Mur invisible et visibilité des murs : la claustration féminine chez Marlen Haushofer Invisible wall and visibility of walls: female claustration at Marlen Haushofer

Sylvie Camet 

https://doi.org/10.25965/trahs.3438

Le roman de Marlen Haushofer, Le mur invisible (Die Wand), met brutalement une jeune femme en situation d’être seule survivante d’une probable catastrophe planétaire. Dans la vallée où elle réside, elle va déployer tous les moyens nécessaires à sa survie. L’article analyse, à côté des conditions matérielles, comment cette solitude forcenée agit sur l’équilibre psychique et comment se réorganise l’identité d’un être social spolié de toute société.

La novela de Marlen Haushofer, The Invisible Wall (Die Wand), coloca brutalmente a una joven en la posición de ser la única sobreviviente de una probable catástrofe planetaria. En el valle donde vive, desplegará todos los medios necesarios para su supervivencia. El artículo analiza, junto a las condiciones materiales, cómo esta frenética soledad actúa sobre el equilibrio mental y cómo se reorganiza la identidad de un ser social despojado de cualquier sociedad.

O romance de Marlen Haushofer, The Invisible Wall (Die Wand), coloca brutalmente uma jovem na posição de ser a única sobrevivente de uma provável catástrofe planetária. No vale onde mora, ela implantará todos os meios necessários para sua sobrevivência. O artigo analisa, ao lado das condições materiais, como essa solidão frenética atua no equilíbrio mental e como se reorganiza a identidade de um ser social despojado de qualquer sociedade.

Marlen Haushofer's novel, The Invisible Wall (Die Wand), brutally puts a young woman in the position of being the sole survivor of a probable planetary catastrophe. In the valley where she lives, she will deploy all the means necessary for her survival. The article analyzes, alongside material conditions, how this frenzied loneliness acts on mental balance and how the identity of a social being robbed of any society is reorganized.

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Texto completo

Introduction

Note de bas de page 1 :

« Es fällt mir auf, daß ich meine Namen nicht niedergeschrieben habe. Ich hatte ihn schon fast vergessen, und dabei soll es auch bleiben. Niemand nennt mich mit diesem Namen, also gibt es ihn nicht mehr. » (Haushofer, 1968 : 44/45)

Ni chapitres, ni sauts de paragraphe, telle est peut-être la meilleure illustration de l’idée d’enfermement. Dans le récit de la protagoniste, récit commandé par l’urgence, guidé par la nécessité d’une économie de feuilles et de mines, le blanc semble le souvenir d’une société de gaspillage de forces et de temps. L’écriture au présent est exhalée comme le souffle ultime d’une femme dans le pressentiment de sa propre mort, mais dans la conscience aussi que ce témoignage constitue l’assurance de sa propre réalité, alors que son identité se dissout. « J’observe que je n’ai pas écrit mon nom. Je l’avais donc presque oublié et je n’y changerai rien. Puisqu’il n’y a plus personne pour prononcer mon nom, il n’existe plus1 » (Haushofer, 1985 : 52). Il est probable que ce témoignage demeurera vain, puisqu’elle semble être l’unique survivante d’une catastrophe planétaire ayant pétrifié le vivant sur terre, mais cet envoi dans l’inconnu, cette destination, dit-elle, à un peuple de souris, nous met en situation d’être souris, de dévorer l’intime et de nous trouver nous-mêmes circonscrits dans l’espace délimité par le mur.

L’encerclement

Die Wand, ce mur invisible ayant brusquement encerclé la protagoniste, l’isole dans un pan de vallée où elle trouvera refuge alternativement dans le chalet d’un couple d’amis, et dans une cabane d’alpage. Il n’est nullement question de science-fiction, les circonstances qui font advenir une paroi de verre constituant une prison pour la jeune femme, ne méritent pas élucidation, il s’agit plutôt d’un pacte de lecture qui permet de travailler la question de la solitude et de la survie dans cette forme de désolation. Le contexte de la guerre froide, la montée du danger du nucléaire dans ces années soixante expliquent volontiers l’imaginaire de la destruction radicale, mais le propos est moins politique que destiné à examiner les effets subjectifs et matériels de cet étrange abandon.

Le personnage a environ quarante ans quand s’abat sur elle une espèce de malédiction, – l’humanité a couru à sa perte –, assortie d’une espèce de rédemption, puisqu’on se demande en vertu de quel arbitraire elle a été désignée comme la survivante ultime.

Note de bas de page 2 :

« Die Wand stellt für die Protagonistin nicht nur eine Bedrohung dar, sondern auch Schutz. Das Zurückgeworfensein auf die nackte Existenz setzt neue Kräfte frei ». Notre traduction.

Pour la protagoniste, le mur représente non seulement une menace, mais encore une protection. Être renvoyée à l'existence nue libère de nouvelles forces2 (Kargl-Le Née, 2013 : 31).

On pourra songer aux réflexions d’Elias Canetti relatives à la psychologie de celui ou celle demeuré sauf dans des conditions de catastrophe, à l’espèce de stupéfaction face à cette grâce ou cette élection, une terminologie religieuse qui n’a pas de place dans le fonctionnement mental de la jeune femme, qui cède plus volontiers cette gloire au chien, au chat, à la vache, véritables héros. Canetti décrit surtout une situation guerrière, qui confère au combattant son triomphe, mais il évoque aussi les grandes épidémies et notamment la peste. Notre personnage est plus ou moins dans cette situation de rescapée d’une contamination collective, « l’effroi d’avoir vu la mort se dénoue en satisfaction, puisque l’on n’est pas soi-même le mort. Voici celui-ci gisant, mais le survivant debout » (Canetti, 1966 : 241).

Cette opposition symbolique est transmuée en celle de victimes inertes contre une vivante caractérisée par le mouvement, or, il n’est pas sûr que la victoire ne soit pas celle des pierres. La pétrification, sanction très répandue dans la mythologie, met incessamment la victime dans l’attente d’une intercession magique qui rendra la liberté du corps, un rôle qui ne peut être dévolu à la prisonnière qui n’aperçoit plus ses pareils qu’au travers d’une paroi infranchissable.

La narratrice ne choisit pas non plus une articulation entre le passé et le présent comme un avant et un après du déluge, nous ne sommes pas dans une hypothèse de régénération d’une humanité dévoyée et qui recevrait leçon divine. Les conditions des récits fondateurs sont presque réunies, une ou un représentant de l’espèce, mais justement, une ou un, c’est-à-dire que sur cette embarcation n’ont pas été entraînés les couples qui constitueraient peu à peu une descendance en remplacement des disparus. D’ailleurs, la vache ayant accouché d’un taureau, qui, adulte, la saille, celle-ci demeurera stérile, comme si les lois de la génétique interdisaient désormais la fable d’un engendrement consanguin.

L’on peut donc mettre à l’écart l’idée de cosmogonie, et, toutes ces suggestions écartées, en revenir à ce qui concentre l’intérêt, la destinée d’une femme dans son âpre lutte contre les éléments et cette sommation inconsidérée : un animal social sans société.

L’adaptation

L’on apprend que la jeune femme était mariée, mère de deux filles adolescentes, qu’elle vivait dans une aisance relative, mais cette existence d’autrefois sombre dans un oubli radical, ne suscitant ni une nostalgie profonde ni un irrépressible chagrin. Cette indifférence apparente tient évidemment pour une part à la difficulté de considérer son sort comme réel, l’imagination ne peut parvenir à se représenter une paralysie totale et universelle, et cela d’autant moins que dans l’enclos qui est le sien une certaine normalité demeure, manger, dormir, cultiver la terre, s’occuper des animaux sont autant de liens avec ce que l’on considère comme l’élan vital.

L’on est frappé de l’implication immédiate dans cette nouvelle réalité ; alors qu’on aurait pu attendre des jours de langueur ou de chagrin, la femme est pragmatique, elle organise très vite son quotidien, et si elle commet des erreurs elles sont peu nombreuses, certes elle fume un peu trop vite le restant de cigarettes, consomme le sucre sans trop de prévoyance, mais ces erreurs de calcul sont minimes. Persuadée qu’il n’y aura pas d’échappatoire (même si elle subsiste par la forme d’un espoir intermittent, lorsque la jeune femme se rend à l’alpage, elle ironise elle-même sur le fait de laisser un billet sur la table du chalet signalant son absence aux improbables visiteurs) elle organise une économie de survie avec ce que les restrictions comportent d’absurde puisqu’elle n’a d’horizon que sa propre mort dont l’éloignement supposé viendra à bout de toutes les ressources.

Note de bas de page 3 :

« Zum ersten Mal fand ich die Schlucht nicht reizvoll romantisch, sondern nur feucht und düster » (Haushofer, 1963: 27). Notre traduction.

Mais justement l’absurde n’a pas de place et c’est en repoussant la menace, en organisant l’emploi du temps avec rigueur, que les pensées destructrices peuvent être chassées. Dans cette montagne autrichienne à la localisation incertaine, les conditions sont celles de la forêt, c’est-à-dire un lieu peu propice aux cultures, celles du froid, c’est-à-dire un climat exigeant le chauffage et le feu. Les animaux sauvages subsistent dans cette portion préservée de territoire, menace pour la sécurité mais en même temps gibier pour la viande. Dans ces conditions, l’idée de nature n’a rien de bucolique et organiser seule sa subsistance exige un réel labeur. « Pour la première fois », précise-t-elle embrassant du regard la vallée qui l'entoure, « je ne trouvais pas la gorge belle et romantique, mais seulement humide et sombre3 » (Haushofer, 1985 : 33). La fiction se refuse à inventer la terre promise, mais accroche l’action aux circonstances, ni bonnes, ni mauvaises, que présente le hasard.

L’affirmation

Note de bas de page 4 :

« Während des langen Rückwegs dachte ich über mein früheres Leben nach und fand es in jeder Hinsicht ungenügend » (Haushofer, 1963 : 61). Notre traduction.

Les accès de nostalgie, rapides et dénués du sentiment d'une vraie déploration, traduisent, par leur ténuité, l'idée qu'en tant que femme la vie passée n'incarne nul idéal. Dans ces circonstances extrêmes, poussée à examiner une existence révolue, le sujet se heurte à l’amer constat d’un quotidien insatisfaisant, dont lui reviennent les aspects brutaux plus que les satisfactions : « Pendant le long chemin du retour, je repensai à ma vie passée qui m’apparut insuffisante à tous points de vue4 » (Haushofer, 1985 : 71). Il est probable qu’emportée dans le cours des jours elle n’ait perçu autrefois avec autant d’acuité ce qui ressort maintenant avec une évidence confondante :

Note de bas de page 5 :

« Meine Kinder waren fortgegangen; Hand in Hand, die Schultaschen auf dem Rücken, mit wehendem Haar, und ich hatte nicht gewußt, daß das der Anfang vom Ende war. Oder vielleicht hatte ich es geahnt. Später war ich nie mehr glücklich gewesen. Alles veränderte sich auf eine trostlose Weise, und ich hörte auf, wirklich zu leben » (Haushofer, 1963 : 203). Notre traduction.

Mes enfants étaient parties, main dans la main, leur cartable sur le dos, cheveux au vent et je savais que c’était le commencement de la fin. Peut-être n’était-ce qu’un simple pressentiment. Plus tard, je ne fus plus jamais heureuse. Tout se transforma d’une manière désolante et la vraie vie s’arrêta pour moi5 (Haushofer, 1985 : 236).

Note de bas de page 6 :

En allemand, il s'agit bien du terme "Sklaverei" qui revêt le même tour tranchant. La phrase est à comprendre comme une maxime, et non comme la caractérisation d'une expérience personnelle, même si elle indique la gravité du jugement porté sur la condition des femmes.

Note de bas de page 7 :

« Wenn man schon in der Sklaverei lebt, ist es gut, sich an die Vorschriften zu halten und den Herrn nicht zu verstimmen » (Haushofer, 1963: 64). Notre traduction.

C’est en ce sens que l’ouvrage a pu être rangé dans la catégorie des écofictions féministes, il insiste en effet sur la capacité d’une mère et d’une épouse à renoncer à ce qui semble constituer les piliers de son existence. Elle prend conscience de l’aliénation qu’avait supposé l’obligation de respecter sans cesse des impératifs liés au temps : « Quand on est tombé en esclavage6, il est bon de s’en tenir aux prescriptions et de ne pas mécontenter le maître7 » (Haushofer, 1985 : 75). Le sous-entendu est que le maître n’est pas seulement mari, mais souverain, et que l’état présent de déréliction doit être attribué à la seule responsabilité masculine.

Cette insatisfaction est gravée au point de ne pas même regretter la présence du garde-chasse, qui aurait pu lui aussi être épargné par la catastrophe :

Note de bas de page 8 :

« Wer weiß, was die Gefangenschaft aus diesem unauffälligen Mann gemacht hätte. Auf jeden Fall war er körperlich stärker als ich, und ich wäre von ihm abhängig gewesen. Vielleicht würde er heute faul in der Hütte umherliegen und mich arbeiten schicken. Die Möglichkeit, Arbeit von sich abzuwälzen, muß für jeden Mann eine große Versuchung sein. Und warum sollte ein Mann, der keine Kritik zu befürchten hat, überhaupt noch arbeiten. Nein, es ist schon besser, wenn ich allein bin » (Haushofer, 1963: 65/66). Notre traduction.

Dieu sait ce que l’enfermement dans la forêt aurait produit chez cet homme. En tout cas, il était physiquement plus fort que moi, et je serais tombée sous sa dépendance. Qui sait, il serait peut-être aujourd’hui paresseusement allongé dans la cabane après m’avoir envoyée travailler. La possibilité de se décharger du travail doit être la grande tentation de tous les hommes. Et pourquoi un homme qui n’aurait plus à redouter la réprobation continuerait-il à travailler ? Non, il vaut mieux être seule8 (Haushofer, 1985 : 76/77).

Note de bas de page 9 :

Les trois termes unis par l'allitération en K, (Enfants, Cuisine, Église), récapitulent le mot d'ordre du IIIe Reich concernant les obligations féminines.

Tandis que l’on aurait imaginé la compagnie comme un atout crucial, tant en ce qui concerne les tâches quotidiennes qu’en ce qui touche à l’équilibre mental, la réponse est catégorique, un homme, au sens genré du terme, n’aurait que parasité les efforts de résilience. Patrick Charbonneau, dans sa postface à l’édition française, stipule que les protagonistes des romans de Marlen Haushofer ne sont, d’une façon générale, pas des femmes qui démissionnent, mais qui luttent pour échapper à l’étroitesse d’une existence régie par les trois K, Kinder –Küche –Kirche9 (Haushofer, 1985 : 329).

Cette proposition, dont la mémoire est associée au régime nazi, connaît un retentissement particulier dans le contexte de l’Autriche, elle synthétise cette relégation au domestique qui fait fi de toutes les aspirations ou de toutes les compétences personnelles des femmes. Le récit n’exprime aucune désolation de la perte, mais traduit au contraire une énergie extraordinaire qui trouve peut-être pour la première fois son exutoire.

[…] Vouloir remplacer une société de type patriarcal par une société de type matriarcal, en inversant les rapports de force, reviendrait à substituer un esclavage à un autre. Au milieu du monde pétrifié, la narratrice est devenue – elle emploie elle-même le terme – une Menschenfrau (Charbonneau, 1989 : 17).

écrit Patrick Charbonneau. Une Menschenfrau, c’est-à-dire quelqu’un, quelqu’une, excédant les limites et les impasses de sa condition et accédant à la dimension de l’humain.

Note de bas de page 10 :

« Es hat sich ebenso für mich ergeben, daß ich schreiben muß, wenn ich nicht den Verstand verlieren will » (Haushofer, 1963: 7). Notre traduction.

Ainsi faut-il peut-être interpréter la consignation de cette histoire. Il apparaît qu’une rédaction continue fasse suite à des fragments, des notes, une observation de l’instant, éparpillés au cours des deux années et demie de résidence forcée. Ce sont ces bribes qui autorisent la datation, même si elle est avouée comme très approximative du fait de la panne progressive des instruments de mesure. Il serait vain de désigner cet effort d’écriture comme un projet, puisque le but n’est pas de faire de la littérature mais de résister le plus possible à l’évasion dans la folie, « M’obliger à écrire me semble le seul moyen de ne pas perdre la raison10 » (Haushofer, 1985 : 9) précise-t-elle, ou à la tentation du suicide.

La rédaction suivie intervient dans un deuxième temps, celui du cataclysme dans le cataclysme : c’est lorsque les équilibres fragiles que la jeune femme a construits lui sont violemment retirés qu’elle souffre véritablement ; plus que de la perte première du monde, elle souffre de la perte de son monde, ce monde dont elle a acquis la responsabilité mais sur lequel elle n’exerce aucun pouvoir.

La transmutation

Une disjonction s’établit entre l’ancienne citadine et la paysanne luttant contre l’adversité avec ses moyens limités. Surtout, dans cette situation très particulière depuis laquelle il ne pourra jamais être demandé de secours, la préservation de soi est essentielle. La quarantaine est un âge où prévaut en principe la santé, mais l’activité de bûcheronne comporte des risques sévères, et même celle de vachère met en danger de recevoir des coups de sabot. Sans vêtements ni chaussures appropriés, ce sont les petites blessures quotidiennes, les échardes, les ampoules, les engelures, les coupures qui doivent être soignées sommairement. Mais l’épisode vraiment cruel est celui de l’infection dentaire qui ne trouvera de solution qu’à se donner un coup de rasoir dans la gencive.

Cette cure barbare mais indispensable, qui fait crier et mène au bord de l’évanouissement traduit spécialement cette fragilité du corps et cette désolation qui oblige à affronter seule les situations quelles qu’elles soient. Dans un autre passage, la jeune femme est assaillie par une violente fièvre qui la cloue au lit, et l’on pourrait croire que dans ce désert, l’inactivité s’accepterait aisément, or, justement non, la vache, le chien, les chats demandent des soins auxquels elle ne peut se soustraire, le paradoxe de cette vie dans laquelle il n’y a plus de comptes à rendre à qui que ce soit est que l’emploi des jours y est contraignant et qu’obéir à ces impératifs est le seul moyen de préserver les faibles chances de survie.

Frissonnante, grelottante, presque inconsciente, elle doit se lever et accomplir ce devoir. Les limites personnelles sont sans cesse repoussées sous la pression des circonstances. Ainsi, en deux années, sous l’assaut des orages et de la neige, la maison nécessite-t-elle des réparations ; il lui faut aller sur le toit replacer quelques bardeaux alors qu’elle est sujette au vertige, elle voudrait fabriquer une porte à l’étable mais s’aperçoit en cours de réalisation que cet objectif dépasse ses forces, lorsqu’elle chemine entre la vallée et l’alpage elle est chargée d’ustensiles trop lourds qui l’obligent à s’allonger afin de soulager son dos ; elle se réjouit de ce que sa vache est grosse mais faire venir le veau suppose de plonger les bras dans l’utérus de l’animal...

Note de bas de page 11 :

« So vieles gab es, was ich tun sollte, Holz hacken, Erdäpfel ernten, Acker umstechen, Heu aus der Schlucht holen, die straße richten und das Dach ausbessern. Kaum hoffte ich, mich in wenig ausruhen zu dürfen, lag schon wieder eine neue Arbeit vor mir » (Haushofer, 1963: 97). Notre traduction.

Il y avait tant à faire : couper du bois, récolter les pommes, aller chercher le foin à la cabane, réparer la route, consolider le toit. Chaque fois que j’espérais me reposer un peu, un nouveau travail se présentait11 (Haushofer, 1985 : 113).

Danger continuel pour la santé, labeur permanent, l’on s’attend à ce que cet esclavage déchaîne les imprécations, or il n’en est rien. Il ne s’agit pas d’une autre forme de la soumission mais au contraire d’une toute nouvelle appréciation du rapport à l’existence. Dans leur dureté, ces années semblent avoir révélé combien l’artifice éducatif bourgeois éloigne de la vérité d’une participation au tout. Certaines pages déplorent cet éloignement à l’égard de la vie naturelle. Le défaut de toute expérience pratique, le degré extrême de la dépendance résultant de la division des tâches contribue à fabriquer des individus inaptes, dotés de toute une série de savoirs inutiles lorsqu’il s’agit de leur propre préservation :

Note de bas de page 12 :

« Ich habe zweieinhalb Jahre darunter gelitten, daß diese Frau so schlecht ausgerüstet was für das wirkliche Leben. […] Ich weiß nicht; an unserem Schulwesen muß etwas nicht in Ordnung gewesen sein. […] Ich war in meinem ersten Leben ein Dilettant, und auch hier im Wald werde ich nie etwas anderes sein. Mein einziger Lehrer iist unwissend und ungebildet wie ich, denn ich bin es selbst ; » (Haushofer, 1963 : 83/84). Notre traduction.

J’ai souffert pendant deux ans d’être cette femme, si mal armée pour affronter les réalités de la vie. […] Je ne sais pas, quelque chose dans notre programme d’enseignement devait être détraqué. […] Dans la première partie de ma vie j’ai été une dilettante et ici, dans la forêt, je ne suis rien de plus. Mon unique professeur est aussi peu savant et aussi peu cultivé que moi, car je suis mon propre professeur12 (Haushofer, 1985 : 97/98).

En dépit de l’immense souffrance, les lecteurs décèlent l’expression ténue d’une satisfaction, celle de menus triomphes contre les obstacles, celle de responsabilités endossées sans faiblir, celle de la lutte parfois victorieuse contre l'adversité. S’immisce l’idée que cette traversée abominable a valu comme une découverte de soi, de ses attentes réelles, comme une réconciliation et presque une chance. Employer le terme de chance ne signifie pas que la protagoniste a eu accès au bonheur, mais qu’il lui a été octroyé de connaître avant la mort un rapport moins artificiel au monde, qu’elle ne définit plus comme un environnement, c’est-à-dire comme un entour, mais comme une totalité dont elle est partie, et dont elle fait partie.

Note de bas de page 13 :

« Seit ich langsamer geworden bin, ist der Wald um mich erst lebendig geworden. Ich möchte nicht sagen, daß dies die einzige Art zu leben ist, für mich ist sie aber gewiß die angemessene. Und was mußte alles geschehen, ehe ich zu ihr finden konnte. Früher war ich immer irgendwohin unterwegs, immer in großer Eile und erfüllt von einer rasenden Ungeduld, denn überall, wo ich anlangte, mußte ich erst einmal lange warten » (Haushofer, 1963 : 221). Notre traduction.

C’est depuis que j’ai ralenti mes mouvements que la forêt pour moi est devenue vivante. Je ne veux pas dire que ce soit la seule façon de vivre, mais c’est certainement celle qui me convient le mieux. Et que n’a-t-il pas fallu qu’il se passe avant que je ne parvienne à la trouver. Auparavant j’allais toujours quelque part, j’étais toujours pressée et exaspérée car partout où j’arrivais je devais attendre mon tour13 (Haushofer, 1985 : 258).

La fuite du temps ne s’est pas estompée, loin de là, mais elle adopte désormais le rythme naturel, celui des alternances diurne et nocturne, des saisons et de la météorologie et ne ressemble plus à une invention des hommes dans la compétition ou le productivisme.

Note de bas de page 14 :

« Seit ich im Wald lebe, merke ich nicht, daß ich älter werde. Es ist ja keiner da, der mich darauf aufmerksam machen könnte. Niemand sagt mir, wie ich aussehe, und ich selber denke nie darüber nach » (Haushofer, 1963: 151). Notre traduction.

Dans cette perspective, du fait de l’éloignement des pressions collectives, la jeune femme avoue s’être délestée de tout souci du paraître et n’ose imaginer comment elle serait perçue dans l’œil d’autrui. Les remarques de Jean-Paul Sartre concernant l’emprisonnement par le regard conviennent assez bien ici, où s’invente un enfer sans les autres. « Depuis que je vis dans la forêt, je ne m’aperçois pas que je vieillis. Personne n’est là pour me dire comment je suis, et moi-même je n’y pense jamais14 » (Haushofer, 1985 : 176).

La honte pure n’est pas sentiment d’être tel ou tel objet répréhensible : mais, en général, d’être un objet, c’est-à-dire de me reconnaître dans cet être dégradé, dépendant et figé que je suis pour autrui. La honte est sentiment de chute originelle, non du fait que j’aurais commis telle ou telle faute, mais simplement du fait que je suis « tombé » dans le monde, au milieu des choses, et que j’ai besoin de la médiation d’autrui pour être ce que je suis (Sartre, 1943 : 336).

Le personnage a fait l’expérience de la vulnérabilité au jugement, pas simplement au jugement négatif, mais aux appréciations à son encontre avec lesquelles elle devait composer. Or, être un objet d’observation a conditionné la manière dont il lui a fallu longtemps se comporter, manière dont elle se défait peu à peu. Car ce qui aliène dans le fait d’être vu, d’être jugé, est de se heurter à cet irréductible de l’expérience : que je ne peux pas voir ce que l’autre voit de moi.

Note de bas de page 15 :

« Die Phantasie wurde nicht mehr von außen angeregt, und die Begierde schlief langsam ein » (Haushofer, 1963 : 204). Notre traduction.

Sans l’effet de ce miroir la jeune femme accède lentement à une expression plus fondamentale d’elle-même. Pourtant, ce terrain d’épreuve est nouveau : l’on étudie les enfants sauvages et les conséquences de leur absence de socialisation sur le développement du langage notamment, mais étudie-t-on l’adulte qui perdrait tout contact avec les siens ? Le cas des ermites revêt-il une intensité comparable ? Qu’en est-il de soi sans l’altérité justement ? On pourrait se demander, renversant la logique de René Girard, si d’avoir perdu l’espèce de concurrence jalouse avec l’autre n’entraînerait pas finalement la perte de toute convoitise : « Mon imagination n’était plus alimentée de l’extérieur et les désirs s’apaisaient lentement15 » (Haushofer, 1985 : 238). Si un tel apaisement peut être ressenti comme un retour vers l’essentiel, vers une perception plus juste des priorités, il peut aussi être regardé comme une forme d’étiolement par lequel la marque personnelle, individuelle s’estompe et s'annihile.

La communauté

La jeune femme développe, du fait de ce solipsisme extrême, un lien étroit avec les animaux domestiques qui ont été sauvés comme elle. Le chien Lynx lui est un compagnon indéfectible, un compagnon qui ne juge pas et ce qu’elle aime en lui est qu’il serait susceptible d’aimer le dernier des hommes. Ce caractère inconditionnel du dévouement et de l’attachement vaut comme réparation après des années d’hypocrisie collective et de mensonge. La vie urbaine n’avait pas encouragé ce rapport de proximité avec le monde animal dont elle découvre qu’il lui est extrêmement précieux, par le dialogue, par les soins prodigués, par la crainte continuelle pour leur intégrité, le personnage affirme que sans leur présence elle aurait renoncé à ce combat quotidien.

Mais, si ces compagnons familiers lui sont des partenaires de vie, la jeune femme n’établit pas de ligne de partage entre connu et inconnu, elle éprouve pour la faune cachée dans les bois une empathie si réelle qu’elle va, un jour d’hiver où elle se doute que les chevreuils sont terrassés par la faim, leur sacrifier des sacs de marrons pourtant si précieux à son ménage. Elle éprouve une répulsion viscérale à tuer, et quoi qu’elle sache viser, elle ne s’y résigne que par nécessité, même les truites du ruisseau ne sont attrapées qu’avec parcimonie. En cela elle semble participer du grand cycle de la prédation, manger pour se nourrir mais en aucun cas faire la guerre.

 D’abord emblématiques, incarnant des traits de caractère, les figures d’animaux deviennent très vite les éléments d’un formidable bestiaire fantasmatique. Dans Die Wand, les frontières entre l’espèce humaine et les bêtes domestiques s’estompent déjà, bien que la symbolique reste encore sous-jacente (Charbonneau, 1989 : 37).

Note de bas de page 16 :

« Als Mensch hatte ich nur die Ehre, dies zu erkennen, ohne etwas dagegen unternehmen zu können » (Haushofer, 1963 : 202). Notre traduction.

Plutôt que de perpétuer une vision anthropocentrée des choses, la jeune femme pense désormais tout en termes d’échange, d’interdépendance. « En tant qu’être humain, mon unique privilège était de me rendre compte de la situation, sans pouvoir y changer quoi que ce soit16 » (Haushofer, 1985 : 235). Elle ne s’accorde qu’un attribut, celui de la conscience et de l’anticipation des situations, mais ce dont elle est dotée par l’effet d’un hasard génétique, elle ne saurait le constituer comme la justification d’un empire.

La société

Admettre du jour au lendemain que le vivant par-delà le mur a entièrement disparu, survivre sans explication ni certitude est évidemment impossible. La jeune femme pressent que les instigateurs de cette immense destruction reprendront progressivement le contrôle, mais au jour où elle réalise qu’elle n’a jamais vu d’avion survoler son territoire, l’hypothèse des vainqueurs disparaissant, c’est une fatalité encore plus grande qui s’abat sur elle.

Note de bas de page 17 :

« Das wilde Verlangen überfiel mich, nachzugeben und den Dingen ihren Lauf zu lassen. Ich war es müde geworden, immer weiterzufliehen, und wollte mich stellen. Ich setzte mich zum Tisch und wehrte mich nicht mehr länger. Ich spürte, wie die Verkrampftheit in meinen Muskeln sich löste und mein Herz langsam und gleichmäßig schlug. Schon der einfache Entschluß nachzugeben schien geholfen zu haben » (Haushofer, 1963 : 132). Notre traduction.

Je fus prise d’un désir irrésistible de capituler et de ne plus m’opposer au cours des choses. J’en avais assez de passer mon temps à fuir et je décidai de faire face. Je m’assis à ma table et cessai de me défendre. Je sentis se détendre la crispation de mes muscles et mon cœur se mit à battre lentement et régulièrement. La simple décision de céder semblait avoir été efficace17 (Haushofer, 1985 :154).

Douloureusement, la protagoniste tente de composer avec les circonstances, mais imaginer l’éradication complète et définitive de ses congénères dépasse l’entendement. D'ailleurs, de l'altérité elle fait l'hypothèse constamment, estimant par exemple que sa vallée recèle des dimensions inexplorées. Elle craint à tout moment de voir surgir une présence, des présences, et ne s’éloigne guère de son fusil. Dans ce lieu tranquille se glisse en permanence la peur qui perturbe le sommeil et suscite les cauchemars. Comme notre récit est de nature rétrospective, il est composé dans la connaissance des événements récents qui informent à leur manière les circonstances passées.

Note de bas de page 18 :

Entre Mensch et Mann, il y a la même distance qu'en français entre Homme et homme, cependant l'idée est celle d'une fausse neutralité. L'espèce et le genre se confondent et s'unissent, non dans l'exaltation de la vie mais dans celle du crime.

Ainsi, la narration est-elle traversée de prolepses qui nous font comprendre au moins une chose : que Lynx va mourir. Plus l’éloge du chien se précise et plus nous pressentons la perte irréparable. Or, Lynx va mourir de la main d’un inconnu surgi d’on ne sait où, venu de quel passage oublié, de quel dénuement – visible par la saleté et l’usure de son vêtement –, venu de quelle profondeur, cela reste un mystère. Son surgissement n’a fait qu’actualiser l’équation Mensch =Mann =Mord18 (Rabenstein-Michel, 2005 : 209) … puisqu’en quelques instants cet homme tue deux compagnons, le chien et le taureau, avec la sauvagerie de coups de hache. Lui-même est tué d’un coup de fusil que la jeune femme lui assène sans hésitation, après quoi elle se débarrasse du corps en le poussant dans un ravin. Le masculin n’est donc revenu que pour des violences gratuites et inutiles, détruisant la paix de ce havre minuscule.

Le survivant doit survivre encore et toujours et peut-être l’écriture est-elle le truchement par lequel conserver une trace de soi dans ce monde déserté. C’est à partir de cette scène tragique que s’élabore la confidence, comme si la probabilité du regard d’autrui avait définitivement fui et que la trace manuscrite était l’unique moyen de conserver une visibilité.

On peut penser que le flux de conscience, traversé par de nombreuses remarques existentielles, est encouragé par l’écriture. Il n’est pas sûr que l’activité physique difficile des deux premières années ait laissé autant de place à la réflexion et aux considérations de type ontologique. Paradoxalement, on pourrait se demander si ce n’est pas l’écriture qui rend fou, plutôt que de structurer, elle oblige à aller voir ce qui se dérobait consciemment et inconsciemment. Et le résultat de cette enquête doit être affronté seule.

En effet, les commentateurs l’ont largement souligné, ce récit est le contraire d’une cascade événementielle, il ne s’y passe à peu près rien entre les deux pôles stratégiques que sont la perturbation initiale (l’irruption du mur) et la perturbation finale (l’irruption d’un inconnu). Entre ces extrêmes, il n’y a que le rythme laborieux des jours. Donc, ce qui alimente le discours, n’est pas fait que de la lutte pour subsister, mais de tout ce que l’activité mentale produit inlassablement d’angoisse, de questionnements, de retours en arrière, le matériau narratif est avant tout un matériau réflexif.

Faut-il lire ce splendide Mur invisible, par définition conçu à huis-clos, comme une ode à la solitude montagnarde ou comme une métaphore de l’isolement intérieur ? Si un « mur invisible », mieux que Le Mur de Sartre, nous sépare d’autrui, la vertu de l’art, ici romanesque, permet de le franchir, de faire cause commune avec un personnage diffracté en alter ego de tout lecteur un tant soit peu sensible. Aussi, au-delà de l’irrécusable prospection féministe de cette écriture, et de la facilité à s’identifier au personnage, que l’on soit homme ou femme, mieux vaut-il y voir une dimension métaphysique propre à l’humain en son entier (Guinhut, 2020 : Blog).

L’image du mur, qui dans cette dernière citation a été reprise à Sartre, constitue une véritable variation sur le sens du roman : en effet, le mur circonscrit, c’est-à-dire qu’il définit un espace du dedans qui apparaît comme un lieu carcéral, mais simultanément il protège de l’incursion du dehors qui est décrit comme le règne de l’injustice et de la cruauté. Le mur invisible traque donc sa prisonnière, mais lui offre aussi la possibilité inespérée d’échapper aux logiques mortifères du règne masculin. D’ailleurs ce mur est invisible, il présente la transparence du verre, ce qui n’obstrue pas la vue, qui peut ainsi s’étendre au loin.

En revanche, dans l’ancien état, des murs visibles étaient symboliquement opposés aux femmes qui ne pouvaient accéder aux droits, aux responsabilités, aux formes d’équité qu’elles auraient désirées. Le langage de la ségrégation s’inscrivait noir sur blanc aux colonnes du code civil. Le confinement autorise la cohérence entre l’être de sentiment et le sentiment d’être. La quête d’une authentique expression de soi n’advient évidemment que trop tard, dans des conditions d’étroitesse qui rendent assez vaine la découverte d’une identité, par-delà celles que l’histoire avait assignées, cependant, en dépit de l’inaccessible résultat, elle vaut en tant que quête.

Conclusion

Le mur invisible, de par son surgissement tragique et impitoyable, ne peut se comprendre que comme l’ultime manifestation du délire politique dans lequel sont engagées les sociétés. En ce sens, le chaos dont il provient ne suscite aucun regret véritable. Toute l’attention est portée au contraire à ce microcosme où s’exprime une tentative fragile d’établir une communauté, c’est-à-dire non plus l’agrégat de forces en compétition, mal régulées par des dispositifs juridiques, mais l’adhésion à soi et à l’autre dans la réciprocité du besoin.

Qu’une femme s’y découvre, contre l’oppression qu’elle a subie sans en avoir jamais réellement pris conscience, lui octroie les conditions expérimentales exceptionnelles d’un espace du lisible, d’un ordre naturel. La vallée, avec ses renards, ses chevreuils, ses lièvres instaure sa propre rationalité contre le règne du monde sauvage. Ainsi Betty, personnage d’Une poignée de vies, considérait-elle le jardin comme « uniquement dédié à la vie indicible de ses arbres, de l’herbe et des petites bêtes » (Haushofer, 1955 : 15), et éprouvait-elle la tristesse « de ne pouvoir pénétrer dans ce monde étranger » (Haushofer, 1955 : 15). Les femmes de Marlen Haushofer disent les confins non plus comme la conquête de l’extrême mais comme l’ici en son intensité oubliée.