Portrait du Méchant chez Sartre Portrait of the Villain in Sartre

Yoann MALINGE 
et Elisa REATO 

https://doi.org/10.25965/flamme.1277

Dans cet article, nous montrerons comment la philosophie de Sartre propose une déconstruction du lien causal entre l’agent et ses actions dites méchantes selon une démonstration qui s’articule en trois temps. D’abord, nous interrogerons la liberté humaine pour comprendre comment elle peut exister pour faire le Mal. Ensuite, à partir du cas concret de Jean Genet, nous comprendrons le rôle des autres dans l’existence du méchant. Enfin, nous dégagerons des perspectives morales et politiques pour soutenir que la libération des méchants constitue une morale révolutionnaire.

In this article, we will show how Sartre’s philosophy proposes a deconstruction of the causal link between the agent and their so-called wicked actions according to a demonstration that is articulated in three stages. First, we will question human freedom to understand how it can be used at evil ends. Then, through the concrete case of Jean Genet, we will understand the role of the other in the existence of the villain. Finally, we will highlight moral and political perspectives to argue that the liberation of the “wicked” constitutes a revolutionary ethics.

Sommaire
Texte

1Dans de nombreuses fictions, il est fréquent de voir s’opposer deux types de personnages : les bons contre les méchants. Il en va ainsi des contes, des romans de fantasy, des séries télévisées ou des films : par exemple, « le grand méchant loup » dans Le Petit chaperon rouge ou Cersei Lannister dans Game of Thrones de George R. R. Martin. On aime à détester ces méchants qui sont impitoyables et qui, par là-même, font peur. Tous leurs comportements semblent se ranger sous la notion de « méchant » : leur intention consiste à nuire à autrui et effectivement leurs actions sont néfastes pour les autres. Ils se moquent du Bien et semblent animés par une nature immanente foncièrement méchante. Le rapport qui est fait entre la nature méchante du personnage et son comportement par les auteurs est-il également celui que nous faisons avec les personnes dont nous réprouvons le comportement dans la réalité ? Le détour initial par la fiction n’en serait pas véritablement un. À première vue, on pourrait penser que la méchanceté est une partie du caractère humain : la méchanceté serait une entité qui se manifesterait à travers des actes moralement condamnables. Tel serait le principe d’explication causale des actes méchants. Non seulement nous imputons les actions réalisées à son agent, mais nous les imputons plus particulièrement à un caractère donné, « la méchanceté ». On pourrait alors se demander si cette entité est innée ou acquise, si elle domine les autres éléments du caractère de la personne, voire si elle interpénètre toutes les facettes du caractère. Cependant, une telle approche pose plusieurs problèmes comme le montre le film Joker, réalisé par Todd Phillips. Arthur, un homme gentil et méprisé par la société, devient Joker, un assassin qui s’amuse à faire le Mal. Or on comprend vite que ses actes violents ne sont que la réponse à la violence subie. Il en résulte que les spectateurs aiment ce méchant, au-delà et en deçà du jugement porté sur lui.

2De nombreux auteurs classiques soulignent l’importance de la question du Mal dans la morale. Avec le Mal radical, Kant montre que la bonne volonté résiste à l’hétéronomie et aux penchants (y compris le désir de vivre) et souligne le lien entre moralité et liberté. Au contraire, le libre arbitre n’est qu’une invention pour rendre les hommes coupables selon Nietzsche qui, avec sa dissertation sur Bien et Mal, fait du relativisme moral une règle d’interprétation centrale : les valeurs ne sont pas éternelles, elles sont perpétuellement réinterprétées. Dans la mesure où cet article s’intéresse à la figure du méchant et à la question du Mal chez Sartre, il ne devrait pas faire l’économie d’une discussion concernant les critiques adressées à ses prédécesseurs. Il n’est cependant pas certain que cette discussion se conclue par la thèse selon laquelle l’homme serait totalement bon ou méchant, car selon la philosophie existentialiste l’existence précède l’essence. Pour le dire autrement, l’homme doit inventer l’homme, c’est-à̀-dire qu’il se définit par ses entreprises dans le monde. « Nous avons compris - écrit Sartre - que le Mal, fruit d’une volonté libre et souveraine, est absolu comme le Bien » (Sartre, Situations, II, 1948, p. 248). La critique sartrienne va à l’encontre de la morale absolue, suspendue à la dyade Bien et Mal, afin de la remplacer par une morale concrète, corrélée à la situation. Ainsi, aucune formule toute faite ne dispensera de l’examen de chaque cas particulier en situation.

3Cet article a deux ambitions : d’une part, mener une étude d’anthropologie philosophique afin de déconstruire une compréhension du caractère humain qui établit un lien causal entre l’agent et ses actions dites méchantes. Il s’agit ici au contraire de montrer que la philosophie de Sartre propose une tout autre anthropologie, en établissant une autre description de la dynamique pratique des agents. Ainsi, dans la première partie, nous nous proposons d’expliciter l’ambiguïté de la notion de Mal : en quoi la liberté d’une personne peut-elle la conduire à faire le Mal, voire à être libre uniquement pour faire le Mal ? D’autre part, si ce n’est pas en raison d’un caractère donné, nous chercherons à comprendre pourquoi des actes méchants sont réalisés. Pourquoi certains êtres choisissent-ils d’agir de manière condamnable moralement ? Si l’on se tourne vers les implications des rapports sociaux, il faut se demander dans quelle mesure ceux-ci peuvent se développer au détriment de la liberté des individus. On verra alors, dans la deuxième partie, que la question initiale se déplace vers le Bien et nous montrerons comment Sartre traite d’une manière spécifique la question du Bien et du Mal. Ce faisant, dans la troisième partie, notre enquête s’appuiera sur des cas concrets : celui de Jean Genet et celui des opprimés. De ces études se dégageront certaines perspectives morales et politiques sur le rôle de celles et ceux qui sont dits méchantes et méchants.

1. La liberté et l’existence humaine

4Dans La Transcendance de l’ego puis dans L’être et le néant, Sartre mène une critique de l’idée de moi. Contre Bergson (Caeymaex, 2005) et contre les théoriciens de l’amour-propre (Sartre, La Transcendance de l’ego, [1936], (TE), 2003, p. 37-38), il considère que le « moi » est une entité constituée par la réflexion sur soi et non pas une entité préexistante (TE, p. 62). Si un moi existait dans l’esprit de l’individu, il alourdirait et opacifierait la conscience (TE, p. 26) qui doit plutôt être comprise comme intentionnelle. Au contraire, il faut comprendre que la conscience est tout entière dans sa dynamique de visée vers des objets : « toute conscience est conscience de quelque chose » (Sartre, Situations, I, [1947], 2010, p. 39). Ce n’est que lorsqu’il réfléchit sur lui-même que l’individu constitue un « moi » à partir de ses différentes façons d’être-au-monde. Le moi n’est pas premier, il est second ; il n’est pas la cause des pensées, il est l’effet de la réflexion. À cette théorie du moi, Sartre oppose une description de la conscience comme un vide, puis de l’être humain comme un néant, ainsi qu’il le résume dans la formule bien connue « l’existence précède l’essence » (L’Existentialisme est un humanisme [1946] (EH), 2006, p. 26 ; Lêtre et le néant [1943] (EN) 2007, p. 482 et 484). Il n’y a pas de définition préalable de l’être humain, de caractéristiques innées qu’il s’agirait de faire passer en acte, pas de déterminations prédéfinies qui expliqueraient le comportement d’une personne. Au contraire, l’existence humaine se réalise dans l’engagement du pour-soi en situation, au milieu des autres, en un lieu et une époque (Sartre, EN, p. 534).

5L’un des grands thèmes philosophiques de l’œuvre sartrienne est que les hommes sont condamnés à être libres. Sartre ne cesse de répéter que l’individu humain existe d’abord et se définit ensuite par et dans son action, au lieu d’être d’abord défini dans sa nature avant d’exister et agir : son argument souligne en effet que, n’étant pas une chose parmi d’autres mais un rapport à elles, la conscience ne peut pas subir la loi des choses. L’être et le néant fournit une critique radicale de toutes les formes de déterminisme qui peuvent orienter la conduite humaine : qu’il s’agisse des théories de la philosophie classique relatives à l’existence d’une nature humaine ; qu’il s’agisse de l’existence d’un déterminisme psychologique soutenu par la psychanalyse ; qu’il s'agisse enfin d’un déterminisme social soutenu par la sociologie, la thèse sartrienne du dépassement de la situation constitue une prise de distance avec l’exercice de toutes ces formes de déterminisme. Bref, il faut que les jeux ne soient pas faits et que la liberté soit « ce petit mouvement qui fait d’un être social totalement conditionné une personne qui ne restitue pas la totalité de ce qu’elle a reçu de son conditionnement ; qui fait de Genet un poète, par exemple, alors qu’il avait été rigoureusement conditionné pour être un voleur » (Sartre, Situations, IX, 2013a, p. 101-102). Selon Sartre, il n’existe pas davantage de valeurs morales qui découleraient d’une nature humaine, pas plus qu’il n’existe de valeurs morales qui découleraient des commandements de la religion. Il en résulte que non seulement les individus se définissent par leur liberté au plan de l’action, mais qu’ils se définissent aussi par leur liberté en référence aux valeurs morales, puisqu’il n’en existe tout simplement pas a priori dans le ciel des idées. Dans ce cas, la liberté est non seulement une liberté anthropologique mais aussi une liberté morale et on peut dire que les individus, dans le cadre des projets qu’ils formulent pour eux-mêmes, sont libres de choisir ce qu’ils veulent devenir et ce qu’ils veulent faire et qu’il n’y a aucune valeur préétablie sur laquelle ils devraient se guider. Dès lors, l’existence d’une nature méchante est niée par Sartre et ne saurait être la cause des actions méchantes.

6Malgré la déconstruction sartrienne de la compréhension selon laquelle le moi serait à l’origine des intentions et du comportement de l’individu, cette compréhension du moi demeure un schéma explicatif fréquemment énoncé pour décrire la vie psychique des personnes dites méchantes. Par exemple, certains médias n’hésitent pas à parler de « délinquants » plutôt que de qualifier seulement les actes commis. Le déterminisme du moi dépossède l’agent de sa liberté tout en le condamnant à agir toujours de manière méchante. Si la cause persiste, alors les effets ne pourront pas disparaître. Pour autant, à la question de savoir s’il ne doit pas être tenu pour responsable de ses actes, bien souvent, les défenseurs de cette position le refusent farouchement. « Notre caractère, c’est encore nous », disent-ils après Bergson (2007, p. 129). Ainsi l’imputation causale et la responsabilité morale et pénale déterminent-elles cette approche de l’action méchante et de la personne qui agit (Wolff, 2004, p. 153).

Note de bas de page 1 :

EN, p. 131 : « La valeur dans son surgissement originel n'est point posée [thétiquement] par le pour-soi : elle lui est consubstantielle. »

7Néanmoins, cette compréhension pose plusieurs problèmes qu’il faut examiner afin d’éclairer ce qui s’y joue en réalité. Un tel lien de causalité entre la personne et l’action confond l’effet avec la cause. Il fait de la méchanceté la cause de l’action méchante. Or, selon Sartre le moi n’a pas d’existence préalable, il ne saurait donc être au principe des actions. Au contraire, ce sont les actions méchantes qui sont premières, ce sont elles qui existent et dont les effets nuisent à autrui. C’est à partir d’elles que l’agent et les autres peuvent, dans un second moment, et par un raisonnement de type inductif, les rattacher à un certain caractère. Cependant, ce raisonnement n’est pas une restauration du lien causal, c’est une création dont l’ordre chronologique ne doit pas être inversé. Les actions sont premières et ce n’est que dans un second temps que l’existence d’un certain moi peut être présupposée dans une forme d’hypostase. Le « moi de nature méchante » n’est pas vécu comme tel par l’agent. Il n’est pas la cause de l’action puisqu’il n’est pas une substance immanente à la conscience. Même si l’agent a déjà agi méchamment par le passé, chaque nouvelle action ne sera pas « l’expression » ou « l’émanation » de ce moi. Dans L’être et le néant, Sartre conceptualise l’individuation du pour-soi comme un « circuit de l’ipséité » (EN, p. 139 et sv) qui consiste pour l’agent à projeter des valeurs « à-venir » qui éclairent et le présent et les possibilités d’agir pour l’agent (Malinge, 2020, p. 455-467). C’est dans la relation bivalente entre les valeurs et l’agent que se réalise l’identité de ce dernier. Il est celui qui projette des valeurs et qui tente de les réaliser en se donnant des fins qu’il cherche à atteindre par des moyens. Ce processus pratique est subjectif : même si les valeurs et les fins projetées ainsi que les moyens mis en œuvre dépendent des caractéristiques de la situation réelle, il demeure que c’est bien l’agent qui perçoit des motifs d’agir et qui se trouve appelé à agir pour réaliser les fins et les valeurs1. « Le monde ne donne de conseils que si on l’interroge et on ne peut l’interroger que pour une fin bien déterminée » (EN, p. 492). L’action est réalisée non en vertu d’une cause préalable mais en vue d’une certaine fin, à l’aune d’une certaine valeur que l’agent projette dans le monde et qu’il tente de rejoindre et de réaliser par son action. Dans la trilogie romanesque Les Chemins de la liberté, Mathieu comprend qu’il est libre et qu’il n’y a de Bien et de Mal que s’il les invente : « Toute une loi, tout un choix, toute une morale » (Sartre, 1976, p. 1059). Dans la pièce de théâtre Le Diable et le bon Dieu le criminel Gœtz devient un saint ; il fait le Mal et le Bien jusqu’à ne plus pouvoir les distinguer car tout motif de faire le Bien risque de devenir un Mal : « Voilà̀ un acte comme je les aime : à facettes. Est-il bon ? Est-il mauvais ? La raison s’y perd » ([1945] 2005, p. 422). Sartre redit, comme Kant, que le méchant n’est pas à confondre avec le diabolique : dans la méchanceté, on a un acte de la liberté. Sur la base de cet argument, il apparaît que la méchanceté ne peut être pensée comme un caractère donné auquel on pourrait subordonner des actes moralement condamnables, parce que cela reviendrait à imaginer une réalité humaine déjà constituée, qui choisirait après-coup, alors que c’est la liberté qui constitue la condition première et ultime définissant la valeur de tous les actes qui en constituent des réalisations. Il n’y a de point de départ que dans la subjectivité : notre Bien dépend de ce que nous sommes et désirons être, puisqu’il est la Valeur, au sens du dépassement de l’en-soi par le pour-soi. Or une telle définition n’est en rien compatible avec un relativisme à la manière de Nietzsche. En effet, cela ne signifie pas que la liberté soit capricieuse ou arbitraire, puisque la subjectivité « se choisit en choisissant le Bien et ne peut faire qu’en se choisissant elle ne choisisse le Bien qui la définit », comme le définit Sartre, dans Cahiers pour une morale (CM, 1983, p. 574).

8On comprend que si l’existence précède l’essence, c’est dans ce rapport pratique à la situation réelle que l’agent s’individualise, selon les valeurs qui constituent l’horizon de son rapport à la situation et qui guident son être-au-monde. La dynamique de l’action est téléologique et non pas déterminée causalement par le passé. Si l’agent a une compréhension adéquate de la vie de sa conscience, il s’apercevra qu’il n’y a pas de moi qui le détermine, qu’il est libre. En conséquence, il est légitime de se demander, d’une part, pourquoi certains individus semblent libres uniquement pour faire le Mal et, d’autre part, pourquoi la compréhension qui lie causalement l’action méchante à un moi méchant est effectuée. Pour répondre à la question « pourquoi ? », il faut poser la question « qui qualifie le moi de l’agent de méchant ? » En faisant la généalogie de cette compréhension, en se demandant d’où elle vient, les raisons de celle-ci s’en trouveront éclairées. Or, si nous faisons l’autopsie du méchant c’est que le bon l’a tué d’avance. En effet, vivre dans un monde hanté par les autres ne se limite pas à la possibilité de rencontrer autrui, car le pour-soi éprouve autrui à travers un échappement du sens de sa propre situation. C’est l’expérience de la transcendance transcendée et de la réification de l’existence : par le surgissement de l’autre apparaissent certaines déterminations que l’on est sans les avoir choisies. Le regard d’autrui, chacun peut en faire l’expérience, fige le pour-soi et lui donne un sens qu’il n’a pas choisi ; l’individu est ainsi situé et en même temps jugé. Tandis que je m’apparais comme libre sujet, c’est comme objet que j’apparais à autrui, c’est-à-dire que j’ai un dehors, une nature. Nous voilà Juifs, Noirs ou voleurs pour-l’autre. Cette « chute », comme l’appelle Sartre, n’annule pas la liberté mais affecte le rapport de la liberté à sa propre contingence, qui est démultipliée par une infinité de regards l’affectant. La damnation est sur terre, c’est le véritable sens de la formule de Sartre « L’Enfer, c’est les Autres », dans Huis clos ([1944], 2005, p. 128).

2. De la production du méchant ou contre-homme par des belles âmes oppresseurs

9Sartre montre la méchanceté du bon : les pressions sociales sur les individus sont les conséquences du postulat d’une nature humaine, telle que l’énonce l’humanisme bourgeois qui consiste dans l’extrapolation d’une forme de particulier à l’universel et engendre l’exclusion de l’autre, du « contre-homme », c’est-à-dire l’ouvrier, la prostituée, le malade, le délinquant, etc. Dans cette perspective, le droit n’est que la métamorphose en institution d’une anthropologie bourgeoise. On constate, par exemple, suivant les analyses des Réflexions sur la question juive, que l’être-juif est une identité construite qui pose le problème du passage de l’universalité de la condition humaine (être homme) à la particularité de cette identité (être juif). L’antisémite assigne au Juif une identité négative : le Juif est truqué jusqu’à l’os, « libre pour faire le mal » (Sartre, [1946] 2009, p. 42), car précocement exclu du Bien que posent les autres. Dès la proclamation de cette malédiction commence pour lui un long procès semblable à celui que nous décrit Kafka : il ne s’agit pas que ses accusateurs fassent la preuve de son crime, c’est à lui de prouver son innocence. La faute est en lui comme un ver dans le fruit. Dans cette société, l’existence du Juif est bouclée dans un être qui n’est pas en question, le Mal est devenu son essence. Dans ces conditions, il peut soit fuir sa situation niant la nature assignée (c’est le cas du Juif inauthentique) soit renverser l’assignation du stigmate en se choisissant soi-même (c’est le cas du Juif authentique). Se faisant Juif lui-même, il est ce qu’il se fait, « celui qui se revendique dans et par le mépris qu’on lui porte » (RQJ, p. 98).

10L’individu humain ne peut pas changer l’image qu’autrui a de lui, mais il est responsable de son rapport à cette image. Pour répondre à la question « qui qualifie le moi de l’agent de méchant ? », il est possible de s’appuyer sur la biographie que Sartre consacre à Jean Genet, Saint Genet, comédien et martyr. L’événement marquant l’enfance de Genet est un moment durant lequel il est surpris en train de dérober quelque chose dans un tiroir. De cet événement, Genet retient la désignation : « Tu es un voleur » ([1952], 2011a, (SG), p. 26). Or, même si l’adulte n’est le témoin que d’une action réalisée par un enfant, néanmoins il ne se limite pas à qualifier l’action de « vol » mais à juger l’enfant de « voleur ». Est-ce à dire que les autres auraient reconnu en l’enfant le « moi voleur » dont il était question plus haut ? Sartre prend soin de déconstruire ce jugement et d’en proposer une autre description :

Les qualités objectives qu’ils [les autres] me reconnaissent n’expriment point tant ce que je suis en moi-même que ce que je suis par rapport à eux. La qualité considérée traduit donc un ensemble complexe de deux termes : moi et mon témoin, et le rapport de ces deux termes. En outre, la plupart du temps, elle a une vérité pratique, c’est-à-dire que c’est une information concernant surtout la conduite à tenir vis-à-vis de moi (SG, p. 43).

11Le jugement de Jean Genet le qualifiant de voleur n’est pas seulement une question morale, ce n’est pas seulement non plus une question de jugement ; cela concerne l’intersubjectivité et les rapports éthiques entre personnes. D’une part, il s’agit de créer un rapport particulier de différence entre la personne jugée et celle qui juge. Cette différence est dichotomique, elle consiste à séparer nettement le méchant du côté du Mal et le gentil du côté du bien. Par-là, juger autrui de méchant, c’est à la fois catégoriser l’autre, se catégoriser soi en retour et établir un rapport de domination du Bien sur le Mal, de moi sur l’autre. Le rapport est donc à la fois inégalitaire et discriminant pour la personne qui est jugée et valorisant pour celle qui juge. D’autre part, il s’agit pour le juge d’instaurer une nouvelle ligne de conduite avec le jugé : il ne sera plus question de le traiter en égal, mais au contraire de se méfier de lui et de le surveiller. Ainsi, c’est la finalité d’une telle qualification qui explique son existence. Désigner autrui comme méchant, ce n’est pas seulement subsumer son être sous une catégorie, c’est ouvrir de nouveaux rapports intersubjectifs.

12Faisant de l’être une nature, les honnêtes gens établissent une morale de la conservation à l’opposé de la morale de la création, car « l’action, quelle qu’elle soit, modifie ce qui est au nom de ce qui n’est pas encore. Puisqu’elle ne peut s’accomplir sans briser l’ordre ancien, c’est une révolution permanente » (SG, p. 33). Les honnêtes gens ne veulent garder que le côté positif de la liberté, celui qui reconnaît l’Être et le Bien, en supprimant le côté négatif et révolutionnaire, qui équivaut au non-être, au Mal. De la sorte, ce côté obscur de la liberté est attribué au méchant même s’il s’agit de mauvaises pensées de tous. Autrement dit, le méchant partage avec la belle âme son système moral, mais le système du contre-homme correspond à une inversion du système de l’oppresseur. Que peut faire alors celui qui est désigné comme méchant ?

13Il est entendu que l’attitude morale consiste dans une rupture d’avec tout déterminisme, immoral car il aspire à réduire la subjectivité à l’objectivité. Selon Sartre, la conduite authentique reprend l’être subi et assume totalement un choix en question dans son être même, un choix qui veut l’universalisation du singulier. En effet, dès que la liberté aliénée renonce moralement à récupérer son être, il devient possible à chacun de faire quelque chose de ce que l’on a fait de lui, de subvertir la manière dont les circonstances et les actions des autres hommes l’ont façonné, mais pour Sartre la solution doit être sociale. Il appartient à l’action de fonder non la subjectivité mais le monde, de s’engager en choisissant, sur fond de finitude, et son camp et son époque. La lutte est l’expression de la finitude de tout choix et fait advenir l’universalité concrète dans un conflit sur la définition de l’humain, au milieu de tous. Nous verrons qu’au cœur des relations humaines il y a ce déséquilibre dont la Morale et l’Histoire, en tant que dialectiques des libertés, seront l’expression, à condition de vivre le conflit, « l’élément tragique de l’Histoire » (Sartre, CM, p. 421).

14Le premier volet de cette étude a mis en exergue que nul ne peut trancher a priori quel est le bon choix, car le Bien dépend de la liberté : « il est la fin de l’acte » et « n’existe pas en dehors de l’acte qui le fait » (Sartre, CM, p. 573). Si ces analyses sont correctes, elles s’inscrivent alors en faux contre un universalisme de type kantien conformément aux analyses de L’Existentialisme est un humanisme et des Cahiers pour une morale. Les critiques à l’encontre de la morale kantienne du devoir s’attaquent en effet à la maxime générale qui aiderait l’individu à choisir : selon Sartre, il est impossible d’effectuer une synthèse entre l’universalité abstraite de la norme et la particularité concrète de la situation, car la valeur qui détermine le choix ne peut apparaître que dans l’acte qui la pose : « Le contenu est toujours concret, et par conséquent imprévisible ; il y a toujours invention. La seule chose qui compte, c’est de savoir si l’invention qui se fait, se fait au nom de la liberté » (Sartre, EH, p. 71). Sartre encadre le choix possible dans les limites de la liberté, autrement dit le bon choix est celui qui conserve la liberté comme condition de tous les choix. Ceci est le socle de l’éthique sartrienne et définit les luttes contre l’oppression. La liberté étant le principe de jugement des conduites authentiques et inauthentiques, cette authenticité n’a pas de valeur normative pour l’individu, mais elle se manifeste au niveau de l’intersubjectivité. Dès lors, tous les biens que nous avons à choisir sont a priori encadrés et limités par les conditions du maintien de la liberté. Ceci est le socle de l’éthique sartrienne à partir des Cahiers pour une morale et définit les luttes contre l’oppression.

15Ce qui se profile c’est l’invention normative de l’humain, l’impossibilité de décider a priori de ce qu’il faut faire. Dans L’Existentialisme est un humanisme, le choix d’un individu engage l’humanité, car il doit répondre de ce choix devant les autres hommes et se demander sans cesse ce qui se passerait si tous faisaient ce même choix. Ce point est problématique pour deux raisons. Premièrement, Sartre écrit que « nous ne pouvons jamais choisir le mal » (Sartre, EH, p. 31), ce qui est étonnant sous la plume du philosophe de la liberté, qui semble affirmer que l’homme est limité à choisir le bien. Deuxièmement, Sartre écrit qu’on choisit toujours pour l’humanité entière, mais c’est comme s’il disait qu’on doit toujours se demander, avant d’agir, ce que feraient les autres, tout comme la maxime kantienne « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse valoir comme une loi universelle ». On l’a vu, Sartre affirme que le Bien ne précède pas l’action, mais en découle. Le rapport aux valeurs est donc inversé : si l’existence de l’homme précède son essence, alors l’universel ne peut être donné qu’à la fin, l’homme invente l’homme. Ce qui empêche de confondre Sartre avec un relativiste ou un perspectiviste à la manière de Nietzsche.

16Idéal de la réalité humaine, le Bien possède une structure universelle, et nous voudrions que ce que nous jugeons bon et choisissons puisse être choisi aussi par les autres. On doit cependant prendre garde à ce que l’argument en faveur de la structure universelle du Bien ne signifie en aucun cas, comme le soutient Kant, qu’on a affaire à une substantialisation du Bien et une idéalisation de l’universel, ce qui serait une forme de mauvaise foi. Une telle thèse est sans doute aussi inexacte que son opposée, car la réalité humaine est une totalité détotalisée : « La notion de Bien exige la pluralité des consciences et même la pluralité des engagements » (Sartre, CM, p. 575). Cette structure renvoie à l’existence, à la subjectivité agissante – dont les échecs attestent « la fragilité essentielle du Bien » (Sartre, CM, p. 574) – et est invariante lorsqu’elle s’applique à une pluralité de consciences. N’étant pas l’objet d’un accord unanime, présent ou futur, le Bien est « un absolu-relatif, comme nous-mêmes » (Sartre, CM, p. 110), tout en étant présent comme structure d’exigence en tout acte singulier. Déjà dans les Carnets de la drôle de guerre, Sartre écrivait : « Le Bien ne saurait jamais être que le Mal dominé – provisoirement dominé » (2010, p. 239). L’argument sartrien fait apparaître du même coup la détotalisation dont toute action historique est marquée : dans une situation concrète, chaque initiative est une invention risquée, qui se donne aux autres comme proposition et s’expose à leur contestation. L’action présente verra probablement remise en cause sa fin ou le lien qu’elle établit avec la fin. En ce sens, le Mal apparaît comme risque que l’action pour le Bien soit impossible, il est l’obstacle à surmonter. Dans une note de la Critique de la raison dialectique, Sartre montre que l’incertitude de l’action, l’imprévisibilité de ses conséquences et la remise en cause de ses fins rendent impossible l’effectuation du Bien. En conséquence, d’une part, il dénonce les morales des valeurs, car « la Valeur n’est pas l’aliénation de la fin ou de l’objectivité réalisée, c’est celle de la praxis elle-même » (1985, p. 356-357, n.), d’autre part, il affirme que Nietzsche objective « sous une forme morale (et de ce fait universelle) des impulsions subjectives et originales » (Sartre, 2013b, p. 735 ; Reato, 2022, p. 35-49). Dans cette perspective, la « conversion à l’homme » (Sartre, CM, p. 486 et sv) passe par la synthèse du Bien et du Mal. Par une série de tourniquets, la psychanalyse existentielle expose la construction de la personne en passant du Mal au Bien, et dans le cas de Genet du vol à la poésie.

3. De l’assujettissement du méchant à sa libération : formulation d’une morale révolutionnaire

Note de bas de page 2 :

EN, p. 260 : « J’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. »

17Dans le cas du méchant, et singulièrement dans celui de Jean Genet, le circuit de l’ipséité est modifié par l’irruption du jugement des autres. Dans Saint Genet, Sartre montre que le vécu du jugement moral des autres par celui qui est jugé connaît deux moments. D’abord, il y a un assujettissement de l’agent à ce qualificatif. Il ne s’agit pas simplement du regard d’autrui qui fait apparaître un sens nouveau de la situation et qui objectifie l’agent. Le regard d’autrui reste extérieur à l’agent et même s’il fait surgir un sens nouveau, ce sens n’est pas vécu comme tel par l’agent. Il reste son « pour-autrui2 ». Avec le jugement déterminant de « voleur » pour Genet et plus généralement de « méchant », il s’agit pour les autres d’intervenir dans le rapport que l’agent a avec lui-même. On l’a vu, le rapport à soi de l’agent est un circuit qui passe par la situation dans laquelle est engagé l’agent ; en conséquence intervenir sur le rapport à soi de l’agent en le qualifiant de voleur ou de méchant, c’est aussi intervenir sur son rapport à la situation. Concrètement, il s’agit pour les autres de projeter une valeur pour l’agent, plus précisément de devenir auteurs des exigences que l’agent devra suivre. En jugeant que Jean Genet est un voleur, les autres projettent pour lui la valeur qui commande son existence, celle d’être un voleur. Il y a alors aliénation de l’agent au sens où la valeur qu’il poursuit en agissant lui est étrangère. Pourtant c’est bien cette valeur qu’il fait sienne. Il ne s’agit plus pour lui de réaliser le rapport subjectif qui l’unit au monde, selon son projet existentiel, mais de réaliser la valeur que les autres lui ont donnée. Cette substitution devient un assujettissement dans la mesure où l’agent est appelé par une valeur qu’il n’a pas choisie et qu’il doit réaliser. Son individuation n’est plus en devenir. L’agent est au contraire le sujet qui réalise ce qui est attendu et exigé de lui. Il prend sur lui le jugement des autres : s’il est un voleur, c’est que les autres ont reconnu en lui une essence qu’il n’avait pas vécue certes, mais qui serait pourtant la cause de ses actions et qu’il doit faire exister par ses actions, pense-t-il. Son rapport à lui-même est modifié, mais est-il condamné à être méchant ? 

Note de bas de page 3 :

Voir également Jean-Paul Sartre, Les Séquestrés d’Altona [1959], 2005, I, 2, p. 892.

18« Qui perd gagne » (Sartre, SG, p. 4783). Telle est l’expression du « tourniquet » qui consiste pour l’agent à assumer le caractère que les autres lui ont donné. L’agent n’en reste pas à un assujettissement passif, il reprend par lui-même le caractère qui lui est donné, devenant l’auteur de son rapport singulier au monde et, ce faisant, en devient responsable. Quelle différence est-ce que cela fait pour l’agent ? D’un point de vue extérieur, l’agent continue d’agir de la même manière. En revanche, en première personne, il s’agit d’une véritable révolution subjective. L’agent n’a plus à faire comme si l’action était causée par un caractère préexistant, il n’est plus soumis aux exigences des autres, c’est lui qui projette une certaine valeur et certaines fins dans le monde. Il retrouve ainsi une individuation active et subjective, un libre circuit de l’ipséité. Pour autant, il continue à envisager le monde selon ce que les autres ont fait de lui. Il n’y a donc pas une libération complète de l’agent, mais une forme d’« empowerment » que l’on pourrait traduire par « agentivation » ou « autonomisation ». L’agent cherche à retrouver le contrôle sur sa dynamique pratique. C’est ce que l’on peut observer en reprenant l’exemple de Joker : Arthur danse après un meurtre, il est libre. Certes, il continue de faire ce que les autres exigent de lui, mais ce n’est plus au nom de ces exigences, mais au nom de ses propres valeurs, celles qu’il projette et tente de réaliser. Cette assomption de la valeur méchante des actions devient l’ouverture d’un horizon pour et par l’agent. Par-là, il agit en première personne, selon son propre projet existentiel.

Note de bas de page 4 :

Voir EN, p. 521.

19Cette première étape consiste à agir pour être méchant, renversant ainsi l’ordre moral. Cette étape est nécessaire mais n’est pas encore suffisante pour que l’agent soit pleinement libre. Il lui appartiendra de modifier son projet existentiel, ce qui n’a rien d’évident et qui ne repose certainement pas sur la simple volonté de changer, mais constitue plutôt une sorte de « conversion » que nous ne pourrons étudier ici dans les limites de cet article4. Il demeure que l’agent progresse vers la liberté grâce à une meilleure compréhension du vécu de sa conscience.

20C’est finalement plutôt dans la lutte sociale et historique que se joue la libération. À partir d’une compréhension historique de la morale, Sartre explique pourquoi elle est devenue impossible aujourd’hui tout en demeurant nécessaire (Sartre, SG, p. 211-212) et s’intéresse à l’ensemble des normes établies dans la société. Le modèle d’une révolte éthique où l’homme transforme, non seulement lui-même, mais aussi le monde, est donné dans Le Diable et le Bon Dieu, où Gœtz s’abandonne successivement au Bien et au Mal pour enfin se libérer de cette supercherie et se rallier à la révolte populaire : « Les hommes d’aujourd’hui naissent criminels [...]. Sur cette terre et dans ce temps, le Bien et le Mauvais sont inséparables : j’accepte d’être mauvais pour devenir bon » (Sartre, DBD, 1951, p. 498). Il est clair que si la liberté est condamnée à choisir parmi la dyade du Bien et du Mal, l’action est aliénée d’avance. De ce monde manichéiste, Gœtz s’en sort en intégrant la violence dans la lutte pour l’émancipation des opprimés. En ce sens, la conversion est l’acceptation d’une morale comme série de tourniquets : « Le Bien, c’est l’amour, bon : mais le fait est que les hommes ne s’aiment pas ; et qu’est-ce qui les en empêche ? L’inégalité des conditions, la servitude et la misère. Il faut donc les supprimer » (Sartre, DBD, p. 434). Pour briser l’idéologie dans laquelle la morale est claquemurée et dans laquelle la liberté est mystifiée, le révolutionnaire doit briser les normes :

Ce qu’exige la conscience du révolutionnaire, c’est que les privilèges de la classe d’oppression soient injustifiables, c’est que la contingence originelle qu’il trouve en lui-même soit aussi constitutive de l’existence même de ses oppresseurs, c’est enfin que le système de valeurs construit par ses maîtres et qui a pour but de conférer une existence de droit à des avantages de fait puisse être dépassé vers une organisation du monde qui n’existe pas encore et qui exclura, en droit et en fait, tous les privilèges (Sartre, 2003, p. 142-143).

21De ce point de vue, par exemple, la situation coloniale est caractérisée par l’exploitation économique et le racisme, faisant du colonisé un « sous-homme » dépourvu d’accès aux droits prêchés par l’état colonisateur : le Blanc fait du Noir un homme qui porte en soi des limites indépassables, à l’exemple du Juif pour l’antisémite. Or, il est impossible de limiter l’homme, ne fût-ce que pour le commander. D’une part, il s’agit pour l’esclave de refuser l’avenir qui lui vient par le maître et qui le réifie. D’autre part, ce système d’oppression se retourne et devient l’aliénation de l’oppresseur, car « nul ne peut traiter un homme ‘comme un chien’, s’il ne le tient d’abord pour un homme », écrit Sartre dans son « Portrait du colonisé » ([1957], 2011b, p. 55). La définition de la notion de Bien ouvre la porte à la possibilité de justifier le droit de l’opprimé à la violence contre l’entreprise de déshumanisation de l’homme, car le seul chemin pour l’esclave qui refuse la soumission est la révolte en tant que « vraie morale humaine » (Sartre, CM, p. 412). Cette position se manifeste particulièrement dans toute une série de textes qui suit la ligne qui va des Cahiers pour une morale à la Critique de la raison dialectique en passant par les Situations, V. En tant que revendication de ne pas faire sien le Bien du maître, la révolte est Mal, néanmoins elle est l’affirmation d’un monde où l’esclave pose lui-même ses valeurs. Dans un système où la violence est immanente à la légalité, quand l’impossibilité d’être homme est le résultat d’une ordonnance institutionnelle, la contre-violence est légitime afin de récuser le droit de l’oppresseur, proclamer son désir de vivre, détruire l’ordre établi et construire un ordre nouveau. « En cas d’impossibilité, le choix du Bien conduit à renforcer l’impossible, il faut choisir le Mal pour trouver le Bien », écrit Sartre (CM, p. 420), mais la dialectique historique ne va pas sans une « conversion absolue à l’intersubjectivité » (CM, p. 421), qui conjoint le souci éthique et le choix politique, car c’est politiquement que peuvent se rencontrer la relativité de l’homme aux situations et l’absolu de l’humain. Certes, la conversion de tous est impossible, mais il ne faut pas la perdre de vue, d’où le sens d’une économie de la violence. La véritable idée régulatrice est le dynamisme intrinsèque à la notion de liberté. En reprenant la formule de Ponge, « l’homme est l’avenir de l’homme » (par ex. EH, p. 40), Sartre suggère non seulement que l’humain doit être la fin de l’homme mais aussi que l’avenir n’est pas encore fait, « c’est nous qui le ferons, chacun de nos gestes contribue à le dessiner » (2013b, p. 656). Si l’on prend au sérieux cette devise, il en résulte la mise en place d’un programme de libération qui accorde une place centrale à la reconnaissance de la liberté des autres. C’est d’abord en les privant de celle-ci dans les domaines interpersonnel, social et politique que l’on parvient à les priver de la reconnaissance de leur liberté, ce qui rend subjectivement possible le recours à la violence. À partir de là, l’homme peut se juger lui-même et son époque, et réclamer la libération de tous les opprimés — les prolétaires, les Juifs, les Noirs, les femmes, les peuples colonisés, les pays indûment occupés, etc. —, c’est-à-dire réinventer un « universel concret » en assumant le conflit pour faire valoir la liberté comme principe d’une auto-définition infinie de l’homme comme singularité irréductible. On le voit, l’action a pour corrélat un absolu de la finitude en même temps qu’une liaison originale des libertés, le Bien étant l’exigence qu’assume chacune d’entre elles, en tant que facette de la totalité détotalisée qu’est l’humanité. Au fond, puisque chacun est porteur dans sa singularité de la condition humaine, la libération n’est possible que sur le mode d’une responsabilité réciproque, d’un Nous commun et actif, pour rompre le destin ou l’impuissance constitués. Pour le dire avec Sartre dans Situations, IV, « notre liberté aujourd’hui n’est rien d’autre que le libre choix de lutter pour devenir libres » (1980, p. 109-110).

Conclusion

Note de bas de page 5 :

« Pourquoi est-ce que tout le monde en veut à ces types ? Si c’était moi qui crevais sur le trottoir, tu me marcherais dessus. Je passe devant toi chaque jour et tu ne me vois même pas. Les gens se crient les uns sur les autres. Personne n’est poli de nos jours. Personne ne se met à la place des autres » (trad. de l’É).

22À la fin du film éponyme réalisé par Todd Phillips, Joker extériorise sa colère contre un système qui l’empêche de vivre et qui décide de ce qui est moral ou immoral. Il explique avoir tué des hommes méchants, qui sont désormais pleurés par ce système même : «Why is everybody so upset about these guys? If it was me dying on the sidewalk, you’d walk right over me! I pass you every day, and you don’t notice me. [...] Everybody just yells and screams at each other. Nobody’s civil anymore. Nobody thinks what it’s like to be the other guy»5. Si nos analyses sont correctes, on peut en conclure que les pratiques de catégorisation constituent les actes inauguraux des différentes actions méchantes dont la routinisation fabrique le caractère de l’agent méchant. Dans un contexte social hostile, la méchanceté du bon crée une situation d’oppression, et celle-ci ne peut être revendiquée que par les oppresseurs. Ces derniers, en renforçant leur croyance dans la catégorisation qui justifie elle-même leur violence, entérinent ainsi cet ordre du monde et s’engagent à le conserver. La méchanceté d’un individu ou d’un groupe social est donc le produit d’une dévalorisation sociale de plus en plus intense qui commence par la réification, se poursuit par l’aliénation et s’achève dans la violence. Il est rare d’observer l’intégralité de ce processus, mais il apparaît clairement que la personne dite « méchante » ne peut agir librement, sauf par des actes méchants, manifestant par là le sens du monde dont sa liberté est porteuse.