Sémiotique de la photographie | Pierluigi Basso Fossali
et Maria Giulia Dondero

Introduction

p. 13-15

Texte

Cet ouvrage vise à faire l’état de l’art sur la question de la photographie, en mettant à l’épreuve le champ très vaste et très diversifié de ce médium avec les théories sémiotiques récentes ainsi qu’avec les théories provenant des disciplines voisines, en particulier la sociologie des médias, la philosophie de l’image, les sciences de l’information et de la communication.

L’ouvrage se compose de trois parties. La première, « Cartographie de la recherche sémiotique sur la photographie », est consacrée à une exploration critique des théories de la photographie qui vise à comparer les diverses approches sémiotiques jusqu’ici élaborées sous d’autres paradigmes disciplinaires, en passant au crible les ouvrages de W. Benjamin, N. Goodman, R. Barthes, A. J. Greimas, R. Krauss, J.-M. Floch, J. Fontanille, Ph. Dubois, J.-M. Schaeffer et A. Beyaert-Geslin. Cette étude comparative se fait ainsi un terrain propice pour une réflexion renouvelée sur des questions fondamentales telles que l’indicialité, la transparence/opacité des images photographiques, ou leurs statuts sociaux. Cette démarche permet à l’auteure de diviser le champ de la photographie en trois niveaux de pertinence sémiotique : textualité, médium et objet matériel. Dondero aborde de cette façon des problèmes cruciaux de la signification : la définition de l’objet d’étude, les stratégies d’analyse, les pratiques et les genres impliqués par ce médium qui traverse des domaines aussi divers que l’art, la science et la documentation historique. L’étude s’attache à approfondir certaines questions qui ont toujours été controversées dans la littérature sur la photographie (studium/punctum, aura, etc.) et à discuter des questions problématiques au sein de la discipline sémiotique contemporaine telles que la relation entre image photographique et corporéité, la pertinence sémiotique des pratiques d’instanciation et de réception, les genres de la photographie, la conservation du patrimoine, la numérisation, et les pratiques de catalogage muséographique.

La deuxième partie, « Peirce et la photographie : des abus interprétatifs et des retards sémiotiques », a l’ambition de reconstruire un fond critique permettant d’apprécier avec profit la contribution des théories de la photographie inspirées par l’enseignement du philosophe et sémioticien américain. Cette partie de l’ouvrage cherche notamment à repérer des formulations théoriques sur la photographie qui sont tout à fait internes aux écrits peirciens et de penser avec Peirce les articulations les plus problématiques non seulement de la photographie, mais aussi de la théorie sémiotique contemporaine. Basso Fossali approfondit un éventail d’objectifs analytiques : i) il précise la signification des termes iconicité et indicialité à l’intérieur d’une réélaboration critique des catégories cénopythagoriques peirciennes de façon à libérer le champ des simplifications brutales qui circulent sur ce point ; ii) il relit deux typologies de signes de Peirce dans la perspective d’une écologie des valorisations et de leur gestion dans le temps ; iii) il récupère et organise les divers commentaires de Peirce en matière de photographie ; iv) il commente et discute les relectures, les us et les abus de la pensée peircienne dans les théories de la photographie les plus connues et influentes (Dubois, Krauss, Schaeffer, etc.). La relecture des typologies du signe peircien permet de penser à nouveau le champ photographique et de relier les genres de la photo d’archive, la photo souvenir, l’œuvre photographique artistique, par exemple, à des espaces d’expérience et des praxis culturelles mis en mémoire dans les images. L’enjeu de cette étude est de donner à la sémiotique intéressée par les objets culturels des instruments analytiques pour mieux les caractériser. En outre, cette deuxième partie du livre cherche à construire un pont théorique entre la sémiotique peircienne et la sémiotique greimassienne, afin de réduire les aveuglements réciproques et d’avancer un programme de recherches finalement unifié sous l’égide d’une sémiotique des pratiques qui puisse expliquer la constitution locale des pertinences textuelles de la photographie en tant qu’objet culturel vécu.

De manière plus générale, les deux premières parties du livre invitent le lecteur à entreprendre des parcours théoriques qui entretiennent entre eux un rapport chiasmatique sur le plan argumentatif ; le premier parcours a été élaboré à partir d’une approche structuraliste qui doit se « restructurer » autour d’une série de problématiques émergentes dès que l’on sort des limites textuelles et qui sont défendues par d’autres approches disciplinaires ; le deuxième a comme horizon de conduire la sémiotique peircienne à s’articuler avec des questions énonciatives et sémantiques que la sémiotique structurale a bien éclaircies. L’unité de l’ouvrage est alors construite par ces deux argumentations anarmorphiques devant finalement se rejoindre autour de l’exigence de conduire la théorie générale vers des exigences opératives d’analyse de pratiques et d’objets culturels.

Pour autant, cet ouvrage ne pouvait pas se clore sans une troisième partie consacrée à des problématiques méthodologiques sortant de la confrontation avec des pratiques et des textes photographiques concrets ; en particulier, nous avons choisi de conduire deux analyses sémiotiques de corpora d’images photographiques inscrits dans des domaines sociaux en contraposition, au moins au niveau de la doxa, comme les champs scientifique et artistique. Afin de démontrer que le rapport entre théorie générale et analyse sémiotique n’est pas réductible à des applications, nous avons choisi de ne pas rabattre les enquêtes conduites dans les deux premières parties de l’ouvrage sur les corpora étudiés, mais de mettre en évidence des questions théoriques et méthodologiques qui émergent intrinsèquement de la confrontation avec des faits culturels spécifiques. L’idée qu’on ne puisse étudier que des textes ad hoc qui s’adaptent aux capacités explicatives d’une certaine approche théorique doit être substituée par des rencontres avec des corpora complexes qui dévoilent des clefs théoriques manquantes aussi bien que des théories internes aux pratiques et aux objets culturels étudiés. Voici alors que l’étude de Dondero, La photographie scientifique entre trace et mathématisation, met en tension les caractéristiques de la photographie avec les nécessités pour les sciences actuelles (astrophysique, biologie et archéologie) de visualiser et d’enregistrer leurs objets d’étude ainsi que d’utiliser la captation d’un objet pour formuler des hypothèses sur des typologies d’objets et pour construire des modèles. Si, pour la conception moderne de la science, la photographie peut sembler dépourvue de la capacité de modélisation parce qu’elle ne permettrait que la recherche sur le seul objet capté (visée particularisante) et non pas sa généralisation sur d’autres objets similaires (visée généralisante), cet écrit démontre en revanche que la photographie peut être utilisée pour prédire des phénomènes (via la géométrisation des formes, la mise en relation avec d’autres instruments de mesure, via la mathématisation de ses données). Le centre de l’étude rassemble les transformations sémiotiques allant de la photo au dessin, de la photo aux schémas, mais aussi des théories physiques et des équations mathématiques à la composition des “photographies calculées” en physique théorique.

L’étude de Basso Fossali, « Photos en forme de “nous” : l’éclipse représentationnelle d’un couple », analyse les corpus expositif des Épreuves du temps de Denis Roche, qui est un lieu hautement stratégique pour une problématisation méthodologique des opérations interprétatives. L’auteur traite de questions fondamentales en sémiotique telles que la constitution même du corpus, les points d’attaque de l’analyse, les connexions internes aux corpus, la distinction des séries et des cycles, ainsi que la construction d’une sémantique de la temporalité. Les cent trente-huit photos du photographe français sont regroupées en séries et en cycles, susceptibles de tisser deux isotopies argumentatives : les formes de la temporalité visuelle et le devenir d’un double rapport exclusif : les « noces » de Roche avec sa muse et avec le dispositif photographique.

Les auteurs tiennent à remercier les personnes avec lesquelles ils ont partagés, en ces dernières années, plusieurs questionnements sur la photographie, en bénéficiant de leurs conseils et de leurs apports : Sémir Badir, Jan Baetens, Anne Beyaert-Geslin, Jean-François Bordron, Bernard Darras, Jean Fisette, Jacques Fontanille, Jean-Marie Klinkenberg, Odile Le Guern, Gian Maria Tore. Un remerciement particulier aussi à Mario Guaraldi qui a édité une première version (et désormais très différente) de cet ouvrage en italien (2006, 20082).