Erick NOËL, Le goût des Îles sur les tables des Lumières ou l’exotisme culinaire dans la France du XVIIIe siècle (avec une préface de Florent Quellier et une postface de Philippe Meyzie), La Crèche, La Geste – Presses Universitaires de Nouvelle-Aquitaine, 2020, 190 p. (et 16 pages d’illustrations), ISBN : 979-10-353-0948-0

Entretien avec Cécile Bertin-Elisabeth réalisé le 31/12/2020

Erick NOËL 
et Cécile BERTIN-ÉLISABETH 

Texte

Cécile BERTIN-ELISABETH : Le monde des épices semble de prime abord plus relié à l’art culinaire qu’à l’histoire. Comment expliquez-vous votre choix d’étude pour ce dernier ouvrage alors que vous êtes spécialiste d’histoire moderne, et plus particulièrement du XVIIIe siècle ?

1Erick NOËL : Comme condiment, les épices n’ont effectivement pas fait l’objet de la même attention de la part des historiens que la triade « sucre, café, cacao », qui s’impose d’emblée au chercheur tenté d’étudier l’histoire des Îles. Aliments porteurs d’une économie quantifiée, les produits phares des colonies tropicales ont en effet donné lieu à des travaux majeurs, de Jean Meyer à Danielle Bégot pour le sucre, en particulier, ou de Christian Schnakenbourg à Prosper Eve pour le café – le cacao abordé par Nikita Harwich restant le parent pauvre d’une bibliographie encore à étoffer. Cette désaffection semble tenir, comme pour ce dernier, au moindre espace consacré aux épices qu’à « l’or blanc » des Îles à sucre ou à « l’or noir » de Moka dans l’espace français – tant il est vrai que l’histoire des produits reflète en large part la maîtrise de leurs espaces de production. Les épices n’apparaissent qu’à la marge du premier empire colonial, et il est significatif de constater que c’est à Lorient, fief de la Compagnie des Indes mais port de bien moindre importance à l’époque moderne que Bordeaux ou que Nantes, qu’ont été relevées les quantités les plus appréciables d’« épiceries », dominées par un poivre venu surtout des îles orientales. En fait, sur une route portugaise raflée au milieu du XVIIe siècle par les Hollandais, la France de Louis XIV n’a pu se frayer qu’un étroit passage, via les Mascareignes et les comptoirs de l’Inde continentale, dans un océan Indien dont l’intérêt majeur demeurait précisément ces produits qui avaient appâté deux siècles plus tôt les Découvreurs. Le désaveu par l’État de la Compagnie qu’il avait mise sur pied a permis d’ouvrir sur le tard un marché qui, vers 1770, a abouti à un réveil des îles de France et Bourbon – alias Maurice et Réunion – par un développement, notamment, des épices comme le clou de girofle ou la noix de muscade.

Cécile BERTIN-ELISABETH : Vous avez été l’an dernier directeur de publication d’un autre très bel ouvrage mêlant histoire, littérature et art : Paris créole : son histoire, ses écrivains, ses artistes (XVIIIe-XXe siècles), soit le choix d’une ouverture à d’autres disciplines. Proposez-vous ainsi, avec cette nouvelle approche « alimentaire », une nouvelle façon d’aborder l’histoire antillaise ?

Note de bas de page 1 :

BUMDOM : Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, créé en 1963 et dissout en 1981.

2Erick NOËL : L’approche interdisciplinaire constitue une entrée possible et souhaitable pour approfondir un champ de recherche requérant des regards croisés – particulièrement quand l’objet, complexe, est au cœur d’interactions appelant des avis propres à se compléter. Paris créole semblait ne pouvoir se réduire à une investigation historienne, au sens où elle aurait dans un cadre chronologique étroit porté sur l’effort politique d’un groupe restreint pour faire valoir des droits bafoués, les aspects économiques apparaissant d’emblée comme l’affaire d’un milieu colon qui ne cessait de marquer la distance avec des Afro-descendants rarement appelés à jouer un rôle majeur, au moins jusque dans un XIXe siècle avancé. Ainsi, il s’imposait d’aborder sous toutes ses facettes ce groupe de Parisiens déracinés des Îles, du temps de la traite au BUMIDOM1, pour mieux comprendre à travers tout ce que ces femmes et ces hommes ont pu laisser, tant dans la littérature sous la plume d’un Césaire ou d’un Glissant, que dans le domaine des arts, du bèlè au jazz, comme héritage sous toutes formes. La mémoire d’un peuple traumatisé par l’esclavage et en même temps porté par la joie de vivre malgré l’exil forcé ne pouvait être restituée par l’histoire, dans une approche linéaire, au risque de l’oblitérer.

3Cette approche pluridisciplinaire peut s’appliquer – pour ne pas dire s’invite naturellement – quand elle cible les espaces ultra-marins, particulièrement dans les domaines alimentaire et culinaire. Au-delà de la géographie qui s’impose à l’historien pour une lecture embrassant l’ensemble des Îles, la compréhension des circuits qui ont sous-tendu l’évolution de productions convie en effet l’économie, tandis que le poids de l’esclavage dans les anciennes sociétés coloniales ne saurait dispenser le chercheur d’une analyse des groupes qui les ont composées, et que la dégustation des produits, collective ou individuelle, interpelle l’anthropologie et les études culturelles. C’est d’ailleurs sous ce dernier angle que le travail mené a semblé le plus prometteur, questionnant nos sociétés malades aujourd’hui d’excès de plats composés ou de boissons « énergisantes », fondées sur des modes d’exploitation peu soucieux de l’environnement, aux origines d’une « malbouffe » qui les gangrène au point de remettre en cause leur fonctionnement.

Cécile BERTIN-ELISABETH : Quel est selon vous le produit qui représente le plus les échanges et les empreintes de cette période et pourquoi ?

4Erick NOËL : Le sucre demeure incontestablement le produit phare et le moteur des échanges entre colonies et métropoles des temps modernes, car c’est lui qui entraîne les autres produits en les rendant « consommables ». Ni le café, ni le cacao, n’auraient connu le destin qui est aujourd’hui le leur s’ils n’avaient été édulcorés par le sucre. À elle seule, l’économie de la canne a infléchi les sociétés qui se sont construites au lendemain des « Grandes Découvertes », de la Caraïbe aux Mascareignes, dans le sens d’un asservissement propre à soutenir une massification de la production : présenté comme un must de table pour les élites, le sucre est vite devenu, par l’addiction qu’il créait et la facilité des usages qu’il apportait par rapport au miel, un produit prisé par le Français moyen et, à l’heure de la Révolution, les catégories populaires : en témoignent les émeutes de 1791 lorsque, manquant à Paris, il amène le Girondin Gondron à calmer le faubourg Saint-Antoine en déclarant que « les hommes du 14 juillet ne se battaient pas pour des bonbons » ! On mesure le chemin parcouru par le produit depuis le « bon-bon » réclamé par Louis XIII enfant en contrepartie d’une visite à son père le roi Henri…

Cécile BERTIN-ELISABETH : Comment avez-vous procédé pour le choix des aliments retenus ?

Note de bas de page 2 :

Dessert à base de riz longuement bouilli et abondamment sucré, au point d’être caramélisé, voire superficiellement noirci. Ce plat reste populaire et sa tradition est toujours vivace en Normandie occidentale.

5Erick NOËL : Partant du sucre, l’approche du café et du cacao, déclinés suivant la place qu’ils ont occupée dans l’économie coloniale et leur rôle jusqu’en métropole, s’est imposée pour consacrer ensuite aux produits dits secondaires des chapitres qui n’étaient pas moins nécessaires. Si le thé, parce qu’il n’a pas été aisément accessible aux Français dans un Extrême-Orient contrôlé tour à tour par les Anglais et les Hollandais, est resté marginal, les épices évoquées plus haut ne pouvaient échapper à une analyse fine, tant leur évolution a imprimé durablement les goûts des sociétés, à la fois urbaines et rurales. Le passage d’une dominante salée et poivrée à une préférence pour les saveurs suaves, dans laquelle la vanille a discrètement trouvé sa place, a eu pour effet de « booster » une pâtisserie et des entremets qui ont envahi au XVIIIe siècle les tables, non seulement des élites, mais progressivement aussi des catégories inférieures de la société – comme en témoigne cette teurgoule2 épaissie de sucre et de cannelle dont l’intendant de Caen a répandu la recette à l’époque de la guerre de Sept Ans pour sustenter la proche campagne normande.

Cécile BERTIN-ELISABETH : Pensez-vous que cette liste est à compléter et que des « compléments » feront l’objet d’une prochaine publication ?

6Erick NOËL : Comme le précise l’introduction, ce livre entend être un précis. En ce sens, il a voulu offrir à un public averti, et particulièrement un public étudiant, des pistes de recherche pour des travaux sortant des axes qui, sur le plan universitaire et dans les Îles, spécialement, restent aujourd’hui dominants : esclavage, racisme, métissage. Il offre ainsi, au fil des chapitres, des références bibliographiques, mais aussi archivistiques, permettant de pousser l’enquête dans des directions qui invitent en particulier à aborder les produits « composés » ou des épices qui n’ont pu être que « survolées » – du gingembre aux multiples formes de piments. Il y a là un champ qui n’attend qu’à être exploré et qui, à l’heure où nos bases alimentaires sont remises en cause, constitue pour nos jeunes chercheurs un bouillon de possibilités.