Des invisibilités de l’objet architectural au visible de ses représentations

Stéphanie Requier 

https://doi.org/10.25965/visible.105

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Requier (2010).

La présente communication fait suite à notre intervention au colloque qui s’est tenu à Liège fin octobre 2008 et intitulé « Techniques de transformation et transformations des techniques ». Par conséquent, nous sommes contraintes de rappeler certains éléments de réflexion que nous avons déjà exposés lors d’un précédent article1 et prions notre aimable lecteur de nous en excuser.

Avant de nous pencher sur le corpus qui est le nôtre, attardons-nous quelque peu sur l’intitulé de ce colloque : « Exhiber l’invisible, camoufler le visible ». Bien que les représentations architecturales présentent les deux cas de figure, l’exposition de l’invisible y est plus fréquemment utilisée et par conséquent c’est sur cette partie de l’énoncé que notre attention s’est portée. Notre réflexion sur le propos nous pousse à prendre avec un certain recul cette dénomination commode d’« invisibilité » qui recouvre, en réalité, des réalités bien diverses. Ainsi, par la création d’une modeste catégorisation de quatre types d’invisibilités, nous souhaitons préciser selon quelles modalités l’architecture « exhibe l’invisible ».

Le premier type d’invisibilité porte sur ce qui n’est pas de nature à être perçu par le sens « vue » mais bien par d’autres sens. Il s’agira de l’odeur d’un gâteau, d’une sensation de bienfaisante chaleur, du goût prononcé de l’ail dans un plat ou de la visseuse du voisin qui nous vrille les tympans. Les représentations de ce type d’invisibilité n’existent pas dans le cas des représentations architecturales puisque l’architecte représente de manière visuelle un futur objet bel et bien visuel lui aussi.

Le second type d’invisibilité, très utilisé celui-ci dans les représentations architecturales, concerne ce qui est de nature à être perçu par le sens « vue » mais qui est rendu invisible car enfermé, entouré, dissimulé totalement par des éléments qui sont également de nature à être perçus et qui ont une certaine opacité (nécessaire à l’étanchéité visuelle précédemment décrite puisque par exemple une vitre en verre placée devant un mur en briques n’offre pas cette étanchéité visuelle). Ainsi, ce type d’invisibilité concerne par exemple l’isolant, le vide ventilé, les fondations, etc.

Le troisième type d’invisibilité que nous avons identifié concerne ce qui n’est pas dissimulé, peut être perçu par le sens « vue » mais que les limites de l’œil humain rend invisibles. Je vise ici par exemple les microbes que l’on ne peut voir qu’au microscope, certaines étoiles invisibles sans télescope, etc.

Enfin, le dernier type d’invisibilité que nous avons répertorié porte sur ce qui n’est pas dissimulé, peut être perçu par le sens « vue » et à l’œil nu mais exige un « point d’observation » particulier, inhabituel. L’exemple le plus parlant est l’imagerie de Google Earth.

Il est d’autant plus opportun de faire de prime abord ce travail distinctif que le travail de transformation est différent entre rendre visible la température (thermomètre), montrer la composition d’un mur via une coupe, etc.

Note de bas de page 2 :

C'est-à-dire dont le support est une surface plane.

Note de bas de page 3 :

Et non une aide à la conception.

À présent, il convient de présenter brièvement notre corpus. Nous travaillons la textualité des représentations planes2 de l’objet architectural dont le rôle est communicationnel3. Il s’agit d’une thématique encore peu étudiée en ce que la sémiotique s’est, depuis Umberto Eco intéressée certes à l’objet architectural en lui-même mais non à ses représentations. Or, l’on peut constater que l’architecte produit d’une part des images qui pourraient revendiquer le statut d’œuvre artistique (Fig. 1) et d’autre part des représentations atteignant un tel degré de précision qu’elles en deviennent contractuelles (Fig. 2). Ces dernières sont extrêmement fréquentes dans la production communicationnelle de l’architecte. En effet, une fois la période de conception terminée, l’architecte a un rôle très important sur le chantier en tant que coordinateur des différents corps de métier. La communication dans ce contexte se doit d’atteindre une objectivité et une clarté indispensables au bon déroulement du projet. Par conséquent, les futurs architectes ne peuvent se passer d’une solide formation les initiant à ce type de communication qui, tout en ménageant certaines libertés au niveau de la forme de l’expression (on constatera ainsi que les symboles pour représenter les matériaux de construction varient selon l’émetteur), n’en reste pas moins inscrit dans des cadres solides et bénéficiant d’une certaine stabilité usuelle.

Au précédent colloque organisé par l’ANR IDiViS, nous avions établi un continuum sur lequel l’architecte se situe en permanence lorsqu’il communique à propos de l’objet architectural. Ainsi, il existe un lien progressif reliant d’une part le discours de vulgarisation et d’autre part le discours que nous avions qualifié de scientifique – mais il nous semble plus juste à présent de parler de discours professionnel.

Fig. 1

Fig. 1

Fig. 1

Fig. 1

Ces deux types de discours étaient caractérisés de la manière suivante :

  • Tout d’abord par leur récepteur présumé. On s’adressera d’un côté, au client ou à toute personne susceptible de juger l’objet architectural, et de l’autre au professionnel de la construction, instance théorique qui recouvre à la fois entrepreneur, carreleur, couvreur, terrassier, électricien, plombier, chauffagiste, ingénieur, … bref, à toute personne participant à la réalisation du bâtiment. Néanmoins la frontière reste poreuse puisque des plans à l’instar de la Fig. 2 s’adressent à la fois à l’électricien et au commanditaire. L’observateur va donc actualiser l’une des fonctions préexistant dans l’image.

  • Ensuite par la manière de considérer l’objet architectural. Tandis que le discours de vulgarisation conçoit l’objet architectural par le biais de sa fonction : un lieu de vie, la communication professionnelle a pour objet une construction à effectuer et les qualités qui lui sont propres (solidité, isolation, électricité conforme…). Elle visera donc à apporter les informations utiles à la réalisation de cet objet. Là où le client parle d’espace, le maçon se renseigne sur les dimensions. A nouveau, cette distinction n’est nullement stricte puisqu’il va de soi que le client peut s’intéresser à la conformité de son installation électrique et qu’en tout professionnel, il y a le bon sens de l’être humain qui vit, lui aussi, dans une maison. Mais nous renvoyons à ce propos notre lecteur à notre précédent article.

En outre, ce troisième point découlant des deux premiers, il convient de définir le but de chaque type de communication. Certes, les deux discours ont un premier objectif commun : s’assurer que le tiers auquel est destinée la communication comprenne au mieux le projet. Ainsi, pour la plupart des clients, dès que l’architecture se complexifie un tant soit peu, les textes visuels de vulgarisation épargnent à l’architecte de nombreuses heures d’explication qu’il aurait dû donner en complément de plans professionnels. En revanche, aucun entrepreneur ne saurait travailler sur des discours de vulgarisation qui, outre l’impossibilité de connaître les dimensions, ne donne nullement à voir la structure du bâtiment et les matériaux à utiliser. Outre le désir de rendre accessible la compréhension du projet au tiers concerné, tandis que le discours professionnel a également pour fonction de donner des instructions techniques, le discours de vulgarisation quant à lui opère une manœuvre de sensibilisation - voire de séduction - à l’esthétique du bâtiment. Pour finir, un plan suffisamment détaillé pourra avoir notamment pour but d’être contractuel, que ce soit entre l’architecte et son client ou l’architecte et son entrepreneur.

Enfin, et c’est à présent que nous allons pouvoir nous pencher sur des cas concrets d’invisibilités révélées, discours professionnel et de vulgarisation se caractérisent par les modes de représentation qu’ils privilégient. Relèvent généralement du discours professionnel toutes les projections orthogonales. Il s’agit de la représentation la plus fondamentale pour l’architecte alors que – ou devrais-je dire puisque - la plus éloignée d’une perception en situation. Les projections orthogonales reprennent les plans (au sens strict), les coupes (au sens strict) et les élévations (il s’agit des vues de l’extérieur). Les plans et les coupes adhèrent au principe d’une construction des processus totalement cachés à la perception puisque ces représentations révèlent des dimensions (comme par exemple les différents composants d’un mur alors que cette dimension est occultée dans l’objet fini).

C’est ici que nous touchons du doigt les mécanismes d’exhibition de l’invisibilité et de camouflage du visible les plus récurrents des représentations architecturales. Toute coupe au sens strict (c’est-à-dire toute coupe verticale) (exemple : Fig. 3) met en œuvre une invisibilité de type 2. Tout plan au sens strict (c’est-à-dire toute coupe horizontale) (exemple : image 2) rend visible simultanément une invisibilité de type 2 et de type 4. Toutes les images comme celles proposées par Google Earth révèlent une invisibilité de type 4. Et enfin, on pratique à l’occasion dans certaines coupes – il s’agit de cas que l’on retrouve exclusivement dans le discours professionnel – l’ellipse spatiale. Il s’agit d’une occultation pure et simple de tout ce qui se trouve entre deux traits tels ceux se trouvant sous l’inscription « issue de secours » de Fig. 4.

Fig. 3

Fig. 3

Fig. 4

Fig. 4

Le discours de vulgarisation quant à lui s’actualise généralement dans des maquettes numériques ou dans des perspectives.

Note de bas de page 4 :

À ne pas confondre avec la notion de commensurabilité que nous utilisons plus loin dans notre exposé.

Les projections orthogonales se caractérisent par leur exacte commesurabilité4 avec l’objet – donc des « données contrôlables » puisque nous possédons l’échelle, la cotation et que nous pouvons vérifier avec une latte – commesurabilité, donc, disions-nous indispensable puisqu’il est nécessaire pour les ouvriers de pouvoir vérifier les mesures des divers éléments de la construction. C’est d’ailleurs en raison de cette fiabilité que le plan peut devenir contractuel contrairement au discours de vulgarisation.

Les perspectives, quant à elles, illustrent le fait que la vulgarisation n’est nullement une simplification du discours scientifique mais plutôt un mode de représentation différent qui permet de véhiculer des informations toutes autres telles l’esthétique du bâtiment, l’harmonie de son intérieur, … La communication étant destinée la plupart du temps à la personne qui va vivre cette architecture, on mime la future expérience optique (c’est d’ailleurs dans ce cadre que se sont développées les représentations qui se veulent « réalistes » . Nous nous interrompons un instant pour insister sur ce dernier point car cette fonction mimétique de l’expérience optique pour ce type de représentation explique que le discours de vulgarisation ne soit pas le terrain à priori le plus favorable à l’exposition de l’invisible et au camouflage du visible.

Néanmoins, lorsque nous avons précédemment présenté les coupes au sens large comme appartenant au discours professionnel, nous avons vu que ces coupes sont les exemples les plus récurrents de l’exhibition d’invisibilité. Or, le client a souvent sous les yeux des plans au sens strict. Comme nous l’avons répété, il y a une porosité entre discours professionnel et de vulgarisation. Cette dernière est néanmoins orientée car on constate que c’est le public du discours de vulgarisation qui se penche sur le discours professionnel et non l’inverse. Dans ce cas précis, ce que l’on appelle plus familièrement « vue vol d’oiseau » est tellement utilisée dans la vie de tous les jours qu’elle ne surprend pas le néophyte et généralement, si le bâtiment n’est pas trop complexe, il s’y retrouvera aisément.

De surcroît, certaines représentations qui appartiennent uniquement au discours de vulgarisation utilisent bel et bien ces mécanismes mais parfois de manière moins évidente. Prenons ainsi la représentation de Fig. 5. Contrairement aux apparences, elle ne mime pas la future expérience optique mais se présente néanmoins comme telle. Il s’agit d’une astuce exploitant une invisibilité de type 3 très certainement corrélée à une invisibilité de type 4. L’image 6 illustre ce que donnerait une représentation davantage fidèle à la future expérience optique. La représentation est infidèle sur deux points incompatibles avec l’expérience optique humaine. Le premier concerne l’utilisation de ce que l’on appelle en photographie un grand angle (invisibilité de type 3). C’est-à-dire que l’objectif permet de voir plus « large » que ce que nos yeux voient en réalité. L’objectif élargit notre champ de vision et les objets proches semblent être plus loin que ce que l’on croit. Les grands-angles correspondent en réalité à une petite focale (inférieure à 50 mm). Le second concerne un espace trop réduit entre le mur dans le dos de l’observateur et le point de vue d’observation qui ne permet pas l’existence d’une tête humaine (invisibilité de type 4 liée à la position de l’observateur). Le but de la manœuvre est de donner une impression d’espace. D’ailleurs pour la petite histoire, cette perspective avait été créée pour convaincre l’urbanisme qui voulait refuser le projet car il estimait que les chambres étaient trop petites.

Autre technique utilisée : l’occultation pure et simple d’un mur car dans l’image 1, l’observateur se situe en réalité carrément en dehors de la maison.

Fig. 5

Fig. 5

Fig. 6

Fig. 6

Note de bas de page 5 :

Nous parlons ici d’occulation dans le cas du discours professionnel et non de camouflage qui ne correspond pas au désir de transparence de ce type de discours.

Note de bas de page 6 :

Et ici nous pouvons véritablement utiliser ce terme.

Pour conclure, nous attirerons votre attention sur deux points. Le premier concerne cette typologisation que nous soumettons à notre lecteur. Si cette dernière est imparfaite, il nous semble néanmoins essentiel de conserver la distinction entre l’invisibilité de type 1 et les autres. En effet, il n’y a pas de continuum possible après le type 1 puisque la barrière de la commensurabilité a été franchie. Ainsi, lorsque nous représentons une température via le thermomètre, lorsque nous représentons les décibels dérangeants par un graphique … nous ne sommes plus dans la commensurabilité. En second lieu, si les discours professionnels et de vulgarisation pratiquent tous deux aussi bien l’exposition de l’invisible que le camouflage du visible, il nous semble qu’il importe de maintenir l’opposition entre professionnel et vulgarisation. Nous pensons en effet que nous aurions appauvri le corpus en ne tenant pas compte de cette distinction car ces deux types de discours n’utilisent pas l’exposition de l’invisible et le camouflage du visible dans le même cadre. Ainsi, tandis que le discours professionnel systématise l’exhibition de l’invisible, l’assume sans équivoque car elle fait partie intégrante de ses objectifs de communication et indique clairement l’occultation5 du visible, il en va tout autrement pour le discours de vulgarisation. Dans ce dernier les mécanismes d’exhibition et de camouflage6 sont plus discrets et trompent l’observateur qui ne s’aperçoit pas qu’un mur a été supprimé et que son point d’observation se situe en dehors du bâtiment, ou encore qui contemple une photo réalisée avec une petite focale et ne soupçonne aucune astuce.