Trois aspects du Méchant chez Goethe Three Aspects of the Villain in Goethe

Géraldine PONSOLLE 

https://doi.org/10.25965/flamme.1116

Confusion, effroi, destruction, asservissement, ces caractéristiques du méchant sont largement développées dans le théâtre de Goethe. Nous distinguons trois aspects du méchant dans trois œuvres théâtrales de Goethe : le méchant animal magique, le méchant manipulateur et le méchant pitoyable. Le Satyros de la farce éponyme, un hybride sauvage, utilise la confusion des sens pour soumettre le peuple à ses désirs libidineux. Dans Faust, Méphistophélès est envoyé par le diable pour conduire Faust à la damnation. Le comte Rostro du Grand Cophte illusionniste, impliqué dans l’affaire du collier de la reine, manipule ses adeptes lors de mises en scènes grandioses. Au-delà des apparences, le poète sait entretenir une riche ambiguïté qui révèle la vision théâtralisée élargie d’un tout morphologique.

Confusion, fright, destruction, subjugation - these characteristics of the villain are widely developed in Goethe’s theatre. Let us distinguish three aspects of the villain in three of Goethe’s theatrical works: the magical animal villain, the manipulative villain and the pitiful villain. The Satyros of the eponymous farce, a wild hybrid, uses the confusion of the senses to subdue the people to his libidinous desires. In Faust, Mephistopheles is sent by the devil to lead Faust to damnation. Count Rostro, the illusionist from the Great Cophta, involved in the affair of the Queen’s necklace, manipulates his followers in grandiose stagings. Beyond appearances, the poet knows how to maintain a rich ambiguity that reveals his broader theatric vision of a morphological whole.

Sommaire
Texte

Introduction

Note de bas de page 1 :

« […] wer bist du denn? Mephistopheles. Ein Teil von jener Kraft, die stets das Böse will und stets das Gute schafft ».

Note de bas de page 2 :

« Ein Widerdämon bist du, das empfind‘ich wohl und fürchte, Gutes wendest du zum Bösen um. »

Faust – Qui donc es-tu ?
Méphistophélès – Une partie de cette force qui toujours veut le mal et toujours crée le bien (Goethe, 1998, 3, p. 47)1.
Hélène – Tu es un démon funeste, je le sens bien, et je crains que tu ne tournes le bien en mal (p. 274)2.

1L’œuvre majeure d’une vie, le Faust du grand poète allemand Johann-Wolfgang von Goethe (1749-1832), a offert à la postérité deux figures mythiques, un savant tourmenté en quête d’absolu, et un représentant du diable chargé de le mener à la damnation. Faust, l’homme de science déçu, frustré et suicidaire, est mis à l’épreuve par un pari entre Dieu et le diable. Méphistophélès a pour mission de détourner et d’abuser le docteur Faust en satisfaisant tous ses désirs. Il est « le diable du nord », le méchant des récits traditionnels germaniques, tentateur, charlatan ; menteur, il habille le « Faust de confusion, d’effroi, de destruction et d’asservissement » (Eckermann, 1998). Il semble être la figure du mal. Est-il pour autant le méchant ? L’iconographie, les adaptations musicales ou cinématographiques sont légion et donnent la part belle, voire un rôle de premier plan à ce méchant tout désigné. Nous verrons cependant que le poète était bien loin d’une vision manichéenne des personnages qu’il créait. Il abolit les limites entre sa vie et son œuvre et n’eut de cesse d’éprouver et de remettre en question les frontières du bien et du mal dans une recherche perpétuelle d’harmonie.

2Dans ses œuvres de jeunesse les plus confidentielles, la farce Satyros oder der vergötterte Waldteufel (1773), Der Groß-Cophta (1790) comme dans Faust I et II composé entre 1774 et 1805, le méchant n’est jamais figé. Il n’est caractérisé par aucune posture immuable. En perpétuelle évolution, il habite un monde de magie et d’illusion, dans lequel l’animal se mêle à l’humain, les apparences aux vérités. Ces motifs narratifs traditionnels ont une fonction symbolique ». Ils sont également les empreintes poétiques des recherches scientifiques de leur auteur. Ils concernent les domaines de la biologie ou de l’optique, sont nourris de ses essais sur l’anatomie comparée, de l’ostéologie d’une part, de sa théorie des couleurs d’autre part, au service d’une morphologie singulière du méchant. Malgré ces variations, les méchants goethéens, peu étudiés et d’autant moins dans ses œuvres les plus confidentielles, présentent de nombreux points communs qui permettent d’éclairer d’un jour nouveau le démonique goethéen (das Dämonische) qui n’est rien moins que diabolique. Le méchant chez Goethe revêt des aspects et des caractéristiques divers. Nous en relèverons trois : l’animal magique, l’habile manipulateur et l’être pitoyable.

1. Le méchant - animal magique

3Chez Goethe, la magie et l’animalité sont souvent étroitement liées. Elles coexistent d’abord dans une notion de dualité que l’on retrouve dans Satyros oder der vergötterte Waldteufel. Cette œuvre, une farce créée pour son cercle d’amis littérateurs de Darmstadt, fut perdue par son auteur, puis retrouvée par le philosophe Friedrich Heinrich Jacobi qui la lui fit parvenir à Weimar. Des retrouvailles nostalgiques pour Goethe, attaché à ce texte de jeunesse et qui organise une lecture, un jeu informel avec quelques membres de sa troupe de théâtre. Présente dans l’édition de référence « Hamburger Ausgabe », elle est traduite par Armand Robin dans la collection de La Pléiade. Aujourd’hui encore, cette pièce sous-estimée est malheureusement peu jouée. L’animalité et la magie s’associent également dans son célèbre Faust, œuvre monument de la littérature allemande, traduite, retraduite, jouée, interprétée, musicalisée, inspirant toutes formes d’art. La dualité de ces deux motifs s’y exprime par le biais de la métamorphose.

● Satyros, le méchant morphologique ou le surnaturel naturel

4La farce carnavalesque Satyros oder der vergötterte Waldteufel est dominée par un méchant hybride. Moitié naturel, moitié surnaturel mais aussi moitié homme, moitié animal, cet être mythologique abuse les femmes et toute une communauté par la magie de son chant, le jeu de sa flûte (la symbolique sexuelle est édifiante et grossière) et son discours envoûtant. Il manipule ainsi tout un peuple au service de sa libido et de son oisiveté. Satyros est un séducteur et c’est par ce biais qu’il aborde les jeunes filles comme le peuple. Ses objectifs libidineux s’opposent à la morale, sa volonté de pouvoir à l’ordre établi. C’est un méchant dans toutes ses qualités sociales et politiques qui semble agir par la magie aux limites de la personnalité.

Note de bas de page 3 :

«So singen Himmelsgötter nur».

Note de bas de page 4 :

Ibid., p. 191: «Mein Herz, ach! Lechzt nach dem Gesang

Note de bas de page 5 :

Ibid., p. 192: «Dein Leben, Herz, für wen erglüht’s ?»

Note de bas de page 6 :

Ibid., p. 192: «Mir will das Herz in meiner Brust vergehn.»

5La magie opère par le chant. Lorsqu’en se rendant à la fontaine, Arsinoé et Psyché entendent cette musique, l’une est effrayée, l’autre attirée. Psyché est persuadée qu’il est d’essence divine car « seuls les dieux célestes chantent ainsi » (Goethe, 1998, 4, p. 191)3 ». Déjà son « cœur […] a soif de ce chant »4 et développe une sensorialité au-delà de son hôte et de sa volonté. Les paroles du chant du diable des bois semblent répondre aux mots de Psyché comme s’il lisait dans ses pensées : « Ta vie, mon cœur, pour qui se consume-t-elle ? »5, l’écho se poursuit : « mon cœur fond dans ma poitrine6 » répond Psyché. Entre combustion et changement de phase, de l’état solide à l’état liquide, c’est une transformation alchimique, une réaction chimique surnaturelle que subit le cœur de Psyché. La magie opère également à travers la flûte dont joue le satyre. Elle résonne (schallt), précède les paroles du faune. Goethe utilise l’association traditionnelle du méchant diabolique et de la musique, rencontrée au Moyen Âge et à la Renaissance, dans les mystères religieux comme dans les feuilles volantes du XVIe siècle. Dans la farce « antinuptiale » de Goethe (Denton, 1967, p. 434-461), l’envoûtement musical conduit Psyché à céder aux avances de Satyros.

Note de bas de page 7 :

Ibid. p. 194. «Wer mag der mächtig Redner sein?»

Note de bas de page 8 :

Ibid., p. 195: «Entäußert bis auf die Haut.»

6La rapidité et la puissance de l’influence de Satyros sur Psyché, comme plus tard sur le peuple, laissent supposer un pouvoir magique exercé par l’intermédiaire de l’ouïe. Puis le peuple découvrant le nouveau venu qui s’entretient avec Hermès, maître spirituel de la cité, croit immédiatement à ses menaces et adhère à ses préceptes grâce à des qualités de « puissant orateur » dont les « paroles [le] pénètrent jusqu’aux moelles »7. Par la parole, il s’attaque aux corps, au corps du peuple qu’il attire autour de lui lors d’un véritable réquisitoire. Il le somme de « se [dépouiller] jusqu’à la peau »8 puis décrit une danse et un chant associés au corps délictueux : « le sein de l’épouse née avec eux » (Gabaude, 2012, p. 119-149), corps incestueux. Chez Bartholomeus Krüger (1540-1597), le diable utilise la danse et le chant pour entraîner ses victimes vers la perdition : « Je veux sauter autour d’eux, puis nous devrons jouer et chanter. Alors, pour les accompagner jusqu’à la tombe, je veux préparer le lit sur lequel tous mourront » (Gabaude, ibid.). Satyros fait de même. C’est une emprise diabolique sur les corps que le méchant de la farce met en place pour ferrer le peuple. Il énumère ses cibles : la peau puis le poids, les pieds, la jouissance, la maladie. Il amplifie son emprise sur les corps en se faisant prescripteur de « châtaignes crues ». Tous le suivent malgré le ridicule et les indigestions. Cette manipulation digestive par le biais de l’alimentation se rapproche de la relation traditionnellement établie entre les diables prescripteurs et les problèmes digestifs, motifs des fictions démonologiques médiévales qui composent la mythologie germanique chère au Sturm und Drang. Avec l’anecdote humoristique des châtaignes crues, l’auteur s’inscrit dans cette tradition.

Note de bas de page 9 :

Ibid., p. 191 : «Es kömmt vom Brunn oder aus’m Wald».

Note de bas de page 10 :

Ibid., p. 191 : «Wie lose Buhlen ohne Zahl.»

Note de bas de page 11 :

Ibid., p. 192 : «Welch göttlich hohes Angesicht!»

Note de bas de page 12 :

Ibid., p. 192 : «Sollt er wohl gar vom Himmel kommen?»

7Goethe met aussi l’accent sur le corps du méchant. L’ermite qui le recueille prend ses cris pour ceux d’un animal souffrant. Satyros semble faire partie de la nature, sa musique venir « de la fontaine ou de la forêt »9 (Goethe, 1998, 3, p.191) et lui être adressée. Ses mots sont intériorisés dans une relation privilégiée avec les éléments. Le vent accompagne sa musique comme « un essaim de friponnes amantes »10. Cette comparaison précède de deux vers à peine l’entrée en scène des jeunes villageoises, imposant ainsi un rapprochement sémantique qui les animalise. Arsinoé la rationnelle, Psyché la sensible composent ensemble une vision duelle du corps, une vision multiple d’un même corps. Alors qu’Arsinoé remarque son aspect animal, Psyché trouve au chanteur un « visage divinement noble »11. Le personnage ainsi divinisé la frappe par la « puissance dans son regard brûlant » – un indice diabolique auquel elle reste aveugle, alors que son amie le nomme Wunder, « miracle », avec méfiance. Dans cet état de fascination, l’influençable « fillette » (Mädlein) Psyché va jusqu’à supposer qu’il serait « descendu du ciel même12 » (Robanus, 2016, p. 23-30) : la divinisation est avouée, Satyros n’a plus qu’à récolter le fruit de sa magie. Après un chant érotique tout en métaphores naturelles et le départ d’Arsinoé la pragmatique, les paroles de Satyros se montrent plus directes, s’attachant au corps et ses sensations : le visage, les bras, la chaleur, la douleur, le frisson. Le méchant de la farce goethéenne opère, par les énumérations d’éléments du corps, une décomposition morphologique de ses proies. L’Urtier (l’animal archétypal), axe des études scientifiques de Goethe sur l’ostéologie et l’anatomie, semble se concrétiser à travers ce personnage théâtral. Ce n’est qu’en 1790 dans une lettre de Goethe à son ami Schiller que Goethe créera le terme « Morphologie » (Schmitt, 2004, p. 700). C’est une nouvelle vision scientifique du vivant qu’il oppose aux habitudes scientifiques de son temps :

Lorsque les objets naturels, et surtout les êtres vivants, nous apparaissent de façon telle que nous souhaitons comprendre leur nature et leur activité dans l’ensemble, nous croyons parvenir au mieux à cette connaissance en les dissociant de leurs parties […] (Goethe, 1941).

8Cette unique dissociation des parties du tout est pour lui une erreur. Satyros pourrait être de ces sorciers qui dissocient les membres et les organes du vivant pour mieux le dévoiler et le maîtriser à son avantage. Il semble arriver à ses fins avec Psyché comme avec le peuple : tous se dénudent, se livrent à son bon vouloir. Mais cela ne dure pas.

Note de bas de page 13 :

Ibid., p. 192 : «Dein Adelauge, was ersieht’s?»

Note de bas de page 14 :

Ibid., p. 192 : «Siehst denn seine langen Ohren nicht?»

9L’animalité du méchant goethéen Satyros se traduit, au-delà de son nom et de l’environnement naturel dont il provient, par des particularités physiques et alimentaires. Dès la première scène, une forme animale est présupposée. Les qualités perceptives d’Arsinoé lui permettent d’interpréter au moyen du naturel plutôt que du surnaturel. Un naturel dont la suite logique est l’animalité. Lorsqu’il va enfin apparaître à Arsinoé et Psyché, Satyros animalise à son tour celle à qui il destine son chant : « Ton œil d’aigle, qu’aperçoit-il ? »13 comme s’il eût reconnu en Psyché une nature voire une morphologie animale. Arsinoé tente alors d’ouvrir les yeux d’une Psyché déjà conquise sur le physique sauvage du musicien : « Tu ne vois donc pas ses longues oreilles ?14 », alerte-t-elle sans succès.

Note de bas de page 15 :

Ibid., p. 194 : «Siehst an mein ungekämmtes Haar, meine nackte Schultern, Brust und Lenden, meine lange Nägel an den Händen.»

Note de bas de page 16 :

Ibid., p. 194 : «Ich wollt […] in dem Wald mit den Wölfen heulen.»

Note de bas de page 17 :

Ibid., p. 195 : «Der Baum wird zum Zelte, zum Teppich das Gras.»

Note de bas de page 18 :

Ibid., p. 199 : «Ihro borstge Majestät.»

10Satyros fait de sa proximité avec la nature une fierté. Il assume ainsi devant Hermès, le prêtre du village venu à sa rencontre, son aspect sauvage et négligé : « Tu regardes mes cheveux non peignés, mes épaules, ma poitrine et mes hanches nues, les longs ongles de mes doigts […] »15 se décrit-il lui-même. On retrouve ici le motif de la partition morphologique du corps. Cette dissociation des parties dévoile une nature sauvage parcellaire pour cacher un surnaturel diabolique, un tout. Puis il jure d’aller « hurler avec les loups »16, s’inclut parmi les bêtes sauvages au point de prétendre vivre comme elles et veut d’une grotte faire sa maison : « l’arbre devient tente, l’herbe un tapis »17. Plus tard, lorsqu’il a pris ses aises au village et plus précisément dans la demeure du prêtre, Eudora, la femme d’Hermès le nomme « Sa Majesté velue »18. La pilosité et la nudité sont bien les garants d’une fière animalité mais également objets de railleries. Ce sont deux caractéristiques importantes des personnages sataniques dans les récits démonologiques du Moyen Âge dont s’inspire Goethe (Gabaude, 2012).

11Satyros prône la nudité, garantie d’une proximité vraie avec la nature et de la fin de la servilité. Une communion de pensée entre les écrits poétiques et les études scientifiques de Goethe, relativise toute conception caricaturale du mal et du bien, du bon et du méchant. La nudité de Satyros, son dévoilement et l’endoctrinement du peuple révèlent une animalité magique profitant de l’illusion du retour à la nature, à la manière de Rousseau.

Note de bas de page 19 :

Ibid., p. 190 : «Pfui! Wa sist das ein ä Geschmack und magrer als ein Bettelsack.»

Note de bas de page 20 :

Ibid. : «Rohe Kastanien! Unser die Welt!»

Note de bas de page 21 :

Ibid. : «Sackerment! ich habe schon von der neuen Religion eine verfluchte Indigestion!»

Note de bas de page 22 :

Ibid. : «In meiner Höhl, da lebt man doch; hat Wein im wohlgeschnitzten Krug und fette Milch und Käs genug»

12Le régime alimentaire du diable des bois n’est pas en reste. Il semble confirmer son caractère bestial : l’ermite qui l’accueille lui offre du pain et du lait, il réagit alors vivement : « Fi donc ! quel sale goût ! C’est plus maigre que besace de mendiant »19, et le compare au lait gras des chèvres sauvages dont il se délecte. Il rejette tout aliment cuit : lorsque lui est proposée de la soupe de légumes, il la refuse et la nomme avec mépris « das warm Geschlapp » (traduit par H. Lichtenberger « Cette ratatouille chaude » mais qui fait référence à « Sclappen » : « pantoufle » comme s’il s’agissait d’un vulgaire jus de chaussette). C’est ce régime qu’il érige en modèle pour le peuple, lorsqu’il prône la consommation de châtaignes crues. Les suiveurs lui répondent « des châtaignes crues ! Le monde est à nous ! »20 même si, à l’exemple d’Hermès, le prêtre de lu village, « [cela leur] vaut une damnée indigestion »21. Satyros déclare plusieurs fois consommer du vin, « dans [une] cruche bien sculptée »22 par des mains toutes humaines, ainsi que du fromage. Ces produits transformés issus des activités humaines, probablement volés dans quelque ferme, donnent de lui l’image d’un profiteur vivant de larcins agricoles.

13Satyros est-il même un satyre ? Goethe laisse le lecteur et avant tout les acteurs et metteurs en scène dans le doute quant à sa nature véritable. Les observations physiques incomplètes et les descriptions réduites au sein d’une écriture destinée à la mise en scène et au théâtre ne font référence à aucun caractère animal. Ce pourrait bien être cet homme sauvage issu des bacchanales qui inspire à l’auteur le sous-titre de « farce carnavalesque ». L’image de Satyros reste floue, de morphologie vague, caractérisée, elle aussi, par des éléments dissociés, cette dissociation ne permettant pas de se représenter avec certitude ce que peut être la réalité physique de cet être dans l’action. Dans la suite de sa définition de la morphologie, Goethe précise : « […] mais, constamment poursuivis, ces efforts de dissociation ont aussi bien des inconvénients. Le vivant est bien décomposé en ses éléments, mais à partir de ceux-ci, on ne peut le reconstituer et lui rendre la vie » (Goethe, 1941). C’est ce qu’illustre la confusion dans laquelle nous laisse le poète. Dans le cadre d’une œuvre théâtrale, cette vie rendue au vivant investit une scène sous le regard d’un public. Aucune représentation n’est rapportée ni par le poète, ni par ses contemporains ; une lecture aura lieu à Weimar lorsque le manuscrit perdu lui sera restitué par son ami Jacobi. Le traitement du personnage témoigne cependant que, chez Goethe, en l’absence de didascalies suffisamment descriptives, c’est l’acteur qui choisit le niveau de réalité dans lequel se mouvra le personnage, dans lequel il tentera la réanimation expérimentale de l’être Satyros. Sa capacité de séduction pourrait être le fruit d’une grande habileté. La magie n’est jamais attestée par un témoin clairvoyant, seuls les personnages qui se font manipuler interprètent les actes du nouveau venu comme des manifestations surnaturelles. Loin de soutenir le contraire, les autres restent silencieux à ce sujet, laissant persister l’ambiguïté. C’est aux lecteurs d’interpréter à leur convenance ou aux acteurs de laisser entendre, par leur jeu au sein d’une mise en scène engagée, le choix d’une magie vraie ou fictive. Ce flou dans lequel nous laisse Goethe a donc la double fonction d’introduire une confusion chez le lecteur mais aussi d’ouvrir des possibilités d’interprétation théâtrales variées et c’est cette ouverture qui constitue chez Goethe une modernité remarquable. L’animalité ambiguë, ainsi servie, s’associe d’une manière ou d’une autre à l’irrationnel ; soit parce qu’elle est mystérieuse, soit parce qu’elle est incongrue aux yeux du peuple ainsi berné. C’est justement cette éventuelle ambiguïté (Stern, 1977) qui entretient le mystère morphologique du diable des bois. Ne serait-elle pas la partie émergée de la complétude du vivant que Goethe tente d’embrasser ?

14L’intrigue est captivante, le mystère est la clef du passage vers les mondes magiques. Goethe jeune maîtrise, déjà, les ressorts du suspens et l’efficacité du mystère sur le public. Et crée un proto-Méphisto (Ur-Mephisto) en cours de métamorphose dont les attributs magiques ne sont qu’impressions.

● Méphistophélès, le méchant métamorphe

Note de bas de page 23 :

Ibid., p. 42: «Siehst du den schwarzen Hund durch Saat und Stoppel streifen? […] Mir scheint es, daß er magisch leise Schlingen zu künft’gem Band um unsre Füße zieht.»

15C’est Goethe lui-même qui opère le rapprochement entre Satyros et Méphistophélès. Aucune ambiguïté dans le Faust I, Méphistophélès est un méchant tout ce qu’il y a de plus magique, d’origine indiscutablement animale. Loin des ressorts de la farce, les motifs d’animalité et de magie apparaissent dans une chronologie morphologique, incluant l’animal, la métamorphose puis la forme humaine, caractéristique de la pensée scientifique de Goethe. L’étape animale est la première de cette chronologie : c’est d’abord sous la forme d’un chien, d’un barbet noir que Méphistophélès apparaît pour la première fois à Faust. Un soir, lors d’une promenade avec Wagner, son famulus, le savant désabusé remarque l’animal : « Vois-tu ce chien noir, qui rôde à travers blés et chaumes ? […] Il me semble qu’il tend autour de nos pieds de subtils lacets magiques pour nous lier tantôt.23 »

Note de bas de page 24 :

Ibid. : «Bemerkst du, wie in weitem Schneckenkreise.»

Note de bas de page 25 :

Ibid. : «Und ir‘ich nicht, so zieht ein Feuerstrudel auf seinen Pfaden hinterdrein.»

Note de bas de page 26 :

Ibid., p. 48-49 : «Der Drudenfuß auf Eurer Schwelle» Faust. «Das Pentagramma macht die Pein?»

16La nature hors de la ville domine le paysage, une nature cultivée et mouvante. Nous imaginons les cultures frémir dans un sillon irrégulier tracé par le passage de l’animal. La magie apparaît subrepticement, au même moment que l’animalité. Le barbet semble animé d’une intention, celle de piéger. Contrairement au naïf Wagner, Faust ressent le lien maléfique entre lui et l’animal qui le suit encore lorsque Wagner le quitte. Le famulus n’est donc pas concerné. Ici pas d’intervention musicale ni sonore aux premiers instants de la rencontre, c’est le sens de la vue qui est sollicité. « Observes-tu comment, en une large spirale, il galope autour de nous, en se rapprochant sans cesse ? »24 En une évocation géométrique, c’est la trajectoire de l’animal dans la nature et la pénombre qui tisse ce lien. Cette trajectoire possède à sa vue un caractère clairement diabolique puisqu’il la perçoit enflammée25. Malgré ses doutes, son incertitude, seul Faust, savant alchimiste, a les connaissances nécessaires pour reconnaître une telle apparition magique alors que son famulus ne perçoit rien d’autre qu’un chien et s’arrête aux apparences. La dualité des perceptions est au centre de cette promenade crépusculaire et nous rappelle celle de Psyché et Arsinoé dans Satyros. Elle entretient une ambigüité toute goethéenne qui concerne là aussi à la fois la nature du méchant et la perception des témoins. Arrivé à son cabinet de travail, Faust observe le chien flairant sur le seuil le pentagramme, le « pied de sorcière »26 – censé protéger l’endroit des esprits négatifs dont il devint le symbole dans l’imaginaire surnaturel. La magie domine donc le lieu dans lequel l’homme et l’animal entrent. La bête s’installe près du foyer. Goethe opère ainsi un rapprochement entre le feu de la nature magique et le feu domestique du cabinet de travail. Le sans-gêne de l’animal nous rappelle celui de Satyros s’installant dans la cité. La magie reste à ce stade subjective, interprétative comme dans la farce carnavalesque de 1773.

17Contrairement au faune chez qui l’animalité coexiste en permanence avec l’humain, l’animal du drame opère une impressionnante métamorphose. Lors de cette seconde phase de la chronologie de Méphistophélès, le lecteur entre de manière inédite dans une magie spectaculaire. La métamorphose est bruyante, progressive, rythmée par les exclamations et les incantations de Faust. Elle provoque tout d’abord la confusion chez le docteur, il s’exclame. Le lecteur ne sait pas encore de quoi il retourne :

Note de bas de page 27 :

Ibid., p. 44-46: «Aber was muss ich sehen! Kann das natürlich geschehen? Ist es Schatten? Ist’s Wirklichkeit? Wie wird mein Pudel lang und breit! Er hebt sich mit Gewalt, das ist nicht eines Hundes Gestalt! Welch ein Gespenst bracht‘ ich ins Haus! Schon sieht er wie ein Nilpferd aus, mit feurigen Augen, schrecklichem Gebiss. O! du bist mir Gewiss! Für solche halbe Höllenbrut ist Salomonis Schlüssel gut. […] Bist du Geselle ein Flüchtling der Hölle? So sieh dies Zeichen, dem sie sich beugen, die schwarzen Scharen! Schon schwillt es auf mit borstigen Haaren. Verworfnes Wesen! Kannst du ihn lesen? Den nie Etsproßnen, freventlich Durchstochnen? Hinter den Ofen gebannt, schwillt es wie ein Elefant, den ganzen Raum füllt es an, es will zum Nebel zerfließen. Steige nicht zur Decke hinan! Lege dich zu des Meisters Füßen! Du siehst, dass ich nicht vergebens drohe. Ich versenge dich mit heiliger Lohe! Erwarte nicht das dreimal glühende Licht! Erwarte nicht die stärkste von meinen Künsten!»

Mais que vois-je ! Cela peut-il se faire naturellement ? Est-ce une apparence ? Est-ce une réalité ? Comme mon barbet grandit et grossit ! Il se dresse puissamment ; ce n’est point la forme d’un chien ! Quel fantôme ai-je ramené à la maison ! Déjà il a l’aspect d’un hippopotame, Avec des yeux flamboyants, une denture formidable. Ah ! je te tiens pour sûr ! Pour cette engeance semi-infernale est bonne la clé de Salomon. […] Tu vas m’entendre faire de plus puissantes conjurations. Es-tu, camarade, un échappé de l’enfer ? Regarde alors ce signe devant qui s’inclinent les noires phalanges ! Voilà qu’il se gonfle, le poil hérissé. Être réprouvé ! Peux-tu le déchiffrer ? Lui l’Incréé, l’Inexprimable, répandu dans tous les ciels, criminellement transpercé ? Fasciné derrière le poêle, il s’enfle, tel un éléphant, remplit l’espace entier, cherche à s’évanouir en brouillard. Ne t’élève pas vers le plafond ! Couche-toi aux pieds du Maître ! Tu vois que je ne menace pas en vain. Je te roussis avec le feu sacré ! N’attends pas la flamme trois fois ardente ! N’attends pas le plus puissant de mes artifices27 !

Note de bas de page 28 :

Ibid., p. 46: «Mephistopheles tritt, indem der Nebel fällt, gekleidet wie ein fahrender Scholastikus, hinter dem Ofen hervor.»

18Faust s’exclame et se questionne comme le font Psyché et Arsinoé dans Satyros puis, s’attachant à décrire ce qu’il observe, il rapporte comment s’additionnent les formes animales, du barbet à l’éléphant en passant par l’hippopotame, associées aux manifestations diaboliques : « des yeux flamboyants », « une denture formidable ». Cela donne à l’ensemble une impression de monstruosité, c’est l’étape magique. L’animalité alterne avec des évocations directes d’une sorcellerie traditionnelle comme « la clé de Salomon », le légendaire grimoire de magie du roi sorcier Salomon, un signe intimidant, les « trois phalanges » chiromanciennes ou « la flamme trois fois ardente » de la cabale. Cette animalité est dominée par la magie. Il ne s’agit plus d’un être d’apparence hybride comme pour Satyros, à la fois homme et animal, immobile dans son état intermédiaire et dont la magie reste aussi ambiguë que son apparence. Il s’agit dans Faust du processus de croisement morphologique entre divers animaux aboutissant par magie à un être d’apparence humaine sans aucune ambiguïté, costumé, socialement identifiable même si c’est de façon trompeuse. Il est en effet vêtu comme un étudiant pour se présenter à Faust. Cette apparence humaine représente l’accession d’un être diabolique à une forme terrestre identifiable, celle d’un interlocuteur. Son habit le place socialement en-dessous de Faust : le bachelier, l’élève comme Faust en côtoie chaque jour. « Méphistophélès sort de derrière le poêle, vêtu comme un étudiant voyageur »28 et de fait il en est un, un esprit voyageur qui refuse de donner son nom mais ne cache nullement sa nature :

Note de bas de page 29 :

Ibid., p. 47: «Ich bin der Geist, der stets verneint! Und das mit Recht; denn alles, was entsteht, ist wert, dass es zugrunde geht; drum besser wär’s, dass nichts entstünde. So ist denn alles, was ihr Sünde, Zerstörung, kurz das Böse nennt, mein eigentliches Element.»

[…] Je suis l’Esprit qui toujours nie ! Et ce, à bon droit ; car tout ce qui prend naissance mérite d’être détruit ; mieux vaudrait, dès lors, que rien ne naquît. Ainsi donc tout ce que vous nommez péché, destruction, bref le Mal, est mon élément propre29.

19Méphisto, l’envoyé du diable, apparu en animal, métamorphosé par magie, assume et justifie sa nature, une nature négative, destructrice et cynique. Un vrai méchant traditionnel chrétien sans aucun doute.

Note de bas de page 30 :

Ibid.

20Dans la suite de la chronologie du méchant Méphisto, sa forme humaine ne cesse d’être questionnée par une animalité sous-jacente. Dans le Second Faust, l’animalité du diable du nord est décrite lors de la nuit du Walpurgis classique lorsque le sphinx se moque : « nos pattes sont saines ; tandis qu’avec ton pied de cheval rabougri…30 »

Note de bas de page 31 :

Ibid., p. 18 : «Zieh diesen Geist von seinem Urquell ab, uns führ‘ ihn, kannst du ihn erfassen, auf deinem Wege mit herab.»

Note de bas de page 32 :

Ibid. : «Mir geht es wie die Katze mit der Maus.»

21Les deux personnages Satyros et Méphistophélès sont tous les deux des êtres surnaturels investis de puissants pouvoirs. Leur animalité témoigne de leur origine naturelle. Ils sont issus d’une nature magique qui laisse cohabiter animalité et humanité. Pour Satyros cette cohabitation a lieu au sein d’une hybridité mythologique ambigüe où la magie peut être mise en question. Pour Méphistophélès l’animalité évolue jusqu’à la forme humaine selon une chronologie surnaturelle. L’intensité magique augmente de manière exponentielle : d’abord sous forme de traces lors du parcours enflammé du barbet dans la nature jusqu’au laboratoire de Faust, puis lors de la métamorphose près du poêle. Dans un troisième temps, sa forme humaine fait société, se pose en interlocuteur de Faust au sein de la société des hommes dans un statu quo anthropomorphe. Méphistophélès qui doit, auprès du savant Faust, remplir le rôle que lui a donné le diable : « briser en [Faust] l’aspiration à l’infini », « l’entraîner […] vers l’abîme »31, devient alors un manipulateur parmi les hommes, pour lequel subsistent quelques traces d’animalité. « Il en va de moi comme du chat avec la souris »32, déclare-t-il au seigneur lors de leur pari. Pour atteindre son objectif funeste, il utilise ses pouvoirs surnaturels, des stratégies savamment orchestrées et d’habiles paroles.

2. Le méchant manipulateur

22Comme nous le démontre Méphistophélès, le diable maître manipulateur, la magie naturelle et la manipulation rhétorique peuvent se côtoyer. Chez Satyros, comme nous l’avons vu, elles peuvent aussi se contredire, entretenir une ambiguïté, être le socle d’une ambivalence dans un environnement surnaturel. Mais le plus magistral charlatan de l’œuvre de Goethe pourrait être le très humain comte Rostro. Son terrain de jeu est la cour, sa magie est son habileté, sa nature le panache. Cette comédie inspirée par la Révolution française et avant cela, par l’affaire dite du « Collier de la reine » dont le procès s’est terminé en 1786, tourne autour d’un personnage inspiré de Cagliostro auquel Goethe s’intéresse depuis 1781. La pièce fut jouée sans succès en 1791. Elle est encore aujourd’hui critiquée, méprisée, très peu représentée. Le décalage entre le fond grave et la forme légère en choque certains, en déroute d’autres. Peut-être préfèrerons-nous y voir l’expression de l’ambivalence goethéenne que l’étude des caractéristiques du méchant peut éclairer. Peut-être pourrons-nous aussi apprécier d’être déroutés par ce personnage puissant, négatif, manipulateur et prestidigitateur tout comme par le beau parleur bestial Satyros.

● Satyros, le beau parleur libidineux

Note de bas de page 33 :

Ibid., p. 199 : «Mein Mann ward Knecht in seiner eignen Wohnung.»

Note de bas de page 34 :

Ibid., p. 192 : «Woher ich komm, kann ich nicht sagen, wohin ich geh, müßt ihr nicht fragen.»

Note de bas de page 35 :

Ibid., p. 193 : «Hör, das wär meines Vaters Mann.»

Note de bas de page 36 :

Ibid., p. 192 : «O Mädchen hold, der Erde Zier! […] Gebenedeit sind mir die Stunden, da ich dich, liebes Paar! Gefunden.»

Note de bas de page 37 :

Ibid., p 194 : «Ich wollt sonst schnell von hinnen eilen und in dem Wald mit den Wölfen heulen, wenn ihr euer unselig Geschick wolltet wähnen für Gut und Glück, eure Kleider, die euch beschimpfen, mie als Vorzug entgegenrümpfen.»

Note de bas de page 38 :

Ibid. : «Gewohnheitposse nur, fernt euch von Wahrheit und Natur, drin doch alleine Seligkeit besteht, und Lebens-Liebens-Freud.»

23La farce carnavalesque de 1773 présente la vision goethéenne d’une secte au sein de laquelle l’emprise très puissante d’un inconnu s’abat sur une petite société. Cette pièce légère est née de la volonté du jeune Goethe de décrire les intrigants dont son ami journaliste et traducteur Johann-Heinrich Merck repérait les manipulations lorsqu’ils fréquentaient ensemble la famille de La Roche et sa bonne société. Il s’agissait des « gens qui, sans talents bien nets, arrivent, avec une certaine adresse, à acquérir une influence personnelle » (Goethe, 1941). Après l’installation de Satyros chez elle, Eudora raconte comment son « époux est esclave dans sa propre maison » (Goethe, 1998)33. On retrouve bien dans la description de ce comportement social les caractéristiques des vagabonds « qui, de leur propre autorité, couraient à droite et à gauche » (Goethe, 1941) comme Satyros se décrit lui-même – « D’où je viens, je ne puis le dire ; où je vais, ne le demandez pas »34 – et des manipulateurs qui « jetaient l’ancre dans chaque ville et cherchaient à acquérir de l’influence au moins dans quelques familles » (Goethe, 1941). C’est bien ce que l’on retrouve dans sa farce. Arsinoé, pourtant plus méfiante que Psyché se figure que « ce serait l’homme qu’il faut à [son] père35 » qui amène finalement le peuple à sa suite. Satyros, le vagabond de la nature est adroit et influence aisément le peuple en s’installant dans la cité. Il est un habile manipulateur qui sait trouver les mots pour convaincre son auditoire. Son discours a un contenu à la fois lyrique et spirituel qui fonctionne parfaitement devant les jeunes filles – « O jeunes filles charmantes, parures de la terre ! […] Bénies soient les heures où je vous ai trouvées, couple charmant »36 – comme devant un public servile : « Je m’en irais bien vite d’ici, dans les bois, hurler avec les loups, si de votre malheureux destin vous vous trouviez satisfaits et heureux, si en raison des vêtements qui vous déshonorent vous vous avisiez de me regarder de haut »37. Il développe, explique au peuple comment les vêtements sont une « habitude ridicule qui vous éloigne de la vérité et de la nature, seules sources du bonheur, de la joie de vivre et d’aimer »38, et c’est sur ces paroles enjôleuses et ces préceptes rousseauistes qu’il prend ses aises au sein de la communauté qui doit satisfaire tous ses désirs. Pour Goethe, dans ce genre de manipulation, « celui qui passe a souvent éprouvé à son avantage, celui qui reste à son préjudice » (Goethe, 1941) et de fait, une fois démasqué, Satyros repart, libre de duper d’autres familles crédules. Le public peut, comme le peuple de cette farce, être impressionné par un être profondément négatif, un méchant manipulateur et libidineux. Satyros pourrait être un Cagliostro sauvage à la manière du charlatan italien Joseph Balsamo qui fait parler de lui en Europe entre 1758 et 1789.

● Le Grand-Cophte, manipulateur prestidigitateur

24En 1791 Goethe fait de Cagliostro le héros de son drame Le Grand-Cophte. Il s’inspire du prestidigitateur italien légendaire, personnage historique, de son vrai nom Joseph Balsamo, qui fut impliqué dans l’affaire du collier de la reine. Cette escroquerie survenue à la cour de France en 1785 contribua à décrédibiliser la monarchie française. C’est de cette affaire retentissante dont il est question dans Le Grand-Cophte. Le comte Rostro y manipule une troupe de crédules courtisans en usant d’une magie factice plus proche de la mise en scène et du jeu d’acteur que d’un quelconque don surnaturel. Le personnage révèle lui-même sa manipulation par des répliques en aparté. Au troisième acte, scène VII, ce dernier s’adresse en aparté aux lecteurs, au public, dévoilant ses manœuvres :

Note de bas de page 39 :

«So wäre denn auch dieser nach seiner Art zur Ordnung gewiesen. Man muß die Angeln, die Netze nach Proportion der Fische einrichten, die man zu fangen gedenkt, und wenn es ein Wallfisch ist, wirft man mit Harpunen nach ihm. Den Mäusen stellt man Fallen, Füchsen legt man Eisen, Wölfen gräbt man Gruben, und die Löwen verscheucht man mit Fackeln. Diesen jungen Löwen habe ich auch mit einer Fackel zur Ruhe gebracht, und ich darf den Meisterstreich wagen, der mein Ansehen bey Allen befestigen muß.»

En voilà encore un remis à sa place, et traité comme il fallait ! Il faut proportionner les hameçons et les filets aux poissons que l’on propose de prendre, et, quand c’est une baleine, on l’attrape avec des harpons. On tend des trébuchets pour les souris, des pièges en fer pour les renards ; on creuse des fosses pour les loups, et l’on écarte les lions avec des flambeaux. Ce lionceau, lui aussi, je l’ai maté avec un flambeau, et je peux risquer le coup de maître qui va consolider mon crédit dans l’esprit de tous (Goethe, 1828, p. 189)39.

25Il piège donc ses disciples à la manière des chasseurs et des pêcheurs. On constate une nouvelle fois une animalisation mais elle ne concerne plus le manipulateur mais les crédules manipulés. La stratégie du Grand-Cophte s’adapte aux personnes qu’il a l’intention de tromper. Les métaphores utilisées les montrent sans compassion sous un jour peu flatteur. Du menu fretin au gros poisson, ils sont tous ridiculisés.

Note de bas de page 40 :

Ibid., p. 195 : «Ja, ihr seht den Mann vor euch, der so alt als die ägyptischen Priester, so erhaben als die indischen Weisen.»

Note de bas de page 41 :

Ibid., p. 188 : «die erhabenen, großen, uneigennützigen Meister.»

Note de bas de page 42 :

Ibid., p. 128 : «Affaraton! Pantaffaraton! Dienstbare Geister bleibt an der Thüre […] Uriel, du zu meiner Rechten, Ithuriel, du zu meiner Linken, tretet herein.»

Note de bas de page 43 :

Ibid. : «Uriel ! (Pause, als wenn er Antwort vernähme) […] (als wenn er vertraulich zu den Geistern spräche)

Note de bas de page 44 :

Ibid., p. 131 : «Der vernünfte Kerl! Er ist ein Fantast, ein Lügner, ein Betrieger; ich weiss es, ich bin’s überzeugt; und doch imponiert er mir!»

26Il fait croire à ses adeptes qu’il voyage par la pensée, il prétend être l’égal des « prêtres égyptiens », des « sages indiens »40 membres de sociétés secrètes œuvrant pour le bien de tous, un de ces « maîtres sublimes, grands, désintéressés »41 pourvus d’un regard universel, dépositaires de pouvoirs immenses, d’une puissance fantastique. Il se veut immortel, proche des esprits qu’il commande : « Assaraton ! Pantassaraton ! esprits soumis à mon empire, demeurez à la porte […] Uriel, à ma droite : Ithuriel, à ma gauche : entrez !42 » Ses prétentions sont proches de celles de Satyros lorsqu’il expose ses pouvoirs et ses connaissances. Mais il s’agit là de scènes de magie assurément fictive. Contrairement à sa farce de jeunesse, Goethe ne laisse aucune ambiguïté planer sur la nature des actions du comte Rostro, grâce à des didascalies plus nombreuses et précises comme « Uriel !... (Une pause, comme s’il entendait la réponse.) […] (Faisant semblant de parler confidentiellement aux esprits) »43. Les apartés de la marquise, autre escroc de l’action, autant outrée qu’admirative de son audace, sont sans équivoque : « Le maudit fripon ! C’est un visionnaire, un menteur, un imposteur. Je le sais, j’en suis convaincue… et cependant il m’en impose !44 » Elle aussi exploite la crédulité des gens de la cour pour organiser un vol de bijou de grande ampleur arnaquant un chanoine, un chevalier et une princesse membres du groupe sectaire du comte, c’est donc en quelque sorte une spécialiste qui juge un confrère. Les propres paroles du comte Rostro confirment sa nature négative. Après avoir exhorté ses disciples au jeûne, enfin seul avec le festin auquel il les a fait renoncer, il se révèle :

Note de bas de page 45 :

Ibid., p. 139 : «Glücklicher Weise find' ich hier eine wohlbesetzte Tafel, ein feines Dessert, treffliche Weine. Der Domherr läßt's nicht fehlen. Wohl, hier kann ich meinen Magen restauriren, indeß die Menschen glauben, ich halte meine vierzigtägigen Fasten. Ich scheine ihnen auch darum ein Halbgott, weil ich ihnen meine Bedürfnisse zu verbergen weiß.»

Heureusement je trouve ici une table bien servie, un dessert exquis, des vins excellents. Le chanoine y pourvoit. Bien. Je puis restaurer ici mon estomac, tandis que les gens croient que je fais mon jeûne de quarante jours. Je leur parais déjà un demi-dieu, parce que je sais leur cacher mes besoins45.

Note de bas de page 46 :

Ibid., p. 190 : « Vorsaal und Eingang in die ägyptische Loge.»

27Comme Satyros, il rabaisse, menace et se fait obéir de ses disciples mais comme Méphistophélès, c’est un séducteur moderne (Bässler, 2011), un manipulateur civilisé (Weinrich, 1994). Il n’est pas issu d’un panthéisme mi-naturel mi-surnaturel, il est un pur produit des sociétés de cour, qui s’est construit une réputation à des fins non pas libidineuses mais pécuniaires. Goethe s’est inspiré cette fois-ci de son expérience à la cour de Weimar qu’il a rejointe en 1776. Le comte Rostro utilise la suggestion et les jeux de voiles et de couleurs pour berner ses adeptes comme lors de la cérémonie d’apparition du Grand-Cophte dans une « loge égyptienne »46. Les didascalies sont d’autant plus importantes que la mise en scène est primordiale :

Note de bas de page 47 :

Ibid. : «Sechs Kinder (kommen gepaart in weißen langen Kleidern, mit fliegendem Haar; Rosenkränze auf dem Kopfe und Rauchfässer in den Händen). Sechs Jünglinge (hinter ihnen, weiß aber kurz gekleidet, gleichfalls mit Rosenkränzen auf dem Haupte, jeder zwey Fackeln kreuzweise über der Brust. Sie ziehen anständig über das Theater und stellen sich an beyde Seiten).»

Six enfants, vêtus de longues robes blanches, avancent deux à deux, les cheveux flottants et couronnés de roses. Ils portent des encensoirs. Six jeunes gens les suivent ; leurs habits sont blancs, mais courts ; ils sont aussi couronnés de roses ; chacun tient deux flambeaux en croix sur la poitrine. Ils traversent le théâtre d’un pas cérémonieux et se placent des deux côtés47.

28L’escroquerie montée par le comte est un théâtre dans le théâtre, fait d’illusions, de dissimulations, d’ombres et de lumières dont on imagine aisément les mouvements dans ce passage. Cette expérience nous parle des travaux scientifiques de Goethe sur l’optique, les couleurs, l’ombre et la lumière. Elle se compose de musique, de signes et de gestes précis créant une chorégraphie cérémoniale, d’objets symboliques comme un trépied, un globe lumineux, des flambeaux, des encensoirs, des images et ornements égyptiens, de tissus, voiles et costumes.

3. Le méchant pitoyable : le triomphe de la morale ou du démonique ?

29Malgré l’habileté magique ou non dont font preuve tous ces héros négatifs, ils échouent dans leurs entreprises funestes.

● Le comte Rostro et les escrocs aux arrêts

30Dans le Grand-Cophte, la morale semble sauve lorsque, grâce au vertueux chevalier, le comte Rostro et les autres charlatans du drame sont confondus puis arrêtés par les Gardes suisses. Pour cela, ils mettent en place un piège qui fonctionne parfaitement :

Note de bas de page 48 :

Ibid., p. 226 : «Der Oberst (der zuletzt herauskommt, nach der Szene). Hier bleibt versteckt und rührt euch nicht eher, es mag sich zutragen was will, bis ihr Waldhörner hört. Zu dem Augenblick, da sie stillschweigen, fallt zu und nehmt gefangen wen ihr im Garten findet.»

Le commandant, qui paraît le dernier, à la cantonade : restez là cachés, et, quoi qu’il arrive, ne bougez pas avant que vous entendiez le son des cors. Au moment où ils se tairont, avancez et faites prisonniers ceux que vous trouvez dans le jardin48.

Note de bas de page 49 :

Ibid., p. 237 : «Ich sag’ euch, daß ihr eure Grobheit Zeitlebens zu büßen haben werdet!»

Note de bas de page 50 :

Ibid. : «Mir so zu begegnen! Dem Größten aller Sterblichen!»

Note de bas de page 51 :

Ibid. : «Wißt, ich bin Conte di Rostro, di Rostro impudente, ein ehrsamer, überall verehrter Fremder, ein Weister aller geheimen Wissenschaften, ein Herr über die Geister.»

Note de bas de page 52 :

Ibid.

Note de bas de page 53 :

Ibid., p. 238: «Wagt es nicht mich anzurühren!»

Note de bas de page 54 :

Ibid., p. 248: «Ihr Elenden, ihr werdet bald vor mir in's Gewehr treten.»

Note de bas de page 55 :

Ibid. : «Die Schweizer (schlagen auf ihn los). Will er das letzte Wort haben? (Die Schweizer mit den drey Personen ab.)»

31Les forces de l’ordre semblent garantir la partition entre les bons et les méchants de l’affaire. Les arnaqueurs reconnaissent rapidement leur défaite, sauf le comte. C’est son arrestation qui est la plus humiliante. Il tente tout d’abord d’impressionner les gardes qui l’empoignent en énumérant les titres, la réputation et les pouvoirs qu’il prétend avoir, il les menace : « vous aurez à expier votre grossièreté toute votre vie »49. Il prétend aussi tutoyer les dieux comme « le plus grand des mortel »50, il en appelle à sa respectabilité et surtout à sa proximité avec le monde surnaturel en se nommant « maître dans toutes les sciences occultes, qui a le pouvoir des esprits »51. Sa tirade grandiloquente est ridiculisée par la réponse des gardes qui ne comprennent pas sa langue et menacent de le bastonner. Sa capacité de manipulation est stoppée net mais il ne se laisse pas emmener sans rien dire. Cet « étranger […] universellement respecté »52 semblait intouchable pour ses adeptes et veut le rester en demeurant menaçant encore : « gardez-vous de me toucher.53 » Il continue d’exercer son influence auprès du chanoine jusqu’à ce qu’intervienne le chevalier. Sa réaction se confond alors avec celle des autres charlatans, puis il reste silencieux pendant le dévoilement de la supercherie du collier de la reine pour finalement tenter de s’en extraire en résistant aux ordres du commandant par le verbe : « Monsieur, vous mêlez avec cette canaille un homme accoutumé à se voir traité partout avec respect. » L’énumération de ses qualités est systématiquement méprisée ou mise en doute par le commandant. Mais lorsqu’il doit faire la preuve de ses miracles, il se replie dans la dignité et menace les militaires : « Misérables, vous me présenterez bientôt les armes.54 » Sa résistance semble sans fin jusqu’à ce qu’il soit frappé et finalement emmené : « Les Suisses, le frappant à coups redoublés : tu veux donc avoir le dernier mot ? Les Suisses sortent avec le Comte, le Marquis et la Marquise.55 » Le méchant est puni.

● L’échec du Diable du nord : Faust sauvé de la damnation

Note de bas de page 56 :

«Mephistophélès umherspürend. Und wie ich diese Feuerchen durchschweife, so find‘ ich mich doch ganz und gar entfremdet.»

Note de bas de page 57 :

Ibid. : «Ein widrig Volk!»

Note de bas de page 58 :

Ibid. : «Zwar sind auch wir von Herzen unanständig, doch das Antike find‘ ich zu lebendig.»

32Méphistophélès lui-même se trouve mis en difficulté lorsque dans le Second Faust, il découvre le monde de la mythologie hellène. Lors de la Nuit du Walpurgis classique, sur les bords du haut Pénée, cherchant autour de lui (umherspürend), il se « trouve absolument dépaysé » (Goethe, 1998, p. 217)56 au milieu d’un « peuple répugnant »57. Il se compare aux êtres surnaturels qu’il croise et qui lui sont si différents : « Certes moi aussi je suis cordialement indécent, mais ces nudités antiques je les trouve par trop vivantes.58 » Dans cet environnement, il perd ses pouvoirs :

Note de bas de page 59 :

Ibid., p. 234 : «Die nordischen Hexen wußt’ ich wohl zu meistern, mir wird’s nicht just mit diesen fremden Geistern. […] Wer weiß denn hier nur, wo er geht und steht, ob unter ihm sich nicht der Boden bläht?»

Je régentais sans peine les sorcières du Nord. Mais ces esprits étrangers me mettent mal à l’aise. Le Blocksberg est un local bien commode […] Ici, qui donc sait seulement où il marche et s’arrête, et si le sol ne va pas se soulever sous ses pieds59 ?

Note de bas de page 60 :

«Das muß ich mich durch steile Felsentreppen, durch alter Eichen starre Wurzeln schleppen!»

33Il avance sans savoir, s’égare dans une montagne antique chaotique, doit se « traîner à travers de raides gradins rocheux, à travers les racines rigides des chênes antiques (Goethe, 1980, p. 241)60 » Il est rejeté par les êtres fantastiques qu’il croise, tente avec difficulté de se faire des alliés, de conspirer comme il le faisait dans ses montagnes du Harz en Allemagne.

Note de bas de page 61 :

«Ich […] faßte Wesen, daß mich’s schauerte…»

Note de bas de page 62 :

Ibid., p. 47 : «Ein Teil von jener Kraft, die stets das Böse will uns stets das Gute schafft.»

Note de bas de page 63 :

Ibid., p. 352 : «So haben sie uns manchen weggeschnappt, bekriegen uns mit unsern eignen Waffen.»

Note de bas de page 64 :

Ibid. : « Hier zu verlieren, wär‘ euch ew’ge Schande.»

Note de bas de page 65 :

Ibid., p. 351 : «Sündern vergeben».

Note de bas de page 66 :

Ibid., p. 352 : «Tragt Paradiese dem Ruenden hin.»

Note de bas de page 67 :

Ibid. : «Schon schwebt’s heran mit giftig klaren Flammen.»

Note de bas de page 68 :

Ibid., p. 353 : «Mir brennt der Kopf, das Herz, die Leber brennt, ein überteuflisch Element! Weit spitziger als Höllenfeuer!»

Note de bas de page 69 :

Ibid., p. 354 : «Mephistopheles, der ins Proszenium gedrängt wird.»

Note de bas de page 70 :

Ibid. : «Der ganze Körper steht in Feuer, ich fühle kaum, daß es im Nacken brennt. – Ihr schwanket hin und her, so senkt euch nieder.»

Note de bas de page 71 :

Ibid., p. 355 : «Wie wird mir! – Hiobsartig, Beul‘ an Beule der ganze Kerl, dem’s vor sich selber graut, und triumphiert zugleich, wenn er sich ganz durchschaut, wenn er auf sich und seinen Stamm vertraut; gerettet sind die edlen Teufelsteile, der Liebespuk, er wirft sich auf die Haut; schon ausgebrannt sind die verruchten Flammen, und wie es sich gehört, fluch‘ ich euch allzusammen!»

34Humilié, dépassé, obsolète, le diable du nord n’a plus de repère, il a peur. Lorsqu’il rencontre les ensorceleuses Lamies, il est suspicieux et craintif. Une posture pitoyable encore lorsqu’il s’horrifie de toutes ces rencontres qui lui « donnent la chair de poule » (Goethe, 1998, p. 237)61 et lui font horreur. Comme Satyros, il se retire. Il ne réapparaîtra qu’à la fin du drame. Les déboires du pitoyable méchant déraciné ne sont pourtant pas terminés puisque Faust finit par lui échapper. Ce dernier n’est jamais tombé dans le piège de la jouissance facile. Le monde antique lui sourit, lui ouvre ses portes. Il y accède à la beauté absolue d’Hélène, ne cesse d’agir de manière de plus en plus autonome vis-à-vis de son serviteur diabolique. Il n’a plus besoin de lui. Méphisto tente de garder sa place auprès du héros, prêt à emporter son âme le moment venu. Ce méchant des récits traditionnels germaniques qui se présente dès le Faust I comme « une partie de cette force qui toujours veut le mal et toujours crée le bien »62 finira malgré lui par tracer pour Faust un chemin vers le salut. À la fin du Faust II son âme sera sauvée par les anges après un habile combat contre une cohorte de diables. Dès l’arrivée des anges, Méphistophélès se méfie : « déjà ils nous ont escamoté bien des âmes, ils nous combattent avec nos propres armes63. » Est-ce une prophétie lorsqu’il s’inquiète : « Perdre cette partie serait pour nous une honte éternelle »64, avant de se lancer à l’assaut de la fosse funèbre de Faust ? Les envoyés célestes qui le combattent cherchent à « apporter le pardon au pécheur »65, à « porter le paradis à lui »66. Alors qu’il lance le souffle des diables sur les anges, ces derniers lui renvoie une « pluie de flammes claires et empoisonnée »67 jusqu’à ce qu’il s’exclame : « ma tête est en feu, mon cœur, mes entrailles s’enflamment, ô cet élément sur-diabolique ! Plus aéré que le feu de l’enfer.68 » Méphistophélès souffre dans ce combat puis semble se laisser ensorceler avant d’être « refoulé vers le proscenium »69 alors que « [t]out [son] corps est en feu » : « À peine si je sens que la nuque me brûle. – Vous voltigez de-ci de-là, posez-vous donc un peu »70, supplie-t-il, étourdi par les êtres célestes qui finissent par le séduire : « Méphistophélès (se remettant). Qu’est-ce qui m’arrive ! – Comme Job mon individu tout entier se fleurit d’ulcères ; je me fais horreur à moi-même » lorsque « la fièvre d’amour se jette sur la peau71. » L’âme de Faust est emportée par les anges. Le diable vaincu se lamente :

Note de bas de page 72 :

Ibid., p. 355-356 : «Doch wie? – wo sind sie hingezogen? Unmündiges Volk, du hast mich überrascht; sind mit der Beute himmelwärts entflogen; Drum haben sie an dieser Gruft genasht! Mir ist ein großer, einziger Schatz entwendet: Die hohe Seele, die sich mir verpfändet, die haben sie mir pfiffig weggepascht. Bei wem soll ich mich nun beklagen?»

Par une troupe de gamins tu t’es laissé surprendre […] Un grand trésor, un trésor unique m’a été dérobé : cette grande âme qui s’était donnée à moi, ils me l’ont escamotée avec astuce. Auprès de qui, désormais, irai-je me plaindre72 ?

Note de bas de page 73 :

Ibid. : «Du bist getäuscht in deinen alten Tagen, du hast’s verdient, es geht dir grimmig schlecht. Ich habe schimpflich mißgehandelt.»

35Ce véritable méchant, profondément animal, exceptionnel manipulateur reconnaît et accepte sa défaite : « Tu es trompé en tes vieux jours, tu l’as bien mérité, cruelle est ta disgrâce. Lamentable fut ma maladresse.73 » Entre plainte et lamentation, Méphistophélès est pitoyablement vaincu.

● Satyros et le piège d’Eudora

Note de bas de page 74 :

«Mein Mann ward Knecht in seiner Wohnung, und Ihro borstge Majestät sah zur Belohnung mich Hausfrau für einen arkadischen Schwan, mein Ehbett für einen Rasen an, sich drauf zu tummeln.»

Note de bas de page 75 :

Ibid. : «Wann sie dich zum Opfer führen, lock ich ihn an, sich zu verlieren in die heiligen Hallen, aus Großmut-Sanftmut-Schein. Da dring‘ auf das Volk ein, uns zu überfallen.»

Note de bas de page 76 :

«Er stößt die Türen des Heiligtums auf. Man sieht Eudora sich gegen des Satyros Umarmungen verteidigend.»

36Dans la farce de 1773, c’est un piège qui met fin à l’influence de Satyros sur le peuple : « Mon époux est esclave dans sa propre maison. Et pour le récompenser, Sa Majesté velue m’a prise, moi son épouse, pour un cygne d’Arcadie, et mon lit pour un gazon où prendre ses ébats74 » (Goethe, 1998, p. 199). Ici, Eudora, la femme d’Hermès n’accepte pas la place qu’a prise Satyros dans sa cité comme dans sa maison. Elle requiert le concours de l’ermite condamné à mort dont l’exécution est imminente : « Quand ils te mèneront au sacrifice, je lui persuaderai de se retirer dans l’intérieur du sanctuaire, pour se donner l’air généreux et doux. Alors incite le peuple à nous surprendre.75 » Il doit inciter Hermès à ouvrir les portes du temple où Eudora se trouvera avec Satyros. Malgré l’échec de cette étape du piège, elle parvient par ses cris à attirer son époux vers le temple : « Il pousse les portes du sanctuaire. On aperçoit Eudora qui se défend contre les embrassements de Satyros76 » (Goethe, 1998, vol. 4, p. 202).

Note de bas de page 77 :

Ibid. : «Von euch Schurken keinen Spott! Ich tät euch Eseln eine Ehr an, wie mein Vater Jupiter vor mir getan.»

37Dévoilé dans une posture honteuse, misérable et humiliante, il a une réaction proche de celle du comte Rostro en insultant le peuple : « Trêve d’injures, coquins ! Ânes que vous êtes […] » et parle d’honneur « […] je vous fis beaucoup d’honneur [...] ». Il rappelle son ascendance divine : « […] comme naguère mon père Jupiter »77, puis continue avec grossièreté : « Je voulais éclairer vos stupides cerveaux et débarrasser vos femmes des mouches que vous ne vous avisiez pas de leur chasser ». En voulant à tout prix partir la tête haute, il livre cette tirade pitoyable avant d’être chassé par Hermès et moqué par l’ermite. Une fois de plus, le méchant fait pitié et la morale paraît sauve.

● Pourtant…, le démonique

Note de bas de page 78 :

Ibid. : «Ich tät euch Eseln eine Ehr an, wie mein Vater Jupiter vor mir getan; wollt eure dummen Köpf belehren und euren Weibern die Mücken wehren, die ihr nicht gedenkt ihnen zu vertreiben; so mögt ihr denn im Dreck bekleiben. Ich zieh meine Hand von euch ab, lasse zu edlern Sterblichen mich herab.»

38Dans Satyros oder der vergötterte Waldteufel, le personnage pris au piège de l’habile Eudora pourrait se retrouver condamné à la place de l’ermite. Il n’en est rien, malgré sa déconvenue, il s’en sort par une pirouette certes injurieuse et grossière, comme nous l’avons vu mais également par une réaffirmation dédaigneuse de sa nature supérieure et de ses intentions : « […] Restez donc englués dans votre boue, je retire de vous ma main, je m’abaisse vers de plus nobles mortels.78 »

Note de bas de page 79 :

Ibid. : «Es geht doch wohl eine Jungfrau mit.»

39Ce pourrait être comme pour le comte une tentative désespérée et pitoyable pour s’en sortir mais de fait, il s’en sort. L’ermite le confirme lorsqu’il déclare que le fuyard « se trouvera bien une jeune fille pour l’accompagner.79 » Dans son autobiographie, Goethe ne cache d’ailleurs pas son admiration pour le modèle de son vif héros. Il lui manifeste une attention, de son propre aveu « inquiète et même jalouse » (Goethe, 1941). Il ne dissimule nullement sa propre ambiguïté vis-à-vis de ces charlatans. Satyros a la force de ne jamais sortir de son rôle et reste libre, libre de recommencer ailleurs. Mis en échec, Satyros ne s’en sort finalement pas si mal. Le méchant du théâtre goethéen n’est donc pas toujours perdant.

Note de bas de page 80 :

«Ich werde ihrem Fürsten solche Geheimnisse melden, daß er mich im Triumphe zurückholen soll, und sie werden vor dem Wagen voran reiten, in dem der Groß-Cophta verherrlicht zurückkehren wird.»

40Dans le Grand-Cophte, malgré l’aplomb dont il fait preuve en défendant jusqu’au bout sa respectabilité de grand homme, le comte Rostro, héros manipulateur, est comme nous l’avons vu, battu et emmené. Il ne risque pourtant qu’un bannissement et évoque un moyen de s’en sortir lorsqu’il dit à l’inflexible commandant qui vient l’arrêter : « Je communiquerai à votre prince de tels secrets, qu’il ordonnera que je sois ramené en triomphe, et vous précéderez à cheval la voiture dans laquelle le Grand Cophte reviendra dans toute sa gloire80 » (Goethe, 1828, p. 247). Ses talents d’orateur et ses dons de manipulateur pourront lui permettre de rallier à sa cause d’autres victimes. Tous les escrocs ayant participé à l’affaire du collier sont arrêtés. La seule qui échappe au bannissement par les Gardes suisses est la jeune nièce. Le commandant la suppose innocente mais l’est-elle vraiment ? S’est-elle vraiment fait manipuler pour participer à l’escroquerie du collier et à la mise en scène de la cérémonie du Grand-Cophte, ou bien fut-elle, dès le début, consciente de ses intérêts personnels à participer à l’escroquerie ? Cette innocente sujette à caution pourrait bien être la plus habile de tous, la seule à avoir trompé la police et le chevalier amoureux. Elle ne veut pas être emmenée avec les autres, suggère une entrée au couvent, elle choisit son sort, tout lui est accordé, tout ce que le comte ne parviendra pas à obtenir. Goethe épargnerait donc, une fois de plus, le personnage qui sait le mieux berner les autres.

41C’est une image à la fois plus nuancée et plus forte que Goethe défend dans son œuvre : dans Faust, si Méphistophélès est un être profondément négatif, un esprit du mal selon la tradition chrétienne, il n’est pas le négatif terrestre du drame légendaire, c’est Faust, le séducteur, l’assassin, le méchant agissant. Le vilain n’est pas victorieux mais le héros est un méchant profondément humain. Malgré ses fautes, les destructions, les morts qu’il a causées, il est sauvé des enfers (Anderegg, 2004, p. 343‑358).

42Malgré les caractéristiques profondément négatives de ces personnages, Goethe perçoit avec admiration les ressorts audacieux de leurs manipulations, la magie et l’animalité de leur puissance. Pour Goethe, Faust, comme Satyros et le comte Rostro, est mu par cette force d’action positive, ce qu’il nomme das Dämonische. Cette énergie démonique le pousse à toujours agir, toujours désirer, « une énergie ouverte et vivante », puissante et amorale. Goethe explique à son secrétaire Eckermann que « Méphistophélès est exclu de cette nature démoniaque parce c’est un être profondément négatif » (Eckermann, 1988, p. 156). L’action perpétuellement volontaire de Faust fera sa rédemption. Le Dämon est au centre de sa personnalité, lui procurant une force de vie mystérieuse qui construit, entraîne, paralyse ou détruit. Comme l’explique Giorgio Agamben dans L’Aventure (2005) le démonisme goethéen est « soustrait à tout jugement éthique », qui paraît ne se plaire que dans une certaine forme d’irresponsabilité.

43Le démonisme est le mythe privé de Goethe dont les modèles historiques sont Frédéric II de Prusse, Pierre le Grand et son ami le grand-duc Karl August de Saxe-Weimar, mais aussi Napoléon, Mozart, Lord Byron ou Paganini. Ses représentations poétiques marquent toute son œuvre, elles sont caractérisées par la créativité, le tragique, la grandeur et le danger, caractéristiques que l’on retrouve chez Faust, Satyros et le comte Rostro. Malgré la violence du premier, la lubricité du deuxième ou les affabulations voire la mythomanie du troisième, tous résistent aux forces négatives.

44Le peuple crédule de Satyros, les adeptes naïfs du Grand-Cophte et les charlatans malhabiles sont finalement les vrais perdants : les puissants acteurs d’actes immoraux sont saufs. Les trois aspects du méchant apparaissent comme des ingrédients de ce Dämon goethéen, animal, manipulateur, toujours sauf malgré les écueils : une persistance spirituelle au sein de morphologies naturelles. Le modèle du démonisme est un idéal d’harmonie autour duquel le poète a construit une représentation personnelle et moderne du bon et du méchant. Complémentaires, inséparables, ce sont les parties d’un tout, parfois réunies au sein d’un même personnage.

Conclusion

45Pour Goethe, le mal n’existe jamais seul : « Ce que nous nommons ‘mal’ n’est que l’autre face du bien. Elle est nécessaire à son existence et appartient au tout. […] Il critique Kant pour lequel la nature humaine se manifeste dans ‘un mal absolu’ » (Dahnke et Otto, 1998). Il lui oppose une universalité plurielle. Le poète distingue actes et conséquences, comme il l’explique à son ami Eckermann à la fin de sa vie : « Chacun de nos actes a une conséquence, mais ce que l’on a fait de sage et de juste ne comporte pas toujours une suite favorable, ni du contraire ne découle toujours un effet désastreux » (Eckermann, 1988, p. 156).

46Ces trois œuvres théâtrales sont des matériaux de choix pour l’observation et la compréhension de la nature mouvante du méchant chez Johann Wolfgang von Goethe. Une farce carnavalesque, une satire de la société de cour, un drame mythologique et polymorphe forment un corpus représentatif de l’évolution de leur auteur : trois étapes majeures de sa jeunesse, mais surtout de sa vision du bien et du mal, du bon et du méchant. Cette vision n’est pas qu’une succession de postures ambiguës, voire contradictoires. Elle véhicule aussi une tentative pour comprendre et représenter la nature dans ses parties et dans son tout. Ce faisant, sont soulignés les actes immoraux de la nature démonique des personnages de Goethe.

47Les motifs récurrents de l’animalité, de la manipulation et du bannissement évoluent en fonction du vécu de Goethe. D’un méchant animal hybride, être surnaturel mythologique et libidineux à un méchant prestidigitateur manipulateur et mégalomane, il enrichit sa vision démonique du génie des sociétés qu’il côtoie, de la petite société familiale à la cour des princes. Souvent perçus comme ambigus, les personnages de cet auteur illustrent un refus conscient de choisir, un souci de vérité qui libère les représentations de la morale sans pour autant la renier. Pour ce poète, penseur et scientifique autant tourmenté que déterminé, en dépassant l’éthique par l’action, une telle force démonique donne à l’existence humaine sa légitimité.