique, l’opposition lumière / ombre peut servir à faire émerger des morphologies, par exemple des plis, des contours, des morphologies d’objet.

Nos exemples sont rudimentaires mais ils suffisent pour suggérer la nécessité, bien connue par ailleurs, de décrire un parcours génératif de l’expression par lequel serait fait droit à la complexité des formes structurales et à leurs différents niveaux d’organisation. Ce parcours nous semble logiquement antérieur aux inférences auxquelles l’image peut donner lieu par ailleurs.

Si nous nous replaçons maintenant dans une démarche de connaissance, le problème posé par l’image écriture est clairement un problème de structuration interne et donc de cohérence. La pertinence, qui est le trait distinctif d’une bonne lecture, ne peut dans ce cas se définir que par rapport aux dépendances entre les figures du plan d’expression dont on aura analysé la genèse.

6. Troisième hypothèse : l’image événement

La troisième hypothèse ne situe le centre de gravité de l’image ni dans son expression, ni dans son horizon, mais dans la scène de son effectuation, là où se situe l’acte qui la fait apparaître. L’intérêt de l’image n’est plus ce qu’elle est en tant qu’expression ni ce qu’elle peut montrer mais le fait qu’elle soit, l’événement de son apparition. L’image est le fait lui-même. Elle n’est pas l’indice d’une réalité qu’il s’agirait de connaître mais ce qu’il y a à connaître. Redisons que nous cherchons à isoler un phénomène qui peut se trouver par ailleurs plus ou moins fusionné avec ceux envisagés lors des hypothèses précédentes.

Le cas le plus simple nous semble fourni par les images qui vérifient une théorie. Le fait qu’il y ait ou non image peut alors, en dehors de toute autre considération, être un argument pour ou contre les hypothèses formulées dans cette théorie. Les images de matière noire illustrent assez bien ce nouveau statut. La matière noire n’est pas à proprement parler visible mais est détectée par les inflexions particulières qu’elle impose aux formes des galaxies ou des amas de galaxies. Même s’il est difficile d’isoler ici le fait qu’il y ait image de ce que par ailleurs elle pourrait révéler, on comprend aisément que la valeur argumentative de l’image puisse, dans un tel cas, résider essentiellement dans son existence. Plus généralement, les images prises dans une argumentation scientifique sont souvent le résultat d’une suite de manipulations si complexes que l’image semble ne plus avoir d’existence autonome mais être simplement un moment dans une argumentation tout aussi complexe qu’elle. Il est alors légitime de dire que l’image est un fait comme un autre, dont la valeur essentielle est de s’être produit, et en aucun sens une représentation ou une imitation d’un fait indépendant d’elle. L’usage argumentatif débraye l’image de son objet.

Il est nécessaire de souligner un trait qui pourrait paraître paradoxal s’il ne tenait à une propriété générale de toute énonciation qui est de devoir montrer, en quelque façon, ce qu’elle accomplit. Nous venons de voir que l’image peut être débrayée de son objet et ne plus signifier que par son existence propre. L’image n’en reste pas moins prise dans une expérience d’image qui, comme nous l’avons vu, ouvre nécessairement sur une autre scène. Il y a dans toute énonciation la nécessité d’une double accommodation qui nous porte à entendre à la fois ce qu’elle dit et le fait qu’elle énonce. Par là s’ouvre une troisième dimension de la valeur de vérité qui pourrait se signaler par cette question : l’image est-elle bien ce qu’elle dit être ? Dans le contexte de l’image scientifique, cette question ouvre sur celle, très vaste, des artefacts. Lorsqu’un ordinateur, ou toute autre technologie sophistiquée, produit ce que nous pensons être une image, jusqu’à quel point est-on sûr que ce statut d’image est bien conforme à ce qui est en train d’être produit ? La question de la vérité concerne ici le rapport de conformité entre une énonciation et le statut de l’énoncé. Cette question ne doit pas être confondue avec celle de la véridiction telle que l’ont définie Greimas et Courtès, même si elle peut en sembler proche. Il ne s’agit pas ici de modalités véridictoires, comme le mensonge ou le secret, mais plutôt de la valeur juridique de l’énoncé en accord ou non avec le statut qu’instaure son énonciation. Le problème des artefacts est d’essence juridique et pour cette raison met en cause, plus que tout autre, l’économie cognitive des images.

7. Image et expérience

Nous avons commencé cette réflexion en remarquant la relative dissymétrie entre l’image à visée cognitive et l’image à visée artistique. Il ne s’agissait par là que de déstabiliser le sens trop évident d’image en le rapportant au problème plus vaste de la valeur. Poursuivant la même intention déstabilisatrice, nous avons par la suite recherché ce que pouvait être la différence entre un objet et une image. Nous l’avons trouvée dans le statut de l’expérience. Nous avons essayé de montrer en quel sens l’expérience d’image ouvre vers des scénographies complexes qui prennent elles-mêmes leur sens dans diverses économies. Nous avons pour cette raison distingué trois grands types d’images ou, plus exactement, trois façons d’expérimenter une image. Chaque genre d’expérience ouvre sa propre problématique, de telle sorte qu’il nous apparaît maintenant que le mot même d’image reste équivoque si l’on ne décrit pas l’expérience qu’il désigne. Les expériences que nous avons distinguées ne sont pas isolées les unes des autres. On passe de l’une à l’autre par simple accommodation du regard, sans qu’il soit nécessaire de changer d’image. Certains contextes pourtant nous poussent à prendre une direction ou une autre et il est, entre autres pour cette raison, utile de les distinguer. Le tableau suivant résume les trois scénographies, les problématiques propres à chacune et, puisqu’il s’agit d’expériences cognitives, le statut de la vérité qui leur est propre. Comme tous les tableaux, il n’offre qu’un repérage assez succinct qui gomme les interférences et la dynamique de l’ensemble. Nous espérons que l’on pourra y lire l’ébauche d’une paradigmatique des expériences d’image dans un contexte scientifique.

Types Idéaux

Image horizon

Image écriture

Image événement

Problématiques

Constitution d’un référentiel

Parcours génératif de l’expression

Juridique

Véridictions

Accord, désaccord

Cohérence

Image légitime vs artefact