Le modèle déconstruit dans l’histoire de l’art : Orlan face à Picasso The deconstructed model in the history of art: Orlan facing Picasso

Isabelle Doucet-Veyret 

https://doi.org/10.25965/trahs.5431

Du 17 mai au 4 septembre 2022, Cécile Debray, directrice du Musée Picasso Paris a invité l’artiste plasticienne ORLAN pour une exposition appelée Les femmes qui pleurent sont en colère, exposition articulée autour de la série d’œuvres de Picasso, dont Dora Maar fut le modèle, connues sous le nom des Femmes qui pleurent, peintes et dessinées pendant la guerre civile espagnole. Il s’agira au regard d’une approche contemporaine post-#MeeToo de réinterroger le rapport de Picasso avec ses modèles et de poser comme question au-delà du rapport de Picasso avec Dora Maar, la place du modèle comme sujet et non plus comme seul objet. Dora Maar, elle-même photographe et peintre aurait été exclusivement fixée au statut de modèle de Picasso, réduite à un objet pleurant et subissant. Son œuvre pourtant essentielle aurait subi l’invisibilité propre à celles qui ont été les muses des « grands maîtres ». Après la très belle rétrospective Dora Maar L’œil ardent qui lui a été consacrée au Centre Pompidou du 5 juin au 25 juillet 2019, elle refait une apparition fracassante avec ORLAN qui s’empare des portraits des Femmes qui pleurent et réalise des photomontages à partir de collages numériques à l’esthétique et à la colère violente. Elle effectue des hybridations à partir d’éléments de son corps s’intégrant dans les portraits picassiens, déconstruisant et reconstruisant une nouvelle image propre à la subjectivité de notre époque et des nouveaux rapport Homme/ Femme.

Del 17 de mayo al 4 de septiembre de 2022, Cécile Debray, directora del Museo Picasso de París invitó al artista Artista visual de ORLAN para una exposición titulada Mujeres que lloran están enojadas, una exposición articulada en torno a la serie de obras de Picasso, de la que Dora Maar fue modelo, conocida como Mujeres que lloran, pintadas y dibujadas durante la Guerra Civil española. Con respecto a un enfoque contemporáneo post-#MeeToo, se tratará de reexaminar la relación de Picasso con sus modelos y de plantear como una pregunta más allá de la relación de Picasso con Dora Maar, el lugar del modelo como sujeto y ya no como el único objeto. Dora Maar, ella misma fotógrafa y pintora,¿ habría estado exclusivamente apegada al estatus de Picasso como modelo, reducida a un objeto llorando y sufriendo ? ¿Habría sufrido su obra esencial la invisibilidad propia de aquellos que fueron las musas de los "grandes maestros" ? Después de la hermosa retrospectiva de Dora Maar L'œil ardent que se le dedicó en el Centro Pompidou del 5 de junio al 25 de julio de 2019, ella hace una aparición sensacional nuevamente con ORLAN que retoma los retratos de Mujeres que lloran y hace fotomontajes de collages digitales con estética e ira violenta. Hace hibridaciones a partir de elementos de su cuerpo, integrándose en los retratos de Picasso, deconstruyendo y reconstruyendo una nueva imagen específica de la subjetividad de nuestro tiempo y la nueva relación entre el hombre y la mujer.

De 17 de maio a 4 de setembro de 2022, Cécile Debray, diretora do Museu Picasso de Paris, convidou a artista visual ORLAN para uma exposição chamada Mulheres que choram estão zangadas, uma exposição articulada em torno da série de obras de Picasso, da qual Dora Maar foi modelo, conhecida como Mulheres que choram, pintaram e desenharam durante a Guerra Civil Espanhola. No que diz respeito a uma abordagem contemporânea pós-#MeeToo, tratar-se-á de reexaminar a relação de Picasso com os seus modelos e de colocar como uma questão para além da relação de Picasso com Dora Maar, o lugar do modelo como sujeito e já não como único objeto. Dora Maar, ela própria fotógrafa e pintora, estaria exclusivamente ligada ao estatuto de modelo de Picasso, reduzida a um objeto choroso e sofrido. Sua obra essencial teria sofrido a invisibilidade própria daqueles que eram as musas dos "grandes mestres". Depois da bela retrospetiva de Dora Maar L'œil ardent que lhe foi dedicada no Centro Pompidou de 5 de junho a 25 de julho de 2019, ela faz uma aparição sensacional novamente com ORLAN que aproveita os retratos de Mulheres que choram e faz fotomontagens a partir de colagens digitais com estética e raiva violenta. Faz hibridações a partir de elementos do seu corpo integrando-se nos retratos de Picasso, desconstruindo e reconstruindo uma nova imagem específica da subjetividade do nosso tempo e da nova relação entre Homem e Mulher.

From May 17 to September 4, 2022, Cécile Debray, director of the Picasso Museum Paris invited the visual artist ORLAN for an exhibition called Women who cry are angry, an exhibition articulated around the series of works by Picasso, of which Dora Maar was the model, known as Women who cry, painted and drawn during the Spanish Civil War. With regard to a post-#MeeToo contemporary approach, it will be a question of re-examining Picasso's relationship with his models and of posing as a question beyond Picasso's relationship with Dora Maar, the place of the model as a subject and no longer as the only object. Dora Maar, herself a photographer and painter, would have been exclusively attached to Picasso's status as a model, reduced to a weeping and suffering object. His essential work would have suffered the invisibility proper to those who were the muses of the "great masters." After the beautiful Dora Maar retrospective L'œil ardent which was dedicated to her at the Centre Pompidou from June 5 to July 25, 2019, she makes a sensational appearance again with ORLAN who seizes the portraits of Women who cry and makes photomontages from digital collages, with aesthetics and violent anger. She makes hybridizations from elements of her body integrating into Picasso's portraits, deconstructing and reconstructing a new image specific to the subjectivity of our time and the new relationship between Man and Woman.

Índice
Texto completo
Note de bas de page 1 :

Orlan née en 1947, plasticienne transmédia et féministe française.

Du 17 mai au 4 septembre 2022, Cécile Debray, directrice du Musée Picasso Paris a invité l’artiste ORLAN1 pour une exposition appelée Les femmes qui pleurent sont en colère. C’est une exposition articulée autour de la série de peintures et de dessins de Picasso connus sous le nom des Femmes qui pleurent.

ORLAN a repris cette série que Picasso réalise dans les années 1937 et 1938 pendant la guerre civile espagnole. Il vient de peindre Guernica en 1937, il est exilé à Paris et très touché par cette guerre. Malaga, sa ville natale fut une des premières villes à subir l’offensive sanglante de cette guerre civile, et Picasso sera frappé par le bombardement des populations civiles de Guernica, petite ville basque le lundi 26 avril 1937, détruite un jour de marché.

Note de bas de page 2 :

Dora Maar (1907-1997) photographe et peintre française, compagne de Picasso entre 1936 et 1943.

Note de bas de page 3 :

Flore, café-restaurant parisien du quartier saint-Germain dans le 6ème arrondissement.

Note de bas de page 4 :

Paul Éluard (1895-1952), poète français.

Picasso décide alors de peindre, répondant à la commande du gouvernement républicain espagnol pour le Pavillon de l’Espagne de l’Exposition Universelle de Paris de 1937, cette œuvre cubiste, aidée par Dora Maar2, qu’il vient de rencontrer au Flore3 présentée par Éluard.4 Elle est peintre et photographe et elle va réaliser des clichés des étapes de la composition et des métamorphoses de la toile.

Cette toile gigantesque monochrome en noir, gris et blanc est composée de personnages déformés, déchiquetés, hurlant et se sauvant, avec au centre sous l’ampoule blafarde, le cheval éventré par une flèche, hennissant de douleur, tandis que le taureau cher à Picasso nous regarde fixement, désespéré.

Parmi les personnages, nous distinguons une mère à la figure de Madone pleurant son enfant mort, une femme suppliante, une autre tenant la lumière. Ces figures ont déjà les traits de Dora Maar.

Dora Maar va devenir le modèle des femmes qui pleurent de Picasso

Picasso va développer cette série de portraits de Femmes qui pleurent, dont Dora Maar sera le modèle, et dont il admettra ne pouvoir la représenter que sous une forme éplorée. Elle sera définitivement fixée à l’image de la Femme qui pleure.

Femme qui pleure de 1937 de la Tate Galerie de Londres montre le portrait de Dora Maar, avec un chapeau rouge et des couleurs vives. Seul le visage anguleux est de couleur grise, déformé par la douleur, angoissé, trituré, peint avec une violence esthétique ; elle est en train de mordre un mouchoir. Dans ses yeux, peut-être, le reflet des avions bombardiers et de grosses larmes qui ne cessent de couler.

Figure de la déploration, de la Piéta, de la Mater dolorosa, symbole des femmes pleurant sur les cadavres d’hommes morts à la guerre, elle sera l’incarnation de ce thème qu’il va déployer en série dans le contexte de la guerre civile espagnole. Elle est la femme avec qui il partage sa vie entre les deux-guerres et elle incarne cette douleur commune face aux atrocités de la guerre et à la détresse de Picasso, dans son exil. C’est cette douleur qu’il fixera dans les portraits de Dora Maar.

Dans la série des Études pour Guernica, il y a le 27 mai, un dessin d’un homme suppliant (…), figé par un spasme, les bras levés présentant les mêmes caractéristiques que les figures féminines (…). Or, cet homme suppliant n’est autre que Picasso lui-même (Baldassari, 2016 : 56) pleurant sa terre natale. Les deux artistes sont unis dans cette expression et ce refus de la dévastation humaine.

Note de bas de page 5 :

Commentaire de Françoise Gilot, née en 1921, artiste peintre et écrivaine française, Régente du Collège de Pataphysique. Compagne de Picasso de 1944 à 1953, après sa rupture avec Dora Maar en 1943, et mère de deux de ses enfants Claude et Paloma. Après Françoise Gilot, il y aura Jacqueline Roques.

Pour moi, Dora est une femme qui pleure. Pendant des années, je l’ai peinte en formes torturées, non par sadisme ou par plaisir. Je ne faisais que suivre la vision qui s’imposait à moi. C’était la réalité profonde de Dora (Gilot, Lake, 1973 :114).5

Note de bas de page 6 :

Fernande Olivier (1881-1966) compagne et modèle de Picasso entre 1904 et 1909. Artiste peintre dans les années 1930.

Note de bas de page 7 :

Marie-Thérèse Walter (1909-1977) compagne de Picasso entre 1927 et 1935et mère de leur fille Maya Widmaier -Picasso.

Picasso a toujours peint ses compagnes, muses et modèles. Il les a peintes à l’obsession. Leurs visages et leurs corps ont été l’objet des multiples métamorphoses de son art. Avant Dora, il y a eu les portraits de Fernande Olivier,6 puis de Marie-Thérèse Walter.7

L’obsession de Pablo pour Dora a été de peindre le ravage amoureux ; Dora y incarnera cette femme tantôt pleurante, tantôt fière et sublime aux ongles laqués et chapeaux extravagants.

Picasso peint le désordre violent de la passion amoureuse et fixe Dora à l’infini, sous le regard masculin, occultant sa place de créatrice et son apport majeur à l’histoire de l’art du XXème.

Note de bas de page 8 :

Nusch Éluard (1906-1946) artiste et deuxième épouse de Paul Éluard.

Note de bas de page 9 :

Jacques Lacan (1901-1981) psychiatre et psychanalyste français.

Ainsi Dora Maar est devenue dans l’histoire de l’art, la femme soumise, muse victime du machisme de Picasso qui l’aura contrainte au silence et au repli. De femme- oiseau du début de leur liaison, elle devient dans l’œuvre de Picasso un visage de plus en plus torturé. Après sa rupture avec Picasso, elle est aussi à ce même moment, endeuillée par la mort subite de sa mère et de son amie proche Nusch Éluard.8 Elle sombre dans une grave dépression et elle entame une analyse avec Jacques Lacan.9

Note de bas de page 10 :

Nicolas de Staël (1913-1955) peintre français d’origine russe.

Note de bas de page 11 :

On a retrouvé sur des petits carnets qu’elle emmenait à la messe des dessins géométriques des vitraux de l’église.

Elle finit sa vie recluse et tournée vers le spirituel, des années 1950 à sa mort en 1997 entre son appartement à Paris et sa maison dans le Lubéron à Ménerbes, voisine de Nicolas de Staël.10 Elle abandonne la photographie et opte pour la peinture et s’orientera vers la peinture cubiste, vers une peinture résolument abstraite, centrée sur la matière peignant sur de petits formats.11

Elle sera figée comme la femme soumise aux assauts du monstre comme l’illustre la toile de Picasso de 1936, à l’encre de chine, crayons de couleur et grattage, Dora et le Minotaure. Son statut de modèle et de muse aura effacé la créatrice et la femme indépendante, écrasée sous le prisme du biographique picassien. Dora Maar restera réduite et ravalée au rôle de muse et de modèle au détriment de son œuvre multiple de peintre et de photographe.

Mise en lumère de Dora Maar

Ainsi Dora bien avant qu’elle ne devienne le modèle de Picasso s’était elle-même, choisie comme modèle, apparaissant comme sujet de son œuvre.

Note de bas de page 12 :

Georges Bataille (1897-1962), écrivain, philosophe, poète, essayiste et bibliothécaire français.

Note de bas de page 13 :

Des photomontages de cette période surréaliste sont restés célèbres telles que Le Simulateur (1936) ou 29, rue d’Astorg (1936) ; on y note une perte de contact avec la réalité et des personnages mystérieux qui surgissent dans des architectures aux décors inversés. Artiste ayant pratiqué tous les genres, son répertoire de photographe est vaste ; elle est en contact avec des grands noms de la photographie. Elle est l’assistante de Man Ray, partage un studio de photographie avec le décorateur de cinéma Pierre Kéfer et une chambre noire avec Brassaï.

Avant de rencontrer Picasso en 1936, elle était déjà une photographe expérimentale reconnue, qui présentera en 1936, lors de l’Exposition Surréaliste Internationale de Londres, son Portrait d’Ubu, une photographie en noir et blanc d’un fœtus de tatou, figure de l’informe théorisé par Georges Bataille.12 Elle utilise le photomontage et le collage onirique, faisant preuve d’une grande inventivité. Elle sera pionnière dans un domaine où les femmes photographes sont encore peu connues.13

Note de bas de page 14 :

Elle signera le manifeste révolutionnaire Contre-Attaque avec Georges bataille et André Breton.

Politiquement engagée, elle milite en faveur des classes défavorisées en adhérant à l’association d’extrême gauche Masses, diffusant les idées marxistes de Rosa Luxemburg14. En 1933, ses photos s’inspirent de la rue à Londres ou à Barcelone, orientées vers les exclus et marginaux. Elle saisit les portraits avec une grande intensité et développe un travail sur les jeux de lumière.

Elle est aussi à l’inverse une photographe de mode et travaille pour la publicité, entre commandes et créations. Pour une lotion capillaire Petrol Hahn, elle invente une houle de mer à partir d’une chevelure, pour Les années vous guettent (1935) elle photographie pour un projet de publicité d’une crème anti-ride, le visage de Nusch Éluard, son amie et compagne de Paul Éluard, derrière une toile d’araignée, se saisissant du visage de ses amies comme modèle pour les photographier.

Dora Maar est belle et elle utilise son image dans des représentations d’elle-même comme dans Autoportrait au ventilateur (1930) où elle se regarde dans un miroir, le visage apparaissant caché derrière les lames d’une machine menaçante, ou bien dans Double portrait (1930) où elle décompose son portrait en images dans l’ombre et la lumière, ou encore dans Autoportrait à l’appareil photo, exhibant son Rolleiflex, face à un miroir.

Elle sera aussi celle qui photographie Picasso. Elle le photographie et l’accompagne dans le processus de création de Guernica. Elle influencera sans doute le choix de Picasso pour le noir et blanc de la toile, proche de la photographie. Elle réalise des portraits de lui et invente des nouveaux procédés, comme dans Portrait de Picasso, studio 29 rue d’Astorg, hiver 1935-36, où elle gratte à l’aide d’une lame la surface du négatif pour ne laisser apparent que le visage du peintre. Elle immortalise dans ses clichés les moments de la vie du peintre et de ses amis.

Ainsi les rôles de Dora Maar apparaissent multiples et, plus que compagne, modèle, elle est aussi cocréatrice, influente et fascinante.

Les Femmes qui pleurent sont en colère

Note de bas de page 15 :

Mouvement social encourageant la prise de parole des femmes pour dénoncer les excès d’une masculinité dominante, a débuté en 2007 et particulièrement connu depuis 2017 après l’affaire Weinstein.

C’est à l’ère post-#MeeToo15 que Dora Maar refait une apparition fracassante avec l’exposition de ORLAN Les Femmes qui pleurent sont en colère.

L’artiste engagée, grande figure de l’art contemporain corporel qu’elle a nommé Art Charnel, rentre dans les murs du monstre sacré, puisque c’est au sein même du Musée Picasso -Paris qu’elle y installe son exposition. Elle vient y interroger le rapport de Picasso avec ses modèles et pose comme question au-delà du rapport de Picasso avec Dora la place du modèle comme sujet et non plus comme objet. Débat dont les féministes dans les années 70 se sont déjà emparées à savoir comment les femmes ont été représentées au travers du dispositif de l’artiste et de son modèle.

ORLAN avait déjà en 1966 mis en scène son corps à travers la performance et la photographie dans Tentative de sortir du cadre à visage découvert, Photographie noir et blanc, 1966 où elle se photographiait nue cherchant à s’extraire d’un cadre doré baroque. Elle annonçait d’ores et déjà la volonté de s’émanciper de la représentation du modèle féminin dans l’histoire de l’art et n’avait de cesse d’affirmer un travail artistique, de réappropriation par la maîtrise et la transformation de son corps et de l’image qu’il dégage.

Note de bas de page 16 :

Frog & Bear films, Clara Blein-Renaudot et Lola Butstraen, ORLAN-Ceysson & Bénétière (vidéo en ligne), You Tube.

Cependant l’acmé de son engagement artistique est sans conteste sa série d’Opérations-chirurgicales-performances (Opérations chirurgicales esthétiques) effectuées entre Paris et New-York entre 1991 et 1993, où elle réalise des performances filmées pendant l’opération même. Elle souhaite se redéfinir elle-même en modifiant ses caractéristiques biologiques par une série de transformations corporelles. Il s’agit dit-elle « de se faire un nouveau visage pour faire de nouvelles images »16 ; c’est d’ailleurs au cours de l’une de ses interventions chirurgicales, qu’elle se fait greffer des implants au niveau des tempes afin de remettre en question son image et son corps. Elle veut un corps différent, réinventé ; elle revendique « non pas un corps, mais des corps », pour des identités nomades, mouvantes et mutantes. Les bosses qu’elle a sur son front deviennent des organes de séduction.

A travers les deux séries d’œuvres qu’ORLAN présente : Les femmes qui pleurent sont en colère et ORLAN s’hybride aux portraits de femmes de Picasso, elle nous explique que le point de départ de son travail artistique, c’est d’interroger d’un point de vue féministe le statut du corps, et plus particulièrement celui des femmes.

Je me suis donc interrogée sur celle que l’on appelle « les femmes de l’ombre », à savoir les muses, les modèles, toutes ces inspiratrices qui ont beaucoup donné pour la notoriété de nos grands maîtres », pas uniquement Picasso, et qui n’ont eu aucune célébrité ou même reconnaissance en retour. Celles qui ont été complètement oubliées. (…) J’ai donc voulu que, à travers leurs larmes, on puisse percevoir qu’elles sont en train de s’émanciper, c’est-à-dire de changer de rôle ; d’objets, elles deviennent sujets (Orlan, 2022 : 8).

Note de bas de page 17 :

François Darreau est chargé de recherches au Musée national Picasso-Paris.

ORLAN a donc réalisé une série photographique à partir de collages numériques transposant la couleur dans un registre pop, qui consistent à réaliser une hybridation (procédé qu’elle intègre de plus en plus) entre son corps fragmenté en plusieurs parties (mains, bouche, yeux) et les portraits des figures féminines de peintures et dessins de Picasso. Elle explique son processus créatif dans un entretien avec François Darreau,17 le 16 mars 2022 :

La première étape a été de photographier mon visage, en parties, en fragments, et ensuite d’essayer de les positionner. Je voulais absolument que Dora Maar (il y a aussi Jacqueline Roque, la dernière épouse de Picasso) soit complètement en train d’hurler et de sortir de son ombre, de sortir de son assujettissement. Qu’elle ne soit plus un objet subissant et pleurant, mais qu’elle soit là, prenant conscience de ce qui est en train de se passer. Que cette mise à distance lui permette tout à coup de se révéler elle-même sujet. Je ne pouvais faire cela que d’une manière abrupte, sauvage et violente dans la façon même d’investir cette œuvre avec mon propre visage. D’ordinaire, j’ai pour habitude de travailler d’une manière léchée, c’est-à-dire bien définie et lisse, telle qu’on sait le faire avec les logiciels de retouche dans les photographies de mode ou de beauté. Ici, j’ai voulu créer quelque chose de tout à fait différent, c’est-à-dire des collages violents, brutaux. Il aurait été absurde de vouloir remettre les yeux, le nez ou les oreilles à la même place que celle données par Picasso dans ses œuvres. Donc les oreilles sont de travers, les yeux sont exorbités, la bouche est en train de hurler… Je m’inscris dans le portrait de Dora Maar ou de Jacqueline Roque en montrant ma révolte et ma bienveillance à leur égard (Orlan, 2022 : 9).

ORLAN face à Picasso : invention d’un nouveau modèle, vers une « nouvelle » dé-figuration du modèle

Depuis le mouvement #MeeToo, les discours sur les violences faites aux femmes ont totalement bouleversé les représentations des rapports homme-femme. Les virages de l’amour en haine au sein de la vie conjugale sont de plus en plus dénoncés et l’aphorisme lacanien « on la dit femme, on la diffame » (Lacan, 1975 :9), jouant sur l’équivoque femme-âme résonne de manière contemporaine.

Il y a une libération de la parole et parfois une généralisation autour du rapport de pouvoir entre l’homme fort (puissant physiquement et économiquement à l’instar d’un Weinstein ou d’un Picasso) et la femme faible toujours à la merci d’un abus de pouvoir sexuel.

Picasso n’a pas échappé à cette remise en question à partir notamment d’un épisode diffusé en mai 2021 Picasso, séparer l’homme de l’artiste, d’un podcast créé par Julie Beauzac, Vénus s’épilait-elle la chatte ? qui déconstruit l’histoire de l’art avec un regard féministe et inclusif. ORLAN et Julie Beauzac exposent leur vision féministe de l ’histoire de l’art et veulent montrer comment Picasso esthétise les violences masculines.

Dans ce contexte de la lutte des sexes, la question de la représentation des femmes et de leurs corps s’en trouve modifiée et réinterrogée, et notamment celle du rapport du peintre dominateur à son modèle.

La conservatrice du musée Picasso -Paris Cécile Debray, en invitant ORLAN à exposer dans ce même musée, permet une relecture actuelle et politique de l’œuvre d’un « des colosses de l’art moderne ». Aussi, l’exposition de ces photomontages d’ORLAN centrés sur la « défiguration » est destinée à :

créer un écho réflexif avec l’univers de Picasso, son approche analytique et expressionniste du portrait, de la figure, sa couleur mais aussi son rapport aux modèles, aux femmes. Un musée vivant se doit d’accueillir des regards contemporains et le débat autour de l’œuvre de Picasso (Orlan, 2022 : 32).

Que la figure de Dora ait été fixée et cristallisée en une interprétation psychologique de victime et de pleureuse, que ces figures allégoriques de pleureuse aient fini par incarner les ravages d’une relation amoureuse, elles ont été aussi sans doute un autoportrait de l’artiste pleurant dans son exil son propre pays. Elles sont donc la somme de plusieurs interprétations qui faisaient dire à Dora Maar « De toute façon, tous ces portraits de moi sont des mensonges. Ce sont tous des Picassos, pas un n’est un Dora Maar » (Lord, 2000 : 168).

La question du portrait à partir d’un modèle est à situer du côté du regard et pas de la vision. Lacan affirmait la schize du regard et de de la vision dans le Séminaire Livre XI les formations de l’inconscient en 1964. Il y a une différence entre le champ de la vision (perceptif) et celui du regard (perspectif) qui fait du sujet, un sujet divisé. Le sujet se présente comme autre qu’il n’est et ce qu’on lui donne à voir n’est pas ce qu’il veut voir.

Avant même de voir, nous sommes regardés. Le regard est au champ de l’Autre, du désir de l’Autre. La manière dont est prise la vision dans la dimension de l’Autre, du rapport à l’Autre, ça s’appelle le regard.

Dès le premier abord, nous voyons dans la dialectique de l’œil et du regard, qu’il n’y a point coïncidence, mais foncièrement leurre. Quand dans l’amour, je demande un regard, ce qu’il y a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué, c’est que - Jamais tu me regardes là où je te vois.
Inversement, ce que je regarde, n’est jamais ce que je veux voir (Lacan, 1964 : 94-95).

La relation de l’artiste et de son modèle est prise dans la dialectique de l’œil et du regard, entre le visible et l’invisible, entre ce qui se voit et ce qui ne saurait se voir.

ORLAN permet alors une relecture des portraits de Dora Maar peints par Picasso. En se situant elle-même comme l’artiste et le modèle, elle déconstruit et reconstruit une nouvelle image, une nouvelle dé-figuration, aux technologies numériques contemporaines, créant une nouvelle façon de « se faire voir ». C’est cette fois une tentative « de ré-entrer dans le cadre » entrant et s’incluant à l’intérieur même des compositions du Maître grâce aux photomontages ; elle y intègre ainsi la subjectivité de notre époque et les nouveaux rapports Homme/Femme.