Bertrand Westphal : « Nous lisons un livre, mais le livre lit le monde. Alors lire des livres, c’est aussi lire le monde »1 Bertrand Westphal: “We Read a Book, but the Book Reads the World. So Reading Books is also Reading the World”

Julia Isabel EISSA OSORIO 

Bertrand Westphal est considéré comme le fondateur de la géocritique, l’une des principales méthodologies consacrées à l’étude des représentations de l’espace littéraire et artistique. Son approche se propose d’explorer les interactions nées à la convergence des espaces humains et de la littérature, mais aussi l’impact de cette dernière sur la configuration des identités culturelles. Bertrand Westphal est professeur de littérature comparée à l’Université de Limoges. De 2013 à 2015, il a été professeur invité à l’Université de Caroline du Nord à Charlotte, aux États-Unis. Il est l’auteur de plusieurs essais, parmi lesquels Atlas des égarements. Études géocritiques (2019), La Cage des méridiens (2016) (Prix Paris-Liège du meilleur essai francophone, 2017), Le Monde plausible. Espace, lieu, carte (2011), La Géocritique. Réel, fiction, espace (2007) et L’Œil de la Méditerranée. Une odyssée littéraire (2005).

Bertrand Westphal is considered the founder of Geocriticism, one of the main theoretical approaches dedicated to the study of representations of literary and artistic space. His aim is to explore the interactions between human spaces and literature, but also the impact of the latter on the configuration of cultural identities. Bertrand Westphal is a professor of Comparative Literature at the University of Limoges. From 2013 to 2015, he was a visiting professor at the University of North Carolina Charlotte. He is the author of several essays, among which stand out Atlas des égarements. Études géocritiques (2019), La Cage des méridiens (2016) (Prix Paris-Liège, award for the best francophone essay, 2017), The Plausible World: A Geocritical Approach to Space, Place, and Maps (2011, translated by Amy D. Wells, 2013), Geocriticism: Real and Fictional Spaces (2007, translated by Robert Tally Jr., 2011) and L’Œil de la Méditerranée. Une odyssée littéraire (2005).

Texte

Image 10000000000002240000017E72750B19.jpg

Vous avez inauguré la géocritique à la fin des années 1990. Comment a émergé cette idée ?

1Bertrand Westphal (BW) : Au début, j’ai fait de la géocritique sans même en être conscient, à la manière de Monsieur Jourdain, car j’ai commencé par étudier des cas pratiques avant de me demander ce qu’ils signifiaient sur le plan théorique. À vrai dire, c’est un peu par hasard que j’avais identifié un sujet qui m’intéressait à l’occasion du tout premier congrès auquel j’avais participé, à Strasbourg. Cette manifestation était consacrée à la question des frontières, des marches et des limites. Comme je vivais en Italie à cette époque, j’avais travaillé sur le premier exemple concret qui m’était venu à l’esprit, le plus logique à mes yeux : la ville de Trieste, située dans le nord-est de l’Italie, près des frontières avec la Slovénie et la Croatie. J’avais alors recueilli des titres de romans, de films, etc., portant sur cette ville et j’en avais fait une analyse scrupuleuse. Je m’étais convaincu qu’il s’agissait d’une initiative intéressante, à répéter. J’ai décidé de continuer par l’examen d’une autre ville. Je me suis d’abord penché sur le cas de Barcelone, puis de Lisbonne. Une chose en entraînant une autre, j’ai continué en me demandant si ces études suivaient une logique géographique. Pas besoin d’être grand clerc pour s’apercevoir que le fil conducteur était la Méditerranée, quand bien même Lisbonne ne se trouve pas sur ses côtes. Mais, au sens large, c’est cette mer qui était l’épicentre. Alors j’ai poursuivi sur ma lancée en fréquentant par le texte et l’image la Sardaigne, l’Albanie, Istanbul, Beyrouth, Haïfa, Alexandrie, Tunis…

2J’ai produit une quinzaine d’études qui ont ensuite été regroupées dans L’Œil de la Méditerranée (2005). J’ai travaillé à ce projet au cours des années 1990, à une époque où j’avais un peu de temps. En effet, pour préparer une telle étude, il faut du temps, pas mal de temps, ne serait-ce que pour lire beaucoup. Il a par exemple fallu dévorer quinze ou vingt livres pour commencer à se faire une vague idée de ce que pouvait être Trieste entre les XIXe et XXe siècles. Il était important d’adopter une perspective diachronique, de vérifier si le stéréotype évoluait ou non. Un autre élément de réflexion avait émergé. En effet, mon attention ne se reportait pas sur un écrivain parlant de la ville, mais plutôt sur une ville spécifique telle qu’elle était représentée par une série d’écrivains. En somme, ce qui m’intéressait, c’était le lieu perçu depuis différents points de vue et non le point de vue unique d’un écrivain sur un lieu fortuit.

3Puis, en 1997, à la faveur d’un exercice universitaire (la rédaction de mon habilitation à diriger des recherches), je me suis demandé ce que je faisais précisément, d’un point de vue méthodologique. À cette époque, il était beaucoup question d’imagologie. Cette approche se rapprochait de la mienne, mais je me rendais compte que je faisais autre chose. L’imagologie est utile pour étudier les récits de voyage car elle envisage l’espace du point de vue d’un seul écrivain. En revanche, si vous prenez la ville comme référent principal et étudiez la représentation que s’en font des écrivains divers vous commencez à faire de la géocritique. En synthèse, je dirais que la géocritique a commencé par un examen pratique avant de faire l’objet d’un effort de théorisation.

En 2007, vous avez réussi à consolider cette méthodologie avec la publication de votre essai La Géocritique. Réel, fiction, espace. Quels sont les concepts fondamentaux que vous développez dans ce travail comme base de la géocritique ?

4BW : Je reste en phase avec les principes fondamentaux de ce livre, même si je le ferais d’une manière sans doute plus fine si je devais le réécrire maintenant. Au bout d’une quinzaine d’années, avec l’apport d’autres lectures et d’autres expériences, ou de l’expérience tout court ( !), les choses ont évolué. Et puis, la période n’est plus la même. Entre 2005 et 2007, au moment de la rédaction de l’essai, et a fortiori lors des années précédentes, nous étions plongés en plein postmoderne. Aujourd’hui, il me paraît difficile d’affirmer que nous le sommes encore. La période a changé, le monde a changé aussi. Nous nous trouvons dans un contexte diasporique. Bien sûr, c’était déjà le cas durant les décennies 1990 et 2000, mais c’est bien plus évident maintenant qu’à cette époque. Si je devais revoir la géocritique, je la situerais donc dans une perspective plus globale, planétaire, alors que, dans le livre, j’articule davantage la réflexion autour du statut de la fiction. Voilà qui est résolument postmoderne. Aujourd’hui, je me référerais davantage à des questions économiques, à une sociologie de la littérature, à la situation concrète du monde de la culture. C’est au demeurant ce à quoi je m’emploie dans L’Infini culturel. Théorie littéraire et fragilité du divers, mon nouveau livre, qui est paru chez Brill Rodopi en octobre 2022.

5Pour ce qui est des principes à propos desquels vous m’avez questionné, je citerais volontiers le concept d’espace-temps en premier. Il est essentiel d’étudier l’espace et le temps simultanément. On a longtemps donné la prééminence à la temporalité, mais un spatial turn s’est produit à la fin des années 1980 (voir Fredric Jameson). Je me suis rallié à cette dynamique. Cependant, ce n’est pas parce que l’on parle de spatialité que l’on n’a plus à évoquer la temporalité. Je pense que l’une et l’autre sont interdépendantes. De plus, un espace ne se situe jamais en pure synchronie. Si vous représentez un espace dans le présent, vous représentez une surface, mais sous cette surface se dissimule tout une profondeur diachronique. Prenons l’exemple de Mexico, qui est significatif. Il y a le lac asséché de l’ancienne Tenochtitlán, par-dessus il y a la ville coloniale, et par-dessus celle-ci la ville actuelle, DF (Distrito Federal). Oui, la temporalité et la spatialité sont interdépendantes. L’espace, c’est du temps consolidé, en quelque sorte. Inversement, le temps sans l’espace reste une abstraction.

6Un autre concept clé est associé à ce constat, d’ailleurs fort ancien. On sait depuis bien longtemps qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve ! Cet autre concept est la transgressivité, c’est-à-dire la prise en compte de l’instabilité de nos représentations et des référents qui les sous-tendent. Rester stable, c’est s’enfoncer dans le cliché ; même si les clichés tendent eux-mêmes à évoluer, mais lentement, trop lentement. L’idée de transgressivité est inspirée de la philosophie deleuzienne, de la « déterritorialisation ». Aujourd’hui, pour tout dire, je me préoccuperais davantage du prolongement de la déterritorialisation, de sa suite logique : la reterritorialisation. Il est clair que la notion de territoire est liée à l’identité. Si vous déterritorialisez le territoire, vous modifiez parallèlement la notion d’identité, vous déterritorialisez l’identité. Vous finirez par considérer qu’il n’y a pas de singulier, que les identités sont toujours plurielles. Ce point de vue me semble absolument central.

7J’ajouterais un troisième élément : la référentialité, qui insiste sur le lien entre fiction et réalité. N’oublions pas non plus les questions de multifocalisation, dont je me rends compte qu’elles intéressent beaucoup celles et ceux qui recourent à la géocritique. Dans La Géocritique, j’ai considéré qu’il y avait trois types de focalisations : exogène, endogène et, entre les deux, allogène. Aujourd’hui, je m’efforcerais de dégager plus d’options, afin de mieux rendre compte de l’infinie richesse et de l’extraordinaire variété des points de vue.

Quatre ans après La Géocritique, en 2011, vous avez publié l’essai Le Monde plausible. Espace, lieu, carte, qui aborde les différences dans la conception de l’espace-temps entre l’Orient et l’Occident. Que pouvez-vous nous dire sur la manière d’analyser ces deux conceptions spatio-temporelles à partir d’une approche géocritique  ?

8BW : Il y a deux questions, enfin deux précisions à apporter. La première est que pendant la période où j’écrivais La Géocritique, je vivais pour la première fois – et pour plusieurs mois – aux États-Unis. Ce fut mon premier vrai contact avec la théorie écrite à partir des États-Unis. Je préfère ne pas dire « théorie américaine », parce qu’en réalité le monde entier est représenté dans les universités étatsuniennes. Il serait plus juste de dire qu’il s’agit d’une théorie planétaire. Quoi qu’il en soit, La Géocritique est encore très « américano-centrée », car même s’il y existe une ouverture sur le monde, l’étude globale n’en est pas l’enjeu principal. Dans Le Monde plausible on remarque sans doute une évolution, c’est-à-dire un début d’ouverture sur une perspective véritablement planétaire. Je me disais qu’il était inenvisageable pour une seule personne d’avoir accès à une culture globale, mais que, au moins, on pouvait s’efforcer de varier les entrées, tout en reconnaissant les limites de l’exercice. Certes, nous n’allons jamais être spécialistes de tout, car ce n’est pas concevable, mais ce n’est pas une bonne raison pour s’abstenir de nous ouvrir sur la planète, le plus possible… aussi minime soit cette ouverture. C’est ce que je m’astreins à faire dans Le Monde plausible en me concentrant sur les seules modalités théoriques de la représentation spatiale. C’est tout ce que j’étais en mesure de faire alors. C’était limité, mais terriblement stimulant. Je me souviens par exemple avoir découvert Edmundo O’Gorman et son livre La invención de América (1958), qui m’avait poussé à modifier ma vision de la découverte de l’Amérique – qui n’était bien sûr pas une « découverte », mais une invention quasiment rhétorique, « l’invention de l’Amérique ». Ce fut très important dans mon itinéraire intellectuel car c’est un de ces livres dans lesquels on trouve un levier qui permet de changer la vision que l’on a du monde.

9Une deuxième précision qui me tient à cœur… Les références de La Géocritique étaient postmodernes, donc hyper-contemporaines. Dans Le Monde plausible, l’idée était de réaliser une étude où je développerais le concept d’espace depuis le passé, de l’Antiquité européenne jusqu’au XVIe siècle, qui correspond à l’invention (plutôt qu’à la découverte !) de l’Amérique, aux amorces de la colonisation massive et au passage à la modernité – car, comme Walter Mignolo, je crois qu’il existe un lien étroit entre la naissance de la modernité et les débuts de la colonisation. Mignolo a raison de noter que la colonisation est vraiment la face obscure de la modernité. Ce fut pour moi l’occasion de travailler sur les fondements européens des diverses conceptualisations de l’espace. En quelque sorte, c’est un livre que j’ai écrit pour améliorer mes propres connaissances car il m’a obligé à réfléchir à des périodes et des cultures que je n’avais jamais travaillées sérieusement.

10Une autre pierre de touche du Monde plausible réside dans l’étude de la différence devenue classique ces dernières décennies entre l’espace et le lieu. Le lieu est un espace connoté, déterminé par une toponymie, conditionné par la conquête. Toponymie et conquête circulent la main dans la main, si je puis dire. Par exemple, au Mexique, quand les Espagnols sont arrivés, la première chose qu’ils ont faite a été d’appliquer des noms espagnols aux espaces, comme autant de moyens d’appropriation. Combien de San quelque chose ou de Nuevo quelque chose ! À ce jeu, le Mexique était devenu la « Nueva España ».

11Ce livre m’a donc aidé à cerner les hypothèses d’espace et de lieu. Une fois de plus, je rejoignais Deleuze, lorsqu’il évoquait les « espaces lisses » (espaces) et les « espaces striés » (lieux). En anglais, le distinguo est plus clair. On dissocie space et place, comme le faisait déjà le géographe sino-étasunien Yi-fu Tuan, dans Space and Place, un essai fondateur de 1977. Presque toutes les langues font la différence entre les deux. L’espagnol apporte une précision qui vaut d’être mentionnée. En effet, s’il existe un espacio et un lugar, il existe aussi un adverbe despacio, qui signifie « doucement » ou « lentement », et qui dérive de de espacio, consacrant une fois de plus la solidarité entre espace et temps, comme le fait aussi le français dans l’expression « l’espace d’un moment ».

On note une continuité dans vos essais. Vous enrichissez régulièrement la géocritique de nouveaux concepts et de nouveaux outils. Dans votre essai La Cage des méridiens (2016), vous questionnez la place de la littérature et de l’art contemporain face à la mondialisation. Dès lors, quel regard la géocritique jette-t-elle sur la mondialisation ?

12BW : Effectivement, vous avez mis l’accent sur une évolution par rapport aux essais précédents. Il y a deux motifs qui émergent dans ce livre : la cartographie et les arts visuels, plus précisément les arts plastiques. Je pense que c’est à partir du moment où j’ai commencé à m’intéresser à la cartographie que le rôle de l’art est devenu central à mes yeux. En réalité, ce n’était pas le domaine artistique dans son intégralité qui me captivait – de toute façon, sans formation adéquate, il était hors de portée – mais les arts plastiques dont les enjeux étaient de nature essentiellement cartographique. Je me suis vite rendu compte que c’était un thème capital et, n’ayons pas peur des mots, gigantesque : dans le monde, un peu partout, une pléthore d’artistes travaille sur le motif de la carte pour proposer une nouvelle lecture de l’environnement humain, loin de la géographie officielle et des restrictions géopolitiques, loin de la « cage des méridiens ».

13Au passage, il y eut pour moi une nouvelle lecture hispanophone déterminante : celle de Atlas portátil de América Latina : arte y ficciones errantes (2012), un essai où Graciela Speranza jette une passerelle passionnante entre la littérature et l’art contemporain latino-américains, toujours en relation avec l’idée de cartographie. Cette lecture m’a offert un corpus littéraire actuel et, en même temps, un corpus d’artistes contemporains évoluant entre Argentine, Mexique et bien d’autres pays de cette partie du monde. C’est pour cette raison que tant d’exemples proposés dans La Cage des méridiens sont latino-américains. C’est aussi cela, la géocritique : accepter de faire des expériences, aller voir ce qui se passe hors de ce qu’on maîtrise à peu près, prendre un risque, s’ouvrir à la nouveauté sans jamais se lasser.

Justement, dans votre avant-dernier ouvrage, Atlas des égarements. Études géocritiques (2019), on note plusieurs analyses géocritiques centrées sur cet intérêt récurrent pour la littérature et l’art latino-américains. Pourquoi cette évolution ?

14BW : D’une certaine manière, Atlas des égarements est un spin-off de La Cage des méridiens, où je n’avais pas épuisé le sujet que j’avais cherché à développer. Par conséquent, comme par ailleurs j’avais prononcé un grand nombre de conférences autour de thèmes cartographiques, je les ai rassemblées dans l’Atlas. Des points de convergence se sont aussitôt dégagés avec la cartographie et les arts visuels, mais aussi le constat que l’Amérique latine me fascinait de plus en plus. Pour tout dire, je considère qu’elle est dorénavant une sorte de place to be pour un être de culture. C’est vrai pour les arts visuels, la littérature, le cinéma, et sans doute pour d’autres expressions que je connais moins bien, comme par exemple la danse, mais en l’occurrence j’aurais du mal à émettre quelque jugement de valeur que ce soit. Ma compétence se limite principalement au début de la liste – et là, je n’hésite pas une seconde à faire part de mon enthousiasme. L’an dernier, j’ai lu et vu des dizaines de romans, d’essais et de films latino-américains. Comme tout un chacun, je me rends compte que, de l’Argentine au Mexique, la diversité est considérable. Parler d’« Amérique latine », c’est un peu comme parler au singulier de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe, ou d’Orient et d’Occident. En soi, cela ne veut pas dire grand-chose, parce que la variété à l’intérieur de ces ensembles plus ou moins artificiels est infinie. Ainsi, quand bien même il existe des similitudes, des analogies, il existe surtout des esthétiques ou des poétiques radicalement différentes. L’Amérique latine n’est pas simplement importante : il y a une grande variété entre ses différentes formes d’« être ».

Concernant la question précédente, et en lien avec d’autres articles que vous avez rédigés, tels que « Mapas invertidos. Les espaces américains sens dessus dessous » (2018), dans lequel vous analysez des concepts tels que le rapport nord/sud et l’eurocentrisme, comment pouvons-nous étudier la relation qu’entretiennent le centre et la périphérie selon une perspective géocritique ?

15BW : Encore une fois, nous sommes confrontés à un questionnement débouchant sur une difficulté majeure : c’est la question de la définition des grands ensembles géoculturels ou géopolitiques. Nous parlions tout à l’heure de l’Orient et de l’Occident, ou de l’Europe, des États-Unis, du Mexique, de la France... Pour ce qui est de l’Amérique latine, les équilibres entre nord et sud sont un problème qui a été bien capté par les artistes. Dans l’article que vous évoquez, je parle de l’artiste uruguayen Joaquín Torres-García, qui a réalisé une œuvre intitulée Mapa invertido au début des années 1940. Il y interroge la nature relative du nord et du sud, bien qu’il n’ait pas été pas le premier, ni le seul, à le faire.

16Plusieurs intellectuels en Argentine se sont posé les mêmes questions : que veut dire le nord ? Que signifie le sud ? Quelles sont les connotations qui accompagnent cette distinction ? Et puis pourquoi n’inverserions-nous pas la carte ? Surgirait alors une vision très différente de la relation qu’entretiennent l’Amérique centrale et l’Amérique du Nord, cette dernière alimentant du reste des visions très différentes selon que l’on soit un artiste argentin ou mexicain, par exemple. On s’aperçoit très vite que les artistes mexicains mettent en avant un Mexique écrasé par son voisin du nord, dont on subit tout le poids. On sent que le nord pèse lourdement sur le Mexique, sur la frontière. Et si vous prenez des artistes argentins, vous vous rendez compte que le problème est différent : ils se sentent quelque peu isolés, tout en bas de la carte, à la périphérie. C’est pour cette raison que plusieurs artistes essaient de valoriser le sud de l’Amérique du Sud, en adoptant différents types de procédés. Les représentations de la relation nord-sud en Amérique latine sont donc très hétérogènes, même si l’on remarque dans tous les cas qu’une polarité se dessine par rapport aux États-Unis. Voilà quelque chose que l’on ressent très vite, presque partout.

Vous avez également consacré de nombreuses études à ce que l’on connaît sous le nom de World Literature. Comment pensez-vous que ce concept de littérature mondiale peut être mis en relation avec la géocritique  ?

17BW : C’est une question que j’examine dans La Cage des méridiens et que je développe encore plus dans L’Infini culturel, que j’ai mentionné tout à l’heure. Il y a un rapport étroit entre la prise de conscience de l’infini culturel et les aléas de la World Literature, c’est-à-dire d’une vision de la littérature rapportée à l’échelle du monde, d’une littérature exprimée à la source de la planète entière. En ce sens, existe-t-il vraiment une World Literature, honnêtement planétaire ? Si vous parlez de World Literature, vous êtes virtuellement confronté à un infini culturel et donc à une sorte d’aporie, une contradiction dans les termes. Je suis désolé, mais c’est ainsi. Dès lors, parlons-nous de World Literature au sens anglophone – et, il faut le dire, américano – et eurocentrique de la formule – ou d’une Worldwide World Literature  ? Ce n’est pas pareil. Procéder à une réflexion transversale intégrant le monde entier, voilà qui passe par les États-Unis et les pays anglophones, c’est vrai, mais aussi par l’Amérique latine, les Caraïbes, l’Afrique, l’Asie, l’Europe, dans toutes leurs infinies variations, etc. La question centrale est de comprendre à quoi renvoie le World de la World Literature.

18J’ai récemment lu What Is a World? On Postcolonial Literature as World Literature (2016), de Pheng Cheah. En ouvrant le livre, je me suis dit : voilà enfin quelqu’un qui va répondre à la question « Qu’est-ce que le monde ?  ». Il était temps ! Cependant, de mon point de vue, Cheah ne répond pas vraiment à la question. Il se réfugie dans la théorie, dans la philosophie francophone et germanophone, avant tout. De surcroît, il adopte une approche temporelle pour évacuer le questionnement spatial. C’est certes intéressant. Il développe notamment une théorie empruntée à Heidegger sur ce qu’il appelle worlding, en anglais, et qu’il est difficile de traduire dans des langues romanes comme l’espagnol ou le français. En revanche, le corpus narratif sur lequel l’essai s’appuie est entièrement anglophone. En définitive, c’est à se demander s’il est envisageable de définir le monde de la World Literature. Y a-t-il vraiment une réponse ? Peut-être pas, ou peut-être s’agit-il d’une réponse éminemment complexe : en d’autres termes, comment faire face à un infini culturel ? Cet infini se manifeste à l’évidence pour peu que nous prenions en considération le monde de l’édition, les traductions, etc. Comment pourrait-on tout étudier ? Là, oui, on est placé face à quelque chose de bien concret.

19Si vous vous cantonnez au domaine de la théorie, worlding the world, c’est très bien. En revanche, si vous l’appliquez, cela devient extrêmement compliqué. C’est alors que se pose la question du point de vue, le terrible et classique problème du point de vue, que ce soit celui de l’eurocentrisme ou de tout autre déclinaison du « centrisme ». Nous sommes tous virtuellement « centrés » sur quelque chose. La différence est que certaines personnes acceptent de se distancier du point de vue habituel, et que d’autres ne comprennent même pas qu’elles ont un point de vue très spécifique. Combien de personnes croient que leur point de vue est universel, c’est-à-dire unique ? Or, si vous acceptez l’idée que votre point de vue n’est pas le seul possible – voilà qui est très géocritique : la multifocalisation –, alors vous commencez vraiment à réfléchir en termes de World Literature. Oui, mais voilà : parallèlement, vous défierez l’infini sans avoir la moindre chance de remporter la confrontation. Alors, que faire ? comment faire ? Tout le problème est là. Je crois qu’il faudrait, très honnêtement, très modestement, commencer par se poser la question suivante : comment aborder la culture du monde, les cultures du monde, sans automatiquement tout ramener à son propre point de vue ? Est-ce seulement possible ? Je n’en suis pas sûr. Mais il faut se poser la question, et en tout cas, au moins tenter, en guise d’exercice mental, de prendre la distance que j’ai évoquée à plusieurs reprises.

20Certains grands experts des études postcoloniales n’hésitent pas à le faire. Par exemple, Paul Gilroy, l’auteur de Black Atlantic (1993) et de Postcolonial Melancholia (2004), parle de « défamiliarisation », c’est-à-dire de devenir, fût-ce pour un bref instant, étranger par rapport à soi-même, de quitter ses réflexes et d’accepter d’être étranger dans son propre monde, pour essayer de comprendre ce que cela signifie et, aussi, pour essayer de comprendre ce que signifie la vraie diversité et ne pas se contenter d’en parler sans savoir ce qu’elle implique réellement. Ramener la diversité à sa propre singularité est un réflexe banal et dangereux. Cela revient à tout ramener à soi. C’est une forme d’arrogance culturelle. Être conscient de cela et résister à la simplification abusive, je pense que c’est assez géocritique.

21Une fois de plus, il y a un renversement de point de vue : écrire, penser depuis l’extérieur. « Penser ailleurs », disait le sage Montaigne. Ici, le lieu du voyage est le monde dans son intégralité. Vous pouvez parler du monde comme d’un lieu où vous voyagez en spectateur et acteur humble. On peut en faire une sorte de récit de voyage, de voyage autour de la notion de monde. En somme, sous un angle géocritique, il s’agit d’inverser la perspective et de considérer que le monde est là, et que le monde peut être perçu comme un tout gigantesque – un ensemble incluant potentiellement sept milliards de points de vue, autant qu’il y a d’habitants dans le monde. Jamais nous n’y parviendrons ! Il faut déjà savoir qu’il y a une cinquantaine de millions de couplages virtuels entre deux langues dans le monde ! Babel, l’éternel Babel ! Au moins, on peut considérer qu’il en est ainsi et essayer d’élargir le plus possible ce que nous pouvons faire à notre modeste échelle individuelle. Cela suppose – et je ne me lasserai pas de le répéter – énormément de modestie et d’humilité. Il faut savoir jusqu’où aller, sans aller trop loin, pour ne pas sombrer dans le stéréotype. On peut se contenter de tracer des pistes, de défricher le terrain, de manière à ce que d’autres, plus compétents, prennent le relais, sous des angles qui leur sont propres. C’est dans cette optique que j’aimerais réunir la World Literature et la géocritique. Il s’agirait d’une World Literature complètement ouverte qui accepterait le risque de se décentrer du tout au tout.

Si l’on considère que les mutations actuelles dans le domaine de la littérature et des arts reflètent la mondialisation et son système néolibéral, selon vous, quel est le rôle que jouent la littérature et l’art à notre époque ?

22BW : Dans Viajes con un mapa en blanco, Juan Gabriel Vázquez réfléchit justement au rôle de la littérature. Son livre est paru en 2018. Il est évident qu’aujourd’hui, un peu partout dans le monde, on continue à se demander non pas à quoi sert la littérature, ce qui ne veut rien dire, à mon avis, mais plutôt, comme vous le faites, quel est son rôle. J’ai toujours tendance à répondre spontanément à cette question par une citation empruntée à Paul Ricœur. Philosophe et historien, Ricœur se propose d’expérimenter le possible. En effet, la littérature permet l’expérimentation, c’est-à-dire qu’elle est le « laboratoire du possible ». Elle apporte une leçon sur le monde et non une leçon sur une société particulière. Elle indique la pluralité du monde, la pluralité des cultures.

23Quelles que soient les conséquences à court terme de la pandémie [du Covid 19] sur notre mobilité physique et mentale, nous nous trouvons dans une phase de mondialisation économique dont l’impact culturel est majeur. Je ne crois guère à la « démobilité » que certains évoquent déjà, car, de toute façon, la mobilité peut aussi prendre une tournure virtuelle. Il existe bien sûr une mondialisation culturelle plus ou moins active, plus ou moins profonde. La littérature est un vecteur culturel à portée planétaire, qui est en même temps – ou devrait être – un laboratoire des possibles. La littérature peut nous permettre de libérer tout le potentiel que recèle la planète, et à partir de tous les points de vue. La même chose vaut pour la théorie et, spécialement, pour la théorie littéraire. On peut adopter une posture écocritique, géocritique, postcoloniale, féministe, de genre, etc. La littérature autorise cette variété, la stimule, même. Elle permet une lecture très fine et variée du monde. La lecture du monde par la littérature : c’est presque un jeu de mots. Oui, nous lisons un livre, mais le livre lit le monde. Alors lire des livres, c’est aussi lire le monde. Surtout quand on fait l’effort de voir ce qui se passe à l’extérieur. « Penser ailleurs » ! C’est très beau. Penser en se décentrant. C’est décidément cela la littérature, ce laboratoire des infinies possibilités que nous offre la planète culturelle.