Stratégies d’intégration de l’écriture dans la peinture à l’âge de la représentation1

Elisabetta Gigante 

https://doi.org/10.25965/visible.267

Sommaire
Texte intégral

Les réflexions qui suivent, dédiées au rapport entre image et écriture dans la peinture classique, portent sur trois cycles de fresques italiennes réalisées à cheval sur le XVe et le XVIe siècle : celui peint par Pietro Vannucchi, dit « le Pérugin » dans la salle d’Udienza du Collegio del Cambio à Pérouse, celui de Bernardino Betti, dit Pinturicchio, dans la chapelle Baglioni de l’église de Santa Maria Maggiore à Spello, et celui de Luca Signorelli, dans la chapelle de Saint-Brice de la cathédrale d’Orvieto. Réalisées en l’espace de quelques années (les fresques du Pérugin sont datées 1500, celles de Pinturicchio de 1501, celles de Signorelli étaient probablement déjà achevées en 1502) par des peintres qui étaient parmi les plus réputés du moment, ces œuvres avaient fait de l’Ombrie, à l’époque, le lieu de l’expérimentation artistique la plus moderne, lui donnant, pour un temps, un éclatant primat culturel.

Si je les propose à votre attention, c’est qu’elles fournissent un aperçu assez exhaustif des différents traitements, emplacements, fonctions énoncives et énonciatives de l’écrit dans la peinture ainsi que des problématiques théoriques posées par la présence d’inscriptions dans l’image, en illustrant en même temps, comme « en raccourci » – elles sont en fait presque contemporaines – l’évolution des façons de concevoir les relations entre écriture et image en peinture qui se sont succédées depuis la fin du Moyen Age jusqu’à la Renaissance tardive, lorsque se fixera définitivement en Occident une théorie picturale qui fait assez peu de place à l’écriture. Une théorie emblématiquement exprimée par Vasari, présentant l’usage de l’écrit en peinture comme une grossière échappée au problème de donner de la vie aux figures peintes :

Note de bas de page 2 :

G. Vasari, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, éd. Commentée sous la direction d’A. Chastel, Paris, Berger-Levrault, 19893, p. 185.

Bruno se plaignait de ce que ses personnages n’eussent pas la vie de ceux de Buonamico. Ce dernier, toujours par goût de la farce, pour lui apprendre à faire des personnages non seulement vivants mais en train de parler, lui fit peindre les paroles qui sortaient de la bouche […]. Ceci plut à Bruno et à d’autres niais de cette époque, comme cela plaît encore aujourd’hui à certains lourdauds qui emploient des artisans aussi vulgaires qu’eux. Il est singulier que soit ainsi venue en usage une pratique née d’une pure et simple plaisanterie. Une grande partie du Camposanto due à des peintres en renom est pleine de ces balourdises2.

Note de bas de page 3 :

Sur l’écriture dans la peinture voir en particulier M. Schapiro (1973), Les mots et les images, Paris, Macula, 2000 ; M. Butor, Les Mots dans la peinture, Genève, Skira, 1969 ; Giovanni Pozzi, Sull’orlo del visibile parlare, Milan, Adelphi, 1993 ; Claudio Ciociola, a cura di, « Visibile parlare ». Le scritture esposte nei volgari italiani dal Medioevo al Rinascimento, Naples, Edizioni scientifiche italiane, 1997 ; sur la signature dans la peinture : « L’Art de la signature », Revue de l’Art, n° 26, 1974 ; O. Calabrese, E. Gigante, « La signature du peintre », La part de l’œil, n° 5, 1989, p. 26-43.

A l’Age moderne – à l’exception significative de la signature – dans le retable d’autel, le tableau de chevalet, la fresque, non seulement les phylactères, mais toutes sortes d’inscriptions, dans la mesure où elles pouvaient contredire la vraisemblance du récit pictural ainsi que l’artifice même qui présidait au traitement de la surface à la faveur de l’illusion tridimensionnelle, tendront en fait à être de plus en plus évacuées de l’image. Il ne s’agit pourtant pas d’un changement immédiat ni d’une évolution linéaire ou homogène ; les observations qui suivent voudraient en éclaircir quelques enjeux3.

Le Pérugin, ou l’alliance de l’écrit et de l’image

Le cycle de fresques du Pérugin, ornant la salle de réception et de réunion (qui était aussi le siège du tribunal) d’une des guildes les plus puissantes de Pérouse, celle des Changeurs, et dont le motif conducteur serait l’idée néoplatonicienne du nécessaire accord entre les vertus anciennes et la foi chrétienne, avec une concentration particulière sur la justice qui devait guider l’activité du tribunal, est compartimenté par une structure de piliers, cadres en arc et nervures peints, qui séparent les unes des autres les figurations sur les parois et aussi chaque calotte du plafond (fig. 1).

Fig. 1 Pérugin Salle d’Udienza

Fig. 1 Pérugin Salle d’Udienza

Note de bas de page 4 :

Sur ces fresques du Pérugin voir notamment Il Collegio del Cambio in Perugia, études réunies par P. Scarpellini, Milan, Silvana Editoriale, 1998.

Sur la voûte, inscrites dans des médaillons et entourées d’une épaisse décoration à grotesques, sont représentées les figures allégoriques des planètes avec les symboles des signes du zodiaque. Sur les parois, en partant du portail et en poursuivant dans le sens des aiguilles d’une montre, nous trouvons représentés d’abord Caton, suivi d’une série d’hommes illustres surmontés par les allégories des Vertus cardinales, au milieu desquels, sur le faux pilier séparant les scènes, se trouve l’Autoportrait du Pérugin ; sur la paroi du fond sont placés la Transfiguration et l’Adoration des pasteurs, et sur la quatrième et dernière paroi les Prophètes et Sibylles avec au-dessus le Père Eternel bénissant4

Note de bas de page 5 :

Voici toutes les inscriptions présentes dans la salle :
- sur la voûte : apollo, merc/vrivs, mars, ivppiter, satvrnvs, venvs, lvna ;
- au pied de la figure de Caton (cato) : « Qui que tu sois, que tu te lèves pour prononcer un discours dans une assemblée solennelle, ou que tu te prépares à rendre justice au peuple, laisse de côté tes affections privées. Celui dont l’âme est prise par l’amour ou la haine ne peut tenir la voie juste » ;
- à côté de l’allégorie de la Prudence : « Qu’offres-tu au genre humain, déesse ? Allons, dis-le. Je fais en sorte que tu ne fasses pas des choses que tu aurais aussitôt à regretter une fois accomplies. J’enseigne à scruter le vrai et ses causes cachées, et grâce à moi rien ne saurait être accompli qui ne soit juste » ; aux pieds des trois hommes au-dessous de celle-ci : fabio maximo, socrate filosofo, nvma pompilio ;
- à côté de la Justice : “ Si les dieux justes créaient tous [les hommes] semblables à ces trois-ci, il n’y aurait dans le monde entier aucun crime ni aucun mal. Quand je suis honorée, les peuples s’épanouissent, en temps de paix ou de guerre, et sans moi s’effondrent les choses qu’avaient été grandes ”) ; sous les trois hommes au-dessous : fvrio camillo, pictaco greco, traiano imperator ;
- à côté de Fortitudo : « Que tout soit renversé et déchiré par mes bras, en auraient été une grande preuve trois hommes. Rien je ne crains pour la patrie et les chers proches, et la mort qui terrorise les autres m’est agréable quand elle arrive » ; sous les trois hommes au-dessous : lutio sicinio, leonida lacedemonio, oratio cocles ;
- à côté de la Tempérance : « Dis, déesse, quelle est ta prérogative ? Je régis les mœurs, tempère les passions de l’âme, et, lorsque je veux, je rends les autres [hommes] égaux à ceux-ci. Suis-moi et je t’enseignerai par quels moyens te surpasser : et ce sera ta victoire la plus grande, quelle que soit ta valeur »; sous les trois hommes au-dessous : pvblio scipione, pericles atheniese, quinto cincinnato ;
- de part et de l’autre de la tête du Christ dans la Transfiguration : hic est filvs/ meus dilectvs (« Celui-ci est mon fils bien-aimé ») ; à ses pieds : domine bonvm est nos hic esse (« Seigneur, il est bien que nous soyons ici ») ;
- au-dessus des trois anges de l’Adoration des Bergers : gloria in excelsis deo (« Gloire à Dieu au plus haut des cieux ») ;
-
dans les cartouches tenus par les Prophètes et Sibylles, identifiés par les noms à leurs pieds : - isaias : ecce virgo concipie[t] (« Voici qu’une vierge concevra ») ; - moses : orietur/ stella ex iac[ob] (« Une étoile naîtra de Jacob ») ; daniel : videbam (« Je voyais ») ; david : veritas/ de terra/ orta/ est (« La vérité est née de la terre ») ; hieremias : pas de phylactère ; salomon : infirmatvs es[t] (« Il s’enferma ») ; eritrea : omnia verbo/ agens (« Remuant toute chose par la parole ») ; persica : flvct[us] (« Les flots ») ; cvmana : mortvo[rum]/ surrectio (« Résurrection des morts ») ; libica : florescet (« Fleurira ») ; tibvrtina : panibvs simvl/ qvinqve (« Avec cinq pains en même temps que ») ; delphica : [v]ivificabit mo[rtu]os (« Rappellera à la vie les morts ») ;
-
sous l’autoportrait du Pérugin : petrvs pervsinvs egregivs pictor./ perdita si fverat pingendi/ hic rettvlit artem/ si nusqvam inventa est/ hac tenvs ipse dedit (« Pietro Perugino peintre éminent. Si l’art de peindre avait été perdu, il l’a retrouvé, s’il n’avait jamais été inventé, il l’a ici donné ») ;

Note de bas de page 6 :

Cf. R. Guerrini, « Decorazioni parietali : fonti letterarie e iconografia », in Il Collegio del Cambio in Perugia, cit., p. 107-134.

Dans ces fresques, la présence de l’écriture est constante : les planètes, Caton, les hommes illustres, les prophètes et les sibylles sont tous accompagnés de leurs noms ; une inscription aux pieds de Caton appelle à placer l’intérêt public au-dessus des affects privés ; les Vertus sont flanquées de distiques qui décrivent leurs caractères respectifs ; des phrases de l’Evangile apparaissent dans les deux épisodes de la vie du Christ ; les sibylles et les prophètes portent des cartouches avec des mots extraits de leurs prophéties ; une signature sous forme d’inscription épigraphique accompagne également l’autoportrait du peintre ; et il faut faire état aussi des inscriptions paraissant dans la niche de la statue de la Justice5. C’est justement à partir des toutes ces inscriptions qu’on a pu identifier avec certitude les sources littéraires des représentations des vertus et des hommes illustres (Cicéron et surtout Valère Maxime), ainsi que celles des énoncés figurant sur les cartouches des prophètes et des sibylles (Lactance)6.

Note de bas de page 7 :

D’après les suggestions de G. Pozzi, Sull’orlo del visibile parlare, cit., p. 439-64.

Avant d’aborder la question des lieux occupé par l’écrit dans ces images et des propriétés proprement plastico-visuelles par lesquelles il s’intègre à la composition, on pourra noter que, du point de vue de la nature des énonciations qui sont réalisées dans ces inscriptions, sont ici exemplifiées les quatre situations communicatives possibles qu’on peut retrouver dans l’écriture peinte7 :

  1. les mots reproduisent un colloque qui a lieu entre les acteurs du récit pictural : voir les apôtres qui s’adressent au Christ dans la Transfiguration, Dieu qui parle aux apôtres ; les anges qui chantent dans la Nativité ;

  2. un acteur sur la scène s’adresse à un destinataire hors scène : Caton, qui exhorte le spectateur ; les Vertus ; les prophètes et les sibylles. Même chose, par ailleurs, pour la Justice sculpté ;

  3. un acteur hors-champ s’adresse à un acteur représenté sur la scène : les questions posées aux Vertus ;

  4. un destinateur hors-champ s’adresse à un destinataire lui aussi hors-champ : les noms-légendes ; l’épigraphe au-dessous de l’autoportrait du Pérugin.

Dans les trois premiers cas – dialogue entre personnage ou entre image et spectateur –, qui sont quantitativement prédominants, toutes les inscriptions sont à la première personne, tandis que l’épigraphe qui accompagne l’autoportrait – la seule inscription, hormis les simples noms - légendes, qui suppose un destinateur et un destinataire hors-champ –, se présente au contraire sous une forme « historique » (au sens de Benveniste), obtenue par le recours à la troisième personne et l’usage du passé simple. Cette impersonnalité de l’inscription est d’autant plus marquée que dans cette partie des fresques aussi bien Caton, qui introduit à leur lecture, que les Vertus elles-mêmes, instaurent explicitement un véritable dialogue je-tu avec le spectateur.

Cette forme historique de l’inscription est bien sûr quasiment la norme dans la signature des peintres, mais elle n’est pas la seule solution possible. Dans le précieux Statut de cette même corporation par exemple, qui avait été enluminé par Matteo di ser Cambio plus d’un siècle auparavant, on trouve une signature par laquelle le peintre s’attribue, en utilisant la première personne et d’autres déictiques, l’entière facture du code et l’autoportrait lui-même : « Moi, Matteo di ser Cambio, orfèvre, qu’ici je me représentai le compas en main, ce livre écrivis, peignis et enluminai ».

La stratégie énonciative à la base du choix du Pérugin se comprend mieux si l’on considère les lieux occupés ici par les différentes inscriptions – qui illustrent, encore une fois, presque toutes les solutions possibles adoptées jusqu’alors pour intégrer l’écrit à l’image. La matière verbale dans une composition picturale figurative peut en effet être aussi bien inscrite au dehors de l’image (cadre, socle, ou encore un faux cadre dans la surface de représentation) qu’à l’intérieur ; et si elle se trouve dans l’image, elle peut être apposée sur la surface de la peinture ou bien sur un objet représenté (le dedans-dehors doit s’entendre donc suivant deux sens : comme dedans-dehors par rapport à la marge du cadre et dedans-dehors par rapport à l’espace représenté).

Or dans ces fresques nous retrouvons aussi bien des inscriptions intégrées à la représentation (sur des plaques ou des rouleaux appartenant au monde représenté) (fig. 2) que des écritures superposées, c’est-à-dire incluses dans l’espace de représentation mais non intégrées à l’espace représenté (fig. 3). Dans ce cas, apposé sur la surface peinte, l’écrit est indifférent à la représentation au-dessous et peut flotter au-dessus comme sur un voile transparent ; il est intéressant pourtant de noter que là où l’inscription va empiéter non pas sur un fond plus ou moins uniforme mais sur un objet ou une partie du corps humain, les mots et les lettres peuvent se séparer pour lui céder leur place, au prix de briser l’espacement uniforme que l’on attend au sein d’un mot ou d’une phrase : expression d’une hésitation, de la part du peintre, à manifester trop brutalement, par leurs superposition, l’hétérogénéité sémiotique de l’image et de l’inscription. On a enfin, en troisième lieu, une inscription tout à fait séparée des histoires peintes : c’est la signature du peintre, placée sur le faux cadre architectural qui entoure les scènes (fig. 4). Conformément à sa nature de renseignement paratextuel, la signature occupe ici un lieu nettement à part par rapport au récit pictural. Le traitement en trompe-l’œil la rattache, en plus, fictivement, à l’espace réel de l’observateur.

Fig. 2 Pérugin Les Prophètes

Fig. 2 Pérugin Les Prophètes

Fig. 3 Pérugin La Transfiguration (détail)

Fig. 3 Pérugin La Transfiguration (détail)

Fig. 4 Pérugin Autoportrait. Fortitudo et trois héros anciens

Fig. 4 Pérugin Autoportrait. Fortitudo et trois héros anciens

Note de bas de page 8 :

Pour une analyse plus approfondie du rôle joué par l’autoportrait dans ce cycle de fresques voir mon article « L’autoritratto come firma visiva : il Perugino negli affreschi del Collegio del Cambio », in Autoritratto, psicologia e dintorni, études réunies par S. Ferrari, Bologne, Clueb, 2004, p. 143-165.

Formulation de l’inscription, emplacement dans un lieu séparé, et traitement en trompe-l’œil, servent ici à présenter la signature comme une épigraphe appliquée après coup sur les fresques du Cambio en l’honneur de leur auteur : ce qui constitue normalement une initiative autonome du peintre, est ainsi présenté comme une initiative du commanditaire lui-même, ou comme une reconnaissance publique que la collectivité avait rendu à l’auteur, l’« auto-glorification » devenant ainsi une véritable « glorification ». Mais le traitement différent de la plaque et de l’inscription et par conséquent leur relation différente aux images, définissent en même temps deux dégrées différents de réalité et deux ordres distincts de la représentation : celui qui vise l’illusion (parastades, arcs, nervures de la voûte, autoportrait et plaque) et celui qui, tout en étant fondé sur la mimésis, et en dépit de toute l’atmosphère et la lumière produites par une perspective aérienne raffinée (les représentations dans les lunettes), est présenté comme tel, c’est-à-dire comme une surface peinte, en particulier au moyen de l’écriture qui s’y inscrit et s’y dépose comme elle le ferait sur n’importe quel support bidimensionnel8.

Note de bas de page 9 :

J.-M. Klinkenberg, « Articulation du linguistique et de l’iconique dans l’écriture : le rôle de l’indexicalité » communication présentée aux journées d’études L’écriture dans l’image, cit.

On ne saurait par ailleurs sous-estimer, dans ce décor « éthique », ce « théâtre » de la Justice ancienne et chrétienne, le rôle de l’écriture dans ce qui est premièrement une mise en scène de l’autorité des textes, et l’efficacité didactique, dans ce contexte, du syncrétisme de la parole et de l’image. A ce propos, il faut souligner que les propriétés proprement plastiques et iconiques de ces inscriptions peintes leur donnent, entre autres, une fonction qu’on pourrait appeler, selon la typologie proposée par Jean-Marie Klinkenberg9, topologique ou taxinomique, servant la structure moralisatrice du discours proposé par le programme iconographique : l’inscription au pied de Caton, les plaques pour le monde ancien, l’écriture superposée pour les passages des évangiles, les rouleaux pour les prophètes et les sibylles, articulent en fait l’architecture du texte pictural en quelque chose s’apparentant à un prologue, un dialogue, un récit, un antécédent ; la mise en relation et en opposition des différentes parties du texte pictural par le différent traitement plastique des écritures et les différentes espaces où elles sont censées se placer, acquière ainsi une fonction organisatrice par rapport à la lecture du cycle et à son interprétation.

Pinturicchio, ou l’écriture domestiquée

Chez le Pérugin l’écriture peut donc restituer un « récit de paroles », assurer l’identification des personnages, instaurer un dialogue avec le spectateur, en suivant en cela la tradition médiévale selon laquelle on construisait l’image en y insérant de différentes manières des composantes didactiques, érudites, moralisantes. Du point de vue des lieux qu’elle occupe, l’écriture peut, selon des formules tout aussi traditionnelles, se tisser dans la surface, se superposer, ou bien s’intégrer dans le représenté.

Avec Pinturicchio, par contre, comme on va le voir, non seulement toutes sortes de dialogues disparaissent et la place du verbal se fait globalement plus contenue, mais tout l’écrit passe du côté du représenté.

Note de bas de page 10 :

Sur ces fresques voir Pintoricchio a Spello. La Cappella Baglioni in Santa Maria Maggiore, études réunies par G. Benazzi, Cinisello Balsamo, Silvana Editoriale, 2000.

Le cycle de la chapelle Baglioni (fig. 5) se réfère principalement à la Vierge Marie, à laquelle est consacrée l’église, mais aussi au mystère du Saint-Sacrement, au culte duquel devait être dédiée la chapelle. Sur les parois, entourés par un faux cadre architectural comprenant un soubassement en marbres colorés, des arches en plein cintre et des piliers décorés à grotesques, sont peints l’Annonciation, l’Adoration de l’Enfant Jésus et Jésus au milieu des docteurs de la Loi. Dans les quatre calottes de la voûte, séparées les unes des autres par de larges bandes peintes à grotesques et traduisant figurativement, par leur gestuelle, le contenu des scènes qu’elle surplombent, sont représentés quatre Sibylles, assises sur des trônes et flanquées à droite et à gauche par des autels classiques exhibant leurs oracles annonçant la venue du Christ10.

Fig 5 Pinturicchio La Chapelle Baglioni

Fig 5 Pinturicchio La Chapelle Baglioni

Note de bas de page 11 :

On trouve dans ces fresques les inscriptions suivantes :
- à gauche et à droite de la sibilla samia (Sibylle de Samos) : « Voici, un riche viendra et naîtra d’une pauvre et les bêtes de la terre/l’adoreront et diront : louez-le dans les astres du ciel’ »;
- à gauche et à droite de la sibilla eritrea (Sibylle érythréenne) : « Du plus haut de sa demeure des cieux, Dieux a regardé les siens et voici que naîtra... » « ...dans les temps ultimes, d’une vierge juive, un fils, berceau de la terre ».
- à gauche et à droite de la sibilla evropea (Sibylle d’Europe) : « Celui-là viendra et franchira les montagnes et les collines et les fleuves des forêts... » « de l’Olympe ; il régnera dans la pauvreté et dominera dans le silence et il sortira du ventre d’une vierge ».
- à gauche de la sibilla tibvrtina (Sibylle de Tibur), d’après une gravure du xixe siècle : « Il naîtra à Bethléem et il sera annoncé dans Nazareth » ; à droite : « ô bienheureuse cette mère dont les seins l’allaiteront »  ;
- sur le livre ouvert sur le lutrin de la Vierge dans l’Annonciation : « Voici, une vierge concevra et enfantera un fils et elle lui donnera le nom d’Emmanuel et il mangera du lait caillé et du miel, jusqu’à ce qu’il sache rejeter le mal et choisir le bien » (Isaïe, 7, 14-15) « Seigneur notre Dieu, qu’il est puissant ton nom par toute la terre ! Lui qui redit ta majesté plus haute que les cieux par la bouche des enfants, des tout petits » (Psaumes, 8, 2-3) ; sur le lutrin lui-même : virgo ; sur la lisière de l’habit de l’ange, en entrelacs : ave maria ;
-
sous l’autoportrait du Pinturicchio, bernardinvs/ pictoricivs/ pervsinvs (Bernardino Pintoricchio de Pérouse) ; dans une plaque sur le pilier à sa gauche : « mccccci »; sur le livre ouvert au-dessus du portrait, parmi les lignes cursives sur la page de droite, les mots « domine », « misericordia », « Amen » ;
- sur le rouleau tenu par les anges au-dessus de la Nativité : glori[a] ;
- dans le panneau de Jésus parmi les docteurs, sur le rouleau tenu par un homme au chapeau blanc : pin/tor/ich/io.

Aucune écriture n’est plus ici sur l’image ou au-dehors de l’image : les prophéties attribuées aux sibylles sont inscrites sur la pierre des autels (et non plus représentées sur de fantaisistes rouleaux les enveloppant) ; la signature et l’autoportrait passent dans l’image et dans l’espace représenté, comme des objets accrochés à un mur du palais de la Vierge ; le Gloria ne figure plus comme parole prononcée mais comme texte écrit sur un rouleau et lu par les anges ; la salutation angélique devient une broderie tissée dans le vêtement de l’ange, et ainsi de suite11 (fig. 6).

Fig. 6 Pinturicchio Sibylle érythréenne

Fig. 6 Pinturicchio Sibylle érythréenne

Ce parti de Pinturicchio correspond en effet à la tendance dominante en peinture, depuis la fin du XIVe siècle. L’écriture est à cette époque le plus souvent intégrée dans l’espace de la peinture sous la forme d’un objet du monde représenté : elle peut paraître gravée dans la pierre, brodée sur un tissu, écrite ou imprimée sur le papier, et on la trouve sur les supports les plus variés : soit des objets susceptibles, dans le monde de l’expérience commune, de porter une écriture – lettres, livres, architectures, monuments – soit à des emplacement plus imprévus tels que des arbres, des rochers, des vêtements etc. Ce type de traitement de l’écriture est très répandu à la Renaissance, où l’exigence d’un langage visuel homogène, strictement unifié, tendait à exclure tout élément qui pouvait attenter à la cohérence de l’espace perspectif. L’écriture pouvait entrer dans le système seulement à la condition d’être soumise aux mêmes règles de géométrie projective qui régissaient l’ensemble. Elle sera donc représentée en raccourci, se pliant aux formes des objets sur lesquels elle était apposée, parfois en partie cachée par des ombres portées ou par d’autres objets. Au moyen du jeu d’ombres et de lumières elle pourra sembler gravée sur des matériaux durs comme le bois ou la pierre, ou tressée avec des fils d’or ou des perles dans un tissu. Comme on peut le voir, il ne s’agit pas dans ces cas-là, d’une écriture, mais plutôt de l’image d’une écriture.

Mais nous trouvons aussi, dans ces fresques, d’autres genres de représentation de l’écriture, tous marqués, de différentes manières, par l’illisibilité de l’écrit (fig. 7).

L’une est illustrée par l’inscription sur la page de droite du livre ouvert au-dessus de l’autoportrait, dont on n’arrive aujourd’hui à déchiffrer clairement que quelques mots : « Domin[…] », « misericordia », « amen » : Il s’agit d’une écriture en soi lisible – si l’on monte sur une échelle et que l’on regarde de près –, mais faite à l’évidence pour ne pas être lue (il suffit, pour s’en convaincre, de la comparer aux lettres, soigneusement tracées et aisément lisibles pour le spectateur, du livre posé sur le lutrin de la Vierge), et qui pourrait bien représenter, dès lors, une invocation privée, intime, du peintre à la divinité.

Fig 7 Pinturicchio Autoportrait

Fig 7 Pinturicchio Autoportrait

Note de bas de page 12 :

H. Damisch, L’Origine de la perspective, Paris, Flammarion, 1987, p. 296 (à propos de la Perspective architecturale de Baltimore).

Sur la page de gauche du même livre, on voit par contre une écriture inventée, qui évoque un alphabet exotique ou les symboles des traités de magie ; les dimensions et l’aspect des lettres de cette écriture simulée, en font quelque chose de différent de l’image d’une écriture vue de loin, telle qu’on l’a vu dans la page de droite, ou telle qu’on peut la voir par ailleurs dans le livre tenu par un des docteurs de la Dispute, ou dans le volume sur lequel la sibylle d’Erythrée commence à écrire et dans le livre à ses pieds, où des taches minuscules mouchettent le support évoquant la présence de lignes de texte. Ici au contraire, tout comme dans les livres en premier plan sur le sol de la Dispute, des lettres bien visibles et clairement espacées constituent une invitation explicite à lire, suivie pourtant par la mise en échec toute aussi explicite de la lecture. Evocation d’écritures lointaines dans le lieu et l’espace, sûrement, mais sans doute aussi de petites indications « que c’est d’une toute autre opération que textuelle qu’il s’agit et que le problème, en l’espèce, n’est pas tant de prétendre à lire ces tableaux que de s’essayer, d’abord, à les voir »12.

Si la lisibilité de l’écriture, une fois celle-ci devenue objet visuel, peut être compromise (lettres en raccourci, tordues, renversées, cachées) elle est ici totalement niée : dans les écritures simulées qu’on vient de voir seule leur dimension de tracé graphique suivant un ordre strict d’alignements successifs est préservé – avec, effectivement cette fois, la perte de leur référentiel spécifique : le verbal.

On notera, toujours dans la scène de la Dispute, la représentation répétée du support privilégié de l’écriture : le livre, l’objet-livre en tant que tel. Le choix d’insérer dans le cycle cet épisode de la vie du Christ et la place remarquable réservée aux livres – non seulement ici mais aussi dans la représentation de la sibylle d’Erythrée –, a été interprétée par les historiens de l’art comme probable emblème et devise du commanditaire – les Baglioni étant bibliophiles, et promoteurs de l’art typographique. A mes yeux, plus intéressante et pertinente est toutefois l’opposition créée ici entre la figure de Jésus – Verbe qui s’est fait chair – et les livres, disposés à ses pieds, topologiquement au-dessous de lui, à l’instar des représentations traditionnelles des hérétiques défaits ou des vices vaincus par les vertus. Dans ce symbole de la défaite des docteurs, on pourrait voir aussi, me semble-t-il, une sorte d’image allégorique de la suprématie de l’image sur l’écriture – une écriture ici qualifiée d’« opaque », qui demande à être déchiffrée et qui demeure « obscure ».

Signorelli, ou l’écriture effacée

Dans les fresques de Signorelli à Orvieto, les inscriptions, encore présentes chez Pinturicchio, disparaissent presque totalement, et – qui plus est – à l’endroit même où le peintre nous parle, précisément, de livres, d’écrivains, de poètes et de leurs œuvres.

Développée autour du thème du Jugement Dernier, la décoration de la chapelle se déploie sur trois niveaux (fig. 8) : dans les voûtes on trouve le Christ-Juge entouré par les anges et les hiérarchies célestes qui l’assisteront le jour du jugement – les Apôtres, les Patriarches, les Docteurs de l’église, les Martyrs et les Vierges, ainsi que des Anges jouant les trompettes du jugement et portant les instruments de la passion ; dans la bande supérieure des parois, sont représentées les histoires des faits précédant le jugement dernier : la Prédication et les actes de l’Antéchrist, la Fin du monde et la Résurrection de la chair, et celles des faits concomitants : la Séparation des élus et des damnés, le Couronnement des élus et le Châtiment des damnés ; enfin un haut soubassement en trompe-l’œil occupe la moitié inférieure des parois : il comprend un socle avec des reliefs en marbre et un ordre architectural articulé en parastades, panneaux et entablement, décoré de grotesques ; à l’intérieur des panneaux s’ouvrent deux oculi, encadrant deux figures d’observateurs, et une série de fenêtres par lesquelles se montrent les portraits de Dante et d’autres poètes et écrivains, entourés de médaillons en grisaille illustrant des histoires tirées de leurs œuvres.

Note de bas de page 13 :

Sur les fresques de Signorelli voir notamment La Cappella Nova o di San Brizio nel Duomo di Orvieto, études réunies par G. Testa, Milan, Rizzoli, 1996.

Parmi les fresques qui décoraient les deux petites chapelles qui s’ouvrent dans le soubassement, ne sont restées en l’état que celles de la chapelle des Corps Saints, avec la Déploration du Christ avec Marie, la Madeleine et les saints martyrs Faustin et Parenzo. La décoration est enfin complétée par les fresques des embrasements des trois fenêtres de la paroi de l’autel, où sont peints les archanges Gabriel, Raphaël, Michel et les deux saints évêques Brice et Constant, surmontés de deux anges musiciens et d’un œuf d’autruche accroché au sommet de l’arc central13.

Fig. 8 Signorelli La Chapelle Nova de Orvieto

Fig. 8 Signorelli La Chapelle Nova de Orvieto

Il faut signaler que Signorelli réalise cet ensemble en complétant dans un premier temps la décoration des plafonds commencée par Beato Angelico un demi-siècle auparavant, en suivant le projet et peut-être les cartons mêmes laissés par Angelico, avant de poursuivre ensuite la décoration à partir de ses propres dessins. En parlant de disparition de l’écriture je me réfère donc au travail de Signorelli sur les quatre parois de la chapelle et dans les deux chapelles latérales. Sur la voûte (dont le projet était déjà établi quand Signorelli reprit le chantier d’Orvieto), sont au contraire présentes des inscriptions très imposantes faisant fonction de légendes aux hiérarchies célestes.

Note de bas de page 14 :

Il s’agit des portraits de sept personnages, dont un a disparu au XVIIIème siècle. Les identifications proposées sont diverses ; seul le portrait de Dante est reconnaissable avec certitude, sur la base d’une iconographie attestée. Les deux personnages sur la paroi d’entrée sont étrangers à la galerie de portraits.

Si l’on se tourne donc vers les peintures des parois, on voit que la décoration se partage globalement en deux secteurs, plastiquement et iconographiquement distincts : dans les lunettes, les histoires de la fin du monde et du Jugement Dernier ; dans le soubassement, la galerie d’hommes illustres qui se montrent aux fenêtres ouvertes au centre des grands panneaux à grotesques. Il s’agit d’écrivains, anciens et modernes, chrétiens et païens, dont la plupart, sinon tous, sont des poètes14.

Note de bas de page 15 :

La Cappella Nova…, cit., p. 191-213.

Note de bas de page 16 :

Sur ce point, ainsi que sur d’autres composantes métapicturales de ce cycle, voir mon « Autoritratto e metapittura. Note sugli affreschi di L. Signorelli nella Cappella Nova del Duomo di Orvieto », Documents de Travail et pré-publications, n° 280-281-282, janv.-fév.-mars 1999, p. 27-37

Pour expliquer la présence de cette série inédite d’hommes illustres et le critère qui aurait déterminé le choix des auteurs à représenter (il est en effet le seul cycle de portraits exclusivement de lettrés se trouvant dans une église), on a fait l’hypothèse qu’il s’agissait des précurseurs de Dante, ou des auteurs que Dante a cités, ce dernier étant considéré comme la référence principale du cycle (fig. 9). On a récemment émis l’hypothèse selon laquelle Virgile serait représenté au centre de la série, les autres portraits se référant dans ce cas aux auteurs qui s’en sont inspirés ou qui peuvent y être rattachés15. Si l’on considère cependant les diverses connexions (thématiques, figuratives, mais aussi plastiques) que les médaillons reliés aux portraits entretiennent avec les épisodes représentés dans la partie supérieure des fresques, il semble plus plausible d’en déduire que la présence de ces auteurs dans la chapelle est le fait qu’ils ont traité, en littérature et en poésie, les mêmes sujets – la fin du monde et l’au-delà – que Signorelli, en peinture, a représenté plus haut sur les parois de la chapelle. Par ce grand partage initial le peintre aurait donc structuré tout le cycle de fresques, dans sa globalité, sur le mode de la comparaison, en le développant comme un véritable paragone figuré16.

Note de bas de page 17 :

Nous ne reconnaissons que deux initiales, le « N » et le « O », dans un livre tenu ouvert par Dante, et des sigles parmi les grotesques (ceux de L. Signorelli, « L.S », d’un aide, « S.C », et de l’Oeuvre de la Cathédrale, « OPSM »).

Cette confrontation entre poésie et peinture, entre écriture et image, n’exploite que les ressources proprement iconiques. Les illustrations de leurs œuvres sont en effet les seuls véritables attributs explicites de ces écrivains. Contrairement à tout autre cycle précédent ou contemporain d’hommes illustres, on ne trouve ici ni de noms, ni d’inscriptions élogieuses ou simplement explicatives, ni de mots lisibles dans les livres que tiennent les personnages17. Ici, ce sont les images qui sont chargées d’identifier les personnages. Dans cet espace consacré à l’écriture, à la poésie, aux livres et aux fables des poètes, la peinture est vraiment une « poésie muette ». Et il est par ailleurs remarquable que cette méditation sur l’œuvre des poètes prenne précisément la forme d’un travail sur le livre lui-même en tant qu’objet et support de l’image, par la représentation des supports de l’écriture, mais aussi par les références à l’enluminure contemporaine des médaillons en grisaille. Nous pouvons y reconnaître, sinon une confiance illimitée dans le pouvoir évocateur et descriptif des images, du moins l’intention précise de ne parler qu’à travers la peinture. Ici l’image n’intègre pas l’écriture, mais plutôt elle la transpose, elle la traduit.

Fig. 9 Signorelli Dante

Fig. 9 Signorelli Dante

Quelques remarques en forme de conclusion

Note de bas de page 18 :

Cf. L. Bolzoni, La Stanza della memoria, Turin, Einaudi, 1995 ; Id., La rete delle immagini, Turin, Einaudi, 2002.

Note de bas de page 19 :

G. Paleotti, Discorso intorno alle immagini sacre e profane (1582), in Trattati d’Arte del Cinquecento, édités par P. Barocchi, Bari, Laterza, 1961, II, p. 222 (cité par L. Bolzoni, La stanza della memoria, cit., p. 227).

Ce choix de Signorelli préfigure une voie qui deviendra, comme nous l’avons déjà rappelé, par la suite dominante. La place de l’image dans la culture de la fin du Moyen Age et de la Renaissance (qui percevaient la mémoire, l’esprit, le texte littéraire lui-même comme un ensemble de lieux disposés dans l’espace et comme galerie ou dépôt d’images) ainsi que l’aptitude à percevoir les images poétiques en termes visuels et à traduire en mots les représentations - aptitude produite par une « science des images » pluri-séculière18 -, et d’autre part la confiance dans la puissance synthétique et évocatrice des images, qui « dans très peu d’espace embrassent de très vastes et très graves concepts »19, ont favorisé cette « autonomisation » de la peinture qui a vu l’écriture pratiquement disparaître.

Note de bas de page 20 :

Voir L. Bolzoni, La Stanza della memoria, cit., ainsi que C. Parmiggiani (éd.) Alfabeto in sogno. Dal carme figurato alla poesia concreta, Milan, Mazzotta, 2002, catalogue de l’exposition.

Il faut cependant faire deux observations : d’abord rappeler le fait que, même au moment où la peinture tend si clairement à expulser l’écriture, sur la page imprimée ou gravée l’interaction entre image et écriture ne cesse d’être, ainsi qu’elle l’était depuis des siècles, extrêmement pratiquée (fig. 10). Le rapport entre mots et images est toujours perçu ici comme très étroit, et arrive jusqu’à l’expérimentation de langages mixtes, où la différence de nature et de fonction entre les deux composantes, visuelle et verbale, tend à se délayer (voir les devises ou les emblèmes, très aimés au XVIe siècle, les diagrammes et les rébus, ou encore les sonnets figurés, où l’on peut bien dire que les mots se voient et les images se lisent)20.

Fig. 10 Voghterr, La maison de la Grammaire

Fig. 10 Voghterr, La maison de la Grammaire

Le conflit présumé entre image et écriture ne concerne donc qu’un genre artistique déterminé, la peinture, et non le domaine, bien plus vaste, des images produites globalement par cette culture.

Par ailleurs, la nouvelle conception de la peinture en tant que miroir du visible n’a pas fait disparaître tout à fait l’écriture de la peinture, comme nous l’avons vu : ce dont témoigne la peinture entre la fin du XIVe et le début du XVIe siècle est plutôt l’effort constant de soumettre l’écriture aux mêmes lois qui gouvernaient la représentation. Ces pratiques nous montrent bien que, globalement, l’hétérogénéité entre écriture et image perçue par le peintre et par l’observateur dans cette culture figurative, est en premier lieu l’hétérogénéité entre des signes visuels non mimétiques qui supposent la surface et des images qui visent au contraire la mimésis et sont fondées sur la perspective.

Note de bas de page 21 :

L. Marin, De la Représentation, Paris, Gallimard, 1994, p. 305.

L’hétérogénéité et donc le conflit potentiel entre écriture et image ne concerne qu’un genre déterminé d’images et qu’une théorie particulière de la représentation, celle du tableau comme « miroir du monde » ou « fenêtre ouverte sur l’histoire », qui s’affirme avec la Renaissance et restera dominante, dans ses principes, jusqu’à la fin du XIXème siècle, une conception qui se fonde, en premier lieu, sur la négation théorique du support matériel de la toile. Selon la formule très efficace de Louis Marin21, c’est en effet justement l’invisibilité de la surface et du support qui est la condition de possibilité de la visibilité du monde représenté. La transparence de l’écran plastique est le postulat théorique fondamental de la représentation. Et l’écriture, en tant que graphisme bidimensionnel, peut dangereusement le nier.

Le conflit, la tension se joue donc entre l’espace de surface et l’espace représenté, et plus en général et de plusieurs points de vue, entre plan de l’énonciation et plan de l’énoncé. Car évidemment, rendre visible le support par l’écriture c’est rendre visible l’espace de l’énonciation (le support et la surface en tant que lieux de l’activité picturale) au détriment de celui de l’énoncé (l’espace tridimensionnel mimétique qui feint la réalité). Mais il y a une autre dimension des inscriptions qui « les tire » vers le plan de l’énonciation : leur lien à la parole, à l’acte d’énonciation de la parole. En effet, parallèlement à l’insertion de l’écrit dans l’espace représenté, on assiste à une réduction progressive et une circonscription typologique des mots peints : avec les dialogues entre les personnages, on voit disparaître aussi l’appel direct au spectateur, les prières ou les louanges adressées à l’image, ainsi que toutes ces inscriptions qui, par leur configuration, nous « faisaient face » pour ainsi dire, s’adressant à nous par une apostrophe non linguistique mais visuelle ; car en mettant explicitement en scène des énonciations énoncées elles pouvaient, d’une autre façon, troubler la transparence parfaite de la représentation, une représentation où le peintre et le spectateur devaient théoriquement assumer non pas la position d’un interlocuteur, mais celle d’un pur regard témoin de l’objectivité du récit.