Modernité et synesthésie

Anne Beyaert-Geslin 

https://doi.org/10.25965/visible.148

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

E. Couchot, La technologie dans l’art. De la photographie à la réalité virtuelle, Jacqueline Chambon Ed, 1998.

Le sens naît du dépassement des sens
Edmond Couchot1

Note de bas de page 2 :

La concordance est établie à deux endroits : dans Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, trad. Française de P. Volboudt, Paris, Denoël-Gonthier, 1969 (1954), p. 96 et dans Ecrits complets, La synthèse des arts, édition établie par P. Sers, Paris, Denoël-Gonthier, 1975, p. 206.

Note de bas de page 3 :

La paternité de la première œuvre abstraite est fréquemment attribuée à W. Kandinsky pour une aquarelle peinte en 1910, année consacrée également à la rédaction de Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier. On se reportera, pour une description historique plus minutieuse des origines de l’Abstraction, à M. Seuphor, L’Art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres, Paris, Maeght, 1949 et l’ouvrage plus récent de Georges Roque, Qu’est-ce que l’art abstrait ?, Folio, 2003. Voir également Pascal Rousseau, « Confusion des sens. Le débat évolutionniste sur la synesthésie dans les débuts de l’abstraction en France » dans Les Cahiers du musée national d’art moderne n° 74 Synesthésies/fusion des sens, 2000/2001, p. 5-33. Enfin, le catalogue de l’exposition Aux origines de l’abstraction, 1800-1914, musée d’Orsay, Paris, 3 novembre 2003-22 février 2004 restitue très précisément le contexte scientifique du mouvement artistique.

Note de bas de page 4 :

L’anecdote célèbre introduit l’ouvrage de G. Roque, Qu’est-ce que l’art abstrait ?, idem.

Le jaune est dur et piquant ; le bleu, doux et simple. Le jaune est résistant contrairement au bleu qui se rapproche du velours. Le jaune évoque l’écharde, le clou, le couteau et l’épine. Son goût est acide tandis que celui du bleu, insipide, rappelle la figue fraîche. L’odeur du jaune pique comme l’oignon, le vinaigre ou les acides. Le bleu, en revanche, est aromatique comme la violette. S’il était un son, le jaune, aigu et pénétrant, chanterait comme un canari. La fanfare est jaune mais les sons profonds du bleu s’apparentent à l’orgue. Ainsi conçu, ce système d’analogies sensorielles constitue sans doute la partie la plus célèbre du cours que fit Kandinsky au Bauhaus2. Il témoigne d’un mouvement scientifique qui, quoiqu’engagé dès le milieu du 19e siècle, est généralement associé aux débuts de l’Abstraction3, c’est-à-dire aux premières décennies du vingtième siècle. Pourtant, bien que l’ancrage historique soit précis, on pourrait se demander si l’art du vingtième siècle ne poursuit pas, de bout en bout, la réflexion sur les synesthésies et ne s’évalue pas entièrement à cette aune. Tout au long du siècle en effet, la question des connivences sensorielles est reformulée mais abordée sur le mode paradoxal de la rupture. Au lieu de confirmer des coïncidences somme toute établies, l’effort des artistes consiste plutôt à défaire les synesthésies et à (re)catégoriser le sensible pour produire un nouvel objet de sens comparable à cette toile de Kandinsky qui, dégagée de son projet figuratif parce qu’elle est fortuitement posée sur le côté, acquiert soudain une « beauté indescriptible » et n’assemble plus que « des formes et des couleurs »4. Dénouer les concordances, désunir les modalités sensibles pour produire une structure discrète : en suivant cette hypothèse, l’art du vingtième procèderait d’un inlassable effort sémiotique pour différencier, singulariser, hiérarchiser.

Note de bas de page 5 :

La célèbre proposition est faite initialement dans Clement Greenberg, « Modernist painting », dans G. Baltrock (dir.), The new Art, A critical anthology, New-York, Dutton, 1966.

Note de bas de page 6 :

La dichotomie reprend la célèbre opposition entre épistémologie et ontologie de Bateson. Voir Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, tome 1, trad. française, le Seuil, 1977, p. 143.

L’article tâche de donner consistance à cette hypothèse. Rejoignant dès l’abord les thèses « modernistes » de Greenberg5, il s’efforce de mettre en évidence l’effort métadiscursif de l’art du vingtième siècle qui, lorsqu’il s’affranchit de la visée mimétique pour élaborer de nouveaux objets de sens, commente aussi ses propres modèles. Notre effort est néanmoins plus spécifique puisqu’il s’agit de soumettre cette définition de l’art à une attention sémiotique, attachée au connaissable et non à l’essence6, et de montrer que celle-ci sous-tend une conception catégorielle du sensible propre à révéler les phénomènes de connivence.

De l’union des sens à la rupture

Note de bas de page 7 :

Paul Valéry, « L’homme et la coquille », Œuvres, T1, La Pléiade, 1968, p. 906.

Une telle lecture de l’art moderne et contemporain s’appuie sur les deux axes de l’étude des synesthésies qui, d’une part, établit les concordances sensorielles et d’autre part, s’interroge sur leur fondement à la façon du texte d’introduction aux journées d’étude de Louvain qui ajoute aux conceptions métaphorique et cognitiviste une interprétation sémiotique. Comment les sens s’assemblent-ils ? Valéry formule ainsi la question7 :

Ne constatons-nous pas que nous vivons familièrement au milieu des variétés incomparables de nos sens ; que nous nous arrangeons, par exemple d’un monde de la vue et d’un monde de l’ouïe, lesquels ne se ressemblent en rien, et nous offriraient, si nous y pensions, l’impression continuelle d’une parfaite incohérence ? Nous disons bien qu’elle est effacée et comme fondue, par l’usage et l’habitude, et que tout s’accorde à une seule « réalité » […] Mais ce n’est pas dire grand chose.

Note de bas de page 8 :

Erwin Straus, Du sens des sens, Contribution à l’étude des fondements de la psychologie, trad. française, Grenoble, Jérôme Million ed., 1989 (1935), p. 397.

Ce constat d’impuissance fait écho à l’interrogation de Straus8 :

De quelle manière et par quels moyens sont réunies les diverses impressions des sens particuliers ou les impressions multiples des sens séparés et de quelle façon deviennent-elles une après que l’unification a disparu ?

Note de bas de page 9 :

Toujours conçue selon une visée globale (coïncidence, connivence, concordance) et un principe mélioratif (la synesthésie est un gain), la synesthésie reçoit une définition corollaire chez Barthes qui adopte le point de vue local et celui de la modalité particulière, de la partie. La synesthésie devient en ce cas une « perte de spécificité de chaque sens », voir Roland Barthes, Le neutre, cours au Collège de France 1977-1978, texte établi, annoté et présenté par Thomas Clerc, Seuil IMEC, 2002, p. 136.

Comment fonctionnent donc les synesthésies ? Une possibilité consisterait à postuler, non pas la fusion des informations sensorielles9 mais leur rupture, la question étant alors de savoir comment une diversité d’informations sensorielles – une configuration polysensorielle – peut trouver l’accord synesthésique. Dénouer la synthèse pour en lever le mystère, c’est la voie heuristique qu’emprunte Mach lorsqu’il rend compte de l’éclatement du sensible :

Note de bas de page 10 :

Ernst Mach, L’analyse des sensations. Le rapport du physique au psychique, Paris, Jacqueline Chambon, 1996 (1922), p. 94.

L’arbre avec son tronc rugueux, dur et gris, ses branches nombreuses balancées par le vent, ses feuilles douces et brillantes, nous apparaît de prime abord comme un tout, une chose une et indivisible […] Si l’on détourne les yeux ou si l’on ferme les yeux, on peut palper l’arbre, goûter le fruit, sentir le feu ; mais non les voir. C’est ainsi que cette chose apparemment une, se divise en parties qui sont liées non seulement entre elle, mais qui relèvent aussi d’autres conditions. Le visible se sépare du tactile, de ce qui peut être goûté, etc10.

Un tel récit est riche d’enseignements. Il montre tout d’abord comment le désaccord synesthésique produit un éclatement de l’objet en parties correspondant aux modalités sensibles dispersées. Ensuite, il rend compte d’une conversion catégorielle qui transforme la configuration composée de parties -tronc, branches et feuilles- en un assemblage de propriétés -tact, goût et fraîcheur-, pour composer une épaisseur sensible articulée. Le changement méréologique (un tout éclate en parties) est donc également sémiotique : une autre sémiosis s’élabore et construit une sémiotique-objet à base de qualités sensibles. Enfin, et de façon plus essentielle encore, la citation de Mach semble témoigner d’une autorité du visible sur les autres sens mais aussi sur la synesthésie elle-même. Selon cette description en effet, la présence visible de l’objet suffit à nouer toutes les modalités sensibles ensemble et à convoquer l’arbre alors que la perte de visibilité occasionne au contraire la dispersion des modalités sensibles, actualisées l’une après l’autre tandis que l’arbre lui-même se virtualise. La visée de sens se conçoit alors comme une autre visée des sens, fondée sur la suppression de la dominante visible et la convocation concomitante des autres modalités sensibles. Dans cette optique, le visible devient l’instance de contrôle de la concordance synesthésique, une instance dont la mise en cause fait apparaître un espace haptique indépendant. L’objet est toujours là mais l’évidence de la synesthésie n’opérant plus, les sens doivent le composer autrement.

S’il met en évidence ce jeu de tensions existentielles où les diverses modalités sensibles sont tour à tour actualisées, le récit de Mach nous conforte dans l’idée qu’il n’est d’objet de sens que composé par les sens : l’arbre peut être présentifié tel une « forme générale » cependant une variation intentionnelle entraîne nécessairement la modification de la sémiosis et construit un autre objet.

La dominance de la vision

Note de bas de page 11 :

On se reportera, par exemple, à l’introduction d’Yvette Hatwell, Arlette Streri, Edouard Gentaz, Toucher pour connaître, Psychologie cognitive de la perception tactile manuelle, Paris, PUF, 2000.

Note de bas de page 12 :

Voir à ce sujet Hatwell et alii, Toucher pour connaître, idem, p. 150 et sv.

L’apport de Mach introduit en tout cas deux arguments fondamentaux : il affirme une relation dichotomique entre le visible et toutes les autres modalités sensibles ainsi qu’une domination du visible. Cette conception trouve appui auprès des sciences cognitives qui, à l’exemple d’Hatwell, Streri et Gentaz, n’ont cessé d’instruire la « dominance massive de la vision »11 et la secondarisation des autres modalités dans la vie quotidienne. Une étude comparée révèle notamment que, la vision disposant d’un champ périphérique, toutes les dimensions d’un objet (texture, localisation, orientation, taille) sont perçues quasi simultanément, à quelques millisecondes près, alors que la modalité tactile qui utilise les mains est contrainte au contact, à la proximo-réception et suppose donc une perception séquentielle12, développée dans le temps. Appréhension globale plutôt que locale, accès au tout aussi bien qu’à la partie, saisie instantanée plutôt qu’aspectualisée par des mouvements exploratoires : toutes ces caractéristiques accordent à la vision l’autorité dans la maîtrise conceptuelle des objets.

Note de bas de page 13 :

L’espace haptique partage par exemple avec l’espace visuel la différenciation haut/bas, avant/arrière, droite/gauche, comme l’a souligné E. Mach, Analyse des sensations, idem, p. 161-162.

Note de bas de page 14 :

Les procédures exploratoires de Lederman et Klatzky sont décrites par Hatwell et al. Toucher pour connaître, idem p. 72. L’enveloppement explore la forme globale de l’objet ; le suivi des contours précise sa forme localement ; le frottement latéral définit sa texture ; le contact statique prend sa température ; la pression du doigt vérifie sa dureté et le soulèvement évalue son poids.

Cette supériorité sous-tend d’ailleurs un trait de redondance puisqu’à lire les mêmes auteurs, les informations relatives au toucher viendraient largement corroborer les données visuelles, qu’elles concernent la connaissance spatiale de l’environnement13 ou les propriétés de l’objet lui-même. S’il est donc peu sollicité en situation bimodale où il se superpose simplement à la vision, le toucher apporte sa contribution dans la discrimination des propriétés matérielles des objets, son domaine d’excellence. Il s’incarne alors dans les six procédures exploratoires invariantes décrites par Lederman et Klatzky14 : l’enveloppement, le suivi des contours, le frottement latéral, le contact statique, la pression des doigts, le soulèvement.

Inverser le rapport de forces

Sur un point précis, l’appui des sciences cognitives apparaît plus précieux encore. En effet, si ces travaux consacrent la suprématie du visuel en situation bi ou multimodale, ils confirment surtout que la promotion d’une modalité ancillaire telle que le toucher provoque la déchéance corrélative du visuel. En somme, l’accentuation d’une qualité secondaire a pour effet d’ériger cette qualité en dominante se susbstituant à la dominante visuelle.

Note de bas de page 15 :

Edward T. Hall, La dimension cachée, trad. française, Paris, Le Seuil, 1971.

Une telle inversion du rapport de forces introduit plusieurs transformations radicales dans la construction de l’objet de sens. Tout d’abord, si la vision s’impose comme un sens de la synthèse autorisant l’appréhension globale du monde, la variation intentionnelle qui lui préfère une autre dominante aboutit à une perception analytique et fragmentaire. Ensuite, la prise en charge tactile sous-tend nécessairement un changement dans la distance de perception, la vision, sens de la distance (exotaxique), s’alliant au tact mais aussi au goût et à l’odorat (sens endotaxiques) à proximité de l’objet c’est-à-dire à ces distances que l’anthropologue E.T. Hall15 décrit comme personnelle et intime. Or, ces espaces proches du corps étant les plus propices à l’expression des émotions, comme l’a également souligné Hall, la translation n’est que la prémisse d’autres changements : dans la définition de l’objet de sens tout d’abord, dont la dimension affective est valorisée ; et corrélativement dans la définition de l’instance percevante, qui, grâce au concours des sens endotaxiques, n’est plus seulement un simple corps cognitif assuré de la maîtrise conceptuelle de l’objet mais devient un corps chair susceptible d’éprouver.

Discrétiser le visible

Note de bas de page 16 :

Nous laissons « de côté une couche fondamentale et primitive de la sensation, en la déblayant dans une intention théorique précise », dirions nous en empruntant à Ernst Cassirer dans La philosophie des formes symboliques, tome 3, Paris, ed. de Minuit, 1972, p. 89.

Note de bas de page 17 :

Il conviendrait également de distinguer des concepts voisins quoique bien distincts comme éidétique et iconicité. Le chantier de l’iconicité étant sans doute le plus dévorant qu’ait connu la sémiotique visuelle, nous prenons à regret le parti d’oblitérer le débat et d’« écraser » les différences conceptuelles.

Avant d’engager une lecture de l’histoire du vingtième siècle, une réserve méthodologique s’impose. En effet, lorsque nous évoquons l’accentuation d’une qualité, nous neutralisons sans précaution toutes les autres dimensions du sensible. Pour les besoins de l’analyse, nous marquons les contrastes, séparons des propriétés sensibles -couleur, lumière et texture- qui s’avèrent pourtant solidaires les unes des autres dans le monde visible. Nous imposons un ordre là où la nature ignore l’ordre. Bref, contraints aux excès de langage que réclame l’analyse, nous « exagérons »16 et parlons d’autonomie là où la perception n’établit qu’une tension vers l’autonomie. Sur cet aveu17, nous pouvons engager une lecture de l’histoire de l’art du 20e siècle procédant par catégorisation du sensible et inversion des dominantes.

Notre taxinomie retiendra deux modèles principaux. Le premier concerne la catégorisation du visible lui-même et s’attache à dissocier ces dimensions canoniques du visible que sont l’éidétique, la couleur, la lumière et la texture en opposant toujours la première à toutes les autres.

Note de bas de page 18 :

Cette conception a été célébrée par Gilles Deleuze dans Francis Bacon. Logique de la sensation, La Différence ed., 1981.

Note de bas de page 19 :

Théoricien de la peinture moderne n’ayant jamais cessé d’appeler les peintres à la transposition chromatique, André Lhote se laisse aussi définir comme un « anti-modelé » : « Qui, d’un peu talentueux aujourd’hui, s’amuse encore à modeler un visage ou un torse ? Je dirai plus : qui, s’y appliquant, saurait le faire avec persuasion ? Modeler est le plus banal, le plus usé des procédés d’imitation », dans A. Lhote, Traités du paysage et de la figure, Grasset, 1986 (1958), p. 109.

A l’intérieur de ce modèle, une première variation intentionnelle oppose éidétique et couleur selon un présupposé coloriste qui substitue aux modulations du clair-obscur, des rapports chaud/froid. Un tel effort caractérise la peinture moderne en général, plus spécialement l’œuvre de Cézanne18, Van Gogh, les Fauves et tous les peintres chers à André Lhote19 et au-delà, Rothko.

Note de bas de page 20 :

« Le souci de traiter de manière homogène les objets les plus divers : arbres, personnages, maisons, a conduit les peintres impressionnistes et leurs successeurs à gommer toute distinction texturale à l’intérieur d’un tableau. Un savoir, qui fait défaut à la science actuelle, s’est éteint », déplore Jacques Ninio, L’empreinte des sens, Perception, mémoire, langage, Odile Jacob, 1996 (1989), p. 63.

Une seconde option sépare éidétique et lumière sur l’exemple de l’Impressionnisme qui actualise une dominante lumineuse au point -la critique a été formulée par Ninio20- de neutraliser les contrastes de texture et de représenter celle de l’arbre comme celle de l’eau ou du ciel. L’accentuation de la lumière trouve cependant son expression la plus littérale dans le Pointillisme. Par l’exclusion des mélanges et la juxtaposition des touches de couleur, ce mouvement de l’art produit un mélange optique qui, parce qu’il s’effectue dans l’œil, conserve toute la luminosité des couleurs.

Où la texture domine

Note de bas de page 21 :

Schefer observe cette accentuation de la texture dans le pan de mur jaune d’Un Chien, œuvre du cycle des Peintures noires de Goya et y voit « la peinture même ». Voir à ce sujet Jean-Louis Schefer, Goya, la dernière hypothèse, Maeght, 1998.

Note de bas de page 22 :

J. Ninio, L’Empreinte des sens, idem, p. 61 et sv.

Note de bas de page 23 :

La démonstration est faite dans Anne Beyaert, « Texture, couleur, lumière et autres arrangements de la perception », Protée vol. 31 n° 3 Lumières (M. Renoue dir.), 2004, p. 81-90.

Une troisième option, la plus représentée et la plus ancienne, oppose éidétique et texture. Qu’elles évoquent la manière de Rembrandt, le pan de mur du Chien sortant du gouffre de Goya ou l’épaisseur tressée des champs chahutés par le mistral de Van Gogh, de telles accentuations de la texture n’ont cessé de ravir et d’embarrasser la critique21. Si le procédé de l’hyperbole texturale est ancien, il semble trouver son apogée au vingtième siècle. Notre assertion prend le contre-pied des thèses de J. Ninio22 qui tient les peintres du 15e, les Primitifs flamands ou italiens si habiles à en restituer toute la gamme, pour des « peintres de la texture » et dénie cette capacité aux artistes d’aujourd’hui. Certes si l’on convient volontiers que la qualité du rendu des textures du monde naturel n’est plus le critère d’appréciation d’une œuvre comme elle le fut alors, et si l’on admet aussi que l’effort des peintres ne consiste plus à déployer cette habileté, on soutiendra que le vingtième siècle manifeste le souci de la texture en déplaçant l’accent de la texture énoncée (la chair du monde) vers la texture énonçante (la chair de la peinture, notamment) et de la texture représentée vers la texture ostensive23.

Prenons, pour confirmer cette domination de la texture et observer les tensions qu’elle occasionne, l’exemple de Suprématisme, Blanc sur blanc (1918) de K. Malévitch. Trivialement, nous pourrions affirmer qu’une variation intentionnelle caractéristique tend, dans ce tableau, à abaisser la dominante éidétique -le Suprématisme a été glosé comme un « zéro des formes »- au profit d’une dominante texturale. Pourtant, faire valoir une simple alternative entre une discrimination éidétique et une discrimination texturale oblitérant le tracé d’un contour paraît assez réducteur. Sans doute serait-il plus pertinent d’avancer que la texture, se substituant à l’éidétique, détermine les autres dimensions, solidaires dans le visible, et commande désormais l’objet de sens. En effet, si le carré blanc disposé sur le fond blanc n’est perçu qu’au bénéfice d’un contraste de textures, celui-ci suffit à produire un contour séparant une figure (la plage accentuée dans l’expérience perceptive) d’un fond (ce qui n’est pas accentué). En cela, il détermine l’éidétique. Le contraste textural détermine en outre des granulosités (granularités) différentes en surface, il exprime donc deux façons de réfléchir la lumière et de stabiliser la couleur.

Note de bas de page 24 :

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Minuit, 1997 (1980), p. 205 et sv.

Note de bas de page 25 :

Je reporte le lecteur à Anne Beyaert, « Eric Sanchez, les images et les fantômes », dans Art présence n° 43, juillet- août- septembre 2002, p. 20-23.

La domination de la texture peut menacer l’intégrité de la forme et aboutir à une défiguration. C’est le cas des merveilleux monstres de Picabia qui tendent à se dégager de toute intentionnalité éidétique (la ressemblance à la figure humaine) quand d’autres monstres, peints par G. Brown, s’efforcent, malgré l’exagération des contrastes de couleur et de texture, de préserver les caractéristiques essentielles du visage (la matrice yeux-bouche) qui permettront, conformément au principe de visagéité de Deleuze et Guattari24, de prendre cette figure torturée pour un alter ego tout de même. Plus largement, l’emprise sur l’éidétique s’incarne dans la représentation d’une hypoicone en attente de stabilisation. Si les exemples les plus pressants, tirés de l’œuvre de Turner, Strindberg ou Curlionis, indiquent qu’un attracteur iconique vient alors le plus souvent en renfort pour instruire la signification et préciser les icônes imprécises, l’image numérique fournit d’autres domaines d’investigation25 et exploite, au travers des possibilités allusives du crénelage, différents modes de soumission de la forme à la texture.

Il y a sans doute bien d’autres façons d’accentuer la couleur, la lumière ou la texture et notre typologie pourrait sans doute être affinée, toutefois notre effort consiste essentiellement à esquisser quelques perspectives remar-quables et à envisager les incidences de telles accentuations.

Note de bas de page 26 :

L’expérience, faite lors de la neuvième Dokumenta, est relatée dans «Eugène Leroy, la perspective à rebours », Art Présence, 1997, p. 16-21.

La peinture d’Eugène Leroy est un exemple particulièrement intéressant pour notre étude et montre qu’une accentuation sensorielle convoque fréquemment une seconde dominante. En effet, lorsqu’il superpose d’innombrables couches de peinture pour « perdre » la figure peinte initialement à la façon du héros du Chef d’œuvre inconnu de Balzac, E. Leroy donne la préséance à la texture. Pourtant, si cette présomption texturale s’effectue au détriment de la dominante éidétique, on s’aperçoit que l’accumulation des épaisseurs de pâte impose également une dominante olfactive parce que la peinture à l’huile sent si fort qu’elle risque, pour peu qu’on accumule plusieurs tableaux en un endroit exigu, d’incommoder le visiteur26. D’autres dominantes secondaires, à la fois thermique, auditive et olfactive, se dégagent ainsi dans l’installation polysensorielle Plight de Beuys (1985) du Musée national d’art moderne, deux salles reliées par un passage bas, qui accueillent un piano, un tableau noir et un thermomètre. Entièrement tapissée de rouleaux de feutre qui assurent l’insonorisation, l’installation dégage une chaleur odorante si forte et si étrange que peu de visiteurs s’aventurent à l’intérieur.

Le visible et les autres modalités perceptives

Note de bas de page 27 :

L’œuvre célèbre est décrite notamment dans Francis M. Naumann, Marcel Duchamp, L’œuvre d’art à l’ère de la reproduction mécanisée, Hazan, 1999, p. 67.

Note de bas de page 28 :

Les sculptures sonores de L. Bourgeois étaient présentées au Palais de Tokyo de Paris, en octobre 2002, dans le cadre de l’exposition Le jour la nuit le jour. Sous leurs apparences modestes, ces œuvres chantées d’une petite voix touchante sont une façon, pour l’artiste, de reformuler les émotions passées, avec les moyens physiques que lui laisse le grand âge et par le mode d’expression le plus intime, la voix.

Cet exemple, tiré de l’œuvre de Beuys, suggère que l’effort catégoriel imposé au visible même (la configuration éidétique, texture, couleur, lumière) peut affecter le rapport de la vue aux autres modalités sensibles (toucher, goût, odorat, ouïe). La variation intentionnelle qui déplace l’accent du visible vers une modalité sensible secondaire peut bénéficier à l’ouïe, par exemple comme dans le célèbre A bruit secret de Marcel Duchamp (1916)27, une pelote de ficelle serrée entre deux plaques de métal et contenant un objet mystérieux dérobé à la vue, dont la présence est seulement indiquée par un tintement. Dans le même registre, il faut citer également les Singing sculptures de Gilbert & George ainsi que certaines œuvres récentes de Louise Bourgeois qui transforment des chansonnettes enfantines telle « Le bon roi Dagobert a mis sa culotte à l’envers », en sculptures sonores28.

Si l’accentuation auditive reste assez marginale, celle du toucher est au contraire extrêmement banale. L’œuvre fondatrice de cette présomption tactile est sans doute la Sculpture pour aveugle de Brancusi, une forme de marbre ovoïde présentée dans un sac lors de l’exposition mise en place par Duchamp à l’Armory Show de New-York, en 1913. L’accentuation texturale s’accompagne ici d’une suppression totale de l’information visuelle qui contraint à l’investigation manuelle.

Les accentuations de l’installation

Note de bas de page 29 :

Je reporte le lecteur à Anne Beyaert, « Texture, couleur, lumière et autres arrangements de la perception », idem.

Note de bas de page 30 :

Franck Popper, Art, action et participation. L’artiste et la créativité aujourd’hui, Klincksieck, 1980, p. 13.

Si l’art du vingtième siècle fournit d’innombrables exemples d’œuvres procédant par éclatement des concordances synesthésiques et accentuation différenciée de propriétés ancillaires, ce double effort peut définir, au-delà des illustrations ponctuelles, le projet même de l’installation. Genre (supra-genre ?) fondé sur l’hétérogénéité, l’installation se caractérise par un souci de diversification épistémologique, certaines parties revendiquant une fabrication par l’artiste quand d’autres relèvent plutôt de la tradition des « ready-made ». De telles œuvres se conçoivent plus généralement comme un champ de diversification du sensible, où l’on s’affranchit des routines perceptives et de la « forme générale » des objets. Dans une étude parallèle où nous nous efforcions d’instruire la composante texturale de l’art du vingtième siècle29, nous avons montré, sur plusieurs exemples et notamment à partir du Pavillon rouge d’I. Kabakov, comment l’installation accentuait cette composante partagée entre l’espace visible et l’espace haptique. Pour notre démonstration, il suffit de souligner la conséquence pathémique de l’éclatement du sensible et que F. Popper résume ainsi : « L’essentiel n’est plus l’objet lui-même mais la confrontation dramatique du spectateur à une situation perceptive »30.

Ajouter à la ressemblance

Note de bas de page 31 :

Irvin Rock, La perception, De Boeck, 2001. L’auteur appuie son commentaire sur la peinture de Van Gogh.

Sur ces exemples intrigants, on voit en tout cas s’ébaucher une activité métadiscursive de l’art, activité réflexive et commentative centrée sur sa propre énonciation. En réorganisant l’objet de sens, la peinture s’affirme comme peinture, de même que la sculpture ou la photographie se déclarent comme telles. Quelle serait la motivation d’une telle activité métalin-guistique ? I. Rock31, fait l’hypothèse que l’accentuation de la texture procède d’un effort de l’œuvre visuelle pour se distinguer du trompe-l’œil et affirmer par contraste son statut d’art. En somme, une intentionnalité artistique engagerait à « ajouter » à la ressemblance.

Note de bas de page 32 :

« Si l’ensemble est faux dans sa simultanéité, concède Rodin, il est vrai quand les parties sont observées successivement, et c’est cette vérité seule qui importe puisque c’est elle que nous voyons et qui nous frappe ». Voir à ce sujet Paul Virilio, La machine de vision, Galilée, 1988, p. 15. Je remercie Françoise Parouty de m’avoir indiqué cette référence.

Note de bas de page 33 :

L’accentuation de la texture numérique est étudiée plus longuement dans Anne Beyaert, « L’esthétique du pixel. L’accentuation de la texture dans l’œuvre graphique de John Maeda », dans Communication et langages, n° 138, 2003, p. 23-37 et dans Anne Beyaert, « Crenelage, capitons et métadiscours (Où l’image numérique résiste à la ressemblance) » dans Protée, L’archivage numérique vol. 32 n°2, p. 75-83.

Qu’elles s’intitulent hyperboles, accentuations, thématisations ou valori-sations d’une dominante, toutes les interventions décrites procèdent par ajout à la ressemblance comme un commentaire de Virilio suffit à nous en convaincre. Le philosophe décrit une sculpture de Rodin qui déroge en plusieurs endroits avec la visée mimétique. Il rapporte les propos du sculpteur qui, confronté à la double proposition - le mouvement tel qu’il est représenté par la sculpture et le même, effectué dans le « monde naturel », restitué par une photographie- donne raison à la sculpture, au motif que celle-ci parvient, avec ses moyens propres, c’est-à-dire par le volume, et sans craindre l’exagération, à rendre compte du déroulement du geste dans le temps32. L’ajout de côtes à l’homme sculpté et l’amplitude exagérée de son mouvement ne relèvent pas de la maladresse, pas plus que l’accentuation d’une texture numérique par une trame de carrés ne saurait être tenue pour un « ratage » de l’artiste : après tout, le matériel actuel permet d’estomper la discontinuité par un « lissage ». Par l’hyperbole, le sculpteur Rodin affirme l’origine de la sculpture de la même façon que l’artiste numérique John Maeda clame, au travers de son modèle génératif, l’origine du numérique33.

Conclusion

Note de bas de page 34 :

Les principes posés ici ont donné lieu à deux développements : l’un souligne, de façon générale, l’importance de la valorisation texturale au vingtième siècle ; l’autre envisage celle-ci dans le domaine spécifique de l’image numérique et en précise la signification.

Parvenant au terme de cette lecture très superficielle de l’art du 20e siècle, prolongée ailleurs par plusieurs articles34, il reste à ponctuer notre esquisse par un éloge, sinon de la maladresse (visée subjective) ou de la défaillance (visée objective), du moins d’une certaine intentionnalité artistique tendue vers la novation. En effet, si l’effort « moderniste » consiste à déplacer l’accent pour produire d’autres configurations sensibles, il s’agit aussi de substituer une logique des sensations à la logique commune de l’objet. Or une telle rupture conduit à s’acquitter des modèles routiniers de la représentation, à se dégager de l’habileté technique et de la visée mimétique, à rompre en somme avec la « figuration » pour mieux en cerner les enjeux.

Note de bas de page 35 :

Jean Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, Folio, 1991 (1973), p. 137.

Note de bas de page 36 :

Carl Einstein, La sculpture nègre, traduction française, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 47.

Une phrase de Dubuffet résume l’aboutissement logique du projet dont nous faisons l’ébauche : « l’art ne commence qu’à partir de mal dessiner, que plus mal on dessine et plus on fait apport créatif »35. Prendre le parti du « mal dessiner » revient à rompre avec la virtuosité, une voie que préconisait également C. Einstein : « Je ne crois qu’à des gens qui commencent par détruire les moyens de leur propre virtuosité. Le reste n’est que petit scandale »36.