Stratégies d’écriture et de prononciation d’une langue visuelle. Les miroglyphes du miró

Tiziana Migliore 

https://doi.org/10.25965/visible.249

Sommaire
Texte intégral

L’objectif de notre communication est celui de présenter les dynamiques et les fonctionnements de la dimension scripturale à l’intérieur d’un système artistique fort structuré. On suppose, de nos jours, que l’art ne peut atteindre les conditions des langues verbales, que dans ce domaine il y a plutôt des tactiques, des lois et quelques principes de composition liés aux systèmes de valeurs de l’œuvre particuliers et qui fonctionnent jusque là. C’est une idée qui a reçu un consensus général après la déclaration faite par Émile Benveniste en 1974. En effet, dans le célèbre passage du deuxième volume des Problèmes de Linguistique générale, le théoricien écrivait :

L’art n’est jamais ici qu’une œuvre particulière, où l’artiste instaure librement des oppositions et des valeurs dont il joue en toute souveraineté, n’ayant ni « réponse » à attendre, ni contradiction à éliminer, mais seulement une vision à exprimer, selon des critères, conscients ou non, dont la composition entière porte témoignage et devient manifestation.

Or, nous croyons que le domaine du visible peut au contraire parvenir à la production d’univers de sens de plus longue haleine, de paradigmes cohérents et qui s’évoluent en suivant des programmes narratifs spécifiques. Plutôt, il est à parier que l’activité artistique contemporaine favorise la naissance de dictionnaires d’articles visuels comparables aux lexiques de la langue verbale. Peut-on reconnaître un tel niveau de commensurabilité pour qu’on puisse parler d’équivalence des systèmes ? Voilà la question fondamentale que je pose au lecteur.

En 1949, dans un essai titré Joan Miró ou le poète préhistorique, Raymond Queneau envisageait, dans la production du maître catalan, la récurrence de configurations et d’éléments constants ; dans la tentative de déchiffrer ces signes et d’en étudier les caractéristiques plastiques, il forgeait le terme miroglyphe et définissait le miró « une langue qu’il faut apprendre à lire et dont il est possible de fabriquer un dictionnaire ». Mais le projet ne restait avec lui qu’au niveau d’une grande intuition. D’ailleurs, en ce temps-là, Queneau se limitait à explorer les résultats des processus de création de la langue, voire les tableaux ; il ignorait l’existence du surprenant répertoire de dessins qu’en 1975 l’artiste avait confiés à la Fundació de Barcelone, qu’il avait instituée lui-même. Il s’agit d’un héritage de presque cinq mille avant-propos à des œuvres d’art - esquisses, ébauches, épreuves fragmentaires, études topologiques, maquettes d’approfondissement, maquettes préparatoires définitives - où l’on peut reconnaître l’empreinte narrative d’un faire énonciatif, ainsi que des modes virtuels, actuels et réalisés d’existence sémiotique. En adoptant une modalité sérielle de travail, Joan Miró a créé une langue proprement visuelle, il a stabilisé, au cours de sa production, des unités qui sont devenues signatures, chacune grâce à son histoire. On est en droit de se demander quelle est la valeur énonciative de ces figures, en raison de l’existence d’énoncés- discours qui montrent, in fieri, l’élaboration de cette langue. Est-il suffisant de les juger métareflexives ?

L’exploration du mirò a saisi d’un côté ses schémas (niveau de la langue), de l’autre ses emplois (niveau de la parole), mais par rapport au modèle traditionnel de Ferdinand de Saussure il a réservé une place spécifique à l’écriture, selon les remarquables observations de Jack Goody (1987).

En résumé, on a constitué un modèle à trois sommets :

  • Langue (architecture de l’idiome, niveau de la grammaire : lois et conventions)

  • Parole (usages discursifs et mobilité de l’idiome, niveau de la syntaxe : combinaisons et transformations)

  • Ecriture (graphie de l’idiome et effets de prononciation, ou plutôt transpositions de la sonorité).

Le but général a été poursuivi dans la soudure entre l’intuition de Queneau et notre accès à ce qu’on peut définir un laboratoire de l’hypothèse artistique, aménagé par le même Miró. En effet, la dimension inter-actantielle en jeu, qui cadre les rencontres entre la mise en fonction des miroglyphes et la possibilité de les repérer et de les remettre en formation, résulte être considérablement saillante pour l’interprète.

Déploiement de l’analyse

Tout d’abord, si, conformément à la méthode de l’artiste, on adopte deux spécifiques typologies d’analyse, la séquence et le motif, on dégage les invariants du niveau de la langue, les pivots de la grammaire de l’idiome. On a distingué : des rôles (esquisse, étude topologique, étude définitive…), des techniques (collage, dessins à l’intérieur de dessins, voire mises en abîme…), des supports (feuilles de cahier, coupure de journal, billets de métro…), des catégories à statut artistique (remakes, souvenirs, casuistiques visuelles, fantaisies…). Dans cette perspective, il vaut la peine de souligner la valeur de l’itérativité d’actes dans les processus de production. Celle-ci, d’une phase à une autre, alimente des tensions aspectuelles et, une fois réalisée, elle est garantie de redondance sémantique.

Ensuite, toujours moyennant une approche intertextuelle à caractère diachronique, on a essayé de relever les modes d’articulation au niveau de la parole, en travaillant sur les parcours - genèses, cristallisations et transformations - des unités récurrentes, les miroglyphes justement. On en a rangé les variantes combinatoires, ou contextuelles, ou liées, ce que Hjelmslev (1957) appelait variétés, les variantes libres, ou stylistiques, dénommées variations par le linguiste danois, et les invariants fondamentaux, en faisant le calcul des pertes et des achats dus aux changements de substance. Le miró s’impose en fait comme langue écrite pas seulement sur papier, sur bois ou sur toile, mais en exploitant aussi les surfaces du verre, du plastique, du bronze et la profondeur de l’argile, de la laine, du liège. La recherche sur les modifications survenues dans les rencontres parmi les différentes qualités de matière et les façons d’intervention du corps actant - son énergie, les ustensiles, les vernis employés - signale à l’interprète l’originalité du système.

On a jugé en possession des qualités conquises d’un miroglyphe : le soleil, la lune, l’oiseau et l’étoile, qu’on peut regrouper dans la classe « cosmique », et l’oeil, le coeur, le pied, la main, le sein, l’organe génital masculin, l’organe génital féminin, appartenants à la classe « organique ». Le terme complexe de l’échelle de l’évasion joue un rôle d’investissement de l’axe des contraires, tandis que la spirale ne se révèle ni « organique » ni « cosmique » ; c’est plutôt un neutre qui vante le droit de nier entièrement la catégorie.

À la différence des autres tentatives d’élaboration d’un lexique du miró, effectuées de 1966 à 1993, on parie, de notre coté, sur un format de dictionnaire qui garde la démarche biologique des miroglyphes, et qui renferme, dans les voix respectives, les états de naissance, les développements, les stabilisations et les destins. Ainsi, on a refusé et le chemin proposé par Queneau dans l’essai cité plus haut (Schémas 1 - 2 – 3, Raymond Queneau, Joan Miró ou le poète préhistorique, Paris, Skira, 1949)

Schéma I

Schéma I

Schéma II

Schéma II

Schéma III

Schéma III

Note de bas de page 1 :

À côté de l’ouvrage de Corbella, qui est chercheur à l’Université de Barcelone, il faut rappeler les travails de Mark Rolnik (1966) et de Sidra Stich (1980).

et la méthode adoptée par Domènec Corbella à l’intérieur de Entendre Miró (1993), à savoir le meilleur ouvrage dans cette classe de dictionnaires jusqu'à présent1. On n’a pas voulu déboucher sur une lexicologie comme celle-ci, où se trouvent des listes de variables qui ne font guère de distinction entre variantes et variations (étoiles, sein, des statistiques, des diagrammes de solutions réalisées ou potentielles : un effort parfaitement contraire à la dunamis des miroglyphes. Loin d’un modèle de dictionnaire constitué comme une somme de définitions, comme purification et décantation d’une mobilité oubliée, il s’agit plutôt, pour nous, d’édifier un répertoire à partir des expériences de ces signes dans leur vies textuelles. Il y aura variétés et variations seulement dans les pratiques de sens qui ont déterminé la figuration et les transformations des miroglyphes. Un idéogramme, qui soit « conventionnel » dans l’idiolecte de l’artiste (Peirce) ou qui ressorte sur le front de son efficacité (Lévi-Strauss), ne naît pas symbolique, il le devient : c’est vrai dans les expériences de narration de sa fabula.

Nous allons examiner maintenant le miroglyphe du sein.

On peut rencontrer, déjà dans les années vingt, des situations de simultanéité qui jouent sur la duplicité du signe (Grand nu debout, 1921, Fig. 4) : une mamelle est représentée en face, elle nous regarde, elle vient remplacer l’œil qui manque, sa forme et sa couleur se répètent dans le genou ; l’autre, de profil (redit par la main gauche et par le genou droit aussi) se superpose au bras, de sorte que sa position et ses spécificité plastiques (son degré de saturation et l’énergie lumineuse en première instance) peuvent créer une certaine épaisseur. La main droite, dans son attitude préhensive, nous invite à une épreuve de sensorialité. Vue - en face - et toucher - de profil - établissent, dans l’espace énonciatif, une interaction directe avec l’observateur.

Fig. 4 Miro, Grand nu débout

Fig. 4 Miro, Grand nu débout

Le rapport en face/de profil peut parfois suggérer une idée de productivité, surtout dans l’explicitation de la vitalité du sein (dessin préparatoire de Portrait de mademoiselle K, 1924, fig. 5), la mamelle droite d’une mamelle autonome, en expulsant son propre lait (petits traits dispersés dans plusieurs directions), celle à gauche provoquée, blessée par une flèche (gouttes de sang, formes colorées qui coulent).

Fig. 5 Miro, Dessin préparatoire de Portrait de mademoiselle K

Fig. 5 Miro, Dessin préparatoire de Portrait de mademoiselle K

Au niveau iconoplastique, la valeur de la fertilité est assumée jusqu'à pouvoir se manifester comme une métaphore de la vie alimentaire (Nu, 1926, Fig. 6), « un Arcimboldo » moins cohérent, moins hiérarchisé et homogène, et plus ironique, parce qu’il mélange une poire, de profil et qui pointe à l’intérieur du tableau (pour la mamelle gauche), une orange, de face et qui laisse couler sa pulpe (à la place de mamelle droite) et un poisson, le corps, auquel s’attache une feuille, l’organe féminin.

Fig. 6 Miro, Nu

Fig. 6 Miro, Nu

La célèbre Série Barcelona (1939) montre beaucoup de variations intéressantes liées à la force de cet élément, un vrai sujet d’histoire, capable de se multiplier (Série Barcelona, 11, Fig. 7), de provoquer de la peur à cause de son aspect et de ses dimensions (Série Barcelona 15, fig. 8), de s’identifier avec l’organe masculin (Série Barcelona 3, fig. 9).

Fig 7 Miro, Série Barcelona

Fig 7 Miro, Série Barcelona

Fig. 8 Miro, Série Barcelona

Fig. 8 Miro, Série Barcelona

Fig. 9 Miro, Série Barcelona

Fig. 9 Miro, Série Barcelona

Le sein arrive enfin - acteur principal de la scène - à engendrer des images d’autres figures (dessin préparatoire de Intérieur hollandais III, 1928, Fig. 10).

Fig. 10 Miro, Dessin préparatoire de Intérieur hollandais III

Fig. 10 Miro, Dessin préparatoire de Intérieur hollandais III

En 1940 s’impose une deuxième variante libre, qui n’est pas due à des dynamiques textuelles mais aux changements, au fil du temps, des modalités d’expression. Tout cela nous pousse à déduire qu’il s’agit de traits relatifs au style - la manière de rendre le contour, les proportions de la figure, la façon d’utiliser la surface - à montrer des transformations. La nouvelle image est petite, c’est l’union d’une forme ronde et d’un triangle qui penche à l’extérieur. Elle apparaît dans les années les plus importantes pour le laboratoire, c’est-à-dire quand il crée surtout ce que nous avons appelé plus haut des casuistiques visuelles, des actualisations de paradigmes en mesure de mettre à l’épreuve les miroglyphes (Estudi de composició, F.J.M. 1892a ; Estudi de composició, F.J.M. 1802,). Ils sont, en effet, l’équivalent de manifestations de lexèmes avant leur constitution en sémèmes, et donc encore des ensembles de parcours discursifs possibles. Leur enchaînement au moment de la sémiosis ponctuelle peut donner lieu à des solutions poétiques. Voilà donc Les ailes d’une hirondelle de mer battent de joie devant le charme d’une danseuse à la peau irisée par les caresses de la lune (1940, F.J.M. 1907a, Fig. 11), qu’on lit de bas en haut. Cela colle parfaitement et conserve en même temps, pour le spécifique de la figure, l’isoplasmie du regard.

Fig. 11 Miro, Les ailes d’une hirondelle de mer battent de joie

Fig. 11 Miro, Les ailes d’une hirondelle de mer battent de joie

A partir de là, on peut rencontrer des variantes contextuelles (Una dona, 1941) qui, pour exprimer l’apostrophe à la lune, soulignent une modification de point de vue (droit vers le haut). On voit donc, encore une fois, que c’est la mise au point de la position du sein qui est constante.

Dans le cadre de ce que l’on pourrait appeler « mimesis de la relation intersubjective », on rencontre des cas d’allocution séductrice. Si la variante stylistique de la Série Barcelona (1939, Fig 9) nous offre, à ce propos, une antistrophe, toujours dans la réciprocité des attitudes, signifié par un sein de profil, mais qui tourne le dos, il y a même la possibilité d’assister, dans le cadre de la variante de la Série Minotaure (1933, fig. 12), à un événement de conjonction, à une séduction réussie, où le profil produit des points de pénétration. Ce n’est pas pour rien si Quintiliano considérait le trope comme « un mouvement ».

Fig. 12 Miro, Série Minotaure

Fig. 12 Miro, Série Minotaure

Depuis 1945, on retrouve souvent, en concomitance dans le même syntagme, à la fois la typologie du sein « droit vers le haut » et celle du sein « en face » (Femme et oiseaux, 1946 ; fig. 13), de sorte qu’il nous semble pertinent d’homologuer, suivant le code semi-symbolique :

de face : droit vers le haut : : inclination terrestre : : inclination céleste.

Fig. 13 Miro, Femme et oiseaux dans la nuit

Fig. 13 Miro, Femme et oiseaux dans la nuit

De l’enquête sur le rapport entre dessin préparatoire et sculpture émergent beaucoup d’observations intéressantes. L’image dispose de ses propres moyens pour rendre la troisième dimension, mais le passage du stade virtuel à la réalisation - c’est le cas de l’ébauche de Femme et de sa version en bronze (1949) - met en lumière toute la différence concernant le relief. Si une perspective d’en haut aplatit dans l’image la forme du sein, par contre sa position frontale, la dureté et les éclats du bronze en soulignent la saillie, vivement opposée au creux de l’organe féminin.

Que se passe-il enfin et quelles métamorphoses se produisent quand la figure rencontre une toute nouvelle matière ? Traduire le sein, avec la simultanéité de représentation de face et de profil, en un Sobreteixim (1979, Fig. 14), œuvre textile à mi-chemin entre la peinture, le collage et la tapisserie (jute, sparte, chanvre, ficelle), développe, dans des volumes plus ou moins consistants, une certaine douceur. Le miroglyphe, dans un énoncé qui pour une lecture satisfaisante demande le passage d’un point de vision de loin à un de près (transformation cinétique selon la perspective du Groupe µ) devient sensiblement tactile.

Fig 14, Miro Sobreteixim

Fig 14, Miro Sobreteixim

Pour récapituler, la figure du sein, dans la langue de Miró, est capable de mettre en variation les compétences et les connaissances du spectateur, d’engendrer des phénomènes esthétiques, d’amorcer des processus cognitifs et même passionnels. Le sein regarde, il se laisse admirer et parfois toucher, il montre sa force, son pouvoir de production, mais aussi sa sensibilité, ses actions et ses réactions aux autres formes. Il peut se donner sens en tant que sujet à caractère solide ou plutôt doux. Il n’y a pas, dans le système de l’artiste, des images récurrentes de la femme à corps entier : un miroglyphe de la femme, ça n’existe pas. On a par contre beaucoup de sémèmes de ses deux figures sémiques les plus expressives : le sein, justement, et l’organe génital.

La dimension de l’écriture

La distinction langue/parole posée par Saussure pour définir la structure de base de chaque système de signes est toutefois insuffisante à l’acquisition d’une pleine maîtrise du miró. Il s’agit en effet d’un idiome mémorisé sur des plans d’immanence et dont le niveau phonologique, prosodique, ne peut être acquis qu’à partir des manifestations de la forme graphique. D’où la nécessité de connaître les propriétés des deux axes, paradigmatique et syntagmatique, sans oublier les aspects spécifiques de l’écriture du miró.

Ayant donné un cadre général sur l’organisation du système et sur le déploiement des procès, nous allons de prime abord explorer le versant du miró qui pour les problématiques du colloque nous intéresse davantage. On souligne tout de suite, comme prémisse indispensable, la condition d’interactivité entre figures et signes arbitraires motivés à nouveau. L’écriture du miró naît sous la forme d’une jonction. Rien de plus éloigné d’elle, l’idée que l’image illustre le mot et que vice-versa la parole sert de didascalie à l’image. Si Foucault (1973) pouvait véritablement reconnaître dans les tableaux de Magritte une ambiguë dissociation des deux ordres, dessiner et désigner, les œuvres du maître catalan dévoilent en revanche, sur ce front, une rationalité qui s’appuie sur le principe de l’échange. Le système dans son ensemble prévoit, comme norme, que l’entrée de formes et de substances de l’expression étrangères doit être réglementée par des procédures convenables d’harmonisation. On prépare le champ pour la cohabitation d’acteurs hétérogènes et cette base permettra à la langue originaire et au langage hôte de s’évoluer. Nous allons observer alors un cas de conflit et de traductibilité, en explicitant, d’un coté, rythmes, orientations et bricolages de cette singulière écriture de choses, de l’autre coté, en poursuivant les processus de sémantisation de la forme phonique et les efforts que les signes arbitraires accomplissent pour devenir calligraphie motivée, image. Nous allons vérifier que dans les deux cas les rapports syntagmatiques engendrés sont rhétoriquement pertinents et pas l’aboutissement de pures juxtapositions. En égyptien « écrire » (sphr) est un mot qui signifie « faire circuler, mettre en circulation ».

Pour parvenir à ces fins, nous bornerons le champ de recherche au groupe des ainsi dits tableaux-poèmes, les meilleurs dispositifs d’affinement et d’expérimentation de l’écriture du miró : ici, plus qu’ailleurs, les deux systèmes notationnels, idéographique et alphabétique, cohabitent, l’écriture en tant que complice de la peinture dans la perspective de fonctionnements poétiques. Présents dans tout l’arc de la production de l’artiste, les tableaux-poèmes font songer à la constitution d’un genre idiolectal. Le privilège de la working hypothesis est celui de pouvoir découler l’horizon de grammaticalisation de ce genre à partir des exemplaires qui y sont compris : des formes sémantiques du texte - comme soutient Rastier (1997) - vers les mêmes conditions qui les règlent.

Avec le terme peinture -poésie l’histoire de l’art a auparavant défini une classe d’œuvres « visionnaires, poétiques et pourtant métaphoriques » qu’il fallait distinguer de la « pure peinture » ou « peinture-peinture » de l’abstraction française. Il s’agit, dans la production artistique de Miró, d’une tendance qu’on a fait correspondre avec les années entre 1924 et 1927, c’est-à-dire avec la période de l’automatisme surréaliste. Et sans aucun doute beaucoup de tableaux- poèmes sont conçus par l’auteur quand l’amitié d’André Masson prospère dans la mutuelle ambition de « devenir peintres- poètes » (Rubin 1969).

La toile que nous allons analyser, Silence, de 1968 (fig. 15), est paradoxalement l’exemplaire plus efficace pour évaluer aussi les équivalences visuelles de phénomènes acoustiques et des rythmes de modulation de la voix.

Fig.15 Miro Silence

Fig.15 Miro Silence

Avant tout il faut rappeler que dans la dernière phase de la langue les miroglyphes supportent des processus de diagrammatisation, sans qu’à cela corresponde, à niveau fondamental, la perte d’investissements thymiques. L’espace de Silence est tellement dépassée par des mouvements, par des objets et par des vecteurs qu’il résulte difficile de retrouver au premier abord le sens de lecture. La grille topologique sous-tendue, tout en laissant effleurer en surface les axes horizontal et vertical, permet de distinguer plus ou moins quatre grandes zones. Et en elles on observe : des différentes tonalités chromatiques, animées par la dynamique centrifuge des ourlets et des franges ; des isoplasmies ; des chaînes en expansion de droite vers gauche (ou en réduction de gauche à droite, en fonction de l’orientation de lecture). Le son est ainsi simulé en faisant émerger, par synesthésie, des éléments tels que, dans l’ordre, le timbre, l’ubiquité, l’ampleur et le volume.

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L’on perd l’enchaînement de la parole, qui compte en outre quelques lettres en plus (fait qui produit des phénomènes d’écho et même de trouble). Bref, on indique l’absence de bruit où, en revanche, règne le vacarme. Le fait c’est que, comme d’habitude, l’écrit ne traduit pas, n’illustre pas le titre, il le met en jeu. Silence est un impératif qui se réalise, de la première lettre S au dernier E, dans un climat de pleine fête du bruit, sans l’étouffer complètement, mais plutôt en exigeant le scénario d’un retour. On met en image un phénomène cyclique où le silence n’exclut pas le son, mais il se définit avec lui, il l’approfondit. Le silence est un acte pénétrant, pas drastique, dont l’influence est comparée à la capacité de dompter les bruits en cohabitant avec eux.

De même, par ce soigné travail de coordination, aucune composante ne l’importe sur l’autre. Les paroles s’insèrent plutôt dans l’image et là ils jouent leur altérité, comme le silence qui s’introduit dans le bruit et transforme sa nature sans pourtant l’anéantir. Si la représentation porte en elle des marques euphoriques, positives, cela advient parce ce que l’énonciateur a pris en charge l’idée que « Chaque silence est le réseau des petits bruits qui l’enveloppe » (Calvino). Il est blanc à l’écoute et à la recherche de couleurs.