Une héroïne confinée : la Petite dans moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline Harpman A confined heroine: la Petite in Jacqueline Harpman’s moi qui n’ai pas connu les hommes

Katherine Rondou 

https://doi.org/10.25965/trahs.3519

Le motif de l’enfermement et de l’isolement sert de prétexte, dans Moi qui n’ai pas connu les hommes, à la réflexion existentielle d’une auteur résolument athée. Plongée dans un monde injuste auquel elle ne comprend rien, et dont elle ne peut s’échapper, privée de tout espoir d’intervention extérieure, l’héroïne de l’écrivain belge Jacqueline Harpman trouve toutefois en elle les ressources nécessaires pour donner un sens à son existence. La narratrice subit deux formes de confinements : un enfermement assorti d’une surveillance constante, en compagnie toutefois de compagnes bienveillantes, et un isolement radical, dans un espace désertique où elle jouit d’une totale liberté. Dans les deux cas, le confinement l’amène à développer sa capacité de résilience. Enfant, la Petite subit pendant une dizaine d’années une détention inique, qu’elle parvient à supporter en se ménageant une forme d’autonomie, par l’introspection et l’observation. Elle affermit son caractère et lorsque le hasard lui rend la liberté, elle s’adapte aisément à sa nouvelle vie, malgré les traumatismes de son enfance. La soif de connaissance qui l’a aidée à se structurer l’accompagne durant toute son existence, et lui offre un réel soutien lorsqu’elle doit affronter seule sa propre mort, après la disparition de ses compagnes. Son rapport au savoir connaît durant ces dernières années une nouvelle orientation : la transmission de ses connaissances, sous la forme du récit de ses accommodements avec le non-sens, dont elle doute toutefois qu’il trouve un jour un lecteur.

En la obra Moi qui n’ai pas connu les hommes, el motivo del encierro y aislamiento sirve para la reflexión existencialista de una autora firmemente atea. Aunque sumergida en un mundo injusto, del que no entiende nada, ni del que pueda escaparse ni esperar intervención alguna desde el exterior, la heroína de la escritora belga Jacqueline Harpman encuentra en sí misma los recursos necesarios para dar sentido a su existencia. La narradora sufre dos formas de reclusión: un encierro bajo control permanente aunque rodeada de compañeras comprensivas y, por otra parte, un aislamiento radical en un espacio desértico donde disfruta de una total libertad. En ambos casos, el aislamiento la lleva a desarrollar su capacidad de resiliencia. La Petite sufre una reclusión inicua durante una década, que logra superar creándose una autonomía por medio de la introspección y de la observación. Crece fortaleciendo su carácter hasta que algún día la casualidad le devuelva la libertad. Ahi, logra adaptarse fácilmente a su nueva vida a pesar de los traumas de su infancia. La sed de conocimiento que la ayudó a construirse sigue acompañándola a lo largo de su existencia, incluso la apoya a enfrentarse sola a su propia muerte tras fallecer sus compañeras. En los últimos años, su relación con el saber ha tomado un nuevo sentido: quiere brindar sus conocimientos bajo la narrativa de sus avenencias con el sinsentido dudando, no obstante, que llegue a encontrar público alguno.

Em Moi qui n’ai pas conmu les hommes, os temas de confinamento e isolamento servem de pretexto para uma reflexão existencial por parte de um autor definitivamente ateísta. A heroína Belga do escritor, Jacqueline Harpman, encontra em si os recursos necessários para dar significado à sua existência, mesmo que ela se sinta mergulhada em um mundo injusto do qual ela não compreende nem consegue escapar, estando privada de qualquer esperança de intervenção externa. O narrador passa por duas formas de confinamento : um confinamento acompanhado de constante vigilância, apesar de algumas companhias benevolentes, e a isolação radical, em um espaço deserto onde ela pode disfrutar de total liberdade. Em ambos os casos, o confinamento leva-a a desenvolver a sua capacidade de resiliência. Enquanto criança, La Petite sofre injustas detenções por dez anos, as quais ela aguenta providenciando a si própria uma forma de autonomia, através da introspeção e observação. Ela fortalece o seu carácter e quando a sorte a liberta, ela facilmente se adapta à sua nova vida, apesar dos traumas da sua infância. A sede de conhecimento, que a ajudou a estruturar-se, acompanha-a ao longo da sua existência. Deu-lhe um suporte real quando ela teve de enfrentar a sua própria morte sozinha, depois do seus companheiros falecerem. Nos anos recentes, a sua relação com o conhecimento tomou uma nova direção : a transmissão da sua aprendizagem através da narrativa da sua conciliação com o absurdo, que ela duvida, contudo, que encontre um leitor.

In Moi qui n’ai pas connu les hommes, the themes of confinement and isolation serve as a pretext for an existential reflection by a definitely atheist author. The heroine of the Belgian writer, Jacqueline Harpman, finds in herself the necessary resources to give meaning to her existence, even if she feels plunged into an unjust world of which she understands nothing and from which she cannot escape, being deprived of any hope of external intervention. The narrator undergoes two forms of confinement: a confinement accompanied by constant surveillance, although in the company of some benevolent companions, and a radical isolation, in a desert space where she enjoys complete freedom. In both cases, confinement leads her to develop her capacity for resilience. As a child, La Petite undergoes unfair detention for ten years, which she manages to endure by providing herself with a form of autonomy, through introspection and observation. She strengthens her character and when chance sets her free, she easily adapts herself to her new life, despite the traumas of her childhood. The thirst of knowledge, which helped her to structure herself, accompanies her throughout her existence. It offered her real support when she had to face her own death alone, after her companions had passed away. In recent years, her relationship with knowledge has taken a new direction: the transmission of her learning through a storytelling of her conciliation with nonsense, which she doubts, however, will ever find a reader.

Texto completo

En 1995, l’écrivain belge Jacqueline Harpman (1929-2012) publie chez Stock un roman de type dystopique dont un emprisonnement arbitraire constitue l’élément narratif principal : Moi qui n’ai pas connu les hommes. Le texte appartient à la seconde phase d’écriture de la romancière.

Issue de la bourgeoisie juive de Bruxelles, Jacqueline Harpman (Pâque 2003, Pâque 1993) entame des études de médecine à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), interrompues par la maladie. La jeune fille souffre de tuberculose et doit passer deux ans au sanatorium. Elle met toutefois à profit ce repos forcé pour écrire et lorsqu’elle recouvre la santé, rompt avec son milieu familial, suspend ses études et se marie une première fois. Elle se consacre alors exclusivement à l’écriture et publie Brève Arcadie, en 1959. Ce premier roman, édité chez Julliard, reçoit le prestigieux prix Rossel (Bainbrigge 2013, Radulescu 2003).

Après un second mariage avec l’architecte et poète d’avant-garde Pierre Puttemans, la naissance de ses filles et un troisième roman, Harpman cesse d’écrire pendant vingt ans et reprend des études de psychologie à l’ULB (Gubin, Jacques et Marissal 2018 : 524). Psychothérapeute en clinique, elle se tourne finalement vers la psychanalyse et s’engage résolument sur cette voie. Elle a régulièrement publié dans des revues de psychanalyse.

Jacqueline Harpman revient dans le champ littéraire en 1987, avec la publication de La mémoire trouble chez Gallimard. Notons qu’elle bénéficie alors de son indépendance financière, par la pratique psychanalytique. Elle mène ensuite de front ses deux carrières et publie une dizaine de romans et recueils de nouvelles, ainsi qu’une pièce de théâtre, Mes Œdipe (2005). Ses œuvres de fiction sont éditées à Paris, chez Julliard pour la première phase, essentiellement chez Gallimard, Stock et Grasset pour la seconde. Ses publications sont également disponibles en format de poche, mais plutôt chez des éditeurs belges. Ses choix éditoriaux démontrent sa position médiane entre les mouvements centrifuges et centripètes qui animent les auteurs belges depuis 1830. Plusieurs prix littéraires, issus de la critique professionnelle et du public, couronnent ses publications et l’inscrivent dans un double circuit culturel (Durand et Winkin 1996 : 185).

Comme l’ont notamment souligné les travaux de Fabrice Schurmans (Schurmans 2019), les deux phases d’écriture présentent une réelle continuité. Même style « classique », voire précieux, mêmes thèmes (les rapports mère-fille, la féminité, l’amour, etc.), même reconnaissance pour les œuvres de jeunesse et de maturité. A l’exception de Mes Œdipe, Jacqueline Harpman cultive un seul type de récit : le texte narratif psychologique. Un caractère de prédilection, souvent une femme, porte la fiction. Ses personnages féminins, lucides et tenaces, recherchent leur identité, par l’affirmation de soi et la confrontation aux autres. Si elle n’hésite pas à défendre clairement certains idéaux – le féminisme, par exemple –, Harpman adopte cependant une attitude discrète dans les médias : une réserve nécessaire à sa profession de psychanalyste (Andrianne 1992 : 268, Joiret et Bernard 1999).

Interrogée sur un éventuel usage conscient de la psychanalyse dans ses romans de la seconde phase, Harpman a toujours répondu par la négative (Andrianne 1992 : 264, Harpman 2011). Certes, sa formation lui a sans doute permis de traiter plus en profondeur la psychologie de ses personnages, et sa propre analyse, ainsi que des années de pratique, ont certainement influencé l’écrivain, mais Harpman a systématiquement préféré s’en remettre aux critiques quant à une influence plus notable, dont elle n’aurait pas eu conscience. Certains évoquent une telle influence. Sylvie Vanbaelen (Vanbaelen 2008), par exemple, note l’apport des théories junguiennes à la structure du roman Orlanda, publié chez Grasset en 1996. Nous n’élargissons cependant pas cette affirmation à la totalité des oeuvres de la maturité. Une analyse de ce type, pour des nouvelles de la seconde phase d’écriture, démontre que ces textes ne se réfèrent pas explicitement à la psychanalyse (Rondou sous presse, Rondou 2016). Ceci est également vrai pour le roman qui nous occupe aujourd’hui. Un autre article de Vanbaelen (Vanbaelen 2009), consacré à Moi qui n’ai pas connu les hommes, confirme cette distance par rapport à la psychanalyse, en insistant sur la rupture entre la construction d’identité de l’héroïne et les théories de Freud et Lacan.

Contredisant quelques-uns des textes incontournables de la tradition occidentales – les théories freudiennes et lacaniennes sur la femme et la féminité, le récit biblique de la Genèse et la parabole de la caverne de Platon – l’héroïne du roman parvient à « naître » et à se forger une identité (sexuelle) en dehors de toute référence aux hommes (Vanbaelen 2009 : 69-70).

Les origines juives de l’auteur peuvent suggérer une dénonciation de la Shoa à travers l’ambiance de fin des temps qui marque le roman, et l’incarcération arbitraire des personnages.

Nous étions quarante à vivre dans cette grande salle souterraine où personne ne pouvait se dissimuler aux autres. De cinq en cinq mètres, des colonnes soutenaient la voûte, une grille séparait des murs la partie où nous séjournions, réservant sur les quatre côtés un large passage pour les perpétuelles allées et venues des gardes. Personne n’échappait jamais au regard et nous étions habituées à satisfaire nos besoins naturels les unes devant les autres. […]. Les vieilles maugréaient furieusement, elles parlaient d’indignité et d’être ravalées au rang de bête (Harpman, 2009 : 24-25).

Toutefois, bien que l’incrimination d’un régime totalitaire et d’un enfermement inhumain constituent une thématique importante du texte, Moi qui n’ai pas connu les hommes ne correspond pas à une transposition précise des exactions nazies. Certes, le terme « déportation », lourd de sens, apparaît à la page 155, néanmoins le roman se présente plutôt comme une dénonciation générale du totalitarisme.

Note de bas de page 1 :

Les gardes recourent au fouet pour se faire obéir.

Certes, le sens de notre déportation et de notre enfermement ne m’apparaîtrait jamais par l’examen des objets abandonnés, et le fouet1 tombé sur le sol ne m’apprenait rien d’utile (Harpman 2009 : 155).

Aucune explication rationnelle ne fonde la situation initiale de Moi qui n’ai pas connu les hommes : le déclenchement du récit et son contexte demeurent inconnus. Quarante femmes vivent depuis une dizaine d’années enfermées dans une cage, au fond d’une cave, sous la dépendance absolue de gardiens qui demeurent farouchement muets. Totalement coupées du monde extérieur, privées de repères et de contacts sociaux (il leur est même interdit de se toucher entre elles), les prisonnières n’ont plus qu’un souvenir flou de leur passé et la raison de leur incarcération leur échappe totalement.

Nous étions toutes mêmement enfermées sans savoir pourquoi, gardées par des geôliers qui, soit par mépris, soit par ordre, n’adressaient la parole à aucune d’entre nous (Harpman 2009 : 21).

Elles ont depuis longtemps perdu toute notion du temps et ne restent en vie que par la volonté de leurs gardiens, qui interviennent à toute tentative de suicide. Au commencement du roman, les quarante prisonnières subissent les contraintes absurdes d’un régime arbitraire et ont renoncé à toute velléité de rébellion.

Je savais, comme les autres, que parmi les choses interdites se trouvait le suicide. Au début, certaines, plus désespérées ou plus actives, avaient essayé le couteau ou la corde, et cela avait fait comprendre à quel point les gardiens nous surveillaient étroitement, car le fouet avait aussitôt retenti à leurs oreilles. Ils étaient d’excellents tireurs, touchant leur but de loin, coupant les ceintures dont elles comptaient faire des cordes, arrachant le couteau mal aiguisé aux mains qui le tenaient. Ils veillaient à nous garder en vie, ce qui fit croire aux femmes qu’ils voulaient les utiliser de l’une ou l’autre façon, qu’il y avait des projets. Elles imaginèrent toutes sortes de choses, il ne se passa rien (Harpman 2009 : 29-30).

Une seule femme échappe à ce schéma, la narratrice. Beaucoup plus jeune que ses compagnes (elle a une quinzaine d’années lorsque l’élément perturbateur, l’ouverture de la cage sur laquelle nous reviendrons, rompt l’équilibre de la situation initiale), elle ne garde aucun souvenir de sa vie passée : elle ne se rappelle pas son prénom, et les femmes l’ont appelée la Petite. Sa réalité se limite à la routine de la cage.

Aussi loin que je puisse retourner, je suis dans la cave. Est-ce bien cela que l’on nomme des souvenirs ? Les quelques fois où les femmes ont consenti à me raconter des moments de leur histoire, ils contenaient des événements, des allées et venues, des hommes : moi, je suis réduite à nommer souvenir le sentiment d’exister dans un même lieu, avec les mêmes personnes, faisant les mêmes choses, qui étaient manger, excréter et dormir (Harpman 2009 : 12).

Toutefois, son ignorance du monde extérieur et son adaptation relativement aisée à la vie claustrale n’ont en rien détruit sa soif d’indépendance et d’autonomie. Peu à peu, celle qui n’a connu que l’enfermement se définit un espace de liberté. Nous rejoignons donc les conclusions de Sylvie Vanbaelen (Vanbaelen 2009) : le roman de Jacqueline Harpman peut difficilement se concevoir comme une relecture du mythe platonicien de la caverne, puisque l’héroïne rejette d’elle-même l’inertie mentale, alors que sa réalité se limite encore à l’espace clos de la cave.

La Petite n’a pas besoin de quitter la cave/caverne pour commencer à penser et à chercher à sortir, par des moyens détournés, de l’ignorance dans laquelle la maintiennent ses geôliers et dans une certaine mesure ses compagnes, alors peu enclines aux confidences. La narratrice parvient, par exemple, à mesurer le passage du temps à l’aide des battements de son coeur : « A l’intérieur de la grille, mon coeur puissant et régulier de fille furieuse nous avait restitué un domaine propre, nous avions fondé une zone de liberté » (Harpman 2009 : 60).

La romancière souligne régulièrement, durant cette première forme de confinement, la résilience de son héroïne, qui s’appuie sur les rares formes de savoir à sa portée dans le huis clos des premières pages pour meubler le vide de son existence et ne pas sombrer. Jamais le confinement, qu’il s’agisse de la claustration dans la cave ou de la solitude lorsque la Petite demeure la seule survivante, n’est présenté de manière positive, et le dépassement de ces conditions de vie cruelles souligne systématiquement le courage et la force de la narratrice, qui trouve en elle les ressources nécessaires pour les dépasser.

Pendant longtemps, les journées se sont déroulées de façon exactement semblable, puis je me suis mise à penser et tout à changer (Harpman 2009 : 12).
 
Je me trouvais tout à coup en train de réfléchir à notre situation. Jusqu’alors, je l’avais endurée sans y penser, comme un état naturel, se demande-t-on pourquoi on a sommeil le soir et faim au réveil ? (Harpman 2009 : 29).

Un événement, dont nous ne connaîtrons jamais la nature, rompt un jour la monotonie de l’emprisonnement : lors de la distribution du repas, un hurlement de sirène provoque la fuite des gardiens, qui oublient la clé sur la porte de la cellule. Pour la première fois depuis des années, les prisonnières retrouvent le monde extérieur, dont elles doutent qu’il s’agisse de la Terre, tant le climat (perpétuellement doux) et la rare végétation leur semblent étranges. Il leur faudra désormais apprendre à survivre dans un monde totalement dépeuplé, livré à la nature. La narratrice prend la tête de ses compagnes, et organise leur existence. Une nouvelle vie collective se met en place, avec ses responsabilités partagées, sa sociabilité à nouveau assumée, et ses épreuves.

Note de bas de page 2 :

Des couples se forment rapidement après la libération des femmes.

L’idée de cultiver les quelques plaisirs auxquels nous pouvions accéder fit son chemin. Ainsi, plusieurs des femmes reprirent goût à la coquetterie […]. Nous tordîmes du fil de fer en forme d’épingles à cheveux, et Alice qui avait été coiffeuse fit des chignons à celles qui voulaient garder les cheveux longs (Harpman 2009 : 114).
 
Notre vie se déroulait dans le calme car, avec le temps, les disputent entre les amantes2 s’atténuèrent. Le vieillissement des femmes les plus âgées s’accentua et elles oublièrent le peu de passion qui les avait unies. La mort ressurgit brusquement : un matin Bernadette ne se réveilla pas (Harpman 2009 : 115).

Au fil de leur marche, les femmes découvrent des caves semblables à la leur, peuplées de quarante cadavres d’hommes ou de femmes, morts de faim au départ de leurs geôliers, moins distraits que le garde qui oublia la clé sur la porte de leur propre cage.

C’était la demi-lumière de nuit, mais je voyais la cage : elle était jonchée de femmes mortes. Il me sembla qu’il y en avait partout, couchées en travers sur les matelas, jetées les unes sur les autres, accrochées en grappes aux grilles, entassées, éparpillées dans un désordre effroyable. Certaines étaient nues, les robes des autres étaient en loque, elles avaient des poses terribles, torturées, les bouches et les yeux ouverts, les poings noués comme si elles s’étaient battues, entre-tuées dans le délire auquel la mort les avait arrachées. Ici, l’alarme avait sonné au milieu de la fausse nuit, la grille était fermée et les gardes ne s’étaient bien sûr !, pas soucié de l’ouvrir (Harpman 2009 : 96).
 
Nous continuâmes pendant des mois, et désormais c’était de charnier en charnier (Harpman 2009 : 100).

L’espoir de découvrir d’autres survivants disparaît au fil des pages, la vieillesse et la maladie emportent peu à peu toutes les compagnes de la narratrice qui, dernière survivante, affronte un second confinement, miroir inversé de la cage collective : une solitude totale et absolue.

Je sais bien, même quand je prétends le contraire, que je suis la seule personne vivante sur cette planète qui n’a presque pas de saison (Harpman 2009 : 187).
 
Je suis toute seule. Même si je rêve parfois d’un visiteur, j’ai trop parcouru la plaine pour y croire. Personne ne viendra puisqu’il n’y a que des cadavres (Harpman 2009 : 190).

Lors du premier isolement, enfermée dans l’espace restreint de la cave, soumise au contrôle constant des gardes, mais bénéficiant néanmoins de la présence de ses compagnes, la Petite trouve en elle les ressources psychologiques pour affronter une incarcération littéralement incompréhensible, dont elle ne saura jamais si les motivations étaient expérimentales, punitives ou simplement sadiques. La jeune femme mourra sans trouver de réponse à ces questions : l’ignorance et l’incompréhension domine tout le roman, jusqu’à la dernière page. Durant le premier confinement, qui lui impose une rupture absolue avec le monde extérieur, la jeune fille parvient néanmoins à donner un but à son existence : la quête d’un sens qui, certes, ne cesse de lui échapper. Cette quête passe par l’introspection, l’observation attentive de ses geôliers, les quelques échanges possibles avec ses compagnes. Toute information, aussi minime soit-elle, nourrit la réflexion de la jeune fille, sur la signification de son emprisonnement, le fonctionnement du « monde d’avant », la vie des gardiens, etc.

Après l’ouverture de la cage, la liberté retrouvée – par l’apport de nouveaux stimuli – ne fera qu’accentuer la soif de connaissance de la Petite, qui comprend peu à peu par un examen attentif des différentes caves rencontrées lors de ses déplacements que les enjeux de sa réclusion dépassent sans doute la première représentation qu’elle s’en était faite. Les cages instituaient en réalité deux types de victimes : les prisonniers, et les geôliers contraints d’effectuer une tâche dont eux-mêmes ne percevaient sans doute pas le sens.

Il y avait la même chose dans toutes les caves, même du côté des gardiens. Même du côté des gardiens : il me sembla n’avoir encore jamais formulé cela si clairement. [...] : nous avions compris qu’on voulait ne nous donner aucun indice sur le sens de notre emprisonnement et de notre maintien en vie, mais nous avions toujours tenu pour évident que les gardiens savaient. Et s’ils avaient été dans la même ignorance que nous ? S’ils s’étaient trouvés astreints à une tâche dont on ne voulait pas qu’ils la comprennent ? Si, en mettant la même chose dans toutes les caves, ceux qui dirigeaient l’affaire veillaient à supprimer toute information pour eux comme pour nous ? (Harpman, 2009 : 155-156).

Après le huis-clos de son enfance, la narratrice affronte une nouvelle forme d’isolement durant les dernières années de son existence : dans un espace cette fois illimité, où elle bénéficie d’une liberté totale, l’héroïne est désormais en proie à une solitude absolue. Elle démontre toutefois la même résilience que par le passé, et à la soif de connaissance toujours bien présente, s’ajoute un besoin de transmission. La Petite transcrit son expérience pour un improbable lecteur : le récit de ses accommodements avec le non-sens.

Le double confinement qui ouvre et clôt l’existence de la narratrice devient donc le prétexte d’un questionnement sur le sens de la vie, et offre à l’écrivain athée un terrain propice pour s’interroger sur le sens que l’individu peut donner à son existence, lorsqu’il n’en connaît pas les origines, et qu’aucun « après » n’est envisageable, lorsqu’il est, comme la Petite, « le rejeton stérile d’une race dont [il] ne sai[t] rien » (Harpman 2009 : 121), bref lorsque l’individu ne peut s’appuyer sur aucun récit des origines pour comprendre le monde qui l’entoure, ni sur des prescriptions sacrées ou un récit eschatologique pour guider ses actes.

La réponse que Harpman propose à ce questionnement existentiel ponctue tout le texte : la quête du savoir et sa transmission, vécus comme de purs plaisirs intellectuels, sans finalité concrète. Les premières pages du roman mettent en scène l’héroïne au terme de son existence, alors âgée d’une soixantaine d’années. La Petite se sait condamnée par un cancer de l’utérus, et s’euthanasiera à la fin du roman, lorsqu’elle aura couché sur papier le récit de son existence hors normes. En attendant que sa tâche de « passeuse » soit terminée, et tant que la douleur reste supportable, la narratrice relit avec intérêt des ouvrages découverts dans une habitation abandonnée, et s’intéresse plus particulièrement aux préfaces des auteurs. Elle ne comprend pas qu’il ait été nécessaire de justifier, dans « l’autre monde », le désir, bien naturel à ses yeux, de transmettre un savoir acquis « Comme c’est curieux ! Cela donne à penser que les gens n’étaient pas avides de s’instruire et qu’il fallait demander à être excusé de vouloir communiquer ses connaissances » (Harpman,2009 : 9). De même, la raison d’être des traductions lui échappe, n’ayant jamais été confrontée aux difficultés inhérentes à l’étude des langues : il suffit, à ses yeux, d’apprendre toutes les langues étrangères, pour accéder au texte original…

Tous les souvenirs positifs de la narratrice sont liés, de près ou de loin, à la réflexion, au questionnement, à l’acquisition de nouvelles connaissances. Les exemples parsèment le roman, nous n’en reprenons que deux, particulièrement explicites. (1) Privée de contact depuis sa plus tendre enfance, la narratrice n’a pas développé de sentiments d’attachement « normaux ». Le seul être auquel elle se sent liée, Théa, est justement l’unique femme instruite du groupe (elle est infirmière), et l’unique compagne qui accepte spontanément de lui transmettre son savoir. (2) Lorsqu’elle découvre un manuel de jardinage, totalement inutile vu le caractère désertique de la plaine, la narratrice se réjouit néanmoins de sa découverte :

Je lus et relus le livre. J’acquérais là un savoir parfaitement inutile, mais qui me faisait plaisir. Je m’en sentais l’esprit comme paré, et cela me fit penser aux bijoux, ces objets dont les femmes ornaient leur beauté, au temps où la beauté servait à quelque chose (Harpman, 2009 : 165).

Certes, la plupart des questions de l’héroïne resteront sans réponse : jamais le lecteur ne connaîtra le rôle des caves et de leurs cages. Sans doute la faculté de s’interroger prime-t-elle sur la capacité de répondre. La réaction de la narratrice, lorsqu’elle envisage pour la première fois l’ignorance des gardes, en donne une parfaite illustration :

Je fus électrisée par cette hypothèse, je sentis mon pas devenir dansant et je me mis à rire. Je me rendais parfaitement compte que je n’avais fait qu’ajouter une question aux autres, mais elle était nouvelle, et cela, dans le monde insensé où je vivais, où je vis toujours, c’était le bonheur (Harpman, 2009 : 156).

La jeune femme parvient à dépasser le non-sens de son existence et l’absence de réponse à la plupart de ses questions en déplaçant la conquête du bonheur, ou du moins d’une certaine forme d’épanouissement, dans le questionnement en lui-même.

Note de bas de page 3 :

Pour une étude systématique de la « classification » du roman, voir Bainbrigge 2010.

Note de bas de page 4 :

La division de l’âme de la narratrice dans Orlanda (Grasset, 1996), l’existence d’êtres surnaturels éternels dans Le passage des éphémères (Grasset, 2004), le dédoublement de la narratrice dans La vieille dame et moi (Le grand miroir, 2001), etc. intègrent très clairement des éléments surnaturels dans un univers réaliste, mais ne témoignent pas d’une volonté de créer un récit étrange ou inquiétant.

Note de bas de page 5 :

La mort est au coeur, entre autres, de Récit de la dernière année (Grasset, 2000) et de Dieu et moi (Mille et une nuits, 1999).

Note de bas de page 6 :

Le motif est particulièrement présent dans la nouvelle La lucarne, publiée dans le recueil du même nom (Stock, 1992).

Une lecture superficielle pourrait isoler Moi qui n’ai pas connu les hommes des autres productions harpmaniennes. L’ambiance de « science fiction »3 du récit est effectivement inhabituelle sous la plume de Harpman, plus coutumière du récit réaliste ou d’un « réalisme magique » à la Italo Calvino4. Toutefois, du point de vue des motifs abordés (la mort5, la création artistique6, etc.) et de la construction du personnage féminin (Vanbaelen, 2009), l’oeuvre se place dans la continuité des autres romans. Comme toutes les héroïnes harpmaniennes qui l’ont précédée, et qui la suivront, la Petite construit son identité par une détermination et une intelligence qui l’ouvre à l’autonomie.

Note de bas de page 7 :

La romancière a affirmé son athéisme sans ambiguïté (Smets 2012 : 183).

Le motif de l’enfermement et de l’isolement sert donc de prétexte, dans Moi qui n’ai pas connu les hommes, à la réflexion existentielle d’une auteur résolument athée7 : comment l’être humain peut-il donner du sens à son existence, plongé dans un monde qu’il n’a pas choisi, selon des modalités imposées et dont la finalité lui échappe, sachant qu’il ne peut compter sur aucune intervention omnisciente et omnipotente bienveillante, pas plus que sur une quelconque forme de bonheur ou d’épanouissement post-mortem ?

Théa avait essayé de m’expliquer ce que l’on entendait par Dieu et l’âme, chez les chrétiens. Il semble que les gens y croyaient fermement. […]. Quelquefois, je me suis assise sous le ciel, quand il était bien dégagé, et j’ai regardé les étoiles en disant, de ma voix qui est devenue si rauque : Monsieur, si vous êtes quelque part, là-haut, et que vous n’ayez pas trop à faire, venez me dire un mot, car je suis bien solitaire et cela me ferait plaisir. Il ne s’est rien passé. J’en suis quitte pour penser que cette humanité, dont je me demande si je fais bien partie, avait vraiment !, beaucoup d’imagination. (Harpman 2009 : 191).

Note de bas de page 8 :

Sylvie Vanbaelen a analysé en ce sens le roman. Elle examine la question de l’identité sexuelle et de la féminité au centre du texte, puisque contrairement à ses compagnes, la Petite parvient à se forger une identité de femme en l’absence de toute référence aux hommes (Vanbaelen 2009).

Jacqueline Harpman propose, comme sens à l’existence humaine, la quête du savoir, et probablement aussi sa transmission : alors que sans doute aucun lecteur ne découvrira son manuscrit, la narratrice tient absolument à terminer son récit, avant de se donner la mort : lorsque la douleur sera devenue insoutenable, elle calera fièrement son corps assis bien droit et se plongera une lame dans le coeur. Une transmission qui remet en cause la stérilité physique de la narratrice, régulièrement évoquée dans le roman8. La jeune femme n’a pas connu de véritable puberté, sans doute en raison de son incarcération survenue à un très jeune âge, et sera donc dépourvue de descendance, indépendamment de l’absence de partenaire dans le monde post-apocalyptique où elle évolue. L’écriture se substitue toutefois à la parentalité, et la Petite laisse indubitablement une trace de son passage : la compilation de son savoir.

Je ne serai vraiment morte que s’il ne vient jamais personne, que si les siècles, puis les millénaires se déroulent pendant si longtemps que cette planète, dont j’ai cessé de croire qu’elle est la Terre, n’existera plus. Tant que les feuilles couvertes de mon écriture resteront sur cette table, je pourrai devenir une réalité dans un esprit. Puis tout s’effacera, les soleils s’éteindront et je disparaîtrai comme l’univers. Car il ne viendra sans doute personne (Harpman 2009 : 188).

Note de bas de page 9 :

Syvie Vanbaelen insiste sur la libération par l’acte créateur (Vanbaelen 2009), là où nous soulignons plutôt la curiosité intellectuelle et la volonté de partager savoir et expérience. Il va de soi que ces deux lectures se complètent et ne se contredisent nullement.

Le double confinement de Moi qui n’ai pas connu les hommes apparaît comme une allégorie de la condition humaine et de son insanité fondamentale. La Petite tente, vaille que vaille, d’explorer et de comprendre le monde extérieur aussi limité soit-il – d’abord par l’examen attentif de la cave, ensuite en parcourant en tous sens la plaine désertique – mais ses tentatives pour donner sens à la réalité qui l’entoure se soldent le plus souvent par un échec (aucune question ne trouve réellement de réponse), sans cependant jamais émousser une prodigieuse curiosité, qui nourrit sans cesse de nouvelles réflexions. L’exploration de son intériorité lui ouvre, au contraire, de nouvelles perspectives et la jeune femme découvre dans l’introspection, sinon un bonheur tangible difficilement concevable dans le contexte du roman, du moins une forme de paix intérieure. Une quête de soi qui se matérialise dans l’écriture (choix difficilement anodin chez une romancière9), le seul vecteur de transmission à la disposition de la narratrice. La Petite termine son existence en offrant à un éventuel lecteur la somme de ses expériences, une forme de sagesse intérieure, qui pourra à son tour stimuler d’autres réflexions.