Fragmentation, particularisation, pixellisation des manières d'être invisibles dans l'architecture japonaise

Sophie Houdart 

https://doi.org/10.25965/visible.107

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Suivant l’usage en japonais, le patronyme est donné avant le nom personnel.

Note de bas de page 2 :

Kuma & Associates (2009, p. 46).

Comment rendre invisible un objet ? Ou plus précisément, comment empêcher un objet d’apparaître comme tel ? Le défi auquel se prête l’architecte japonais Kuma Kengo1 est, on le conçoit d’emblée, d’une autre teneur que celle qui consiste, pour les militaires, à dissimuler à la vue ou rendre moins visible toute panoplie compromettante. Il consiste, entre autres, à mettre en œuvre les propositions théoriques de Gilles Deleuze et Félix Guattari et à exploiter, dans l’espace physique (celui de la construction dure, celui de la structure qui fait tenir, celui des législations du bâti…), les états « ambigus » et « relatifs » de la matière2.

Note de bas de page 3 :

Kuma (2008).

Note de bas de page 4 :

Kuma (2008, p. 6).

Note de bas de page 5 :

Kuma (2008, p. 10).

Note de bas de page 6 :

Kuma (2008, p. 16).

Note de bas de page 7 :

Kuma (2008, p. 13).

Note de bas de page 8 :

Kuma (2008, p. 21).

Dans son traité Anti-Objet3, Kuma retrace la généalogie de son architecture de la disparition : de l’architecte allemand Bruno Taut, qui lui-même la tenait du philosophe Emmanuel Kant. Architecture phénoménologique, en quelque sorte. « Taut », écrit Kuma, n'a eu d'autre but dans sa vie que de traduire la philosophie de Kant en architecture. (...) Kant proposait de distinguer le monde phénoménal et le monde nouménal, les objets de notre expérience et 'les choses-en-soi', qui, existant au-dehors de notre perception, ne sont pas connaissables »4. Kuma prend ainsi de l'architecte allemand, lui-même l'ayant pris du philosophe, l'idée de « construire un pont entre la conscience et la matière »5, de réconcilier, autrement dit, le sujet et l'objet. Reconstruisant pour lui-même la généalogie non-moderne, Kuma invoque en chemin les néo-kantiens, Husserl et les « phénomènes »6. En passer par Taut a encore un autre avantage que d'éloigner Kuma de ce qui a fondé, d'après lui, l'architecture moderne – qui peut se dire comme des procédés de visibilité : faire ressortir, saillir, l'objet de son environnement ; le mettre sur un piédestal, un podium ; dominer ; l'apprêter à l'image même (tout était fait pour que le bâtiment soit non seulement visible d'un bloc, mais soit photographiable dans son entièreté7). L'autre avantage, c'est que Taut a forci sa position non moderne au Japon même, c’est là qu’il y a trouvé support et matière. Il y a, par exemple, cette visite quasi initiatique de la Villa Katsura, dont Taut ne relève pas, comme attendu, l'extrême modernité, mais « les relations et interconnections »8, les liens entre l'intérieur et l'extérieur, le bâtiment et le jardin, l'objet et le sujet, la dissolution des contours, l'impossibilité de saisir la Villa comme un objet en dehors de l'expérience. C'est dès lors cette question que Taut ne cessa de creuser pendant tout son séjour au Japon (1933-1936). Taut, autrement dit, a le formidable avantage de réconcilier le Japon avec lui-même, et procure à Kuma un double socle sur lequel il ne cesse de s'appuyer : celui d’une philosophie non-moderne et celui de l'espace traditionnel japonais. Pour compléter le tableau, Kuma puise à une troisième source : les technologies numériques qui, selon Kuma, accomplissent précisément un certain nombre de réconciliations (entre l'objet et le sujet, la conscience et la matière... le Japon et le reste du monde ?).

Note de bas de page 9 :

Les têtes de chapitre, dans Anti-Object (Kuma 2008), donnent encore d'autres catégories: faire des connections, flotter, minimiser, renverser, substituer...

A l’intérieur de cette rhétorique, dont les limites semblent ici posées, Kuma a déployé, à mesure des années, une véritable sémantique de la disparition : faire disparaître, masquer, enterrer, dissoudre, particulariser, pixelliser9. Quête de l'effet, quête du phénomène architectural : faire passer quelque chose pour autre chose, une toiture qui se fait passer pour une feuille, un béton qui devient translucide... Il s'agit de comprendre ici comment Kuma réalise ce tour de force qui apparente moins son travail, sa pratique, son œuvre, à ceux du démiurge, créant et organisant le monde avec les matériaux à disposition, qu'à ceux de l'alchimiste, les réorganisant intimement, jouant de leurs propriétés extensibles et changeantes, assurant leur transmutation.

Note de bas de page 10 :

Kuma (2008, p. 34).

D’un point de vue méthodologique, ce serait clore le problème un peu trop vite que de considérer que le fragment, la particule, le pixel chez Kuma tiendraient de la métaphore. Sous-tendue par une philosophie de la fragmentation et de la disparition, Kuma entend donner formes à une « architecture immatérielle », élaborée autour de l’idée d’« évanescence », d’« invisibilité » du bâtiment. Comment construire l’évanescence ? Comment édifier un « phénomène » ? Pixelliser un bâtiment, fragmenter un matériau, c’est, en fait, énormément de travail qui engage l'architecte bien au-delà des mots. Kuma, en effet, est un architecte qui construit, construit beaucoup, des maisons individuelles et des bâtiments publics : il ne s'agit donc pas d'un architecte du virtuel, qui ne construirait que dans l'espace numérique. D'après lui, il faut faire avec, faire avec la matière, la concrétude, la réalité10. Les questions auxquelles il a à répondre chaque jour, les problèmes qu'ont à résoudre les jeunes architectes qui l'entourent, sont éminemment techniques. Comment faire que la pierre ne se comporte plus comme la pierre, le béton comme le béton ? A quelles épreuves, à quelles opérations, faut-il soumettre le matériau pour qu’il produise un tel effet ? Jusqu’à quel point la matière, à force de manipulations, opérations, altérations, réductions, change-t-elle de nature ?

Note de bas de page 11 :

En 2003, j’ai réalisé une longue ethnographie dans l’agence de Tôkyô, que j’ai prolongé en 2008 par une étude dans l’agence parisienne. Je rends compte de ce travail dans Houdart (2009).

Ayant gagné la renommée de ses collègues, tant nationalement qu’internationalement, Kuma ouvre, en 2008, une agence à Paris11. Depuis nos premières rencontres, Kuma n’a cessé de faire son chemin et s’assurer une reconnaissance et une notoriété grandissantes. Je visite l’agence parisienne, et tandis que les architectes, installés à leur bureau, me présentent les différents projets en cours, les « pixels » viennent à plusieurs reprises signifier d’une manière nouvelle l’intention architecturale de Kuma. C’est à cette quête – la pixellisation de la matière, la pixellisation de l’architecture – que la jeune équipe cosmopolite s’applique dans les projets récents. Lorsque, lors d’un de ses réguliers passages à Paris, j’interroge Kuma à ce propos, il a déjà à disposition une pensée de la pixellisation. « Le pixel », me dit-il, « c’est une question de taille ; c’est aussi une question de support. Si le support est trop lourd, il écrase le pixel. Je veux que le pixel flotte ». En matière de pixellisation, cependant, tout est encore au stade du défrichage et de l’expérimentation. Le concept, articulé à l’architecture de Kuma, est nouveau et laisse transparaître, dans l’agence parisienne, des formes inédites de travail et d’agencement des matériaux.

Projeter, convaincre

Novembre 2008. Je suis reçue par Nicolas Moreau, jeune architecte français à qui la direction de l’agence parisienne a été confiée. Ma requête est explicite : je veux comprendre comment on pixellise une architecture. Après avoir fixé rendez-vous, Nicolas, de sa propre initiative, et n’ayant qu’une pâle idée de ce que j’attends, avait parlé d’organiser un exposé des différents projets par les différents chefs d’équipe. Nous avions eu une conversation par téléphone quelques jours plus tôt, et Nicolas m’avait expliqué en quelques mots comment ils travaillaient avec le pixel. Ils travaillent, m’avait-il expliqué, sur différents designs en parallèle, qu’ils mettent en forme par des dessins en perspective ou des maquettes, et puis ils « valident une orientation », qu’ensuite ils « déclinent » (des tailles, des matériaux, des motifs). Comme nous cherchions lui et moi la meilleure manière d’appréhender cela dans l’agence, pour un premier contact, Nicolas avait fait le lien entre la forme d’organisation de l’agence et le pixel : « il y a plein de manières de faire des projets, ici c’est peut-être lié aussi à la façon dont Kuma choisit de responsabiliser très tôt sur des projets de jeunes architectes. On dirige, mais on dirige comme des artisans, non comme des démiurges ».

Note de bas de page 12 :

Une des onomatopées japonaises disant ce qui étincelle, ce qui brille.

Je raconte à Nicolas ma rencontre avec Kuma la semaine précédente, à l’occasion d’une conférence qu’il donnait à l’Ecole d’Architecture de Saint-Etienne, et à laquelle il avait été très chaleureusement accueilli par des centaines d’étudiants. Ce que c’est que de travailler avec Kuma, la chance que cela représente, Nicolas s’en rend bien compte – et c’est même certainement pour cette raison qu’ils travaillent autant, ici. Incontestablement, il y a l’envie de se surpasser, de saisir la chance laissée par Kuma aux jeunes comme lui ; de bien représenter son talent, aussi. Quand il a été question de l’agence à Paris et du recrutement, Kuma n’a eu qu’une contrainte : « il ne faut pas qu’ils soient plus vieux que toi », raconte Nicolas. « Ici, c’est l’expérimentation à plein régime ». C’est pour cette raison que Kuma aime s’entourer de jeunes. La première phase de travail consiste en une « investigation libre », faire des maquettes, réaliser des dessins en trois dimensions. L’expérimentation, véritablement, consiste à « aller dans tous les sens, des bulles, des verticales, des horizontales, il n’y a pas de règle ». Sur certains projets, Kuma donne une « impulsion », il dit par exemple « je veux quelque chose de doux », ou « qui fasse pika pika »12, c’est « comme un haïku ». Mais il laisse le « champ libre », a envie d’être surpris. C’est donc sur cette impulsion, poétique, à peine figurative, que les architectes se mettent au travail et expérimentent. Ils reviennent ensuite vers Kuma lui exposer toutes les options, « on fait aussi un tableau critique qui montre les points forts et les points faibles de chaque option. Pour chacune, on rencontre les fabricants, un acousticien, un designer lumière, etc. Tous les jours on rencontre des fabricants ».

Sur une grande table de travail, Nicolas a disposé des maquettes à différentes échelles, un lot de documents sur différents projets. Il se démène pour installer un ordinateur portable et me montrer des dessins en perspective. Je demande à Nicolas s’il sait de quand, dans quel contexte, le terme de pixel apparaît, déclinant autrement, me semble-t-il, les thèmes chers à Kuma, de fragmentation, de particularisation, de dissolution. D’après Nicolas, c’est dans le projet du Centre des Arts de Besançon qu’il est apparu pour la première fois. Nous commençons donc par Besançon. La grande idée pour Besançon, c’est le toit. Le défi consiste à faire une grande toiture, qui soit comme un jardin zen suspendu. Non contents de fusionner deux grands modèles de jardin, le zen et le suspendu, référant pour le moins à deux traditions bien distinctes, les architectes ont conçu de le « pixelliser » : « On l’a pixellisé avec de la pierre, du bois, du vert, il y a eu jusqu’à cinq ou six types de matériaux différents. L’idée c’était d’avoir le bâtiment qui fusionne avec la nature. Avec les pixels, on a un effet de papillonnement de la lumière qui nous intéressait ». Les pixels, commence-je par déduire, induisent donc une certaine qualité lumineuse.

Note de bas de page 13 :

Je remercie ici Piero Zanini pour ce point.

Note de bas de page 14 :

APS (Avant Projet Sommaire) pour le projet marseillais.

L’assurant que je recherche avant tout des détails techniques, Nicolas a l’idée de me donner pour lecture l’Avant Projet Définitif (APD). J’y découvre les caractéristiques principales du projet, les acteurs impliqués (les maîtres d’ouvrage, les maîtres d’œuvre, les architectes, paysagiste, économiste, acousticien, scénographe, entreprise du bâtiment…). Je retrouve vite « la grande idée » dont m’a parlé Nicolas : « La grande toiture paysagère, constituée de pixels de végétation, d’aluminium et de panneaux photovoltaïques, se pose comme une feuille sur le nouveau Conservatoire de Musique et le bâtiment brique réhabilité en Fonds Régional d’Art Contemporain ». J’en faisais l’hypothèse en introduction de ce chapitre, je peux maintenant préciser : la métaphore, au sens analogique, c’est la feuille d’arbre. Le pixel, c’est le moyen d’y parvenir, de l’ex-primer – autrement dit, c’est une métaphore au sens étymologique du terme, ce qui assure le transport13… Dans l’APD, le « concept » est décliné comme suit : « La toiture constitue la pièce maîtresse du projet. Comme une fine feuille d’arbre elle se pose sur le CRR et le FRAC et dans ce même mouvement unifie l’ensemble du projet. Les pixels qui la constituent créent un motif qui fait écho au paysage environnant, des collines boisées aux berges du Doubs. Enfin, la toiture abrite des panneaux photovoltaïques qui produiront de l’électricité et satisferont en partie les besoins des utilisateurs ». Pièce maîtresse, le toit ainsi est composé de « pixels photovoltaïques dimensions 1.08m x 1.237m », de « pixels aluminium dimensions 1.25m x 0.625m », de « pixels verre dimensions 1.25m x 0.625m », et de « pixels bac végétal pré-cultivé avec sedum dimensions 0.6 x 0.4 ». Agissant à juste titre comme des éléments d’image (c’est la définition même du pixel), ces pixels, de natures différentes, produisent un « effet architectural », en créant « un jeu d’ombres et de lumières similaires à celui engendré par le feuillage des arbres sous le soleil ». Plus loin dans le document, les pixels sont autrement regroupés en « pixels opaques » et « pixels transparents ». Je suis ravie : le monde continue de se peupler d’êtres inédits, aux qualifications multiples et changeantes… J’apprends ainsi que « les pixels ne sont pas étanches et laissent traverser l’eau », que la texture particulière de l’ambiance qu’ils génèrent n’est pas sans rappeler la « continuité depuis l’extérieur vers l’intérieur, caractéristique propre à l’architecture japonaise traditionnelle », que l’enveloppe qu’ils forment « s’apparente à un mur transparent »14. J’apprends aussi que ces êtres d’un genre nouveau réclament des mesures d’« administration et maintenance » spécifiques : « Une seule entreprise générale doit être désignée pour la maintenance de la toiture afin d’éviter les conflits de responsabilité. Cette entreprise doit être formée pour cette opération. Un plan d’entretien doit être préparé ». On comprend aisément ces mesures, étant donné que les pixels ne sont pas de même nature… Il s’agit ici, – et c’est très important – d’assurer la cohabitation d’êtres dont on peut (doit) prévoir des comportements différenciés. Les pixels de Kuma, c’est de plus en plus évident, ne sont pas du domaine de l’idée : ils affichent au contraire une certaine matérialité qui a des effets sur toute la chaîne de conception. Capables de produire des « effets architecturaux » d’une grande finesse, ils sont visiblement également susceptibles d’en produire d’indésirables ou de difficilement contrôlables. Leur petite taille, en la matière, se révèle à double tranchant : assurant fluidité, elle engage les protagonistes dans une affaire qui met à mal certaines de leurs attentes. Les pixels en façade, par exemple, se révèlent incompatibles « avec des dimensions d’ouvrants standards », et doivent être réduits en nombre : « compte tenu des contraintes économiques, il était difficile de maintenir des éléments de petite taille ». Autrement dit : mettez le prix, et vous aurez un bâtiment de plus grande résolution… Affectant même la « performance énergétique » du bâtiment, « la multiplication des petits éléments » est mise en cause pour multiplier « des ponts thermiques et des points faibles (menuiseries) ». Où nous apprenons en passant une autre propriété des pixels architecturaux : le pixel laisse passer l’eau, mais, faiblement discriminant, il laisse aussi passer la chaleur… C’est, visiblement, une affaire d’équilibre : il faut « la finesse et la multitude » des pixels pour rendre la fluidité, la transparence, la lumière ; mais il faut aussi définir cette finesse et cette multitude de manière à ce qu’elles n’opèrent pas au détriment de la raison énergétique et dans les limites de la raison budgétaire…

Expérimenter, multiplier, classer

Alors que je termine la consultation de la documentation sur Besançon, Nicolas reparaît dans la pièce, m’apportant des « brouillons » de rendus en perspective : « si tu veux, tu te sers ». Plus tard encore, il revient, un nouveau document à la main : sur de grandes feuilles en format A3, des centaines de petits carrés, noirs, blancs, gris, envahissent l’espace de la page, comme un écran mal défini. Les voilà bel et bien, les pixels ! Nicolas m’explique : « on conçoit un système avec AutoCad (une grille, des dimensions homogènes) et après on applique un copier-coller. Ce que tu vois, ce sont des pièces qu’on a copiées-collées et qu’on alterne : des symétries apparaissent. L’aléatoire, c’est ce qu’il y a de plus dur à trouver. On essaye de casser les systèmes, en fait ».

Je demande à Nicolas si, comme dans l’agence à Tôkyô, l’agence parisienne compte dans l’équipe un infographiste. Non, Nicolas fait beaucoup de modélisation lui-même, et puis délègue pour le reste. Pour Besançon, ils ont également travaillé avec des perspectivistes au Japon. « Ce dessin-ci », poursuit-il, « c’est une réduction d’un panneau en A0, c’était grand comme la table, on a travaillé dessus plus d’une semaine, à pixelliser les éléments un par un. Par rapport à cette maquette, là, on avait dix fois plus de pixels sur le dessin. On en avait plusieurs millions, et on est passé à quelques milliers. Pour des questions de coût ». Les pixels architecturaux sont donc, comme on est en droit d’attendre des pixels, affaire de grand nombre – un bâtiment comprenant beaucoup de pixels pouvant être défini comme un bâtiment de haute résolution.

Note de bas de page 15 :

Il s’agissait d’un procédé de perforation qui visait à produire « comme des bulles de champagne », pour le projet de Fondation Dom Pérignon.

Note de bas de page 16 :

Latour et Yaneva (2008) Les deux auteurs invoquent : « Nous avons besoin d’un dispositif artificiel (une théorie dans le cas précis qui nous occupe) pour pouvoir transformer la vue statique d’un bâtiment en vue parmi d’autres comme un arrêt sur image, qui puisse documenter enfin le flot continu qu’est toujours un bâtiment » (Latour et Yaneva 2008, p.81, ma traduction).

Tandis que je tente de comprendre encore avec lui ce qu’il entend par pixel, Nicolas me dit que sur un autre projet, ils ont parlé un moment de cluster, mais un client a repris aussi le terme de pixel pour le FRAC de Marseille, et « du coup c’est resté ». Les ronds (les grandes maquettes perforées alignées sur le mur dans la grande salle qui ouvre l’agence15), ce ne sont pas des pixels, ils ne rentrent pas dans la même description. « Pour toutes les études, on a un changement, souvent minime. Par exemple, sur quel type d’ouverture, un changement dans la trame, on renforce horizontalement, on utilise les verticales. Là [passant rapidement d’un dessin à l’autre, ouvrant un dossier après l’autre, cherchant dans les dossiers du bureau de l’ordinateur, dans les dossiers partagés : c’est visiblement difficile…] en contrechamp, là en hors champ. Là les épaisseurs. Là des pixels beaucoup plus grands. Là, on avait revu à la baisse la zone de recouvrement. On a paramétré les 3D pour pouvoir modifier automatiquement le modèle ». Refermés à peine ouverts, les dessins se succèdent et entrent en mouvement, subtil, comme dans une bande dessinée. De menus changements, que j’ai à peine de temps de discerner, et qui mettent « le projet en mouvement », suivant l’exact désir de Bruno Latour et d’Albena Yaneva16… « Pour chaque test », poursuit Nicolas, « on fait des maquettes, et tous les points de vue qui correspondent. Au Japon, ils travaillent beaucoup plus avec des maquettes, nous, ici, c’est plus les 3D. Certains rendus sont faits en même temps au Japon ». On imagine sans peine la prolifération…

Mais je n’ai encore rien vu. Nicolas me propose de le suivre à son bureau. Sur le bureau de son ordinateur, un fichier AutoCad est ouvert, les fameuses trames en noir et blanc apparaissent. « Je ne sais pas le nombre de pixels, il faudrait faire un audit, il y a peut-être 300 000 éléments ici ». Nicolas ne se souvient plus de la commande qui calcule et affiche le nombre en question, il essaye (la commande s’inscrit au bas de l’écran) « command attedit » / « select block »… « Non ça n’est pas comme ça, je ne sais plus ». En tout cas, c’est sûr, « Plus on fractionne et plus ça coûte cher… ». Quand on multiplie les pixels, c’est autant de temps de pose en plus, de tours de vis à donner, de boulons à serrer. Nicolas me propose de me fournir des versions numériques des documents que j’ai pu voir passer. Toujours à son bureau, dans un rythme échevelé, il ouvre et ferme des dossiers, sélectionne pour chaque projet (Besançon, Marseille), un lot aléatoire de maquettes, de rendus trois dimensions. Tout est consigné, gardé. Il trouve un sketch de Kuma, signé, du toit de Besançon. Le projet de Besançon a commencé en juin 07, le sketch est daté d’un an plus tard… Pas au début, donc. « C’était pour faire plaisir au client ! ». Classés par dates, par projets, par supports (maquettes, rendus, etc.), on trouve également des dossiers « textures » (dans un de ces dossiers, j’aperçois des ombres de gens). Dans les lots, il y a des documents que Nicolas découvre en les ouvrant, comme ce dossier très soigné conçu pour envoyer à Kuma. La distance a visiblement obligé à mettre en place un dispositif de communication qui est pris très au sérieux (même si Nicolas, comme Louise qui lui fait face, trouvent qu’ils ne font pas de rapports suffisamment souvent…). Où qu’il soit dans le monde, Kuma reste joignable à n’importe quel moment. Un système, que maintient à jour sa secrétaire au Japon, permet à chacun, au Japon, en France, de savoir où se trouve Kuma, dans quel hôtel et quand le joindre, à quel numéro. A chaque fois que Kuma arrive quelque part, l’attendent à son hôtel une pile de fax, des articles en correction, des documents à consulter. Il reçoit aussi plein de documents sur son téléphone portable. « On parle beaucoup au téléphone ». C’est parce qu’il faut rendre compte à Kuma du déroulement des opérations, parce qu’il faut partager les détails en temps réel, que le travail prend tellement de temps, tendu par des « micro-interactions en continu », que les versions prolifèrent, grouillent même, que les expérimentations foisonnent. Le dispositif de communication lui-même devient une plate-forme qui sert l’expérimentation. C’est à cela – je le comprends maintenant – que Nicolas faisait allusion lors de notre première communication téléphonique : la situation de travail même, semble-t-il, induit le pixel et sa prolifération.

Fabriquer, éclairer

Je retrouve Louise à l’agence installée à la grande table dans la vaste pièce d’entrée avec un fabricant de luminaire pour l’éclairage du FRAC de Marseille. Il s’agit, précise Louise à la demande du représentant, de réfléchir aujourd’hui « plutôt sur l’intérieur ». Les deux travaillent à partir d’une des deux grandes maquettes, posée sur la table à côté d’eux, et à partir d’un set de plans dont ils ont chacun un exemplaire. Le représentant ne connaît pas le projet, et il faut donc tout expliquer, les modes de circulation dans les différents espaces, les fonctions, le concept du projet. Pour avoir travaillé précédemment sur un autre projet, le représentant a déjà en tête le « langage architectural » de Kuma, auquel il fait référence à de multiples reprises. Maintenant, il faut encore trouver moyen d’agencer l’idée d’entrepôt industriel, recherchée pour ce projet, et l’esthétique « minimaliste » mais néanmoins raffinée défendue par l’agence… Intervient, assez rapidement dans la discussion, le terme de pixellisation.

Note de bas de page 17 :

Dans le catalogue CIRVA (2007), en particulier dans l’interview avec Jean-Pierre Causse (« Quizz sur le verre »), le verre est appréhendé, « malgré ses apparences de matériau solide », comme « un liquide extrêmement visqueux ». Concernant sa transparence, elle est loin d’être évidente : « Il faut revenir à l’interaction entre la lumière, qui est une onde électromagnétique comme une autre, et les atomes du matériau à traverser. (…) Il se trouve que les verres à oxydes transmettent une bande de fréquences correspondant à peu près à la sensibilité de l’œil humain, un peu moins au bleu, un peu plus au rouge. Mais le verre est franchement opaque à l’infrarouge : c’est le fameux ‘effet de serre’ » (CIRVA 2007, p. 17)

- Pour les salles d’étude, on réfléchit encore et il faut qu’on revoie avec les clients, savoir si on a des espaces fermés ou non, des cloisons ou des open spaces. [Ce faisant Louise enlève les cloisons en plastique sur la maquette]. Pour la façade, ce sont des carrés de verre, la peau qui monte jusqu’en haut. Mais on ne va pas pouvoir se payer du verre partout, et puis ça n’a pas vraiment d’intérêt… et puis ça n’est pas vrai que le verre c’est transparent !17 L’idée c’est la pixellisation, la dématérialisation
- [Regardant la maquette sur la table] Est-ce que c’est aléatoire ? On dirait qu’il y a comme un rythme…
- On a des pixels devant ou derrière le profil métallique, c’est censé produire comme une ondulation. Et ensuite on va en enlever. Parce que là, au lieu d’une ondulation légère et sympathique, on a une trame…
- Est-ce qu’on voit à travers ces pixels ?
- Le pixel en lui-même est très travaillé. Ce n’est pas possible d’avoir un pixel artisanal sur l’ensemble du projet. On a trois teintes, dans les blancs, du blanc opalescent au blanc un peu plus opaque. Et pour le moment, la façade n’est pas éclairée.
- On travaille l’éclairage par derrière ?
- La question c’est si on souligne ou non les caillebotis.

Pendant que Louise s’absente à nouveau chercher d’autres dessins dont elle lance l’impression de son poste de travail, le représentant allume son ordinateur portable, y ouvre une présentation Powerpoint. C’est impressionnant, au cours de la réunion, les matériaux et les supports s’accumulent, de l’échantillon de Baswaphon dans sa boîte, aux catalogues, maquettes générales, maquettes de détail, plans, échantillons de verre CIRVA, dessins…

- Ça, c’est ce qu’on ne veut pas !, reprend Louise.

Le dessin en perspective à l’appui de ce verdict montre, de nuit, le bâtiment, sa façade éclairée en son revers, les pixels carrés la recouvrant à la manière d’un damier. Ici et là, des croix apparaissent – motif contingent et parfaitement indésirable obtenu en soustrayant à la trame générale un pixel de temps en temps. « Quand on en enlève », explique Louise, « ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’on se retrouve avec une croix [de type croix de pharmacie, qu’elle dessine sur l’exemplaire du représentant], c’est aussi ce qu’on ne veut pas. Donc on est obligé d’en enlever beaucoup, il faut être très généreux dans le balayage, autrement on se retrouve avec trame + croix ! » Le travail sur l’aléatoire, à même de produire « une ondulation légère et sympathique » et non pas « une trame », peut donc produire des effets indésirables. Preuve que le motif est subtil, versatile encore : les pixels, dans cet épisode comme dans d’autres, ont rapidement tendance à se transformer en autre chose, en croix de pharmacie, en jeu de Tétris, en Matrix. Les expérimentations renouvelées n’ont d’autre but que de stabiliser les pixels, afin qu’ils produisent quelque chose d’architecturalement satisfaisant, de fluide, de vaporeux, de phénoménal.

On veut un nuage, poursuit Louise.

… mais par carrés, moque gentiment le représentant.

… quelque chose d’homogène tout en étant diffuse.

- On pourrait faire dans l’aléatoire, avec des pixels de couleurs ? Des blancs chauds alternés avec des blancs froids, ça pourrait être intéressant. Ça c’est magique, comment le verre vit. On travaille des filtres, ça régit différemment la matière. [Ouvrant un Powerpoint sur son ordinateur] ça c’est le pois, on l’a développé avec Saint-Gobin, c’est un carré luminescent. Quand c’est éteint, c’est opaque. Ça n’éclaire pas mais c’est éclairant, on le voit de très loin, c’est une pleine lune en fait, qui n’éclaire pas mais qu’on voit de partout. La peau sera vraiment vivante, pour le coup. On pixellise la lumière avec des pixels, quelque chose de bien propre. Après on peut adapter, ça peut être en rond, en carré, etc. C’est très marqué, d’un point de vue lumineux, il n’y a pas de pollution avec le reste. Ou sinon on se met derrière… Qui travaille sur la façade ?

- [A.], ce sont eux qui ont la mission éclairage sur tout le bâtiment.

- On va se mettre directement en contact avec eux. On a le même brief en tête ?... Pas de rond, des lignes, des grands traits de manière générale… Et pour la mise en valeur de la façade ?

- C’est [B.]. Ils font la structure, mais en fait ça n’est plus de la structure, c’est de la serrurerie fine… à cause du vent, en particulier. En fait on a deux versions aujourd’hui, dont une version de luxe : des montants avec des lames de verre. Il faut encore qu’on le teste en trois dimensions mais moi je ne suis pas très convaincue. Par rapport à la trame on rajoute une verticale, ça donne un rythme. Moi je suis prête à voir les verticales, ça élance le bâtiment… On réfléchit aussi au 1 % artistique, ça peut intervenir pour le bassin, pour la terrasse ou pour le restaurant… On avait pensé le faire pour la façade, en prenant un artiste du CIRVA qui aurait fait un pixel qu’on aurait reproduit.

Je dois donc comprendre que les échantillons de verre, envoyés par les artisans du CIRVA, pourraient matérialiser des pixels – sont, plus justement, des échantillons de pixels.

- Mais on nous a dit pas du tout, le pixel ce sera votre design, pas une intervention artistique à côté. Le pixel ne peut pas faire l’objet du 1 %, mais c’est vraiment le design de Kuma.

Nouvelle tension : le design en entier, l’intention architecturale qui signe le bâtiment en tant qu’œuvre, tiennent en grande partie dans le pixel. Pas de délégation possible, pas de 1 % artistique envisageable, en matière de pixel. Pour autant, comme le soulignait Louise précédemment, tous les pixels ne peuvent pas être artisanaux pour des raisons de coût. Il va donc falloir trouver le moyen d’articuler pixels artisanaux et pixels non artisanaux. C’est un nouveau dispositif de cohabitation auquel il va falloir penser…

C’est étonnant comme ces petits êtres sont définis et redéfinis en cours de route sans jamais faire l’objet, cependant, d’aucune interrogation sur leur nature a priori : le représentant ne demande pas en préambule d’éclaircissement sur les pixels et leurs usages dans le projet. Une fois le terme lâché, il est décliné, semble parler de lui-même, s’impose avec une franche évidence. Les clients (comme celui qui avait retenu l’expression de pixel plutôt que de cluster) et les représentants aident donc les concepts architecturaux à prendre et à se répandre. Au cours de la réunion, Louise et le représentant acquièrent une compréhension mutuelle de ce qu’est la pixellisation ; ils apprennent des choses en plus sur le mode d’être d’un pixel, sur ce qu’on peut lui demander, sur ce qui est un pixel et ce qui n’en est pas.

Les questions, très nombreuses, qui sont abordées lors de cette entrevue, laissent entrevoir encore différemment des propriétés attribuables aux pixels architecturaux. Parce que tout petit élément qui veut n’est pas pixel, et doit, pour cela, se comporter d’une certaine façon, ces questions envisagent très concrètement : comment faire que le pixel, tout en paraissant flotté, reste accroché, soit stabilisé dans son existence intermédiaire ? Comment faire que le carré de verre ne se conduise pas comme une plaque de béton, ou comme une de ces plaques qui recouvrent l’Opéra Bastille et nécessite aujourd’hui un filet pour protéger les passants, filet dans lequel s’amoncellent mouchoirs sales et papiers gras ?

Remplir / vider

J’arrive le matin, Louise et Rodrigo (à l’agence depuis quelques jours) se mettent juste au travail. Installés face à un PC, Louise explique à Rodrigo comment procéder. D’abord, il faut organiser le bureau, trouver comment, sur VISTA, faire apparaître l’ensemble des dossiers (file) sur la gauche de l’écran.

- Il ne faut pas que la grille bouge, on la met sous « Xréf » qu’on verrouille (à gauche, donc, dans le menu déroulant : 1. Plans ; 2. Coupes ; 3. Elévations ; 4. DET ; 5. Xréf ; 6. Présentations, …). Tu vois, il y a plusieurs cadres en attente, tu peux décliner ton dessin. On va l’enregistrer avec la date d’aujourd’hui. Là maintenant (après les précautions prises de sauvegarde), tu peux effacer le dessin d’élévation derrière les pixels, comme ça il te reste juste la grille, tes lignes de côté, les hauteurs.

- Si je veux prendre un point de la grille comme référence ?

- Moi je prends toujours le coin du haut, comme ça.

Je ne comprends rien, d’abord, à ce qui se passe. Il est question de gestion des données, il est question de ne pas perdre, en faisant du nouveau, ce qui a été élaboré avant, il est donc question d’accumulation. Il est aussi question de réutiliser des « grilles », qui sont comme des calques, pour venir « redessiner la façade » – c’est l’objectif du jour.

- Il faut définir les pixels par rapport aux trois trames que tu as faites [précédemment, avec la maquette]. Ça, derrière, tu peux l’effacer, tu gardes les étages et les tenants verticaux. En bas, ça reste [la zone inférieure, libre, du bâtiment, sans pixel].

[Rodrigo se retrouve bientôt seul face à son ordinateur. Il navigue, le doigt sur la roulette de la souris, se rapprochant et s’éloignant des objets numériques, les faisant apparaitre côte à côte ou zoomant sur un détail. Il a simultanément, sur le même écran, différentes vues du bâtiment en deux dimensions. A droite d’une des vues, de petits échantillons de façades pixellisées semblent flotter en attendant d’être considérés.]

- Je ne sais pas si je procède par copier-coller ou si je… parce que l’idée c’est que ce soit aléatoire… Mais je suis nouveau ici, c’est la première fois que je suis en face de ce travail. Si je fais copier-coller, ça marche si je le fais deux ou trois fois, mais si je fais tout comme ça, des yeux plus attentifs verront que c’est très répétitif.

L’alternative consiste donc à procéder pixel par pixel, copiant-collant non plusieurs pixels déjà agencés, mais un pixel, un carré, le reporter là, un rectangle, le reporter là, etc. Lorsque Rodrigo pointe et clique son curseur sur un carré, une petite fenêtre apparaît dans laquelle il doit écrire l’opération ou la commande suivante qu’il veut exécuter : « co » pour « copier ». Il s’arrête au bout de quelques carrés, deux rectangles, recule avec la roulette de la souris, et regarde. « La maquette, c’est plus facile, on n’a pas de mesure précise, on peut toujours faire un peu comme ça » (mimant le geste de saisir un petit bout des deux doigts de chaque main et de le faire bouger un peu). Il ne cesse de changer d’échelle, de se rapprocher de ce qu’il vient d’effectuer, de s’en éloigner pour regarder l’effet d’ensemble (la vue rapprochée, qui laisse voir la manière dont les pixels sont assemblés, connectés les uns aux autres, qui laisse voir l’armature / la vue d’ensemble qui permet d’appréhender le motif que dessinent les pixels). Il crée une ligne horizontale qu’il copie et répète de manière à redessiner une grille, pour y disposer les carrés et les rectangles. Il dispose des pixels d’abord de proche en proche (les coins doivent se superposer), puis éloignés. Il copie puis colle en positionnant le curseur sur le coin d’un carré. Je lui demande s’il a des consignes ou des règles à respecter, ou s’il peut faire absolument comme bon lui semble : « il faut respecter une certaine proportion de carrés et de rectangles, je crois… mais dans ce cas, c’est aléatoire ». Il s’agit de redessiner les façades en deux dimensions suivant les trames qu’il a testées sur les maquettes : rectangles/carrés ; carrés disposés de manière aléatoire ou de manière géométrique ; carrés/ rectangles horizontaux. Pour chacune de ces trames, il y a trois opacités de verre différentes. Autre règle à respecter : « ça, par exemple, ça ne peut pas arriver, les pixels ne peuvent pas avoir des côtés qui se touchent, c’est juste le coin. Il faut faire attention à ça ».

image

A gauche, cela fait un objet – ce dont on ne veut pas. A droite, cela dissout, cela flotte… Rodrigo, comme pour lui-même, continue à réfléchir : « En fait, personne ne m’a dit ça, j’ai l’impression qu’on ne peut pas le faire, je n’ai vu ça nulle part dans la maquette. Si on fait des choses attachées, ça devient lourd, alors que l’idée c’est d’avoir quelque chose de léger ». Plus tard, il me dit encore : « je crois qu’il ne peut pas y avoir de pixel isolé non plus ».

Rodrigo poursuit son travail, copiant parfois successivement deux ou trois carrés. Le reste du temps, il tape à chaque fois « co ». Il progresse ainsi de proche en proche, copiant le carré le plus proche, le rectangle le plus proche, le collant – l’accrochant – au plus près. Je prends des photos, filme. Ce qu’il y a sur l’écran, ce que font ses mains aussi. Sa main droite est sur la souris : du clic gauche et de la roulette, il gère l’échelle ; il sélectionne et positionne. Sa main gauche tape, sur le clavier, c + o + [enter] ; tape [suppr]. Rodrigo avance sur la grille de manière aléatoire. Parti de la droite, au plus proche de l’échantillon, il remplit vers le haut, puis un peu vers la gauche. Puis il sélectionne une partie de ce qu’il vient de faire – une séquence – et le recopie dans l’un des coins les plus éloignés, encore vide, en haut à gauche. Il reprend ensuite la copie à l’unité. « Je commence à être fatigué [ses yeux, son attention] et j’ai dessiné assez [en quantité], je peux commencer à copier de petites séquences [pour remplir plus vite]. Pour la maquette, on a réalisé de petites séquences, mais là on peut faire toute la façade, on a plus de sources, on peut faire des comparaisons qui nous permettront de choisir ».

A l’autre bout de la grande table où Rodrigo est installé, Victor travaille également sur un ordinateur. Je reconnais la forme du bâtiment marseillais, sur lequel travaille également Rodrigo. Louise vient le voir. Ils regardent ensemble le dessin en trois dimensions qui s’affiche sur l’écran. Les pixels y apparaissent cette fois sous forme de lignes molles en rose et jaune.

- Il faut que j’en prenne un et que j’explose.

- Rajoutes-en deux. Là faut que tu en enlèves un ou deux. Tu n’as pas moyen de voir ça avec le mur qu’il y a derrière ? Plutôt que tout dégrouper et regrouper maintenant ?

J’essaye de comprendre ce qu’ils sont en train de faire, et en quoi le travail de Victor est coordonné à celui que j’observe depuis presque une heure. Rodrigo fait des dessins de la façade en deux dimensions, avec AutoCad 2D ; Victor fait des dessins en trois dimensions, avec le même logiciel. Louise me détrompe : les dessins conçus par Rodrigo, les détails minutieux de la façade, les tests, ne passent pas, ne peuvent être « balancés », récupérés, en trois dimensions. Ils ne servent pas directement les rendus en trois dimensions. Après réflexion, « il y a quand même des moyens de rapatrier l’aléatoire, mais… ».

Note de bas de page 18 :

James Hollan et al (1999) parlent d’« objets numériques enrichis d’histoire » (history-enriched digital objects) pour désigner la manière dont ils gardent la mémoire et affichent, sous certaines interfaces, les séries d’action.

En bas de l’écran s’affiche dans un bandeau la succession des opérations, ou commandes, qu’il génère chaque fois qu’il tape sur une touche ou clique. Cela ressemble à cela18 :

Command : *Cancel*

Command :

Command : e ERASE 1 found

Command: Specify opposite corner

Command: Specify opposite corner

Command: n MOVE 16 found

<use first point as displacement>

Command:

Command: *Cancel*

Command:

Command: *Cancel*

Command: Regenerating Model

Regenerating Model

Victor attend. L’écran devient noir un moment, n’affichant dans un coin que le système des coordonnées en trois dimensions. Puis le dessin réapparaît, enrichi de l’ensemble des commandes qu’il vient d’effectuer et qui ont changé un certain nombre de choses. Trois lignes de couleurs circulent sur l’écran (au lieu des deux lignes en croix du rendu en deux dimensions), c’est le point où il est dans le dessin. Victor les bouge en bougeant la souris, se déplaçant sur le dessin. Toutes les dix commandes environ, il « régénère » la maquette – ou la maquette est régénérée. Entre lui et le clavier, sont disposés des plans papiers sur lesquels il note de nouvelles cotes. En un mouvement de va et vient, il se réfère à un papier libre sur lequel il a pris des notes pour reporter des indications sur le dessin numérique ; et il prend note en retour, sur le plan, de cotes qu’il déduit visiblement du dessin lui-même. ….. « Select objects to slice »….

De son côté, Rodrigo continue à remplir de pixels. Il copie un échantillon sur le côté gauche, à l’extérieur du dessin, dans l’espace noir de l’écran. « Je copie une séquence et après je fais un miroir pour que ce soit différent ». Il copie la séquence en miroir en la réintégrant sur la partie la plus à gauche du dessin, puis retravaille, enlevant ce qui dépasse en bas (des bouts de rectangles). Il sélectionne au hasard de ce qu’il a déjà fait – mais pas sur toute la hauteur, vu qu’il a maintenant l’expérience qu’il devra effacer les bouts de rectangle qui dépassent un par un… – et copie tout ce qu’il reste. Il a avancé d’un grand pas – une portion d’espace s’est remplie d’un coup. Puis il corrige : il y a des superpositions, des carrés qui se touchent par le côté, des rectangles qui dépassent encore en bas. Il rajoute par endroits certains carrés, dans des espaces laissés vides. Changeant d’échelle, il repère sur la façade maintenant bien remplie les trous. Puis il sélectionne une autre séquence, horizontale cette fois, pour couvrir/remplir l’espace qui reste encore à pixelliser en haut. Il lui faut d’abord poursuivre les lignes horizontales, celles qui n’existent pas, mais sans lesquelles il ne peut insérer ses pixels. Puis il reprend sur un mode « à l’unité ». « Je vais copier [une séquence] (sur la bande du haut), mais je trouve que c’est déjà un peu répétitif, alors… » Sur l’espace resté noir de son écran de travail, il me montre les deux modèles ou échantillons à partir desquels il travaille : « Je trouve que là [sur le modèle sur lequel il est en train de travailler, articulant rectangles verticaux et carrés], on commence déjà à avoir une autre compréhension du bâtiment. C’est très différent de ça par exemple [une façade en carrés et en géométrique] ». Et un peu plus tard : « Mais Louise a dit que c’était une architecture très simple [qui était visée]… et là, en fait, c’est finalement plus complexe, et c’est aussi plus de travail à exécuter, parfois on a besoin de quelque chose pour attacher [les pixels], parfois non. Je ne sais pas lequel ils vont choisir… » Rodrigo souligne finalement la tension qui anime le projet : entre simplicité (qui fait préférer le motif simple, en outre aisément exécutable) et aléatoire (qui fait casser les motifs trop géométriques et répétitifs, mais qui complexifie aussi le motif général en même temps que le travail d’exécution).

Note de bas de page 19 :

D’une certaine façon, c’est ce à quoi travaillent l’architecte Bernard Cache et les gens qui l’entourent, qui ont bel et bien conçu des dispositifs pour « produire une architecture non standard » (notamment en assurant « la productivité des agences d’architectures, de la conception au suivi de la fabrication » et en pratiquant, en particulier, « l’associativité » qui « est le moyen logiciel de constituer le projet architectural en une longue chaîne de relations depuis les premières hypothèses de conception jusqu’au pilotage des machines qui pré-fabriquent les composants qui viendront s’assembler sur le chantier » (Beaucé et Cache, 2003). Voir aussi Bela Julesz qui a conçu un algorithme, dans les années 70, pour produire des stéréogrammes aléatoires (mes remerciements à Francis Edeline pour cette information). Voir encore la notion de discrétisation et ses limites – notamment mathématiques. Pixelliser des matériaux, c'est donc une bonne stratégie, une stratégie qui a fait ses preuves, qu'utilisent les physiciens et les mathématiciens et qu'ils nomment « discrétiser ». On passe par des approximations pour obtenir un résultat, on épure, on soustrait, on divise, on modélise, etc. Des fois, on discrétise tellement que les informations obtenues ne sont plus utilisables...

Rodrigo a maintenant fini de remplir, il efface les lignes qui n’existent pas, rajoute par endroits un carré… évalue du regard le résultat. La pixellisation est un vrai labeur. Finalement, et tout aussi paradoxalement, c’est à se demander si l’ordinateur est l’outil le plus adéquat pour faire des pixels aléatoires. On sent qu’il faudrait là un logiciel, un programme, une programmation, pour articuler tout cela et être capable de produire en série de l’aléatoire19. Ce qui est rendu patent dans ces dialogues, en tout cas, c’est que les pragmatiques de la disparition sont inséparables de pragmatiques de la connexion et de l’attachement, de l’agrégation.

Prenons, avec pixellisation, tous les termes qui vont avec. Pixelliser est une opération qui, à proprement parler, consiste à prendre une image, l’afficher avec différentes résolutions (plus ou moins de pixels). Une image « éditée » avec plus de pixels est une image de plus haute résolution, ou de plus haute définition. En fonction du nombre de pixels, la qualité de l’image varie. Le travail de pixellisation auquel se prêtent les architectes dans l’agence de Kuma pose d’abord la question de savoir jusqu’où l’on peut réduire la résolution (réduire au maximum la taille d’un pixel tout en en réduisant le nombre de manière à ce que les pixels aient l’air de flotter) tout en gardant le bâtiment, sa structure, la possibilité de l’exécuter dans des conditions acceptables, sans avoir des millions de boulons à serrer, et à des coûts envisageables ; tout en produisant, aussi, l’image d’un bâtiment qui se dissout, flou, qui aurait les qualités d’un phénomène – un bâtiment d’une certaine qualité architecturale donc). On recherche comment créer le flou – et l’aléatoire n’est qu’une méthode à l’essai parmi d’autres – méthode qui, en outre, révèle ses limites au cours de l'expérimentation lorsqu'on s'aperçoit qu'elle complexifie le bâtiment alors qu'on veut de la simplicité...

Accrocher / décrocher

Réunions « Façade ». Deux « façadiers » viennent s’installer à la grande table. Vient rapidement se joindre à l’équipe l’économiste.

- [Louise] : Vous avez pris quoi en compte pour les pixels ?

-[Le façadier] : Du trempé-feuilleté. On perce le vitrage en quatre points, la rotule est prise dans le feuilleté, donc ça ne se voit pas de l’extérieur [il dessine le schéma sur son cahier]. Chaque panneau arrive sur place à l’usine avec la rotule, et le trou est usiné.

- [Nicolas] : On verra une ombre ?

- [Le façadier] : La rotule est en inox, donc c’est plutôt brillant. Ça dépend de ce qu’on mettra comme vitrage. Piano a fait du tri-feuilleté comme ça pour la Banque de Milan [sur les marches]

- [L’économiste] : Est-ce que ça se fabrique facilement des pièces comme ça ?

- [Le façadier] : C’est de l’inox simple, c’est sur commande.

Deux systèmes de fixation sont comparés : le système « rotule » qui est « un peu plus cher parce qu’on perce le verre », et un système d’accroche qui…

[Nicolas] : … répond parfaitement au design !

[Le façadier] : Oui, c’est un sous-pixel, une démultiplication du pixel.

Formant un petit carré dans les carrés (la zone de recouvrement de deux pixels), le système d’accroche est réinterprété par le façadier comme participant en plein du motif général. Le déclinant, juste…

[Le façadier] : 60 par 60, c’est toujours la bonne proportion ?

[Louise] : oui, mais on a aussi envisagé une autre solution, pour garder la même trame, un vitrage en 80 par 80.

Pour le recouvrement, on avait dit 10cm, peut-être on peut se contenter de 5cm ?

Note de bas de page 20 :

Roger Diener & Marcus Diener, Bâle. Le projet auquel il est fait référence ici est Bureaux Forum 3 (2005) à Bâle, qui montre une façade en surimposition de verres aux couleurs bigarrées.

La réunion s’achève, il est tard et l’après-midi entière a passé en réunions, d’abord « Fluides », ensuite « Façades ». Beaucoup de questions sont restées en suspens, beaucoup de propositions ont été formulées, mais beaucoup de nouveaux problèmes sont du même coup apparus… Le planning est finalement mis à discussion. Les ingénieurs partis, les trois architectes, exténués, allument une cigarette. Félicien, arrivé depuis peu à l’agence, cherche encore à comprendre et commente les évolutions dont il vient d’être témoin. Il a vu la maquette, il trouve que « ça fait très Diener & Diener »20. « Non », dit Louise, « ça n’a rien à voir, chez Diener & Diener, les panneaux sont plus grands… ». Se référant à des versions antérieures du projet, Félicien trouve qu’« avant, ça faisait vraiment Matrix, maintenant je trouve qu’on a changé de rythme. Et si on sérigraphiait les pixels ? ». « C’est une bonne idée », commente Nicolas, « mais sur l’ensemble de la façade [comme sur la maquette qui se repose sur le canapé], Kuma ne veut pas, il dit que c’est cheap et déjà vu… ». Un vocabulaire nouveau émerge, qui concerne les pixels et leurs possibles agencements : « trame », « grille », « matrice » définissent chacun une manière d’accrocher les pixels les uns aux autres et de les faire tenir à la façade.

Note de bas de page 21 :

Dans Anti-Object, Kuma (2008, p.67, ma traduction) fait référence à la dissolution comme agrégation via Deleuze et Leibniz : « Dans sa lumineuse étude du pli, Deleuze réexamine le sens de la matérialité chez Leibniz. Pour Leibniz, la matière n’est pas composée de particules autonomes (i.e. d’objets) d’une absolue dureté ; elle n’est pas non plus un fluide d’une absolue liquidité (i.e. le sol sur lequel les objets se tiennent comme une figure). Plutôt, la matière est agrégation et le produit d’une pression appliquée à l’agrégation ».

L'architecture de la dissolution est ainsi aussi – surtout ? – une architec-ture de l'agrégation21. Les techniques pour fragmenter, particulariser, pixelliser, ont partie liée avec des techniques (des interrogations) d'agrégation : la question est toujours de savoir comment accrocher, faire tenir ensemble, faire cohabiter. Pour dire au mieux la disparition de l’objet architectural, il faut aller voir du côté des termes qui disent les accroches. Ce qu’il faut travailler, finement, ce sont les poutres et les acrotères, pendillards, biellettes, butons, bardages et caillebotis. C’est le lexique des ingénieurs, des constructeurs, qui savent comment gagner un peu de – un peu d’invisibilité, un peu de discrétion des supports. « On a fait des dessins et on voit que ça ne va pas, ça sort là, ça sort là, ça sort là… », déplore Nicolas. « Ça », c’est le support, qui se voit trop, transpire trop de la peau du bâtiment. « Ce n’est pas très heureux en images. On était déçu avec les rendus », dit-il encore. Apprenant encore du bâtiment au moment où s’imprime le dessin, les architectes peinent, par exemple, sur la façade pixellisée qui, en sa partie supérieure, n’existe plus que pour elle-même et ne s’appuie contre rien. Sur le dessin, elle est reliée au reste du bâtiment, en contrebas, par de longues béquilles métalliques qui font ressembler ce « détail », essentiel du point de vue du design pour rendre la fluidité, à des « panneaux publicitaires »… Il faut revoir et imaginer, avec les ingénieurs, comment accrocher sans défigurer le projet, « perdre le message » : faire en sorte que la façade soit comme suspendue en dissimulant, camouflant autant que faire se peut, ce qui assure que, malgré tout, elle tienne… Faire disparaître une vis, créer un débord, encastrer, mettre dans l’épaisseur, réduire les montants de quelques millimètres, jouer sur les sections, les couleurs même : les procédés sont infinis qui, du ressort des ingénieurs, partent ainsi de l’idée que « ça ne peut pas tenir tout seul » mais expérimentent les manières de tenir.

Créer un bâtiment « qui flotte » demande aussi, sans cesse, de prêter attention à tout ce qui le rattache. Pour maintenir l’effet jusqu’au bout, des techniques de « camouflage » sont explicitement utilisées. Lors d’une « réunion Fluides », avec des experts en fluides (l’air, l’eau, l’électricité...), la conversation s’égrène ainsi :

- [L’ingénieur Fluides] : Et là, je souffle où [en ventilation basse] ?

- [Nicolas] : Pareil pour le sol [pour souffler], on peut le décaler pour ne pas qu’il soit visible, en joints creux. [Nicolas dessine un système]… et après avec un peu de chance… on peut même mettre un éclairage ! La grille, ça serait un truc laqué noir, ça disparaît quoi…

- [L’électricien] : La grille, vous verrez toujours la grille quand même… faut le savoir…

- [Nicolas] : Mais tu comprends le problème, on est dans un volume tout blanc, je ne vais pas me mettre un truc au milieu…

- [L’électricien] : Mais on ne peut pas cacher la grille, il faut que l’air passe !

- [L’ingénieur Fluides] : Il faut juste respecter la section libre [les trous, traduit Nicolas pour Félicien]. Mais ça peut être en bois.

- [L’électricien] : C’est standard tous ces trucs-là…

- [Nicolas] : Mais c’est l’enfer… on veut un espace blanc, clean, avec le minimum d’impact… On est prêt à grignoter de la surface pour ne pas avoir de verrue… mais de toute manière, il y aura des grilles… On pourrait faire un double mur pour cacher les verrues [les coffres] ?

- [L’électricien] : C’est une question d’esthétique, mais bon il y a des contraintes…

Note de bas de page 22 :

Je remercie les participants du colloque « Camoufler l’invisible, exhiber l’invisible. Visualisation scientifique et camouflage » (Venise, 18/19 décembre 2008) de m’avoir assistée dans la formulation de cette problématique.

C’est dur de créer un bâtiment qui soit en apesanteur, un bâtiment dont même les circulations d’air, les fluides nécessaires (l’air, la fumée, l’eau, l’électricité), sont rendus invisibles. C’est dans ce contexte que Nicolas parle volontiers de « camouflage ». Camoufler, c'est trouver un procédé ou concevoir une structure pour faire sortir hors du champ architectural quelque chose qu'on ne peut pas réduire, dont on ne peut faire l'économie, qui ne procède pas d'un choix22. Pour que le bâtiment soit phénomène, pour qu’il ait les qualités de l’arc-en-ciel, transitoire, dépendant de celui qui le regarde, il faut fondamentalement qu’il semble respirer de lui-même, vivre de lui-même, s’approvisionner, se refroidir, se réchauffer, seul.

Marseille, quelques jours plus tard. Louise est venue rendre compte de l’APD aux commanditaires. Nicolas, habituellement présent à toutes les réunions, est retenu par le rendu imminent du concours pour la maison de la culture de Beyrouth. Félicien, quant à lui, est malade. Ayant travaillé d’arrache-pied pour produire à temps l’ensemble des documents requis, elle présente deux options. La première est celle dont nous venons de suivre partie du déploiement, qui consiste à accrocher, de la manière la plus fine possible, l’« écran » pixellisé et la façade sur laquelle il vient s’adosser. La seconde, conçue pour « faire des économies majeures », consisterait à « fusionner la façade », faire qu’écran pixellisé et façade ne soient plus séparés et ne fassent plus qu’un. Louise commence son argumentaire : « On ferait une économie de bardage. Parce que détacher d'autant l'écran, ça oblige à avoir une structure qui coûte très cher. C'est la prochaine étape. En ce qui concerne l'aspect général, on garde la modulation, on garde l'aspect pixels, on perd juste le jeu d'ombre et de lumière... ». Cherchant à faire taire les arguments économiques (le budget est dépassé et l’écran seul est incriminé), Louise et ses collègues ont donc préparé une solution de repli qui, cependant, ne satisfait pas du tout les commanditaires. Rien des arguments que Louise continue à avancer (« il y aura des reflets, quand même ») ne semble y faire, « ça rend le bâtiment plus robuste », déplore l’un ; « ça le massifie », commente l’autre. « Avant, on avait l'impression d'un volume un peu virtuel, mais là.... » Produire une « virtualité », on n'en attendait pas moins d'un pixel, effectivement... Mais voici que, ayant effacé totalement les accroches, les pixels, devenus « façade inerte », cessent de produire ce pour quoi ils ont été conçus.

- L'évolution qu'on nous propose, ça ne.... Entre la façade APS et celle-là... Avant, le bâtiment était perdu dans les nuages, c'était une vraie innovation, quelque chose qui n'a pas été vue à Marseille. Maintenant, on ne sait pas trop à quoi ça va ressembler.

- En plus, on ne peut pas juger sur les dessins... Et puis c’est quoi ces cieux ? Ils sont apocalyptiques !

- C'est un élément qui a été crucial pour le choix du projet... alors le modifier... Avant, on avait un volume qu'on ne pouvait pas identifier, et là c'est identifié. On va voir véritablement les emprises...

- Là, ça devient des fenêtres...

- Les fenêtres, avant, elles ponctuaient la façade. Là c'est raplati.

- Oui, là on a une façade en verre avec des fenêtres, quoi !

- [Louise] : c'est un peu radical...

- Avant on avait des points de recouvrement...

- … et aussi une distribution aléatoire.

- Aussi, les fois précédentes, on disposait de plus d'éléments pour se faire une idée, il y avait la maquette. Les images qui sont là... elles sont sympas, mais il n'y a plus cet aspect de vibration, de transparence...

- Et puis il faut remettre un ciel méditerranéen ! !

- [Louise] : L'idée, dans ces images, c'était de ne pas voir les tiges métalliques qui allaient supporter ces pixels. Maintenant, elles disparaissent derrière les bardages. C'est ça que traduisent ces images.... Sauf sur la façade en suspension, où là on les voit. C'est aussi pour ça qu'on a intensifié les pleins, pour faire disparaître les verticales. Mais maintenant, on est en train de redédensifier. (…) Les images sont trompeuses parce qu'on a trop densifié les pixels.

- C'est l'ambiguïté qu'on a achetée, quelque part ! Là c'est assez dénaturé en fait...

- On pourrait revenir à la verticalité de la proue, à l'idée de la matérialisation progressive, des pixels par ci par là à cet endroit de la façade, et puis de plus en plus en approchant de la proue. On aurait comme avant, un nuage qui envahit la façade progressivement. On retrouverait la métaphore de la pluie qu'on a perdue...

Est-ce un échec ? Entre l'APS, qui essentiellement présentait un concept, et l'APD, qui livre les configurations nécessaires à sa réalisation, que s'est-il passé ? Les architectes se sont-ils confrontés à la réalité, intransigeante, qui les place, assez radicalement, devant une alternative impossible : soit faire disparaître toutes les accroches et perdre du même coup le concept (pour ne pas voir les accroches, on ne peut faire autrement que de rapprocher l'écran à la façade et l'on perd la fluidité), soit faire flotter tout en dévoilant les mécanismes qui permettent le flottement – une antinomie pour Kuma. C'est que son architecture ne tient pas du truc ni de l'artifice. Il va falloir chercher ailleurs, expérimenter autrement les densités, « redédensifier », densifier différemment sur telle partie de la façade et sur telle autre.

La déception, l'attention qui se cristallise, à mesure de la discussion, sur la qualité des rendus et la nature de ce qu'ils cherchent à rendre, précisément, ou de ce qu'ils ne rendent plus (la pluie, le nuage, la virtualité, la transparence, etc.), font saisir qu'aucun nuage, d'un ciel marseillais improbable, ne peut se substituer à l'effet recherché – et promis – pour le bâtiment lui-même. Quelque chose ne colle pas, et ce quelque chose, c'est d'abord le ciel qui n'est pas celui de Marseille (et la tempête de neige même, qui a sévi deux semaines auparavant, paralysant toute la ville ses abords et son front de mer compris, ne peut même accréditer un tel ciel...). L'invite est claire : il faut retrouver le nuage et la pluie du bâtiment lui-même... Faire qu’un nuage spécial, unique – le nuage créé par Kuma – flotte bel et bien dans le ciel marseillais.

Conclusion

Note de bas de page 23 :

Kuma (2008, p.51)

« Aucune compétence, aucun effort particulier ne sont requis pour transformer quelque chose en un objet. Empêcher qu’une chose devienne un objet est une tâche autrement plus difficile », écrit Kuma dans Anti-Object23. Au terme de ce parcours, nous avons effectivement une meilleure idée de ce qu'il a fallu engager, travailler, compromettre parfois, pour parvenir à cette fin.

L’architecture de Kuma s’élabore, pratiquement, quotidiennement, au Japon et en France, suivant deux modes au moins. Le premier mode consiste à prendre un matériau et le pousser à bout. C’est le procédé de l’artisan. Manifester une intelligence des matériaux, c’est, plus que connaître les propriétés des matériaux, leur faire confiance, leur attribuer, à eux, une intelligence. Au départ, l'architecture de Kuma rendait ainsi manifeste une certaine sensibilité aux matériaux, notamment à ceux dits « naturels ». Kuma usait de matériaux dont il était dit qu'ils assuraient invisibilité et légèreté : le verre, le bambou... Il raconte lui-même sa réticence à devoir utiliser, de manière circonstancielle, la pierre par exemple. Le défi, maintenant, semble différent : il s'agit de mettre en place des dispositifs qui permettent aux matériaux de jouer un autre rôle, de les faire sortir de ce à quoi l'histoire, les conventions, les a assignés, de « rompre le silence » (Kuma, 2008 : 67) en trouvant le bon dispositif pour les exprimer et leur permettre de se comporter autrement. Les matériaux n’ont pas de propriétés inaliénables, dit dorénavant l’architecture de Kuma. Et l'on va chercher exprès des matériaux qui semblent être univoques, ne porter qu'une seule voix, et concevoir pour eux la manière de leur faire dire autre chose. La question, dès lors, est celle du point limite. Les tests sur les matériaux consistent à découvrir jusqu'où on peut aller : jusqu'où le verre, le béton, peuvent-ils encaisser d’autres états ? Jusqu’où peuvent-ils accepter de jouer le rôle de quelque chose d'autre ? Jusqu’où peut-on négocier les possibilités d’existence du bois, du papier, de l’aluminium, du marbre ? C’est l’expérimentation, par la maquette, par le dessin, qui amène/invite (plutôt que force et oblige) tel matériau à se comporter autrement qu'il n'en a l'habitude.

Note de bas de page 24 :

Je remercie Patrizia Magli pour ce point.

Les opérations par lesquelles le bois devient transparent, par exemple, ne peuvent être conçues comme de purs effets spéciaux ou des impostures. Plus justement, elles sont attribution de confiance. Kuma manifeste une confiance raisonnée dans les matériaux. Les expérimentations, les tests, sont autant de moyens de rentrer en relations, en discussion. Il manifeste une intelligence des matériaux, aussi dans les liens qu'il crée avec les spécialistes des matériaux, experts, interlocuteurs privilégiés de leurs propriétés : ceux qui, de long temps, ont établi une relation de confiance avec tel matériau, ceux qui savent le convaincre de s'exprimer autrement. Matériaux, architectes, ingénieurs, marchent ici de pair - ce qui situe le camouflage dans un nouvel univers sémantique, non pas celui de l'antagonisme et de la stratégie militaire, mais celui de la cohabitation et de la connivence. Produire de l'invisibilité, ou plutôt de l'indécernabilité24, demande ainsi une attention particulière portée aux propriétés communes de la chose à transmuter mais également de son environnement : comment le béton peut-il emprunter les qualités de l'air – et encore, pas de n’importe quel air, mais de cet air-ci, ayant ces propriétés-ci ?

Note de bas de page 25 :

Kuma (2008, p.67).

L’autre mode suivant lequel s’élabore l’architecture de Kuma consiste à décliner un motif suivant différents matériaux et voir ce que le support fait au motif. C’est le procédé du designer. Fragmenter, pixelliser, minimiser, constituent, on l’a vu, partie de la sémantique, prolifique, par laquelle Kuma exprime son obsession de la disparition. Ancrée dans l’histoire de la modernité et une certaine conception de l’objectalité et de la matérialité, elle se laisse saisir néanmoins, dans l’agence, de manière extrêmement technique. Cherchant jusqu’où on peut aller en enlevant du matériel, en en réduisant l’expression, Kuma entend « défier le système normal de dimensions de la pierre », par exemple25. On « descend » encore et encore jusqu’à atteindre le point limite du matériau – 4.5 millimètres pour telle ardoise locale, en-deçà duquel le matériau n’est plus fiable, se fêle, se casse. Toute l’entreprise consiste aussi à renouer avec des motifs oubliés, à invoquer « l’importance des petites choses ou des choses légères » qui peuplent la culture et l’esthétique japonaises ; invoquer également les vides, les espaces interstitiels (sukima) qui, de l’avis de Kuma, « rendent la vie plus riche ». L’entreprise est de réhabilitation, elle est, techniquement, de réanimation. C’est cela aussi que font les pixels, qui fonctionnent avec les vides qu’ils laissent. Mais il faut chercher longtemps, versionner beaucoup, pour trouver l’agencement adéquat qui fasse d’une façade un nuage ou un arc-en-ciel en pleine ville.

Note de bas de page 26 :

Kuma (1997, 2007).

Dé-objectaliser ne signifie aucunement cependant, on l’aura compris, dématérialiser. Faire disparaître est une opération très matérielle, qui s’élabore suivant des choses qui existent et se transforment. Et si Kuma s’est quelques fois aventuré dans les terres meubles du post-modernisme, se saisissant des nouvelles technologies et du virtuel comme d’outils qui accompliraient sans ambages dématérialisation et déterritorialisation26, ce n’est pas là, oserai-je dire, qu’il innove. C’est plutôt dans la position qui consiste à ne pas réduire les matériaux à une seule manière d’exister, mais de les laisser être ce que, fondamentalement, ils sont : multiples, potentiellement modifiables. A maintenir à leur égard, surtout, un état d’ambiguïté et d’indécision : faire qu’une pierre ne se comporte pas comme de la pierre mais exiger, suivant d’autres références, que le bois soit du bois… Après tout, il n’y a pas là de contradiction majeure puisqu’il n’est pas contradictoire de tenir d’une part que toute chose, saisie dans son grain, peut rendre manifestes des propriétés a priori contraires à sa nature, et d’autre part que l’image d’une chose ne peut se substituer à, ou valoir pour, la chose elle-même. Et fondamentalement parlant, traiter des pixels, ainsi que le fait Kuma, comme d’un système d’accroches ; envisager et expérimenter tout ce qu’il faut pour les faire tenir ensemble et donner sens à la configuration ; produire un effet (un arc en ciel, un phénomène…) qui ne soit pas une image : tout cela me semble autrement plus riche que de céder à la tentative déconstructiviste contenue dans la position postmoderne.