Pour introduire le « playsir »
Pourquoi les appareils numériques sont « ludogènes » On “playsure”, an introduction: why digital devices are “ludogeneic”?

Stéphane Vial 

https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.1004

Après avoir expliqué en quoi consiste la transcendance du ludique qui affecte aujourd’hui les environnements numériques et après avoir rappelé, en s’appuyant sur Freud et Winnicott, en quoi consiste le jeu comme fonction psychique du sujet, nous proposons dans cet article deux hypothèses. La première, c’est que jouer, c’est jouir des interactions avec la réalité externe, et que ce jeu est un plaisir transcendant que nous appelons à dessein un playsir. La seconde, c’est que, à l’heure de la transcendance du ludique, les artefacts numériques sont les plus ludogènes des artefacts que l’homme ait connus. Ils stimulent le playsir plus que tout autre en raison de la ludogénéité intrinsèque du matériau numérique, dont les propriétés particulières lui confèrent une jouabilité structurelle.

After explaining how the transcendence of fun today affects digital environments and after having recalled, based on Freud and Winnicott, what is the Play as a psychic function of the Subject, we propose in this paper two hypotheses. The first is that the Play consists of enjoying interacting with the external reality, and that this playing is a transcendent pleasure that we purposely call a Playsure. The second is that, at the time of the transcendence of fun, digital artifacts are most thet most ‘ludogeneic’ artifacts that man has ever known. They stimulate the Playsure more than any other because of the intrinsic ‘ludogeneity’ of the digital material, whose unique properties give to it a structural playability.

Sommaire
Texte intégral

1. La transcendance du ludique

Dans un contexte où l’on parle de plus en plus de gamification, la notion de jeu permet de jeter une lumière nouvelle sur les environnements numériques. Depuis les années 1960, le jeu a progressivement transformé les technologies numériques pour en faire de nouveaux instruments ludiques : cette première articulation entre jeu et numérique a donné naissance aux jeux vidéo. Plus récemment, au cours des années 2000, la jouabilité est progressivement devenue une caractéristique générale des environnements numériques, bien au-delà des seuls jeux vidéo : cette seconde articulation entre numérique et jeu correspond à la tendance actuelle dite de la gamification ou ludification. Tout le monde aujourd’hui le constate : le jeu vidéo exporte de plus en plus ses codes et sa culture dans les domaines les plus divers de la vie sociale, que ce soit la consommation en ligne, la communication et la publicité ou encore la formation professionnelle en entreprise. C’est ainsi que l’on définit la gamification comme l’ensemble des « dispositifs connectés [qui] permettent de transposer les mécaniques du jeu à l’ensemble de la vie quotidienne » (Triclot, 2011, 231). Mais au-delà du développement de ces nouvelles techniques mercantiles, qui ouvrent incontestablement de nouveaux marchés, on assiste à un phénomène plus profond que Sébastien Genvo appelle à juste titre la « ludicisation » des environnements numériques (Genvo, 2011). On peut en donner une première idée en faisant le constat suivant : de plus en plus de dispositifs numériques stimulent notre « attitude ludique » (dimension du play) alors même qu’ils ne sont pas (ou ne se présentent pas comme) des jeux vidéo (dimension du game).

Note de bas de page 1 :

En octobre 2010, Facebook a dépassé un milliard d’utilisateurs actifs mensuels. Voir La Tribune, 4 octobre 2012, sur : http://www.latribune.fr/technos-medias/20121004 trib000722917/facebook-1-milliard-d-utilisateurs-soit-16-fois-la-france.html

Note de bas de page 2 :

Genvo, 2011, p. 75.

Facebook en est un exemple édifiant, comme le souligne Genvo à la suite d’une journaliste du Guardian. Voilà un dispositif numérique dans lequel les utilisateurs ont de nombreuses occasions d’éprouver un plaisir ludique authentique alors même que Facebook n’est pas, par lui-même ou en lui-même, un jeu vidéo. Le simple fait de « liker » un contenu, c’est-à-dire de signaler qu’on « aime » ou qu’on apprécie ce contenu en cliquant sur une icône représentant un pouce levé, est devenu le jeu le plus prisé de la planète1, dans la mesure où cette pratique est largement vécue comme un passe-temps désintéressé, c’est-à-dire un amusement. Au point où l’on peut parfaitement considérer Facebook comme un dispositif qui favorise de manière efficace l’adoption d’une « humeur ludique »2 (playful mood) voire comme un jeu à part entière, dont le but serait de gagner de plus en plus d’amis et d’exercer une influence sur les autres (Krotoski, 2007). Pour se convaincre de cette ambiance ludique « naturelle », ou native, ou spontanée, qui règne sur Facebook, il suffit de la comparer avec celle d’un autre réseau social non moins prospère tel que LinkedIn : de toute évidence, Facebook déclenche bien plus de comportements ludiques spontanés que LinkedIn, et ce, alors même que Facebook comporte lui aussi d’importantes fonctionnalités destinées aux professionnels (telles les « Pages » ou la « Publicité »).

Tout se passe comme si, sans le vouloir, Facebook avait fait du lien social un terrain de jeu à lui seul, par voie de mise en abyme numérique. En ce sens, nous ne croyons pas trahir Sébastien Genvo en identifiant ici un « processus de ludicisation », c’est-à-dire un mécanisme de transformation d’un dispositif non prétendument ludique du point de vue de ses concepteurs (ce qui fait une différence majeure avec la gamification) en un dispositif devenu massivement ludique du point de vue de ses usagers. Dans ce cas, un peu comme dans l’innovation ascendante (bottom-up), le processus est opéré par les usagers et non par les concepteurs, même si, de toute évidence, la manière dont le dispositif a été conçu provoque plus ou moins bien sa propre ludicisation. Autrement dit, s’il est vrai que Facebook favorise l’adoption d’une humeur ludique, cela correspond en réalité à un effet secondaire du dispositif qui n’a probablement jamais été anticipé comme tel par les concepteurs de la plateforme – même si, depuis déjà quelque temps, ils ne l’ignorent sûrement plus (à moins que ce ne soit, dans la machine, une survivance du désir d’amusement qui a présidé, chez son fondateur, à la création de Facebook un soir de rupture amoureuse, comme le veut le scénario du film The Social Network (Fincher, 2010).

Note de bas de page 3 :

La notion d’appareil peut être entendue ici au sens « phénoménotechnique » que nous lui donnons dans L’être et l’écran, (Vial, 2013) chap. 3, § 12, p. 120 et suiv.

Par conséquent, si le terme de gamification s’applique à toutes les pratiques consistant à exploiter et exporter la culture vidéoludique, la notion de ludicisation éclaire quant à elle tout autre chose : « le jeu sur support informatique ne peut plus se résumer aujourd’hui aux productions identifiées comme étant issues de l’industrie vidéoludique » (Genvo, 2011, 69). C’est ce que nous appelons ici la transcendance du ludique. Par là, il faut entendre que la dimension ludique des appareils3 numériques est désormais transcendante aux jeux vidéo. Au sein des environnements numériques, il existe du ludique au-delà du seul vidéoludique ou, pour le dire autrement, il existe du play en-dehors des games. C’est pourquoi il est pertinent de parler de jouabilité, ou capacité d’un dispositif à être joué (play), que celui-ci soit un jeu (game) en bonne et due forme, ou non. Ainsi, toutes les situations de la vie peuvent avoir une certaine jouabilité, plus ou moins élevée selon les cas. Il n’est pas nécessaire d’être dans un jeu pour jouer.

Mais si le constat semble aisé, l’explication l’est beaucoup moins. Pourquoi existe-t-il du play en dehors du game ? D’où vient que nous pouvons nous jouer de tout ? Dans la langue française, le terme « jeu » désigne à la fois l’activité ludique en elle-même et l’artefact ludique qui sert d’étayage à cette activité. Dans le premier cas, le jeu est une fonction du sujet (registre du play) ; dans le second cas, il est une spécialisation de l’objet (registre du game). Comme fonction du sujet, le jeu repose sur des processus interactionnels qui sont d’origine psychique : à ce titre, il possède naturellement une forte dimension ludique au sens où le jeu-comme-attitude-du-sujet, c’est la jouabilité à l’état pur. Comme spécialisation de l’objet, le jeu repose quant à lui sur des « marqueurs de jouabilité » (Genvo, 2011) qui sont d’origine culturelle et sociale ; dans ce cas, le jeu-comme-objet doit convaincre le sujet, c’est-à-dire l’utilisateur, qu’il possède une dimension ludique et qu’il a les moyens de lui faire vivre une authentique expérience de jouabilité (un mauvais jeu est précisément un jeu qui n’y parvient pas et qui déçoit ainsi par son manque de jouabilité). On voit donc que la dimension ludique du sujet et la dimension ludique de l’objet ne se rencontrent pas nécessairement. Comment expliquer alors le processus par lequel se développe une humeur ludique ? Qu’est-ce qui fait naître la dimension ludique du sujet ? Quel rôle les objets jouent-ils dans ce processus ? Se peut-il que les objets et environnements numériques y jouent un rôle particulier ?

2. Ce que jouer veut dire

Nous nous intéressons uniquement dans cette partie au jeu comme fonction du sujet. Depuis les travaux du psychanalyste Donald W. Winnicott, nous savons que le jeu est chez l’homme une composante essentielle de la vie psychique. Sa pratique intensive chez l’enfant correspond à un moment clef de la psychologie du développement, lors duquel le bébé qui gazouille ou l’enfant qui s’accroche à son ours en peluche fait l’apprentissage de la séparation entre sa réalité interne (monde imaginaire de fantasmes pétri de l’illusion démiurgique de tout trouver/créer soi-même) et la réalité externe (monde indépendant de soi fait de l’acceptation du rôle d’autrui et de l’autonomie des choses). Le jeu constitue alors une « aire intermédiaire d’expérience » au cours de laquelle, grâce à un attachement très vif à ce que Winnicott a appelé des « objets transitionnels » (le sein, la peluche, le doudou), l’enfant fait rien moins que l’apprentissage de la séparation (symbolique) d’avec la mère, c’est-à-dire l’apprentissage de la réalité externe. Sans quoi, il reste captif des chimères de son imaginaire magique omnipotent. Là où Freud avait commencé à montrer que le jeu chez l’enfant est chose très sérieuse (Freud, 1908, 34), Winnicott va donc plus loin en révélant que le jeu est rien moins qu’un mode d’acquisition du sens de la réalité externe.

Dès la plus petite enfance, nous intégrons dans notre monde interne le sens de la réalité externe grâce à des expériences ludiques. C’est dire le rôle fondamental et essentiel de l’activité du jeu dans la constitution du monde humain. Le jeu n’est pas d’abord un jeu, c’est un processus fondamental de la vie psychique. Voilà pourquoi, comme le soulignait Freud en validant une observation universelle, « L’occupation la plus chère et la plus intense de l’enfant est le jeu » (Freud, 1908, 34). Car la fonction du jeu est tout simplement d’acquérir une bonne santé mentale : « C’est le jeu qui est universel et qui correspond à la santé », insiste Winnicott (1971, 60). Sans quoi le monde de l’imaginaire (que Freud appelle le monde des « fantaisies » pour souligner son caractère fantasmatique sous-jacent) prend l’ascendant sur tout le reste et conduit à la pathologie : « C’est le foisonnement des fantaisies et le fait qu’elles deviennent prépondérantes, qui créent les conditions de la chute dans la névrose et la psychose » (Freud, 1908, 40). Le jeu permet de tempérer le foisonnement des fantaisies en les confrontant à des épreuves de réalité qui « renvoient » quelque chose : par exemple, si je jette mon doudou à terre, il ne revient pas automatiquement à ma bouche, contrairement au sein maternel (ou ce qui en tient lieu) qui vient à moi presque systématiquement dès que je pleure ; dans ce cas, la réalité me renvoie une information : les objets physiques ont une vie propre, indépendante de la mienne, au sens où ils ne dépendent pas de mon désir tout puissant ; pour retrouver la jouissance du doudou, il faudra se déplacer, éventuellement marcher, voire le nettoyer. C’est pourquoi tous les enfants jouent, c’est-à-dire pratiquent des jeux. Ils jouent pour acquérir le sens de la réalité externe.

Le jeu est donc originairement exercice du réel. Il est cet espace intermédiaire d’expérience où nous découvrons à la fois la possibilité et la nécessité d’une interaction avec notre environnement. En ce sens, il est fondamentalement un processus interactionnel (nous évitons délibérément ici le terme « interactif », que nous réservons aux seuls environnements numériques) : il est la forme originaire de la rencontre entre le monde interne du sujet et le monde externe des objets, sans laquelle nous serions condamnés à la folie, la matrice de notre rapport foncièrement interactionnel au monde. Jouer, c’est interagir avec le monde extérieur. C’est pourquoi tout jeu est un jeu sérieux. Le jeu satisfait notre besoin vital du monde extérieur. Et c’est parce qu’il satisfait un besoin vital qu’il se présente toujours comme une expérience de plaisir intense.

Jouer, c’est jouir.

Note de bas de page 4 :

Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNRTL), « Jeu », sur : http://www.cnrtl.fr/definition/jeu

En témoigne le fait que, dans la langue naturelle, l’expérience du jeu est toujours associée à celle du plaisir : « activité divertissante », « destinée à faire passer agréablement le temps », « distraction, délassement », « source d’amusement »4. Mais surtout, comme l’a montré Freud, le jeu est une activité naturellement plaisante parce que nous y investissons d’importantes quantités d’énergie pulsionnelle : « [l’enfant] prend son jeu très au sérieux, il y engage de grandes quantités d’affect » (Freud, 1908, 34). Et ce plaisir intense pris aux activités de jeu pendant l’enfance ne s’arrête pas avec l’adolescence. Il perdure à l’âge adulte sous des formes très variées, dont les principales seraient, d’après Freud, l’humour, les rêves éveillés, les rêves nocturnes ou encore la création artistique. Toutes sont des formes de la vie de « fantaisie », dit-il, c’est-à-dire des formes de notre activité imaginative en tant qu’elle s’enracine dans une activité fantasmatique.

En 1971, Winnicott ne dit pas autre chose et étend même l’idée à l’ensemble des activités issues de la sublimation : notre « espace potentiel de jeu » est à l’âge adulte « en continuité directe avec l’aire de jeu du petit enfant » et subsiste « tout au long de la vie dans le monde d’expérimentation interne qui caractérise les arts, la religion, la vie imaginaire et le travail scientifique créatif » (Winnicott, 1971, 25). Toutes les activités créatives sont donc des dérivés de l’activité ludique. Mais on peut encore aller plus loin. En 2004, le psychanalyste français Alain Gibeault va jusqu’à inclure dans les dérivés de l’activité psycho-ludique la totalité des activités symboliques dont Homo sapiens sapiens est capable et dont les productions artistiques préhistoriques sont les plus anciennes manifestations :

L’espace potentiel de jeu rend ainsi compte de l’importance du plaisir et du jeu dans la vie psychique et désigne l’aire des processus de symbolisation qui, déjà à l’œuvre dans l’organisation de la fantasmatisation lors de l’expérience de l’enfant au sein, permet la création de symboles en nombre indéfini, constitutifs de tout le champ de la culture. (Gibeault, 2004).

Tout le champ de la culture, considéré comme champ de la création de symboles (c’est-à-dire de signes chargés de sens), peut ainsi être considéré comme une aire de jeu au sens de Winnicott. La capacité d’Homo sapiens sapiens à créer des symboles en nombre indéfini peut donc être assimilée à un plaisir de jouer avec les signes.

C’est pourquoi notre première hypothèse est la suivante : jouer, au sens fondamental, c’est jouir des interactions avec la réalité externe. Le jeu doit être considéré comme l’intervalle temporel pendant lequel la rencontre entre la réalité interne du sujet et la réalité externe des objets prend la forme d’un plaisir transcendant, que nous appelons à dessein un playsir, c’est-à-dire un plaisir jouable (registre du play). Ce playsir immense, auquel il est si difficile de s’arracher (il suffit de voir combien un enfant a du mal à s’arrêter de jouer), est dit transcendant (il nous dépasse) précisément parce qu’il repose sur le besoin vital que se rencontrent, en nous, sous la forme d’une expérience interactionnelle unifiée, la dimension du sujet et la dimension des objets. C’est ce plaisir interactionnel spécifique que désigne Hegel dans l’introduction de l’Esthétique lorsqu’il le qualifie de « besoin » :

Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. Ce besoin revêt des formes multiples, jusqu’à ce qu’il arrive à cette manière de se manifester soi-même dans les choses extérieures, que l’on trouve dans l’œuvre artistique. (Hegel, 2004, 22).

Dans un travail récent sur « le plaisir de l’interaction » entre l’usager et les objets TIC numériques, Nicole Pignier va dans le même sens. Se référant à Husserl repris par Pierre Ouellet, elle définit le « plaisir de l’interaction » comme « un sentiment de présence à l’objet » et souligne le rôle central de cette subtile dialectique du sujet et de l’objet dont nous disons qu’elle est au cœur du playsir :

« L’attitude de plaisir » lorsque « le sujet vit avec la conscience d’être présent par le sentiment auprès de l’objet » […] se vit au cours de l’interaction entre la sensibilité perceptive du sujet et la sensibilité réactive de l’objet. (Pignier, 2012, 127).

Ce que jouer veut dire, c’est jouir des interactions, et ce, dès l’origine de la vie psychique. C’est cette jouissance particulière, consubstan-tiellement liée au jeu, que nous appelons playsir. À l’heure de la ludicisation des environnements numériques, elle connaît un essor tout à fait singulier.

3. De la ludogénéité numérique intrinsèque

Le terme ludogène est un néologisme que nous avons proposé dans un ouvrage récent (Vial, 2013, 241), et dont nous développons ici plus en détail les intuitions. C’est un terme qui se dit toujours d’un objet ou d’un artefact et qui signifie : « qui engendre la dimension ludique d’un (dans un) sujet ». Contrairement au playsir, qui est dans le sujet, la ludogénéité est donc dans les objets (ou du moins dans certains d’entre eux qui possèdent pour cela des caractéristiques appropriées). On peut définir la ludogénéité comme la capacité intrinsèque d’un dispositif technique à engendrer une attitude ludique dans un psychisme. Peut être dit ludogène tout artefact qui possède des caractéristiques opérationnelles identifiables susceptibles de réveiller dans un sujet son aptitude psychique naturelle au jeu. Ou encore : peut être dit ludogène tout ce qui stimule spontanément l’humeur ludique d’un sujet et favorise en lui le développement d’une expérience de playsir, c’est-à-dire de plaisir jouable.

Si l’on suit Winnicott, on peut penser que n’importe quelle situation ou dispositif peut devenir jouable pour la psyché : « Attention, Monsieur, vous marchez dans notre jeu ! » soulignent des enfants jouant avec des cailloux dans un propos de Jacques Henriot (1969, 83-84). Néanmoins, on sait que certains artefacts sont réputés plus efficaces que d’autres pour engendrer une attitude ludique, tels les jouets et les jeux, conçus précisément pour cela. Mais parce qu’ils sont conçus pour cela, ils sont paradoxalement plus ou moins bons à cela, car il n’est pas si aisé, même pour le plus grand concepteur du monde, de déclencher chez un sujet une humeur ludique. Un jeu n’est pas une garantie de jouabilité. Il y a des jeux auxquels certains sujets n’ont pas envie de jouer, tandis que d’autres s’y adonnent avec passion (exemple : le football). De plus, les jeux sont inégaux entre eux en termes de jouabilité objective (si toutefois une telle notion a un sens). Dans le domaine des jeux vidéo, par exemple, tous les mécanismes de jeu (ce que l’on appelle gameplay ou capacité d’un game à engendrer du play) ne se valent pas, ce que les joueurs chevronnés sont en général portés à évaluer très vite, faisant du gameplay le mot clef jouissif qu’il faut prononcer pour que les initiés se reconnaissent. Il y a en effet, dit-on, de « bons jeux » et de « mauvais jeux », ayant de bons ou de mauvais gameplays (<jeu>ça y est, c’est dit</jeu>), qui stimulent plus ou moins bien le playsir. Notre propos n’est pas ici d’entrer dans une analyse comparative du degré de jouabilité des grandes familles de jeux ou de tels ou tels jeux en particulier, le problème du jugement de goût en matière ludique intervenant alors rapidement avec grands effets de passion. Ce que nous soulignons, c’est qu’au-delà du fait que des sujets différents réagiront de manière différente à la jouabilité possible d’un jeu, il existe des jeux qui sont meilleurs que d’autres en tant que jeux, c’est-à-dire des jeux qui sont plus ludogènes que d’autres.

Notre seconde et dernière hypothèse, qui est le cœur de cet article, est donc la suivante : à l’heure de la transcendance du ludique, les artefacts numériques sont les plus ludogènes des artefacts que l’homme ait connus. Ils stimulent le playsir plus que tout autre, comme s’ils possédaient un gameplay interne qui les rend naturellement jouables. Ils sont ludogènes de manière intrinsèque, au sens où c’est le matériau numérique lui-même, en tant que matière calculée, qui possède une jouabilité structurelle. Il faut donc concevoir la ludogénéité numérique intrinsèque comme une propriété qui dérive directement des caractéristiques propres (et inouïes) de la matière informatisée. De ces caractéristiques, que nous avons étudiées en détail dans un ouvrage récent (Vial, 2013), il n’est pas possible de rendre compte en totalité dans le présent article. Néanmoins, afin de donner corps à notre hypothèse, nous en examinons deux.

La première est l’interactivité. Malgré les abus de langage très fréquents dont ce terme fait l’objet, il convient de ne pas se méprendre : l’interactivité n’est pas la réactivité. Il ne faut pas confondre l’activité engendrée en moi par un objet situé hors de moi avec l’interactivité. Seul ce qui est fait de matière calculée peut engendrer l’interactivité, c’est-à-dire l’activité corrélativement produite par moi et par un objet situé hors de moi. C’est pourquoi un écran de cinéma n’est pas une interface et ne produit aucune interactivité. Bien sûr, objectera-t-on, face à une projection filmée, je ne suis jamais passif car je ressens une intense activité en moi, sous la forme de représentations et d’émotions. Mais, dans ce cas, c’est moi qui réagis, et moi seul, avec ma matière psychique, en convoquant mon imaginaire, mon inconscient. Ce n’est pas le flux séquencé des images projetées à l’écran. Les images cinématographiques projetées sur l’écran n’ont, quant à elles, aucune capacité technique intrinsèque à réagir. Elles ne sont pas interactives, elles sont seulement actives : elles s’enchaînent mécaniquement, en suivant l’ordre irrémédiablement fixé de la pellicule, sans pouvoir changer en cours de route. On ne peut pas arrêter le film ou modifier le scénario en cliquant sur une scène. On ne le peut pas parce que les images cinématographiques ne sont pas faites de matière programmable, c’est-à-dire numérique ; elles sont faites de matière photosensible, c’est-à-dire mécanique. C’est pourquoi elles sont incapables d’engendrer la moindre interactivité. Le cinéma est une technique (magnifique) de l’ère mécanisée. En revanche, les jeux vidéo contiennent et produisent de l’interactivité car, contrairement aux images cinématographiques, ce sont des objets qui possèdent une aptitude réactive intrinsèque du fait qu’ils sont programmables et programmés : une action de l’usager entraîne une réaction automatique du système. Interagir, c’est réagir à une réaction, ce qui provoque une nouvelle réaction à laquelle on doit à nouveau réagir... Dans la mesure où elle favorise une interaction continue potentiellement infinie, cette propriété singulière du matériau numérique est à mettre au crédit de ce qui favorise sa jouabilité structurelle.

La seconde propriété sur laquelle nous nous attardons est la réversibilité. Pour bien la comprendre, le mieux est de l’aborder par son contraire, l’irréversibilité. Au sens premier, l’irréversibilité, c’est l’impossibilité de revenir en arrière. Dans un film de 2009, Whatever works, Woody Allen en donne une plaisante illustration lorsqu’il fait dire au personnage principal – ce génie de la physique qui a raté son mariage, son prix Nobel et même son suicide – que l’entropie de l’univers, au fond, c’est qu’on ne peut pas remettre le dentifrice dans le tube. Tel est le monde dans lequel nous vivons, fondamentalement irréversible. Car l’univers physique tout entier, on le sait, est soumis à l’entropie, c’est-à-dire au désordre croissant. La mort n’est donc que l’illustration, à l’échelle du vivant, de l’irréversibilité foncière de l’univers. Cependant, l’une des propriétés les plus fascinantes de la matière numérique, c’est précisément cette possibilité qu’elle introduit de revenir effectivement en arrière. Non pas simplement comme au cinéma, lorsqu’on rembobine la pellicule pour revoir une scène qui sera mécaniquement et invariablement la même. Mais plutôt comme dans un jeu vidéo, lorsqu’on revient à une étape précédente pour « reprendre la partie » et qu’on peut alors inventer interactivement de nouveaux scénarios de jeu. Dans sa Philosophie des jeux vidéo, Mathieu Triclot l’a bien remarqué, soulignant combien cette réversibilité de l’expérience vidéoludique libère précisément un « plaisir spécifique et gigantesque, celui de pouvoir reprendre et répéter sans entraves une séquence jusqu’à ce qu’elle donne satisfaction » (Triclot, 2011, 21). Pour lui, il s’agit à juste titre d’« un plaisir inédit, qui est intimement lié à la machine informatique, à la confrontation à un univers engendré par le calcul » (Triclot, 2011, 22). On ne saurait mieux dire. La réversibilité est donc bien une autre de ces propriétés singulières de la matière calculée qui permet de dire qu’elle possède une jouabilité structurelle.

Les environnements numériques ne sont pas seulement soumis à des processus de ludicisation extrinsèques, provenant de la culture et des représentations sociales (Genvo, 2011). Ils sont intrinsèquement ludogènes parce qu’ils sont faits de matière calculée et, à ce titre, possèdent des caractéristiques structurellement jouables. De là provient par exemple que, sur le web et les réseaux sociaux, s’est durablement installée et banalisée une certaine « culture du cool », faite de décontraction et de légèreté, où l’humour et le mot d’esprit – autres formes du jeu – sont très répandus, même chez des gens par ailleurs très sérieux. Certes, il ne s’agit pas d’ignorer que les interfaces numériques peuvent aussi inhiber certains sujets. Mais, si elles n’étaient pas intrinsèquement ludogènes, pourraient-elles retenir autant l’attention d’un chat, par principe imperméable aux représentations sociales de la jouabilité, comme on le voit dans toutes ces vidéos postées sur Internet par des gens fascinés de voir leur félin jouer instinctivement avec un iPad ? Le jeu n’est pas le propre de l’homme, mais la jouabilité est le propre des environnements numériques. C’est pour cela que nous vivons dans un monde de plus en plus gamifié ou plus exactement jouable. Ce n’est pas seulement parce que, à des fins commerciales, la société exploite de plus en plus les codes de la culture vidéoludique. C’est parce que le phénomène numérique est ludogène en soi et qu’il nous invite naturellement au playsir.