Vers une typologie générale des fonctions de l’écriture : l’écriture comme image1

Jean-Marie Klinkenberg 

https://doi.org/10.25965/visible.239

Sommaire
Texte intégral

1. Introduction

Il sera question ici d’un projet en cours : celui qui consiste à élaborer une théorie générale de l’écriture comme système sémiotique, théorie dont l’originalité sera définie plus loin, mais dont on peut déjà dire qu’elle pense l’écriture comme phénomène spatial, comme « image » donc.

On pourra estimer qu’il y a quelque prétention à vouloir proposer une théorie de l’écriture. Y a-t-il en effet un objet qui, plus que cette dernière, a fait l’objet d’études ? Un objet qui, plus que l’écriture, a fasciné les historiens, les anthropologues et les linguistes ?

1.1 Points de vue

Oui, on s’est beaucoup occupé de l’écriture. Mais il faut dire qu’on a surtout décrit les valeurs sociales et religieuses considérables dont elle a été investie, et moins le système sémiotique qu'elle constitue. Lorsqu’on l’a étudiée comme système sémiotique, cette étude a le plus souvent été diachronique : c’est le processus de développement et de transmission des écritures qui a principalement requis l’attention, attention des historiens au premier chef, lesquels se sont surtout préoccupé d’observer l’évolution des techniques d’écriture. Et lorsqu’on a étudié celles-ci comme système sémiotique et en synchronie, ce fut souvent au prix d’une double restriction. La première est celle qui provient de la focalisation de l’attention sur une langue particulière ou un groupe de langues particulier. La question devenant alors : comment l’écriture fonctionne-t-elle pour cette langue-là ? Deuxième restriction : lorsque l’écriture a été étudiée de manière sémiotique et synchronique, et cette fois dans sa généralité, ce fut souvent dans une perspective de linguistique appliquée : pédagogie (de la lecture, de l’écriture), psychologie (dyslexie, étude et traitement des aphasies, etc.)

Ces deux restrictions, parfaitement légitimes, ont eu, entre autres effets, de générer des terminologies spécifiques. Des terminologies certes parfaitement adéquates à leur objet : la description de la tradition scripturale d’une langue ou d’une culture données (« déterminant », « complément phonétique », « explétif » pour l’égyptien ancien, « logogramme », « lettre quiescente » pour le français, « clé » pour le chinois) ou celle d’un phénomène psychologique donné (« relations phono-graphémiques » et « relations grapho-phonémiques » en psycholinguistique dans l’étude des dyslexies). Mais ces terminologies spécifiques constituent aussi une hypothèque : elles empêchent de mesurer le caractère général de la fonction décrite — et donc d’embrasser dans un cadre unique toutes les manifestations du phénomène de l’écriture — ou, à l’inverse, elles interdisent de voir quand cette fonction a un caractère spécifique. Bien que nombre de contributions capitales à la théorie de l’écriture aient été élaborées dans le cadre de l’étude d’une langue particulière, il est de fait que les travaux de portée générale restent rares, même si on peut compter avec les synthèses de Roy Harris (1995) et de Viviana Cárdenas (2001), ou encore avec les travaux de J.P. Jaffré qui, au sein du laboratoire CNRS LEAPLE, étudie la « morphogenèse graphique » en mettant en évidence des principes communs à toutes les écritures.

1.2. Langue et écriture

Le retard des études sémiotiques synchroniques à prétentions générales est sans nul doute imputable au tour pris par la linguistique depuis le début du XXe siècle.

On sait que cette discipline s’est alors efforcée de réhabiliter un langage parlé jusque-là sans légitimité, et qu’elle devait y voir l’essence même du langage. Ce tropisme vers la langue parlée devait avoir un effet pervers et un effet heureux. Effet pervers : pendant longtemps, la langue écrite a été décrétée d’intérêt secondaire, voire interdite d’étude linguistique. Songeons à Ferdinand de Saussure, lorsqu’il proclame l’indignité de l’écriture : « langue et écriture sont deux systèmes distincts : l’unique raison d’être du second est de représenter le premier ». Condamnation sans appel ? Voire. Notons le début de la phrase : « langue et écriture sont deux systèmes distincts ». C’est bien l’idée ici exprimée qui a eu par la suite un effet heureux : quand la voie s’est libérée — dès les années 60, mais plus résolument depuis deux décennies — pour une théorie de la langue écrite, l’idée d’une relative autonomie des deux codes avait préparé les esprits à envisager une sémiotique de la langue écrite. On allait cesser de la voir comme une simple servante de la langue orale, et on allait l’envisager pour elle-même.

Il n’en reste pas moins que le rapport entre langue écrite et langue orale ne cesse de se poser, et qu’il a requis l’attention de nombreux linguistes, soucieux d’articuler les deux types de langue au sein d’une sémiotique linguistique générale. Parmi ces linguistes, citons, en renvoyant à l’excellente description de Cárdenas (2001 : 99-119), Josef Vachek et Nina Catach. Le premier, héritier de l’école pragoise, plaide pour l’existence de deux systèmes sémiotiques distincts, dépourvus de structure commune, mais entre lesquels s’établissent des relations non point de référence mais de correspondance. Position également tenue par Anis (e.g. 1988). Pour Catach — qui s’inscrit dans la lignée de la glossématique et qui plus que tout autre chercheur a tenté de systématiser la complexe orthographe française —, il faut au contraire postuler l’existence d’un système sémiotique global et abstrait (L’), au sein duquel s’établissent les correspondances entre langue parlée (« langue phonémique ») et langue écrite (« langue graphémique »). Il ne s’agit toutefois pas d’une simple correspondance terme à terme, mais d’une complémentarité, qui garantit l’autonomie relative des deux sous-systèmes.

2. Conceptions de l’écriture

Dans ce qui suit, je voudrais contribuer à l’établissement d’une « morphogenèse graphique », notamment en proposant une typologie des fonctions de l’écriture. J’écris fonctions au pluriel car, on va le voir, l’écriture est un objet assurément complexe et multidimensionnel.

L’originalité de ce travail, que j’avais promis de définir, sera de mettre l’accent sur les fonctions sémiotiques de l’écriture (sémiotiques, car il en est d’autres : sociales, psychologiques, religieuses…), et pour cela de conjoindre deux points de vue que l’on a souvent opposés ces derniers temps : celui du linguiste et celui du sémioticien ; et qui plus est du spécialiste de la sémiotique visuelle (cfr Groupe µ, 1992). On verra en effet que la part la plus importante des spécificités de l’écriture lui viennent du double fait qu’elle est articulée à la langue ― laquelle présente un caractère de linéarité― tout en présentant un caractère spatial, caractère essentiel qu’elle tient, à l’origine, de son tropisme pour le canal visuel.

2.1. Deux conceptions : conception stricte et conception large

Deux points de vue que l’on a souvent opposés, disais-je : il faut souligner que les débats sur la relation entre langue écrite et langue orale dissimulent mal une hésitation entre deux conceptions de l’écriture, objet sur la nature de quoi il faut bien s’entendre. Ces deux conceptions, diamétralement opposées, peuvent être appelées conception large, ou pan-sémiotique, et conception stricte, ou logocentrique.

Note de bas de page 2 :

Même position chez Saussure : les traces de l’autonomie de l’écrit, qu’il aperçoit bien, sont à ses yeux autant de trahisons de la « vraie » langue. Sur Saussure et l’écriture, voir Chiss et Puech, 1988. Anis (1988) distingue deux nuances dans la conception stricte : le phonocentrisme (la langue écrite fournit une représentation fatalement déformée de la langue orale, laquelle s’identifie avec la langue tout court) et le phonographisme (avec sa variante : le phonographisme tempéré) : grâce à l’intervention de règles spécifiques, l’écrit fournit une image fidèle de la langue orale.

Pour les tenants de la conception stricte, l’écriture est une « sémie substitutive », selon l’expression d’Eric Buyssens (1943 : 49) : elle a pour unique fonction sémiotique de noter le langage oral (« lorsqu’on lit l’écriture, on substitue les sons de la parole aux caractères écrits, et c’est à partir de la parole qu’on passe à la signification »). C’était déjà le point de vue de Saussure (« l’unique raison d’être du second est de représenter le premier »), et sans doute est-ce André Martinet qui le formule de la manière la plus radicale : pour lui, il n’y a écriture que quand il y a « asservissement du pictural à l’oral » (apud Cardenas, 2001 : 97). Dans cette perspective, l’écriture serait un code où les signifiants graphiques renvoient à des signifiés qui sont eux-mêmes toujours et exclusivement des signes linguistiques. Et dès lors, puisque aucune autonomie ne lui est reconnue par rapport à la langue orale, toute fonction sémiotique propre lui est déniée. Lorsque d’aventure on semble lui en reconnaitre une, comme le fait Buyssens lorsqu’il examine des phénomènes comme les guillemets, on exclut ces fonctions du champ de l’étude, au nom d’une pétition de principe qui est la pureté linguistique de l’écriture (ce sont les traces « d’une sémie directe vivant en parasite sur la sémie substitutive qu’est l’écriture », 1943 : 50)2. On va voir plus loin que cette conception stricte est intenable.

La conception large a beaucoup d’adeptes. Contentons-nous de rappeler que pour Jacques Derrida, il y a écriture dès qu’il y a « inscription durable d’un signe ». Chez les sémioticiens, elle est particulièrement bien illustrée par Roy Harris (1995). Ce dernier pose que l’écriture présente ce qu’il appelle des « formes non glossiques » (la notation musicale, la notation mathématique) à côté des classiques « formes glossiques ». Le postulat de l’existence de ces formes non glossiques de l’écriture se justifie dans le cadre d’une « sémiotique intégrationelle », pour laquelle la communication humaine consiste en « l’intégration contextualisée des activités humaines au moyen de signes ». C’est au nom de cette intégration que l’auteur récuse les travaux de ceux qui sont partis en quête des spécificités de l’écriture à partir d’une idée préconçue — et stricte — sur celle-ci. Toutefois, Harris ne nous dit rien de la façon dont on peut, dans le cadre bien vaste qui est tracé, distinguer d’une part entre ce qui est écriture et ce qui ne l’est pas (comment justifier le privilège offert à la notation musicale ? comment ne pas inclure également dans les écritures non glossiques les quipus incas ? et les mutangas des Legas du Bas-Zaïre ? voire les tatouages ?) et d’autre part entre ce qui est « écriture glossique » et « écriture non-glossique », distinction qui réintroduit une partition que l’on semblait vouloir éviter. On croit voir que Harris se fonde sur un double critère, qui, chez lui comme chez tous les tenants de la conception large, reste toutefois implicite : une écriture est faite de signes 1) présentant un caractère discret et 2) se combinant de manière répétitive dans une structure spatiale fixe (le segment de ligne droite par exemple, ou une spirale, comme dans le disque de Phaestos). Tout système de signes présentant cette double caractéristique est alors dite écriture. De tels systèmes sont évidemment légion : les notations musicale et chimique, certes, mais aussi la bande dessinée en tant qu’elle est constituée de séquences de vignettes, les signes de piste, les rébus, les plans de métro, les mots croisés, les pièces héraldiques, le plateau de certains jeux de société, certaines peintures de Henri Michaux, de Julius Bissier ou de Victor Vasarely, etc. En définitive, comme on le voit chez Derrida, la conception large tend à résorber tout le sémiotique — ou au moins toutes les sémiotiques spatiales — dans le concept d’écriture. Et l’on voit mal ce que l’on gagne à pratiquer une telle fuite en avant.

2.2. Une conception dialectique

Dans ce qui suit, je plaiderai pour une conception médiane où sont garanties 1) le caractère glossique de l’écriture et 2) sa relative autonomie par rapport à la langue orale.

Pour cela, avançons une définition provisoire de l’écriture : l’écriture est un code sémiotique dont le plan de l’expression est constitué d’unités discrètes combinables et ordonnées dans un espace perceptible, et dont le plan de l’expression comprend des unités linguistiques combinables.

Tous les mots de cette définition comptent :

Note de bas de page 3 :

Je dis « clairement référables » et non « univoquement référables ». Comme pas mal de systèmes de signes, l’écriture tolère évidemment l’ambivalence et l’ambigüité.

Note de bas de page 4 :

Ce que ne fait pas Trager (1974) lorsqu’il définit l’écriture comme « système conventionnel de marques ou de dessins ou d'artefacts analogues qui représentent les énoncés d'une langue ». Une telle définition pourrait inclure les systèmes d’oralisation visés au point 2 de ma définition.

Note de bas de page 5 :

Harris (1995) récuse également la pertinence du trait « visuel », et souligne vigoureusement (chap. 6) que le substrat matériel essentiel de l’écriture n’est pas visuel mais bien spatial. Mais en plusieurs endroits, il prend de facto le critère de visualité en considération (par exemple en avançant  — chap. 17 — que les sillons des disques ou les pistes magnétiques constitueraient une écriture si l’œil humain pouvait les lire).

  • On y indique l’existence d’un plan de l’expression qui « comprend des unités linguistiques », et non d’un plan de l'expression « constitué d’unités linguistiques ». Je veux par cette précision ménager la possibilité que l’écriture ait d'autres fonctions, venant se juxtaposer aux fonctions de notation du linguistique : on souligne ainsi la relative autonomie des écritures.

  • Mais par ailleurs, selon cette définition, une écriture doit être clairement référable à des énoncés performés dans une langue donnée3. Il s’agit ici d’exclure tous les énoncés simplement susceptibles de faire l’objet d’une traduction verbale. Prendre en considération ces objets mènerait à nommer écriture tout système sémiotique pouvant servir de support ou de stimulus à une communication orale (par exemple les tablettes de l’Ile de Pâques, un spectacle de marionnettes, un chemin de croix). Mais tout énoncé, ou presque, étant susceptible de faire l’objet d’une telle traduction, on pourrait alors nommer écriture non seulement une série de symboles mnémotechniques, mais aussi les spectacles de lanterne magique, les œuvres picturales, voire les énoncés dans une langue A lorsqu’ils sont la traduction d’énoncés produits dans une langue B. Une fois de plus, c’est tout le sémiotique qui se résorberait dans l’écriture : nouvelle fuite en avant.

  • Il est question « d’unités discrètes ». Il s’agit ici d’exclure les énoncés complexes et continus4.

  • Ces unités se définissent par leur caractère spatial, et non par leur caractère visuel. On va voir plus loin toute la portée de la distinction que je suggère ici5.

  • Ces unités sont « ordonnées dans l’espace » et non « ordonnées linéairement » dans l’espace. La linéarité était essentielle pour Saussure, pour qui la ressemblance essentielle entre signe écrit et signe oral était que tous deux étaient non seulement arbitraires, mais aussi linéaires ; cette posture était également celle de Martinet. On va voir plus loin que la caractéristique majeure de l’écriture, en tant qu’elle est relativement autonome par rapport au langage oral, est précisément d’être fondée sur des caractéristiques tabulaires et non plus linéaires.

  • Enfin on parle « d’unités linguistiques », sans autre précision, et non de « sons » ou « phonèmes ». L'écriture est bien autre chose, comme le souligne Roy Harris, qu’une transposition d’une modalité sensorielle à une autre, idée que l’on peut déduire de la définition de Saussure, et que suggère l’ambiguïté du mot lire, quand il signifie, comme dans de nombreuses langues, « prononcer à voix haute ».

2.3. Le fondement de l’écriture : la spatialité

La relative autonomie de l’écriture prend sa source dans son caractère spatial.

Note de bas de page 6 :

Sur la notion de stimulus, voir mon Précis de sémiotique générale (Klinkenberg, 2000).

Pour comprendre la nature de ce dernier, admettons par hypothèse la conception étroite. Selon celle-ci, l’écriture jouerait un simple rôle substitutif. Ce faisant, elle entendrait rémunérer deux faiblesses du langage oral : son caractère fugace, volatile, et son faible rayon d’action. De fait, elle permet aux productions linguistiques de se jouer des frontières : elle les rend permanentes (et Derrida fait de cette permanence une des traits définitoires de l’écriture) et transmissibles dans un vaste rayon d’action ; elle permet de stocker et de faire circuler les informations, sans plus tenir compte des contraintes de temps et d’espace, ni des limites et des faiblesses de la mémoire. Et des techniques connexes nouvelles ont sans cesse, au long de l’histoire, permis d’augmenter les performances de cette technique de base : l’imprimerie, qui permet la multiplication de l’écrit, les supports magnétiques divers, qui autorisent, outre sa multiplication, son traitement et son compactage, etc. De sorte qu’aujourd’hui, contrairement à la prophétie de Marshall Mc Luhan et à celle des Cassandre qui avaient prédit sa disparition devant les techniques audio-visuelles, l’écrit est plus présent que jamais dans nos cultures. Tout ceci est bien connu, comme aussi les corollaires de ces deux premières propriétés : le fait qu’en se manifestant par un stimulus6 durable et transmissible à distance, l’écrit détache l’énoncé des circonstances qui lui donnent largement sens et rend médiate la relation entre les partenaires de l’énonciation, et modifie ainsi la valeur des embrayeurs.

Mais c’est une troisième propriété du passage de la parole à la modalité écrite que je veux souligner ici. Une caractéristique capitale, car elle est à mon sens la source du caractère complexe et multidimensionnel de l’écriture : que cette dernière fait passer la parole du canal oral sur le canal visuel.

Or les sémiotiques qui transitent sur l’un et l’autre de ces canaux sont profondément affectées par les propriétés de ceux-ci, ce qui — soit dit en passant — justifie une prise en considération des canaux, qui était jusqu’à nos jours largement refusée par la sémiotique (Voir Klinkenberg, 2000).

Note de bas de page 7 :

Ce qui ne signifie pas qu’elles font l’objet d’un traitement linéaire : leur simultanéité est en tout cas assurée par la mémoire.

Je précise que par canal, j’entends de première part l’ensemble des stimuli des signes, qui dépendent du support matériel permettant leur transmission, et de seconde et troisième part les caractéristiques des appareils émetteurs et récepteurs. C’est que la configuration des énoncés dépend de ces instances de transmission. Les appareils visés ne sont en effet sensibles qu’à une gamme spécifique de phénomènes physiques. Ainsi, le canal auditif ne permet pas de traiter à la fois autant d’informations que le canal visuel, beaucoup plus puissant. Ce dernier permet en effet de faire transiter 107 fois plus d’informations que le premier, dans le même laps de temps (cfr Groupe µ, 1992). Cette différence de puissance a des répercussions non négligeables sur les modes d’organisation des unités sémiotique dans un syntagme. On peut aisément constater que les sémiotiques s’appuyant principalement sur l’ouïe privilégient les syntaxes linéaires (où les informations se présentent pour être traitées les unes après les autres7), et que celles qui exploitent la vision font un usage de syntaxes tabulaires, où l’on traite simultanément un certain nombre d’informations, simultanéité autorisée par la puissance du canal. Les esthéticiens avaient déjà été attentifs à cette distinction, eux qui distinguaient d’un côté les arts du temps — avec les productions verbales ou la musique — et de l’autre les arts de l’espace, avec la peinture, le dessin ou la sculpture.

Lorsqu’une même sémiotique mobilise des signes fondés sur des stimulus différents — autrement dit lorsqu’elle exploite des canaux différents —, ceci entraine une conséquence importante : on ne peut avoir une équivalence parfaite entre la variante du code transitant par le canal a et celle qui transite par le canal b, puisqu’un canal particulier fait peser des contraintes spécifiques sur l’organisation de ces signes. On doit donc s’attendre à ce qu’en passant d’un canal à un autre, les messages performés à partir d’un code donné perdent une partie de leurs caractéristiques —ici, un certain type de fonctionnement des embrayeurs — mais gagnent en échange d’autres caractéristiques.

Note de bas de page 8 :

Trait que tous les tenants de la conception large semble vouloir conserver (voir 2.1.).

Ainsi, en passant par la modalité sensorielle qu’est la vision, les énoncés linguistiques conservent-ils leur caractère linéaire8, tout en acquérant un caractère de tabularité que leur confère leur spatialité.

Note de bas de page 9 :

On peut noter que le passage de la linéarité à la spatialité a pu être considéré comme une avancée dans plus d’un système. En logique, Gottlob Frege, dans Begriffschrift (1879), calcule les propositions de manière non plus linéaire mais spatiale, même si on a postérieurement linéarisé sa logique ; mais on a vu par la suite apparaître des modèles non linéarisables (comme le quantificateur réunifié, remis en chantier par J. Hintikka ; aimable communication de P. Gochet).

Et c’est bien cette dimension spatiale qui est importante lorsqu’on définit l’écriture, et non son caractère visuel : celui-ci n’est que la source de ladite spatialité. On constate en effet que cette spatialité peut être exploitée sur d’autres canaux que le visuel. Par exemple les signes scripturaux peuvent faire l’objet d’une transposition tactile, se définissant eux aussi par une disposition spatiale. On attribue à Valentin Haüy (1745­-1822), fondateur de l’Institution des jeunes aveugles de Paris, le mérite d’avoir établi que les aveugles sont capables de lire l’écriture alphabétique par le canal tactile, quand les lettres sont imprimées en relief. C’est son disciple Louis Braille (1809-1852) qui tira toutes les conséquences de ceci en inventant la matrice à 6 points connue depuis lors comme « l’écriture Braille » (Harris, 67). Il ne s’agit pas là d’une annexe secondaire dans le développement de l’écriture, mais de la prise en considération d’un de ses traits définitoires fondamentaux : elle est une organisation de l’espace9.

Note de bas de page 10 :

L’espace scriptural bidimensionnel est éventuellement récurrent : la page est un espace à deux dimensions, mais dans le livre ou le codex, cet espace se répète le long de la troisième dimension.

Note de bas de page 11 :

Notons que la spatialité de l’écriture peut à son tour être transmutée à la faveur de certains changements de canaux. C’est le cas avec le morse sifflé : par rapport au morse écrit, on peut dire qu’il est fondé sur un équivalent sonore, et donc linéaire, des traits restant linéaires dans sa manifestation écrite (longueur des éléments manifestés — segments de droite ou espaces vides — et alternance des segments et des vides).

L’énoncé écrit cesse donc de se déployer dans un espace à une dimension (induisant des relations exclusivement linéaires) mais investit un espace à deux dimensions au moins (induisant des relations tabulaires). Cet espace à deux (ou à trois) dimensions10 permet une aperception simultanée, mais est toutefois orienté (et animé) par des relations linéaires. La particularité de l'espace écrit réside dans cette ambivalence : il est le champ où se déploient à la fois des relations tabulaires et des relations linéaires11. C’est en ce sens que l’écriture en elle-même — en elle-même, c’est-à-dire sans même qu’il soit besoin d’invoquer des cas comme « Les mots dans la peinture » (pour reprendre un titre de Butor) — témoigne d’une intermédialité. Elle rend en effet co-présentes dans un énoncé unique des formes relevant d’organisations matérielles distinctes.

Cette intermédialité a pour conséquence que l’écriture assume fatalement des fonctions non-linguistiques, d’où sa relative autonomie : elle est à la fois une sémiotique linguistique — « glossique », aurait dit Harris — et une sémiotique de l’espace (au même titre que celle qui est à l’œuvre dans le dessin, le plan, l’organigramme, le diagramme, la carte, la maquette). L’intermédialité fait partie de sa définition. On peut déjà noter que des relations indexicales — un concept important qui sera commenté plus loin (3.2.4) — peuvent y induire une force illocutoire motrice spécifique (invitation à feuilleter, à suivre du doigt, à cliquer, à dérouler…). Cette force et les actions qui en découlent sont spécifiques, car liées à la spatialité de l’écriture.

3. Les fonctions de l’écriture : une typologie

3.0. Deux familles de fonctions

Note de bas de page 12 :

Catégorie à définition privative, dans laquelle on peut d’ailleurs voir une trace inconsciente de la conception stricte logocentrique.

Il n’est pas impossible de mettre dans l’ordre dans les manifestations de cette plurifonctionnalité. On dira que les signes scripturaux assument simultanément des fonctions glossiques (ou graphémologiques dans la terminologie de Catach) et des fonctions grammatologiques (ou non glossiques, selon Harris). Dans le premier cas, les signes scripturaux ont pour plan du contenu des fonctions ou des données du code linguistique. (Ce sont ces seules fonctions qui, d’habitude, retiennent le linguiste tenant de la conception stricte de l’écriture). Dans le second, les signes graphiques ne renvoient pas à des fonctions du code linguistique, mais assument une autre fonction sémiotique rendue possible par l’inscription de l’écriture dans l’espace. Une linguistique qui accepte de s’élargir aux dimensions de la sémiotique ne peut négliger ces secondes fonctions, mais ne peut davantage les grouper dans la catégorie fourre-tout du « non-glossique »12.

La simultanéité de ces deux familles de fonctions est nécessaire : si on peut en droit les distinguer, il n’y a aucune écriture, au sens où on a défini cette sémiotique, qui ne les mobilise toutes deux. Autrement dit, toute écriture présente par définition des fonctions glossiques et des fonctions grammatologiques. L’originalité d’un système d’écriture particulier réside donc dans les choix qu’il opère dans les deux familles de techniques, et dans les façons qu’elle a d’articuler les techniques choisies.

Note de bas de page 13 :

Sur la notion de stimulus, voir mon Précis de sémiotique générale (Klinkenberg, 2000).

Dans ce qui suit, je renverrai aux notions bien connues de plan de l’expression et de plan du contenu, et sur le plan de l’expression, je distinguerai signifiant et stimulus, cette dernière notion étant sans doute moins familière. Le stimulus est la manifestation concrète et contingente du signe ; autrement dit, ce qui dans la communication le rend transmissible par le canal, en direction d’une sensorialité ; le signifiant, quant à lui est un modèle. Le rapport entre stimulus et signifiant est donc, généralisé à tout signe, celui qui unit son et phonème dans le signe linguistique13. J’appellerai objets graphiques les stimuli des systèmes graphiques. Grosso modo, ce sont donc les constituants du répertoire d’une écriture, mais tels qu’on peut les repérer empiriquement, avant toute assignation d’une fonction particulière dans une écriture donnée (sont par exemple des objets graphiques, dans l’écriture latine, les lettres — avec les variantes qu’on leur connait : la majuscule, par exemple, les graisses, les familles typographiques, etc. —, les signes diacritiques les accompagnant, les signes de ponctuation, les espaces, etc.)

3.1. Fonctions glossiques

Dans cette catégorie, nous distinguerons des fonctions autonomes et des fonctions hétéronomes. Les premières sont cardinales parce qu'elles sont nécessaires. Autrement dit on les trouve dans toute écriture, dont elles constituent un principe. Les secondes sont facultatives : elles se présentent toujours conjointes à des fonctions autonomes.

3.1.1. et 3.1.2. Fonctions phonémographiques et fonctions idéographiques

Note de bas de page 14 :

Par exemple dans certains contextes d’utilisation de « l’alphabet phonétique international » (qui est le plus souvent utilisé à des fins non pas phonétiques mais phonologiques).

Dans sa fonction glossique, l’écriture est une sémiotique qui a pour plan du contenu des fonctions ou des données du code linguistique. Or ce plan du contenu peut indifféremment être constitué d’unités linguistiques relevant du plan de l’expression (linguistique) ou d’unités linguistiques relevant du plan du contenu (linguistique). Autrement dit, toute écriture note tantôt les signifiants linguistiques, tantôt les signifiés, ou simultanément les deux. Autrement dit encore, un double principe fonde l’écriture dans sa fonction glossique : un principe communément — mais inadéquatement — baptisé « phonographique » (voire « phonétique ») et un principe « sémiographique » (Jaffré). Le premier principe est inadéquatement appelé « phonographique » d’abord parce qu’en dehors de certains rares cas14, ce que ces écritures notent, ce ne sont pas les sons, mais les phonèmes — et il faudrait alors plutôt parler d’écriture phonématique, phonémographique ou graphophonémique —, ensuite parce que les écritures de ce type peuvent aussi avoir pour plan du contenu des phénomènes comme le ton ou l’accent, qui ont aussi (ou peuvent avoir) valeur phonologique. D’un autre côté, « sémiographique », terme qui peut avoir un sens fort large, a lui aussi beaucoup de concurrents : logographique, idéographique, etc. Tout en reconnaissant que « idéogramme » a un passé lourd, qui le limite à certains systèmes d’écriture repérables historiquement, j’opterai pour ce terme familier, mais en lui donnant le sens général que l’on va voir.

Conventionnellement, nous parlerons donc d’écriture phonémographique et d’écriture idéographique.

Exemples d’écritures à tendance phonémographique : l’écriture latine de l’espagnol, de l’indonésien, de maintes langues indiennes ou africaines, les écritures cyrillique et glagolitique de certaines langues slaves, runes, hangul coréen, etc.

On peut déjà attirer l’attention sur la variété et la complexité des écritures particulières à cet égard : certaines sont simplement phonématiques, d’autres — communément désignées comme syllabiques — notent des groupes de phonèmes correspondant à l’unité syllabique (cas de nombre d’écritures du Moyen-Orient ancien, du linéaire B, des kanas japonais). Certaines, à l’inverse, ne notent qu’une partie des phonèmes (en général les phonèmes consonantiques) comme dans la notation de l’arabe ou de l’hébreu (lesquels peuvent noter les voyelles par un système complémentaire de points) ; il semble aussi que les quipus incas aient eu, à côté de leur valeur numérique, une valeur consonantique. D’autres encore notent les tons, soit en recourant à des diacritiques, comme dans l’écriture romanisée du vietnamien, soit en mobilisant des lettres complémentaires, comme dans l’ancienne écriture du zhuang. Des écritures dont le ressort principal est idéographique peuvent connaitre des séquences phonémographiques. C’est le cas des « compléments phonétiques » de l’écriture de l’égyptien ancien. On peut aussi rencontrer ce phénomène en chinois. Par exemple, l’idéogramme de lông, « dragon », intervient à titre de composant dans les idéogrammes correspondant aux mots « sourd », « approcher », « envelopper », « tumulus », qui tous présentent les phonèmes [long]. Autrement dit, le signe note la structure phonologique du mot, au ton près. Mais ici on ne peut, sauf de manière arbitraire, parler de « complément » (comme c’est le cas avec l’égyptien, où la séquence phonémographique entre en redondance avec la séquence sémiographique) : on parlera plutôt d’idéogramme requalifié en signe phonémographique renvoyant à un squelette phonologique.

Les secondes fonctions glossiques autonomes sont donc les idéographiques. Exemples (que l’on va raffiner) : les kanjis du chinois, les hiéroglyphes égyptiens, les hiéroglyphes hittites, les chiffres arabes.

Arrêtons-nous très brièvement sur quelques caractéristiques de ces deux premiers types de fonction.

On a longuement commenté, notamment chez les historiens, les avantages et les inconvénients pragmatiques de l’un et de l’autre. L’avantage du premier type de technique est l’économie. Comme le nombre de phonèmes d'une langue est toujours relativement faible, le nombre de signes graphiques est modeste aussi : son cout paradigmatique est donc faible. D’où de nombreuses facilités d'emploi (mémorisation aisée, petit nombre d’unités sur la casse ou le clavier, possibilités de transcription mécanique, etc.). En regard, le cout paradigmatique du second type de système est plus élevé : nombre plus élevé de signes, avec les conséquences pratiques que cette quantité entraine. A l’inverse, le désavantage du principe phonémographique est que la compétence dans la manipulation d’une telle écriture est liée à la connaissance de la langue : je puis être à même de lire à haute voix un texte indonésien ou un texte hongrois sans y comprendre un traitre mot. L’avantage de la seconde technique, idéographique, est sa relative universalité : elle permet en effet d’encoder différentes langues, phonologiquement très différentes (pour autant que leurs structures sémantiques ne soient pas exagérément différentes). Exemple : les idéogrammes chinois, lisibles par toutes les personnes pratiquant des « dialectes » chinois différents (en fait, des langues parfois assez éloignées l’une de l’autre que l’espagnol et le roumain), mais aussi par un Japonais, par un Coréen, qui utilise le plus couramment le hangul phonographique, voire par un vieux lettré vietnamien. De tels idéogrammes existent dans les écritures latines (ex. les chiffres arabes, l’esperluette &).

Note de bas de page 15 :

Mais notons qu’il y a absence régulière d’isomorphisme entre les formes des signes graphiques et les formes des signes phoniques. Si l’on met à part quelques systèmes graphiques (comme celui qui note l’inuktitut), on constatera aisément qu’aux oppositions phonologiques sourde/sonore ou consonne/voyelle ne correspondent jamais une opposition de tracés graphiques systématique.

Par ailleurs, et ceci a été moins noté, les règles de combinaison et d’articulation des signes diffèrent sensiblement d’un système à l’autre. Alors que les systèmes d’écriture phonémographique présentent des articulations partiellement proches de la structure phonématique de la langue notée (en français, les groupes de lettres [c], [o], [nn], [ai], [t], [re] constituant le verbe [connaitre] correspondent globalement aux phonèmes /nεtr/15, les systèmes idéographiques manifestent une articulation sui generis, renvoyant diagrammatiquement au contenu. Par exemple, en japonais, l’idéogramme pour « arbre » (qui se prononce /ki/, et /moku/ dans les composés, est répété deux fois pour « bois » (/ajai/) et trois fois pour « forêt » /mori/) : le nombre d’idéogrammes identiques indique donc dans ce cas un ordre de grandeur permettant de catégoriser le référent.

Enfin, une des caractéristiques des systèmes idéographiques est qu’on y trouve, optionnellement, une para-iconicité mnémotechnique.

Note de bas de page 16 :

Certains tirent argument de « l’origine iconique » des sémiogrammes : c’est confondre allègrement la diachronie et la synchronie, ce que le premier étudiant linguiste venu ne fait plus depuis plusieurs générations. De toute manière, même prendre l’origine en considération ne met pas à l’abri de la seconde critique que nous adressons au mythe de l’iconicité des idéogrammes.

J’insiste sur ce trait, et ai dû forger le terme de paraiconicité, parce qu’on place souvent un principe iconique à la racine des écritures de ce type. Il y a là une double erreur du point de vue d’une théorie sémiotique de l’écriture. D’une part, nombre d’idéogrammes n’ont aucune valeur iconique (les chiffres arabes, la plupart des idéogrammes chinois)16. En termes plus précis, le stimulus de ces signes idéographiques ne coïncide pas avec le stimulus d’un signe iconique. Par ailleurs, il arrive certes qu’un stimulus — une configuration spatiale donnée — ayant une valeur idéographique donnée, soit également le stimulus d’un signe iconique. Mais ceci arrive moins souvent qu’on ne le croit. (Par exemple, un signe représentant iconiquement un bovidé pourra avoir pour valeur idéographique « animal » ou « troupeau » : et ce n’est pas par un mécanisme iconique que « troupeau » ou « animal » est identifié). Sur le plan du droit, idéogramme et icône sont donc des phénomènes radicalement différents. Une même configuration spatiale peut être à la fois (simultanément ou tour à tour) stimulus d’un signe scriptural idéographique et stimulus d’une icône, ce qui permet de produire des énoncés où s’observent des jeux de sens complexes, ou calembours sémiographiques. Les Egyptiens anciens, tout particulièrement, ont beaucoup misé sur cette polyvalence des idéogrammes.

Les tenants de la conception stricte ont tendu à croire qu’il n’y avait d’écriture que dans un choix entre le principe phonémographique et le principe idéographique. Outre que ce serait faire litière des fonctions grammatologiques, ce serait outrageusement simplifier le problème de l'écriture même en restant sur le plan des fonctions glossiques.

Commençons par noter que les deux modèles décrits n’apparaissent jamais de manière pure : les écritures sont toujours hybrides. Certains exemples sont bien connus : celui de l’égyptien, celui du japonais, ou encore celui de l’écriture aztèque. Mais c’est aussi celui de maintes écritures européennes, par exemple celle du français. Les humoristes ont beaucoup ironisé sur un mot comme [oiseau], qui est censé noter les phonèmes /wazo/, un mot où il n’y a ni / Ә / (o ouvert), ni /i/, ni /s/, ni / æ / (schwa) ni /a, ni /y/, phonème que notent le plus souvent les lettres [o], [i], [s], [e], [a], [u] Mais on a pu leur faire observer que la graphie [oiseau] était à prendre globalement. Autrement dit comme un idéogramme. On peut même ajouter que les deux grands types de pédagogie de la lecture — la méthode dite syllabique et la méthode dite globale — sont fondées l’une sur une conception exclusivement phonémographique de la langue apprise, l’autre sur une conception exclusivement idéographique.

Il faut ensuite noter, à côté des fonctions glossiques autonomes, la présence de fonctions glossiques hétéronomes. Il nous faut à présent passer à celles-ci.

Comme on l’a déjà dit, ces fonctions sont dites hétéronomes parce qu’elles ne fonctionnent qu’en présence de fonctions (1) phonémographiques ou (2) idéographiques. Ce sont des fonctions idéographiques spécialisées. Idéographiques parce qu’elles notent nécessairement un contenu. Enumérons-les :

3. fonctions morphologiques ou morphosyntaxiques

4. fonctions thématiques

5. fonctions distinctives

6. fonctions démarcatives

7. fonctions intonatives

8. fonctions régulatives ou dévolutives

et passons-les rapidement en revue.

3.1.3. Fonctions morphologiques ou morphosyntaxiques

Les idéogrammes morphologiques ou morphosyntaxiques — que l’on peut aussi nommer morphogrammes — visent à la notation de fonctions morphologiques et/ou syntaxiques.

Note de bas de page 17 :

C'est un des grands mérites de N. Catach d’avoir approfondi des intuitions de Martinet — selon qui l'orthographe moderne se « rapproche parfois d’une transcription morphophonologique de la langue » (1965 : 25), de Gak (1976) et de R. Thimonnier, en insistant sur l'existence de tels morphogrammes.

Dans ce cas, les signes graphiques ont alors pour signifié une fonction syntaxique ou une règle morphologique s’appliquant à une unité adjacente ou à un groupe adjacent d’unités (notons ce rapport entre unités adjacentes : il est important et j’y reviendrai). Par exemple, en français, un [s] en position finale ne vaut généralement pour aucune unité phonétique (sauf lorsqu'il note un /z/), mais signale simplement une valeur particulière — la valeur « pluriel » — du mot qu'il flanque, et qui peut, lui, être identifiés grâce à des recours phonémographiques ou idéographiques17. Les signes morphologiques, très fréquents en français (dont on voit une fois de plus qu’il comporte des idéogrammes), peuvent aussi renvoyer à une catégorie grammaticale ou à une relation syntaxique. La ponctuation, qui fait évidemment partie de l’écriture, peut-elle aussi jouer un rôle morphosyntaxique, par exemple quand elle sert à indiquer l’existence (et les frontières : voir ci-après les fonctions démarcatives) d’une phrase ou d’un syntagme.

3.1.4. Fonctions thématiques

Les idéogrammes thématiques visent à la notation des catégories sémantiques ou des isotopies.

Note de bas de page 18 :

Ces marques thématiques permettent d’importants jeux sur les connotations. Par exemple, le même mot /mntj.w/ « asiatiques » peut recevoir le déterminatif « humain », mais aussi le déterminatif « ennemi », ce qui modifie la portée de l’énoncé (exemple aimablement fourni par J. Winand).

Ils ont pour fonction de signaler l’appartenance d’une unité adjacente ou d’un groupe adjacent d’unités à une catégorie de sens donnée (ce qui, au niveau de l’énoncé, correspond à une isotopie) : catégorie « êtres animés », « actions », « être négatif », « construction », etc. Ce sont de telles indications que Champollion décrivait dans l’égyptien ancien, en les nommant « déterminatifs »18. Mais les signes à fonction thématique existent aussi dans d’autres écritures, Par exemple en chinois, l’idéogramme qui note [mù] « arbre » intervient dans une série d’idéogrammes désignant (a) un nom d’arbre (pin, sapin. saule, murier) ou (b) un objet manufacturé en bois. Ce type de phénomène est la base des « clés » qui permettent usuellement le classement des idéogrammes du chinois. De telles fonctions thématiques sont aussi à l’œuvre dans les langues européennes. Par exemple en français la majuscule en début de mot à l’intérieur d’un texte — variante d’une lettre qui a une fonction phonémographique — a pour signifié possible « institution » ([Le chef de l’État], [le Président de la République]...), tandis qu’en allemand, la même majuscule vaut pour « substantif ».

3.1.5. Fonctions distinctives

Les marques distinctives visent à doter de signifiants graphiques distincts de formes équivalentes sur le plan phonologique mais correspondant à des signifiés distincts (homonymie).

Par exemple, en français, deux mots /so/ s’écrivent l’un [saut] et l’autre [seau] parce qu’ils renvoient aux contenus « saut » et « seau ». On peut dire que [aut] et [eau] ont la même valeur autonome phonémographique /o/, mais qu’ils ont des valeurs hétéronomes distinctives. Le phénomène de distinction peut avoir une certaine ampleur : dans la même langue, tous les groupes écrits [-ot], -[aut], [-aud], [-eau], [-eaux], [-au], [-o], [-aux]… en position finale ont la même valeur autonome phonographique : /o/. La valeur hétéronome distinctive de ces formes écrites peut éventuellement se voir complétée d’une valeur hétéronome morphographique ([-eau] « singulier » vs [–eaux] » pluriel »).

3.1.6. Fonctions démarcatives

Les fonctions démarcatives sont assumées par des marques indexicales (cfr 3.2.4). Ces marques indiquent qu’un objet graphique ou une séquence d’objets graphiques adjacents à la marque doivent être considérés comme une unité, unité dont la marque signale la ou les limites et dont elle indique dès lors l’extension spatiale.

Exemples : la majuscule en initiale de phrase dans les écritures latines, la ponctuation encadrante (les points d’exclamation ou d’interrogation encadrant la phrase exclamative ou interrogative en espagnol), mais aussi les espaces entre les lettres, les mots ou les paragraphes (ou encore les vers, les chapitres), les culs-de-lampe, les colophons, les titres, les frontispices, les lettrines. Les traitements de texte offrent la possibilité de désambigüiser les blancs sur l’écran, en les y remplaçant par des marques ad hoc (indiquant l’espace entre mots ou le retour à la ligne), mais aussi en ajoutant de nouveaux signes démarcatifs tels que le saut de page et les tabulations.

Chacun de ces signes démarcatifs a évidemment une fonction particulière : il indique le caractère qu’il faut conférer au segment délimité : valeur exclamative, interrogative, titulative, etc. Certains signes ayant une autre fonction peut aussi jouer ce rôle démarcatif : par exemple, on notera que les déterminatifs égyptiens sont toujours situés en fin de mot et qu’en français, c’est aussi fréquemment la place des morphogrammes. Par ailleurs, les signes de démarcations peuvent s’articuler les uns avec les autres, de sorte qu’ils indiquent aussi une éventuelle hiérarchie entre les unités ségréguées : le mot dans la phrase, la phrase dans le paragraphe, le paragraphe dans la page, etc., le mot dans le vers, le vers dans le poème, le poème dans le recueil, etc.

3.1.7. Fonctions intonatives

Les fonctions intonatives sont assumées par des marques indexicales notant des faits suprasegmentaux. Ces marques notent le caractère qu’il faut conférer au segment indiqué : valeur de mélodie phrastique, etc. Par exemple, le point d’exclamation ou le point d’interrogation, outre qu’ils jouent le rôle démarcatif étudié ci-dessus, notent la mélodie caractérisant la phrase interrogative ou la phrase exclamative. Il est intéressant de noter que si les phénomènes linguistiques auxquels les marques intonatives renvoient ont un caractère continu, les marques elles-mêmes ont un caractère discret. Elles participent donc à la discrétisation de l’énoncé, c’est à dire à son analyse

3.1.8. Fonctions régulatives ou dévolutives : la polysémie des objets graphiques

Les fonctions régulatives ou dévolutives demandent une explication un peu plus longue.

Comme on vient de le voir à plusieurs reprises, un même objet graphique peut simultanément remplir plusieurs fonctions, de quelque ordre que soient ces fonctions. Il peut donc, en droit, jouir de plusieurs statuts et jouer plusieurs rôles sémiotiques : signifiant d’un système phonémographique, sa fonction peut aussi être à la fois morphographique, intonative, démarcative et thématique, par exemple. Qu’il n’y ait qu’un nombre réduit d’objets graphiques s’explique évidemment par une règle d’économie : prendre en compte la spécificité de chaque famille de fonctions nécessiterait la manifestation en surface de nombreux morphèmes écrits spécialisés (par exemple de morphèmes spécifiquement morphographiques, etc.). Cette économie formelle produit une grande polysémie des signifiants. Cette polysémie des signifiants aboutit à ce que l’on peut nommer des conflits de dévolution, que les études historiques mettent lumineusement en évidence : tel signe doit-il être affecté d’une fonction phonémographique ou d’une fonction morphographique ? Doit-on appliquer à cette unité une règle démarcative ou thématique ?

Cette question est résolue par des règles de dévolution : ce sont celles qui indiquent à quel système — et donc à quel code — appartient l’unité ou le groupe d’unités rencontré. En d’autres termes, elles permettent d’identifier la famille de fonctions en cause, et donc le stock de règles fines à appliquer à l’unité. On constate ici encore le rôle de l’indexicalité. Exemples de signes dévolutifs : dans l’écriture égyptienne, un petit trait (signe accompagnant) indique que le signe adjacent (signe accompagné) doit être pris avec une valeur générale idéographique. Toujours en égyptien, lorsqu’un signe est accompagné d’un déterminatif, ce dernier, outre qu’il a une valeur thématique propre, confère une valeur générale phonographique au signe accompagné.

Au terme de cet examen des fonctions glossiques hétéronomes, on constate non seulement que tout objet graphique peut simultanément ou tour à tour remplir plusieurs fonctions, mais aussi qu’il peut y avoir complémentarité et hiérarchie de ces fonctions. Il semble ainsi que dans toutes les écritures connues,

  • tout signe à fonction intonative a également une valeur démarcative,

  • tout signe à fonction dévolutive a également une valeur démarcative,

  • tout signe à fonction thématique a également une valeur démarcative,

  • tout signe à fonction thématique peut également avoir une valeur distinctive,

  • le stimulus des signes à valeur thématique peut avoir par ailleurs une valeur phonémographiques ou idéographique indépendante.

3.2. Fonctions grammatologiques

L'écriture a, on l’a dit, des fonctions autres que de renvoyer à la langue orale. C’est ce que l’on a appelé son autonomie. Les signes linguistiques ont alors une fonction grammatologique. La présence du radical « gramma » suggère que le terme signifie « qui a un rapport avec le processus matériel de l'écriture ». Et effectivement, ces fonctions sont toutes ordonnées autour d'un principe dont nous avons vu le caractère fondamental (2.3.) : celui de la gestion de l'espace qu'occupe l'écriture. C’est dire qu’on trouve potentiellement les fonctions grammatologiques dans toute écriture, puisque la spatialité en est un trait fondamental.

Les fonctions grammatologiques se subdivisent en cinq familles : symboliques, indicielles, iconiques, indexicales, taxonomiques.

Les trois premières demanderont peu de commentaires, dans la mesure où elles visent la manifestation dans l’écriture de signes au fonctionnement bien connu.

3.2.1. Fonctions symboliques

Note de bas de page 19 :

De sorte qu’elle ne réside pas seulement dans les choix plastiques opérés dans la constitution du stimulus, mais qu’elle peut aussi se manifester par le choix d’une variante dans la relation phonémographique. Par exemple, dans nombre de langues latines, introduire un [k] là où on utilise le plus souvent un [c] pour noter /k/ produit des signifiés pouvant aller de « dureté » à « germanicité » ou « indianité ».

La fonction symbolique est notamment à l'œuvre dans le choix stylistique opéré lors de la confection du stimulus du signe graphique : manifestation d’un type particulier d’écriture manuscrite (qui rend immédiatement identifiable la lettre écrite par un Allemand ou par une Anglaise), ou encore choix des caractères typographiques, etc. En isolant dans le caractère une combinatoire de traits manifestés par l'empattement, l'oeil, la position de l'axe et le contraste entre jambage plein et jambage délié, et en mettant ces variables signifiantes en relation avec des signifiés (« lourdeur », « netteté », « fantaisie », « modernité », « élégance »), on élabore bien tout un système symbolique (cfr Lindekens, 1971). Autres exemples : le jeu des [graisses], des [corps], des [italiques], des [soulignés], distinguant l'importance relative des passages d'un texte ou leur conférant un statut spécialisé (« citation », « mot étranger », « mot technique nouveau », etc.), la [couleur] des lettres dans un manuscrit (enluminures), dans un imprimé (missel) ou sur une inscription monumentale. La calligraphie orientale véhicule également des signifiés de ce type. On notera que la fonction symbolique est rendue possible par l’existence de variantes libres dans les codes mobilisés19.

La fonction symbolique peut donner naissance à des micro-systèmes rigoureux, où des règles spécifiques sont à l’œuvre. Premier exemple : la référence bibliographique, où les [capitales] renvoient à « nom propre », les [italiques] à « titre d’ouvrage ou de revue », etc., le signe [ = ] à « collection », où les [virgules] sont distribuées selon des règles strictes, etc. Second exemple : les usages de la page web. Une [modification de couleurs] dans le déroulement d’un énoncé linguistique y signifie : « cliquer sur cette chaine de caractère permet d’actionner un lien hypertextuel dont l’identité est désignée par ce segment d’énoncé » ; un [soulignement] y a la même signification, de sorte qu’il y a redondance. Redondance encore avec un groupe comme [http : //], fonctionnant globalement comme idéogramme signifiant « internet » ; une [modification de couleur], dans l’axe du temps cette fois, signifie : « le lien hypertextuel a déjà été activé ».

3.2.2. Fonctions indicielles

Les fonctions indicielles sont celles de signes dont les caractéristiques du plan de l’expression sont causalement motivées. Dans le cas de l’écriture, le stimulus du signe graphique peut ainsi renvoyer aux dispositions de l’instance productrice de l’écrit : on parle ainsi d’une écriture « rapide », ou « négligée », tous signifiés impliquant le processus énonciatif. C’est sur l’hypothèse de telles relations indicielles que repose la graphologie. Que les règles de celles-ci soient valides ou non (en d'autres termes, que la relation de contigüité soit réelle ou imaginaire) n’est évidemment pas la question. La signature, ou les cachets rouges orientaux ont aussi une fonction indicielle, en ce qu’ils renvoient à l’effectivité du processus d’énonciation (et, partant, sa validité sociale).

3.2.3. Fonctions iconiques

Enfin, dans les fonctions iconiques, le tracé du signe graphique, ou d’un bloc de signes graphiques, renvoie iconiquement à un objet ou à un autre signe. L’organisation de l’énoncé — ou iconogramme — se fait alors selon les lois de syntaxes particulières que l’on a pu nommer iconosyntaxes (Edeline 1974). Il y a là une interpénétration intéressante de deux sémiotiques, que rend possible leur caractère spatial.

Le meilleur exemple de la manifestation de cette iconosyntaxe est sans doute à chercher du côté de ce qu’il est convenu d’appeler calligrammes, et dont la tradition remonte à la plus haute antiquité. Mais cette fonction se retrouve ailleurs, et est aussi fréquemment utilisée en publicité.

Une étude exhaustive des règles d’interpénétration du signe graphique et du signe iconique, qu’une sémiotique de l’écriture devrait énumérer et à laquelle nous ne nous astreindrons pas ici, montrerait que celles-ci sont nombreuses. On verrait que dans un grand nombre de cas d’iconogrammes, le stimulus de l’icône est constitué de faits spatiaux qui constituent par ailleurs le stimulus d’un signe glossique phonémographique. Dans d’autres cas, le stimulus de l’icône est constitué de faits spatiaux qui constituent par ailleurs une partie du stimulus d'un signe phonémographique. Mais le stimulus de l’icône peut également être constitué de faits spatiaux qui constituent par ailleurs eux-mêmes le stimulus d’un signe glossique idéographique cette fois.

Les deux dernières fonctions grammatologiques sont moins connues que les trois premières, mais non moins rentables dans les écritures.

3.2.4. Fonctions indexicales

Note de bas de page 20 :

Les index sont fréquemment confondus avec les indices. Cette confusion baigne toute l’œuvre de Peirce, pour qui « tout ce qui attire l’attention est un indice » (1978 : 154) et qui définit l’indice comme un signe « en connexion dynamique (y compris spatiale) avec l’objet individuel » (1978 : 158). Sans doute est-elle due à deux circonstances suscitant une ressemblance superficielle entre les deux concepts : d'une part à la quasi-homonymie indice -index dans certaines langues et au fait que dans les autres il n’y ait qu’un seul mot pour désigner les deux concepts ; de l'autre au rôle que la contigüité joue dans les deux cas. Cependant les index sont des signes arbitraires, contrairement aux indices. Par ailleurs la contigüité qui joue dans l’index n’est pas la même que dans l'indice : il n’y a d’index qu'en présence de l'objet désigné, alors que dans l’indice, la relation n’est pas de contiguïté présente, mais de contiguïté antérieure, puisqu’elle est de nature causale (cfr Klinkenberg, 2000). Toujours est-il que les travaux sur l’écriture qui tiennent compte des fonctions grammatologiques suivent la tradition peircienne en confondant ces deux catégories de signes sous le nom de « indices ». Lapacherie va jusqu’à glisser les fonctions symboliques dans les indices, sous prétexte qu’elles « sont ajoutées ou se superposent à leur objet » (1992 : 221), invoquant ainsi de manière métaphorique l’idée de contigüité.

Soit la fonction indexicale, sur laquelle nous avons attiré l’attention à plus d’une reprise. Il s’agit ici encore de la mobilisation dans l’écriture d’une famille de signes connue par ailleurs. L’index est un signe ayant pour fonction générale d’attirer l’attention sur un objet déterminé et pour fonction particulière de donner un certain statut à cet objet. Exemple canonique : le doigt pointé (l’index, d’ailleurs : plus rarement le pouce ou le majeur) vers un objet. Un tel signifiant a pour signifié : « dirigez votre attention dans une portion d’espace située dans le prolongement de l’axe de ce doigt ». Mais « attirer l’attention » n’est qu’une fonction illocutoire très générale. Dans la fonction indexicale, elle se combine à d’autres fonctions spécifiques, dont la principale est donner un statut particulier a l’objet situé dans la portion d’espace désigné ou à cet espace lui-même. Ainsi, assez souvent (mais pas exclusivement), l’index a pour effet de conférer un statut de signe à l’objet désigné. Le plan de l’expression des index peut être très variable : doigt pointé, mais aussi rayon laser, piédestal, estrade, cadre, scène de théâtre, etc. ; les index peuvent aussi, on le sait, être de nature linguistique (les embrayeurs, les démonstratifs, certains adjectifs et adverbes, etc.)20.

Dans les fonctions indexicales telles qu’elles apparaissent dans l’écriture, le signe graphique est un signe dont on doit savoir (grâce à une règle conventionnelle) qu’il renvoie d’une certaine manière à un objet donné, contigu à ce signe. Par exemple : les mentions sur les vitrines, les titres d’ouvrages ou d’œuvres picturales, les noms baptisant les édifices, les salles de cours ou de congrès, les badges de personnel ou des participants à ces congrès, les noms des présentateurs de télévision apparaissant au bas de l'écran, les étiquettes de boites à conserve, les noms de défunts sur les tombes... On sait, parce qu’on l’a appris, qu’une mention comme [gendarmerie] désigne la qualité (« gendarmerie ») de la totalité du volume spatial dos situé en arrière du plan où figure l’expression.

Comme on l’a observé à plus d’une reprise, nombre de signes scripturaux déjà rencontrés ne peuvent jouer le rôle qui est le leur (démarcatif, dévolutif, etc.) que grâce à la fonction indexicale qu’ils ont par ailleurs. On peut donc dire que, dans l’écriture, l’indexicalité joue un rôle général d’organisation de l’espace. En effet, elle délimite les secteurs spatiaux pertinents pour l’énoncé écrit et les balise, elle donne une orientation aux unités qui y figurent et indique les relations syntagmatiques qui se nouent entre elles, elle donne un statut particulier à ces unités et à ces secteurs spatiaux. En particulier, elle assure la co-références des signes de l’énoncé, spécialement dans les énoncés pluricodiques (par exemple dans les titres d’œuvres picturales, les étiquettes, les légendes des livres techniques illustrés, etc.).

Nous ne nous astreindrons pas davantage ici à une étude exhaustive des rapports indexicaux. Notons toutefois deux choses.

Note de bas de page 21 :

Dans la bande dessinée, la queue du phylactère joue ce rôle indexical, associant une portion d’un énoncé linguistique et une portion d’énoncé iconique, avec la valeur précise de « embrayeur d’énonciation ».

Note de bas de page 22 :

Ces énoncés pluricodiques sont souvent présentés comme relevant de « sémiotiques syncrétique ». Cette dernière appellation répandue est doublement critiquable, d’abord parce que le mot sémiotique n’y est pas adéquat : ce ne sont pas les sémiotiques elle -mêmes qui sont syncrétiques, mais leurs manifestations dans des énoncés, énoncés qui peuvent certes se regrouper en familles stables d’un point de vue sociosémiotique. Ensuite, le mot syncrétique renvoie généralement à une combinaison d’éléments peu cohérente, ce qui entre en contradiction avec le constat de stabilité sociale.

Tout d’abord que, comme la fonction symbolique, l’indexicale se décline en micro-systèmes rigoureux. Par exemple, dans le rapport entre la note infrapaginale et le texte scientifique qu’elle accompagne, un rapport indexical strict s’établit entre l’appel de note et la séquence constituée par la note, introduite par un chiffre ou une lettre répétant l’appel. Ensuite que sur le plan syntaxique, la relation indexicale peut être interne à l'énoncé ou externe : dans le premier cas, le signe met en rapport deux unités d'un même énoncé, dans le second, il associe une unité de l’énoncé et une unité extérieure à celle-ci. Dans le cas où il est interne, l’index peut encore mettre en relation des portions d’énoncé relevant d’un code unique, ou peut mettre en relation des portions d’un énoncé unique relevant de codes distincts21. L’indexicalité joue donc un rôle capital dans les énoncés pluricodiques, en assurant leur cohérence22.

3.2.5. Fonctions taxonomiques ou topologiques

Dans les fonctions taxonomiques, ou topologiques, les signes sont disposés suivant un ordre différent de celui qui prévaut dans les fonctions phonémographiques et qui est linéaire. C’est par exemple l’ordre alphabétique, ou l’ordre vertical, dans des messages performés à l’aide d’écritures qui privilégient d’habitude l’horizontalité. Ces signes servent alors à confectionner des messages qui, une fois encore, n'ont pas d'équivalents oraux : par exemple pour signifier l’appartenance à une même classe logique ou à un même paradigme.

Exemples : listes électorales, listes des morts pour la patrie sur les monuments, répertoires téléphoniques, dictionnaires, bibliographies, catalogues, listes d'instructions dans les menus déroulants des programmes pour Windows ou Macintosh.

Plus qu’ailleurs encore, les énoncés de ce type tendent à s’organiser selon des règles toposyntaxiques. Les fonctions de ce type se définissent grâce à des critères pragmatiques.

4. Perspectives

Une sémiotique de l’écriture ne saurait se limiter à l’énumération des fonctions glossiques et grammatologiques de l’écriture. D’autres tâches l’attendent encore.

Elle doit par exemple décrire les micro-systèmes que ces fonctions générales permettent de constituer (comme nous l’avons vu avec la référence bibliographique dans le cas des fonctions symboliques ou avec la note infrapaginale dans le cas des indexicales).

Elle devrait aussi décrire les règles toposyntaxiques particulières qui, dans un contexte culturel donné, exploitent les fonctions générales décrites et induisent des règles de lecture particulières. Par exemple un panneau routier sur lequel sont portés, l’un au-dessus de l’autre, les noms de trois villes a, b, c peut très bien être organisé selon deux principes distincts. Selon le premier, le panneau proposé à l’automobiliste est à lire comme la page d’un livre. Le nom de la ville a est lu en premier et dès lors, c’est cette ville qui est réputée la plus proche de l’usager et la ville c la plus éloignée. Selon la seconde, le panneau est à lire selon la logique d’un plan tenu verticalement ; dans cette hypothèse, la ville c, dont le nom est situé à la base, est la plus proche et a la plus éloignée.

L’étude de ces microsystèmes, avec les règles qui les régissent, pointe l’importance des énoncés pluricodiques. Notre examen des fonctions a permis de voir que la polysémie des objets graphiques était une donnée incontournable des écritures historiques, toutes fondées sur une pluralité de principes. On a certes déjà beaucoup insisté sur cette pluralité de fonctions dans le cas de quelques écritures bien étudiées (en égyptien ancien : présence d’idéogrammes, de phonémogrammes, de confirmants phonétiques — dits compléments phonétiques —, de marques thématiques, de morphèmes dévolutifs ; en japonais, coprésence d’idéogrammes — les kanjis — et de deux séries de phonémogrammes — les katakanas et les hiraganas —, ayant une valeur thématique très générale ; en coréen, coprésence de phonémogrammes, avec une exploitation de l’espace renvoyant diagrammatiquement à la constitution de la syllabe, et d’idéogrammes, etc.). Mais on aura vu que l’intrication des fonctions, loin d’être exceptionnelle, est la règle générale, et qu’elle vaut même pour les écritures réputées les plus homogènes.

Note de bas de page 23 :

On aurait pu prendre le cachet rouge qui sert de signature en extrême-Orient, cachet identifiable par les quatre traits [emplacement] + [Gestalt globale] + [couleur rouge] + [forte symétrie].

L’étude de ces microsystèmes visera ainsi à mettre en évidence la coordination des fonctions au sein des familles d’énoncés pluricodiques. On peut prendre le cas de la signature moderne, que l’on identifie aisément grâce à un double trait [emplacement] + [Gestalt globale]23. On voit que cet énoncé est éventuellement constitué de composants à valeur phonémographique, mais qu’il est surtout un idéogramme renvoyant globalement au type du ou de la signataire, un symbole (dont le signifié global est « garantie ») ; on constate aussi que la valeur symbolique prend une valeur de référence grâce à la relation indexicale que la [signature] établit avec l’énoncé (linguistique, pictural) adjacent. Enfin, la signature a aussi valeur indicielle en tant qu’elle atteste la présence réelle du ou de la signataire.

Note de bas de page 24 :

Pour la signature, par exemple, voir Fraenkel, 1992, ouvrage historique certes, mais qui présente une forte composante sémiotique.

Il est inutile de souligner que ces microsystèmes sont toujours liés à une culture donnée. Leur étude rend donc inévitable l’ouverture de la sémiotique en direction d’une sociosémiotique prenant en considération la variation des codes dans l’espace, la société et le temps24.

Articuler les spécificités sociales et historiques et une perspective généralisante éviterait non seulement le provincialisme méthodologique que je déplorais en commençant, mais aussi bien des erreurs de perspectives. J’ai ainsi pu montrer (Klinkenberg, 1994 et 2004) que les nouvelles technologies, loin d’introduire un paradigme radicalement nouveau dans les techniques scripturales, exploitait au contraire — mais avec une vigueur inouïe — des potentialités que l’écriture recevait de son caractère spatial : l’hypertexte, c’est au fond la prise au sérieux de la tabularité du texte.

Si l’hypertexte bouleverse nos pratiques, c’est qu’il induit de nouvelles règles pragmatiques. Et telle est la dernière tâche qui attend une sémiotique de l’écriture, laquelle ne pourra pas faire l’impasse sur sa composante pragmatique. Si l’on revient au cas de l’indexicalité, on constate qu’elle a souvent un triple rôle : 1. Assurer la co-références des signes de l’énoncé, et spécialement dans les énoncés pluricodiques (par exemple dans les titres d’œuvres picturales, ou les légendes des livres techniques illustrés, etc.). 2. Constituer la marque explicite du processus d’énonciation (la queue du phylactère en bande dessinée, la signature de l’auteur dans l’œuvre picturale). 3. Exercer une force illocutoire sur le récepteur de l’énoncé (on a vu que le changement de couleurs dans un énoncé linguistique sur écran d’ordinateur signifiait « ici on peut actionner ici un lien hypertextuel », contenu à fonction illocutoire).

Note de bas de page 25 :

Historiquement, les compétences en écriture n’ont jamais suivi le mouvement des compétences en lecture. Et les scripteurs ont toujours été en nombre plus restreint que les lecteurs. Mais c’est de toute manière dans ses deux versants que l’écriture a toujours jouée un rôle de distinction sociale. De ce point de vue, les écritures chiffrées ne sont pas un phénomène exceptionnel : elles radicalisent simplement l’application de la loi qui veut que l’écrit, comme toute autre production symbolique, s’adresse à une catégorie déterminée d’acteurs sémiotiques.

Introduire cette dimension pragmatique dans la sémiotique scripturale permettrait de prendre en considération un phénomène fondamental mais pourtant systématiquement éludé dans toutes les théories de l’écriture : le fait que l’écriture est une pratique. Par exemple, lorsqu’elles se penchent sur les fonctions glossiques, ces théories envisagent le problème du rapport entre langue et écriture comme s’il se posait de manière absolue, dans un monde idéal : nombre de débats sur le rapport entre phonèmes et signes graphiques reposent ainsi implicitement sur l’hypothèse que le rapport entre les deux objets est symétrique. Or l’écriture (écriture étant pris ici au sens de « action d’écrire ») n’est pas la lecture. Et ce qui est une évidence historique et sociologique25 devrait aussi être un acquis sémiotique : chaque plurisystème scriptural se présente sous la forme de deux ensembles de règles — des règles de diction et des règles de lection (selon une terminologie que j’ai proposée par ailleurs : cfr Klinkenberg, 1992b) —, deux ensembles bien distincts, dans lesquels les fonctions générales ici décrites sont mobilisées de façon spécifique.