La synesthésie, un effet de matière1

Roland Breuur 

https://doi.org/10.25965/visible.146

Sommaire
Texte intégral

Introduction

La synesthésie est dans sa définition courante, un phénomène d’association et d’interaction, chez un même sujet, d’impressions venant de domaines sensoriels différents. Cette confusion des sens trouverait sa cause dans un assoupissement de l’attention. Mais c’est dès lors définir la synesthésie à partir d’un modèle d’appréhension plutôt cognitive ou objective du monde. On assiste à une « condensation » ou même à un « déplacement » opérés par les sens lors d’un affaiblissement du rapport conscient et objectivant au monde, par exemple suite à l’influence de mescaline. C’est pourquoi la synesthésie est souvent associée aux phénomènes du rêve, de l’imaginaire etc.

Cependant, un grand nombre d’auteurs a aussi insisté sur le fait que le phénomène de synesthésie contient le pouvoir apparent de forcer une issue vers une réalité en dessous du monde intelligible. Dans la synesthésie, dira-t-on, le sentir semble défier les lois de l’entendement pour accomplir une synthèse plus secrète et d’un ordre plus profond. Les sens rattrapent une unité perdue et promettent une sorte d’entente secrète et originaire avec le monde, voire avec l’être. Et c’est bien entendu dans le cadre de pareil accord ontologique que le phénomène semble prendre toute son ampleur. Les sens réconcilient le sujet avec la matière et trahissent une complicité primordiale avec, on vient de le voir, ce que Merleau-Ponty appelle la « Chair ».

Note de bas de page 2 :

M. Merleau-Ponty : « La sensation est intentionnelle parce que je trouve dans le sensible la proposition d’un certain rythme d’existence [...] et que, donnant suite à cette proposition, me glissant dans la forme d’existence qui m’est ainsi suggérée, je me rapporte à un être extérieur, que ce soit pour m’ouvrir ou pour me fermer à lui » (La phénoménologie de la perception, (PP), Paris, Gallimard, 1945, p. 247)

Note de bas de page 3 :

« Percevoir, c’est engager d’un seul coup tout un avenir d’expérience dans un présent qui ne le garantit jamais à la rigueur, c’est croire à un monde » (PP, p. 344).

Quelles sont les conditions phénoménologiques de cette complicité ? Comment pareille unité s’accomplit-elle ? On sait en quoi l’approche phénoménologique fait un sort à la sensation au sens classique du terme (p. e. empiriste) en la décrivant d’emblée à partir du concept d’intentionnalité2. Avant même d’être une donnée objective ou un fait réel, la sensation m’ouvre aux qualités des choses et m’enlise dans l’être. Comme dirait Sartre, elle est un acte de conscience, et non pas un contenu. Il récuse, ainsi que Merleau-Ponty, comme nous allons le voir, la description objectivante de la synesthésie et qui se réfère au principe d’association. L’expérience synesthésique se définit avant tout comme la manière selon laquelle on « fréquente » les choses qui sont « à la disposition de notre regard ». Et comme on vient de le voir, ce regard s’incruste dans un monde que Merleau-Ponty comprend comme une acquis originaire. Mieux encore : la perception est une dévotion au monde, un acte de foi3. Or, j’aimerais suggérer en quoi ce monde et cette intentionnalité sont moins acquises que conquises sur un fond qui grève irrémédiablement toute « connivence primordiale » et « parenté secrète » avec l’être. La synesthésie ne nous fait pas « comprendre » les intentions secrètes de l’être ou de sa « chair ». Elle ne relève peut-être elle même que d’une sorte « d’assoupissement » qui seule permet de nous abandonner à un monde sous lequel l’être gronde, indifférent et d’une noirceur horrifiante. Car, ainsi que j’aimerais le montrer, cet assoupissement, qui détermine peut-être l’essence même de la subjectivité en tant que telle, glisse dans un rapport confiant avec le monde, en proie à une différence qui s’en excepte et en menace l’unité.

Sens et déhiscence

Mais avant tout, comment comprendre le sens de l’unité évoquée en synesthésie ? Faut-il faire appel à quelque énergétique de l’imaginaire (Bachelard) et à des forces vitales libérées par les sensations ? Mais non, jugera Merleau-Ponty ; cette parenté n’est elle-même pas de l’ordre de l’imaginaire, elle est originaire. Car il faut savoir que la sensation ne se réduit pas à un simple fait objectif, elle est comme le segment d’une visée et d’une compréhension de l’être en tant que tel. Autrement dit, il nous faut comprendre le sentir non pas comme une simple faculté, (nourrissant une énergétique de l’imaginaire), mais comme l’indice de l’ouverture à l’être.

Il est vrai que personne d’autre que Merleau-Ponty n’aura mieux décrit le rôle des sens et du corps en fonction de cette visée de l’être. Dans le chapitre de la Phénoménologie de la perception qu’il consacre au sentir, il va même jusqu’à affirmer que le phénomène de synesthésie n’a rien d’exceptionnel. Bien entendu, dans la perspective d’une approche objectivante ou scientifique, pareil phénomène semble faire preuve de confusion. On dira par exemple que la région du cerveau circonscrite aux excitations de l’odorat devient capable d’intervenir hors de ses limites. Or, cette physiologie cérébrale ne rend pas compte de « l’expérience synesthésique, ce qui devient ainsi une nouvelle occasion de remettre en question le concept de sensation et la pensée objective » (PP, p. 264). Cette pensée objective est tentée de décrire le phénomène comme s’il s’agissait d’une relation causale ou d’une association entre deux faits distincts. Le visuel influe sur l’audible. Mais, demande Merleau-Ponty à juste titre, n’est-il pas surprenant que l’expérience synesthésique se donne avant tout comme l’épreuve d’une fusion, et non d’une association ou juxtaposition ? Dans les exemples courants (p.e. une couleur et un son), le sujet ne dit pas en effet qu’il a à la fois un son et une couleur (« bleu criard ») : « c’est le son même qu’il voit au point où se forment les couleurs » (PP, p. 264). Aussi peut-on par exemple observer sous mescaline une modification des chronaxies, qui constituerait une explication des synesthésies survenues lors de pareille influence. A quoi Merleau-Ponty répond que « la juxtaposition de plusieurs qualités sensibles est incapable de nous faire comprendre l’ambivalence perceptive telle qu’elle est donnée dans l’expérience synesthésique. Le changement des chronaxies ne saurait être la cause de la synesthésie mais l’expression objective ou le signe d’un événement global et plus profond » (PP, p. 264). Cet événement global est la manière selon laquelle on s’ouvre à la structure de la chose et à l’être en tant que tel. Chaque sens ne se définit que par sa perméabilité à l’intentionnalité et est soumis ou intégré dans la visée globale du monde. Une sensation ne fait qu’exprimer et articuler une manière d’être au monde et de se rapporter aux choses, de se laisser « envoûter » par leurs qualités en sympathisant avec elle de façon « sacramentelle » (PP, p. 247). Merleau-Ponty précise cette image quasi religieuse et un peu romantique de la façon suivante :

Comme le sacrement non seulement symbolise sous des espèces sensibles une opération de la Grâce, mais encore est la présence réelle de Dieu, la fait résider dans un fragment d’espace et la communique à ceux qui mangent le pain consacré s’ils sont intérieurement préparés, de la même manière le sensible a non seulement une signification motrice et vitale mais n’est pas autre chose qu’une certaine manière d’être au monde qui se propose à nous d’un point de l’espace, que notre corps reprend et assume s’il en est capable, et la sensation est à la lettre une communion. (PP, p. 245-246).

Note de bas de page 4 :

Par exemple : « il y a relèvement double et croisé du visible dans le tangible et du tangible dans le visible [...] ». (Le visible et l’invisible, (VI), Paris, Gallimard, 1964, p. 177).

Dès l’origine, tous les sens communiquent entre eux en s’ouvrant à la structure du monde. Si dès lors l’expérience synesthésique n’a rien d’exceptionnel, c’est parce qu’elle ne fait qu’accentuer et réaliser l’unité naturelle du sujet percevant. C’est grâce à cette unité que nous sommes en mesure de « percevoir » certaines qualités comme la fragilité du verre, qu’on entend la dureté et l’inégalité des pavés dans le bruit d’une voiture, et que l’on parle avec raison d’un bruit « mou », « terne » ou « sec ». Notre perception se construit grâce à cette communication interne des sensations4. Pour reprendre un bel exemple de Werner Schapp, dans le mouvement de la branche qu’un oiseau vient de quitter, « on lit sa flexibilité ou son élasticité, et c’est ainsi qu’une branche de pommier et une branche de bouleau se distinguent immédiatement » (PP, p. 265). Cette flexibilité ne se donne qu’en vertu d’une tendance qu’ont les sens à se décliner ensemble dans la visée d’un même monde. Comme quoi, ajoute Merleau-Ponty, « la perception synesthésique est la règle, et, si nous ne nous en apercevons pas, c’est parce que le savoir scientifique déplace l’expérience et que nous avons désappris de voir, d’entendre et, en général, de sentir, pour déduire de notre organisation corporelle et du monde tel que le conçoit le physicien ce que nous devons voir, entendre et sentir » (PP, p. 265).

Ce savoir scientifique est donc à l’opposé des ambitions phénoménologiques. Au lieu de chercher à comprendre le rôle de la conscience et de ses facultés à partir d’un rapport au monde originaire, la science déduit le monde d’une conscience prise comme objet. Mais pour le phénoménologue, le sujet est conscience de soi comme saisie d’objets (PP, p. 274). Il ne pose donc pas cette saisie ou ces actes de conscience, mais se borne à être conscience en tant que saisie du monde. Ce qui permet de comprendre en quoi l’expérience synesthésique se définit avant tout comme une manière d’appréhender une chose, et ne s’explique comme confusion de sensation que pour une conscience réflexive ou objectivante. Celle-ci, en effet, ne se rapporte plus au monde, mais conçoit cette ouverture au monde, ce rapport intentionnel, comme totalité de « faits » qui « habitent la conscience ». Ainsi, un psychologue empiriste qui aura réduit la sensation à un état isolé et soi-disant pur, pourra en effet en étudier certaines propriétés physiologiques et ses rapports avec le cerveau. Mais dans ce cas, il ne fait que transposer le rapport aux choses à la conscience, il projette sur la conscience une forme d’appréhension qui ne se justifie que par rapport au monde. C’est ainsi qu’il en arrive finalement à « ignorer le sujet de la perception » même : « c’est qu’il se donne le monde tout fait, comme milieu de tout événement possible, et traite la perception comme l’un de ces évènements » (PP, p. 240). Le psychologue observe le sujet en train de percevoir et analyse ce qui s’y passe : il y voit des sensations, des états de toute sorte, et se pose ainsi la question de savoir comment toute cette faune finit par s’entendre et par laisser la place à l’appréhension d’un objet. A cet effet, on dira par exemple que toutes ces sensations se soumettent au sens commun, au sens le plus fort, en vue d’une récognition de l’objet comme invariance autour duquel se lient les qualités ou les propriétés. La synthèse finale, dira-t-on, serait d’ordre intellectuelle et supposerait en ce sens un « je pense ». Or, cette forme de synthèse n’est que la contrepartie de la réflexion analytique opérée pas l’approche scientifique.

Note de bas de page 5 :

« Mon corps est la texture commune de tous les objets et il est, au moins à l’égard du monde perçu, l’instrument général de ma compréhension » (PP, p. 272).

Note de bas de page 6 :

« La sensation telle que nous la livre l’expérience n’est plus une matière indifférente et un moment abstrait, mais une de nos surfaces de contact avec l’être [...] ». (PP, p. 256)

En revanche, la synthèse perceptive dont parle Merleau-Ponty, ne s’opère pas sur les données de mon corps « objectif », mais sur l’objet même que ma conscience vise dans son acte perceptif. Et dans cette visée, mon corps n’est pas donné à titre d’objet parmi les objets du monde, mais comme « corps phénoménal », comme « système synergique », qui s’investit totalement dans la synthèse continue qu’opère la perception sur ce qui s’offre à elle5. Les sensations ne se définissent donc pas à titre de quelque fonction organique : elles sont comme une puissance de rejoindre les choses et nous font accéder à une forme quelconque de l’être. En d’autres mots, elles déterminent notre manière d’être au monde6. Il y a donc une organisation totale des sensations suivant la synthèse perceptive qui s’ouvre au champ des données. Et cette organisation sensorielle varie selon le champ dans lequel elle s’investit permettant à chaque sens de s’ajuster dans l’adhérence charnelle aux choses. Par exemple, il fait nuit et j’entends un bruit suspect : c’est tout mon corps qui se tend comme un tympan et tous les sens semblent monopolisés par l’ouie. Mes yeux semblent voués au bruit et chaque craquement résonne sur tout mon corps. Les sensations ne se donnent pas comme des faits indépendants et objectifs, mais sont aspirés et inspirés par l’expérience totale d’une synthèse perceptive qui se fait et qui me soumet à l’expérience totale du monde.

Il est du reste aisé de comprendre pourquoi toute identité doit être le résultat de telle synthèse et ne s’en isole pas. C’est bien pourquoi celle de l’objet n’est jamais atteinte : « chaque aspect de la chose qui tombe sous notre perception n’est encore qu’une invitation à percevoir au delà » (PP, p. 269). Elle se ferait à mesure que mon champ perceptif se « temporalise » et s’enrichit de séries ouvertes de perceptions possibles.

Il n’y a pas d’objet lié sans liaison et sans sujet, pas d’unité sans unification, mais toute synthèse est à la fois distendue et refaite par le temps qui, d’un seul mouvement, la met en question et la confirme parce qu’il produit un nouveau présent qui retient le passé. (PP, p. 278).

Note de bas de page 7 :

« [Le corps] est la Visibilité tantôt errante et tantôt rassemblée » (VI, p. 180).

Note de bas de page 8 :

Reprenant les paroles de Cézanne, Merleau-Ponty écrit: « Le paysage, disait-il, se passe en moi et je suis sa conscience » (Sens et non sens, op. cit., p. 32).

Ainsi, la réalité d’une chose ne réside pas dans la pensée d’une invariance isolée de la synthèse perceptive et temporalisante. Ce qui fait la réalité d’une chose, comme dit Merleau-Ponty, « c’est donc justement ce qui la dérobe à notre possession » (PP, p. 270). Il réinscrit donc la problématique de la synesthésie au sein même d’une approche phénoménologique du sujet et du monde. Sous le modèle objectivant, il s’agit en effet de retrouver « le fait de ma subjectivité et de l’objet à l’état naissant, la couche primordiale ou naissent les idées et les choses » (PP, p. 254). Cette couche se décrit comme savoir et affinités primordiaux entre le sujet et le monde des choses. Je profite d’une sympathie et d’une familiarité qui existe entre mon corps et les choses et qui permet au regard de percevoir : si le regard s’accouple avec les couleurs et si le sensible est sollicité par les choses, si je m’abandonne aux choses qui se mettent à exister pour ma conscience « engorgée » par elles, c’est en raison d’un espace ou même d’une visibilité qui me possède7 et à laquelle je dois être « initié » (PP, p. 297). Avant même d’appréhender les choses en tant que telles, je suis transi d’une réciprocité universelle et générale : « J’éprouve ma sensation comme modalité d’une existence générale déjà vouée au monde et qui fuse à travers moi sans que j’en sois l’auteur ... » (PP, p. 250)8. Mon regard aussi bien que la palpation tactile de mes mains reposent sur une « prépossession du visible » (VI, p. 175) et par là s’incorporent à l’univers qu’ils interrogent. Ainsi, par exemple, je donnerai à mes mains le degré, la vitesse et la direction du mouvement « qui sont capables de me faire sentir les textures du lisse et du rugueux » (VI, p. 176). Il y a comme « un recroisement » ou « une réciprocité » entre le sentir et les choses, tous les mouvements du corps et des sensations ont leur place dans le même univers visible que par eux je détaille et explore.

C’est cette réciprocité que Merleau-Ponty définit dans Le Visible et l’invisible à partir d’une déhiscence de l’être, d’un écart auquel ma conscience ne fait que participer sans en revendiquer l’origine. Cette déhiscence ou cet écart par lesquels le sujet s’incruste dans l’être, fait naître « la masse du sensible » comme par ségrégation (VI, p. 179), elle se détache sur l’être ou, mieux encore, sur la « chair ». C’est-à-dire : « cette Visibilité, cette généralité du Sensible en soi cet anonymat inné de Moi-même » (VI, p. 180). La chair, encore une fois, est « un ‘élément’ de l’ Être » qui fait qu’il y a « un rapport à lui-même du visible qui me traverse et me constitue en voyant, ce cercle que je ne fais pas, qui me fait, cet enroulement du visible sur le visible » (VI, p. 185).

Le rouge et le noir

Si la synesthésie est pour Merleau-Ponty « la règle », c’est parce que sa réalité illustre l’unité des sensations comme « surface de contact avec l’Être ». Au lieu de nous enfermer dans l’enceinte privée du rêve ou de l’imaginaire, l’expérience synesthésique nous installe dans la couche primordiale de la réalité et sur laquelle tout regard objectivant fut prélevé. Avec ce savoir objectivant, on assisterait donc à une perversion de notre « ouverture initiale » au monde. On risque donc de sombrer dans ses préjugés scientifiques en cherchant à définir la synesthésie comme une forme d’association de sensations. Comme si les sensations avaient le privilège de jouir d’une indépendance objective. A en croire Merleau-Ponty, cette vision consiste à ignorer le sujet véritable de la perception et la couche primordiale de la chair. A plus forte raison, la liaison interne des sens dans l’épreuve synesthésique n’est qu’une modalité parmi d’autres d’une même unité originaire des sensations, dans la mesure où celles-ci s’intègrent dans l’organisation globale qu’effectue la synthèse perceptive. C’est, pour Merleau-Ponty, à partir de cet enlisement dans la « chair » qu’il faut comprendre la synesthésie, et non pas la synesthésie comme l’origine imaginaire de l’enlisement. La « chair », en quelque sorte, fonde l’unité du corps comme totalité de sensations et de facultés. C’est pourquoi Merleau-Ponty la décrit aussi comme « un système tout fait d’équivalences et de transpositions intersensorielles. Les sens se traduisent l’un l’autre sans avoir besoin d’interprète » (PP, p. 271). L’unité des sens ne renvoie plus à un quelconque sens commun, car « l’homme est un sensorium commune perpétuel » (PP, p. 271).

On peut illustrer un tel propos par le fait même qu’il ne nous serait donné de penser l’indépendance absolue d’une sensation que de manière dérivée. Pareille approche reposerait d’emblée sur une forme pervertie de notre regard sous l’influence des sciences et ne jouirait d’aucune évidence phénoménologique. Par contre, avant d’être un « fait distinct », la sensation réside dans cette « expérience totale dans laquelle elles sont finalement indiscernables » (PP, p. 252). En revanche, « la qualité, la sensorialité séparée se produit lorsque je brise cette structuration totale de ma vision, que je cesse d’adhérer à mon regard et qu’au lieu de vivre la vision je m’interroge sur elle » ou lorsque je finis par la concevoir de manière objectivante.

Note de bas de page 9 :

Cf. par exemple VI, p. 18.

Mais tout cela ne va peut-être pas vraiment de soi. Tout d’abord, en raison d’une certaine ambiguïté propre à l’approche merleau-pontienne et qui concerne le rapport du regard objectivant et de la couche primordiale. D’une part, le regard scientifique a perverti notre regard et a brisé en quelque sorte cette « attitude naturelle de la vision où je fais cause commune avec mon regard et me livre par lui au spectacle » (PP, p. 262). D’autre part, c’est en faisant appel à un sens commun, au sens large du terme, par exemple de la synesthésie comme « règle générale » de toute perception naturelle, que la vision réflexive et objectivante de la science est qualifiée de dérivée. Mais si la couche primordiale est fondatrice du regard dérivé et fondé est tellement impliquée dans notre vision quotidienne, pourquoi alors invoquer perpétuellement l’idée d’un oubli ou d’une ignorance de l’origine ou du fondant ? Pourquoi faut-il en effet réapprendre à voir9 ?

Note de bas de page 10 :

Il n’est pas exagéré de dire que pour Merleau-Ponty, la pensée objective joue le rôle de « supplément originaire ».

Ce problème n’a rien de surprenant, aussitôt qu’on cherche en effet à établir une différence entre le fondé et le fondant, l’originaire et le dérivé. Je ne m’y arrêterai pas10. Cependant, il m’intéresse pour une raison précise : la différence semble « masquer » une « couche primordiale » encore plus « profonde » et enfouie, mais qui ne se conjugue pas d’emblée comme rapport à l’être. Et davantage, qu’il existe un couche où le sujet est assailli par une dissociation des sensations qui n’est plus le signe d’une perte ou d’une perversion d’une quelconque « unité originaire » et dérivée de celle-ci, mais qui paraît comme une menace constante et jamais conjurée par la vision et autour de laquelle le regard originaire aussi bien qu’objectivant semblent osciller.

Examinons cela de plus près : on a vu que pour Merleau-Ponty tout regard participe à un écart dans l’être. Cette déhiscence est l’articulation de l’avènement d’un sens par déviance : une figure se dégage d’un fond dans lequel moi-même je suis installé. Et si je perçois telle ou telle chose, c’est parce que par mon regard je participe à cette différenciation interne à l’être, je la vis du dedans. Dans son chapitre intitulé « l’entrelacs - le chiasme » Merleau-Ponty montre par exemple comment la perception d’un certain rouge finit par acquérir une « ipséité » en vertu de la constellation contre lequel il s’affirme. Celle-ci repose sur une organisation ou synthèse qui elle n’est que l’articulation même de la différence à laquelle je participe. Il écrit donc :

Note de bas de page 11 :

Il précise un peu plus loin que la couleur nue (celle de l’empiriste) « n'est pas un morceau d'être absolument dur [...] mais plutôt une sorte de détroit entre des horizons extérieurs et des horizons intérieurs toujours béants [...] une modulation éphémère de ce monde [...] cristallisation momentanée de l'être coloré ou de la visibilité ». (VI, p. 174-175).

A plus forte raison, la robe rouge tient-elle de toutes ses fibres au tissu du visible, et, par lui, à un tissu d’être invisible. Ponctuation dans le champ des choses rouges, qui comprend les tuiles des toits, le drapeau des gardes-barrières et de la Révolution, certains terrains près d'Aix ou à Madagascar, elle l’est aussi dans celui des robes de femmes, des robes de professeurs, d'évêques et d'avocats généraux, et aussi dans celui des parures et celui des uniformes. Et son rouge, à la lettre, n'est pas le même, selon qu'il paraît dans une constellation ou dans l'autre, selon que précipite en lui la pure essence de la Révolution de 1917, ou celle de l’éternel féminin, ou celle de l’accusateur public, ou celle des Tziganes, vêtus à la hussarde, qui régnaient il y a vingt-cinq ans sur une brasserie des Champs-Elysées.11

Cela veut dire que ce rouge ne peut prétendre à quelque indépendance en dehors de cette constellation et que sa présence est d’emblée engluée par la chair, corroborant la foi selon laquelle « il y a certitude absolue du monde en général, mais d’aucune chose en particulier » (PP, p. 344). Ou encore, que ce rouge ne fait pas en lui-même la différence, mais qu’il la consacre. Si le rouge dispute le regard, c’est en ce qu’il prétend exhiber la totalité de ce qui est. Puisque cette différence est précisément ce qui m’attache à l’être, toute présence insistante de l’une ou l’autre couleur ne fera que réaffirmer la mouvance même de mon rapport à lui. C’est à partir de ce rapport que pour Merleau-Ponty cette insistance se comprend. Seul un regard réflexif peut l’en arracher. Ainsi, cette ontologie merleau-pontienne récuse le fragmenté au nom d’une harmonie incontournable. Il écrit d’ailleurs à ce sujet :

Le regard, disions-nous, enveloppe, palpe, épouse les choses visibles. Comme s’il était avec elles dans un rapport d’harmonie préétablie, comme s’il les savait avant de les savoir, il bouge à sa façon dans son style saccadé et impérieux, et pourtant les vues prises ne sont pas quelconques, je ne regarde pas un chaos, de sorte qu’on ne peut pas dire enfin si c’est lui ou si c’est elles qui commandent. (VI, p. 175)

Note de bas de page 12 :

M.Proust, A la recherche du temps perdu, Paris, Pléiade, 1984, Tome III, p. 692.

Or, qu’en est-il par exemple du petit pan de mur jaune, devant lequel succombe l’écrivain Bergotte, dans A la recherche du temps perdu ? Les circonstances sont les suivantes : malgré le repos qu’un médecin lui avait prescrit, il se rendit à une exposition pour y revoir la célèbre Vue sur Delft de Vermeer. Il croyait bien la connaître, mais un critique d’art venait d’écrire que dans ce tableau « un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse oeuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même »12. Mais à la vue de cette beauté, de cette précieuse matière du tout petit pan de mur jaune, il est pris d’étourdissement. Cependant, se dit-il,

Note de bas de page 13 :

Idem.

« Je ne voudrais pourtant pas être pour les journaux du soir le fait divers de cette exposition. » Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort13.

Note de bas de page 14 :

G. Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 187.

Bergotte s’effondre à la vue d’un détail qui fait s’écrouler toute son œuvre. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire [...] » se dit-il avant de sombrer. Comment ce détail insignifiant, cette couleur parfaite arrive-t-elle à bouleverser de manière si radicale ? Certes, ce jaune partage en ce sens le destin d’un grand nombre de sensations dans l’œuvre de Proust, du goût de la madeleine, au bruit de couverts chez les Guermantes, c’est comme un même courant d’involontaire qui traverse la Recherche. Et cet involontaire se caractérise précisément par la fait que, dans telle sensation, quelque chose insiste, prêtant à l’involontaire une certaine intensité qui ne se rattache en rien à la totalité des sens ou de mes expériences acquises. La sensation s’arrache à ma vision ou à la synthèse perceptive. Elle est clouée là, et tout le reste se pulvérise autour d’elle. On aurait donc tort de chercher à décrire le sens de l’involontaire proustien comme s’il s’agissait d’un cas pareil au rouge décrit par Merleau-Ponty. La sensation n’est plus aspirée par la mouvance d’une différence qui la déborde : elle fait la différence. Mais une différence qui ne lui permet plus de s’épanouir au creux d’une quelconque constellation. Elle se défait, mais plus comme « figure sur fond », parce qu’elle ne se rattache plus à rien. Ce n’est donc plus mon rapport au monde qui nourrit de ses expériences l’aspect de la sensation insistante. Cette sensation n’a pas mûri dans la « chair » et n’enrichit pas mon contact avec l’être. Elle le trouble. Un élément interne à elle-même fait qu’elle se lève et se révolte contre toute soumission à un quelconque sens commun ou à tout ce qui me relie au monde ou à l’être. Cet élément, c’est une « intensité », « comme pure différence en soi »14.

Note de bas de page 15 :

Deleuze, op.cit., p. 186.

Note de bas de page 16 :

Idem, p. 189.

Par conséquent, la réflexion qui cherche à comprendre le sens de cette insistance singulière n’a plus rien d’une « exégèse inspirée » par quelque prétendue connivence avec l’être. Voilà que ce qui insiste ne se subordonne plus à mon commerce, voire mes combines ou mes démêlés avec le monde. Autrement dit, l’involontaire défie même l’idée en tant que telle d’une affinité primordiale et originaire avec l’être, d’une compréhension implicite ou d’une parenté secrète avec le monde. Bref, d’une harmonie ontologique. On serait même tenté de dire que cette unité du monde et du sujet éclate en faveur d’un état libre et sauvage des facultés subjectives. En proie à cette intensité, elles sont comme « portées à leur propre limites » (Deleuze), instiguant le sujet de manière quasi obsessive à refaire le même geste, par exemple repasser sur les pavés mal équarris, retremper la madeleine dans le thé, etc. Comme si la sensation elle-même, détachée de tout lien hors d’elle-même, renfermait, de plus en plus, le secret et l’origine de son insoumission. Voilà pourquoi on rôde autour d’elle, on ne parvient pas à s’en défaire. Mais voilà aussi pourquoi elle ne nous apprend rien. Elle reste isolée et indomptée, giflant à chaque coup ma « synthèse perceptive » bien intentionnée et portant la sensation à un point extrême de son dérèglement. Ainsi, avant même de se recouvrir de sens, de se donner comme médiatrice d’une qualité d’une chose, la sensation subit comme la « violence » d’une intensité qui la force à s’exercer, « de ce qu’elle est forcée de saisir et qu’elle est seule à pouvoir saisir, pourtant l’insaisissable aussi »15. Ce qui fait « la différence » ne s’adresse donc plus aux objets du monde, à un quelconque élément de l’être, mais au contraire, elle saisit dans le monde ce qui la concerne exclusivement. Le monde lui-même semble inspiré et aspiré par cette différence. Comme quoi, pour citer Deleuze, « chaque faculté, y compris la pensée, n’a d’autre aventure que l’involontaire »16.

C’est autour de cet involontaire que les choses se « reprennent ». Ce qui forme l’unité des facultés n’est plus le lien aux choses, la soumission des sensations aux qualités qui « tapissent » le monde. Il faut partir de l’indépendance de telle sensation, pour voir en effet comment elle transmet non pas quelque message mondain, mais l’insondable intensité qui me fouette. Chaque faculté -sensation, mémoire, imagination ou pensée- se voit dès lors traversée et giflée par cette même différence, qui se différencie elle-même à mesure qu’elle change de registre et migre d’une faculté à l’autre. Et cette migration elle-même involontaire ne réconcilie pas les sensations et les facultés entre elles, car rien hors d’elles ne permet aucun appui.

Note de bas de page 17 :

Idem, p. 189.

Et c’est le plus important : de la sensibilité à l’imagination, de l’imagination à la mémoire, de la mémoire à la pensée – quand chaque faculté disjointe communique à l’autre la violence qui la porte à sa limite propre – c’est chaque fois une libre figure de la différence qui éveille la faculté, et l’éveille comme le différent de cette différence17.

Note de bas de page 18 :

Correspondance avec Jacques Rivière, cité par Deleuze, op.cit., p. 192.

Note de bas de page 19 :

Deleuze, op.cit., p. 190.

La différence dans la sensation c’est l’immémorial dans la mémoire, l’impensable de la pensée, c’est-à-dire l’insistance d’une identité en marge de l’unité subjective. Celle-ci ne fait plus que graviter autour de cette différence, et au pire, s’effondrer dans la torpeur d’une âme sans pensées. Il existe un fond originaire et secret de la subjectivité qui menace tout rapport avec l’être, parce qu’il menace la subjectivité en tant que telle. C’est ce que, selon Deleuze, Artaud a bien compris : la pensée n’est pas innée, mais doit être engendrée dans la pensée, sans recours à quelque structure pré-existante. La pensée dès lors condamnée à renaître à soi, à se reprendre. Car, dit Artaud, « la pensée est une matrone qui n’a pas toujours existé »18. L’unité subjective se fait et se refait en gravitant autour de ce noyau de différence, en formant comme « une chaîne forcée et brisée, qui parcourt les morceaux d’un moi dissous comme les bords d’un Je fêlé »19.

Dès lors, l’idée même d’une association des sensations ne perd peut-être pas tout son sens. Cette association explique la manière dont elles s’unissent tant bien que mal, autour de cette différence réfractaire au monde et au moi. Sans sombrer dans un objectivisme, on peut en effet chercher à comprendre comment différentes facultés se mettent à graviter et à s’associer dans l’unique tâche de sonder cet insaisissable, sans pour autant former un tout organique et global, mais des séries closes, qui se juxtaposent comme des perles de subjectivités. Chaque série est transie d’une différence qui gouverne tout et ne répond de rien.

On retrouve dans la Recherche plusieurs « séries » de ce type, comme celle reliant la madeleine à Albertine, passant par les aubépines et le fromage blanc aux fraises. Cette série est gouvernée par tout un registre de sensations liées au savoureux, l’onctueux ou le mielleux. La madeleine, grasse et arrondie, éveille un désir qui transmigre dans le désir charnel a la vue d’Albertine, elle même arrondie et savoureusement molle. Diverses « expériences » sensitives semblent attirées par une même énigme évoquée à l’occasion de la madeleine. Et c’est précisément en cherchant à capter cet énigme qui cingle la sensation du goût, que nombres de souvenirs, de fantasmes et de sensations s’associent autour de cette énigme. Ainsi se forme l’image d’une sensualité propre à certaines circonstances et expériences. Celle par exemple d’un sujet qui au lieu d’attaquer son objet du désir préfère se laisser envahir et pénétrer par lui, dans une rêverie gourmande d’une suavité sirupeuse. Et cette image finit par gouverner une conception du temps et de la matière, comme le suggère ce beau passage où Proust décrit les pierres tombales de l’église de Combray :

Note de bas de page 20 :

Proust, op.cit., Tome I, p. 58.

[Elles] n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu’ici elles avaient dépassées d’un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes blanches du marbre20 ? 

Note de bas de page 21 :

J-P. Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1974, p. 24

Note de bas de page 22 :

Idem, p. 34.

Ce qui apparaît, c’est une « lente liquéfaction des pierres », comme la décrit si bien Jean-Pierre Richard, « à travers laquelle se rêve un attendrissement, et comme un débordement heureux de la mort même. »21 Or, d’autres séries se juxtaposent à celle gouvernée par l’énigme du suave, par exemple celle de la gelée de Françoise où l’indéfiniment divisé semble assemblé « dans un seul nappement imperturbable »22, menant droit à la petite bande, au vernis du gâteau ninivite de Gilberte d’où « s’extrait tout un pan verni et cloisonné de fruits écarlates, dans le goût oriental ». Cette gelée, bien sûr, a la même valeur de fondu, d’unité transparente, des vernis des maîtres et contient la même profondeur diaphane du petit pan de mur jaune. Autre image en outre de la mort, nous l’avons vu.

On pourrait bien entendu compléter la liste : autour de différentes sensations, du rugueux, de l’émietté, ou du cristallin gravitent comme des petites subjectivités closes, enfermant en elles tout un monde imaginaire qui semble l’effet de tout un travail de conjuration obstiné, bien plus que la sédimentation d’une connivence avec le monde.

Ce n’est peut-être que dans et par cette obsession que le rapport à l’être s’établit. C’est ce rapport qui serait « un dérivé », en suspens au dessus d’un fond impersonnel, au sens où cette conjuration tente d’évoquer l’illusion d’une parenté, au lieu d’en être le fruit mûri. Et c’est bien en ce sens que la synesthésie n’a rien d’originaire, pour ne pas dire qu’elle n’est pas la « règle », mais qu’elle repose sur tout un travail de transposition, sur toute une chaîne transie par cette même obsédante différence. Ce n’est que par ce travail, relevant peut-être même d’une énergétique de l’imaginaire au sens de Bachelard, qu’une familiarité entre le moi et la matière semble naître, repoussant ainsi, pour un instant, la menace du différent. En effet, peut-être la synesthésie n’est-elle qu’un effet de matière, au sens ou Barthes parlait d’un effet de réel ?