Sémiotique de la photographie | Pierluigi Basso Fossali
et Maria Giulia Dondero

Préface

Jacques Fontanille 

p. 9-12

Texte

Il n’est pas interdit de croire que la photographie est une technique destinée à fixer et reproduire des portions et des aspects du réel, mais il serait pourtant prudent d’en douter : à ceux qui voudraient cultiver ce doute, il faut conseiller immédiatement la lecture de ce livre.

Il n’est pas impossible non plus, pour un amateur de photographies, de se perdre rêveusement dans la contemplation des images qu’il s’imagine y trouver, mais il devrait pourtant questionner cette contemplation qu’il croit visuelle : il faut l’inviter également à lire ce livre de toute urgence.

Il est encore plus fréquent de rencontrer des lecteurs de photographies qui s’imaginent avoir sous les yeux des représentations typiquement dédiées à des espaces, alors que, s’ils résistaient un peu à cette évidence, ils y verraient principalement quelque chose qui a trait au temps : recommandons-leur la lecture de ce livre.

Il est enfin presque certain que la plupart des analystes intéressés à l’art photographique conviendraient spontanément, pour peu qu’ils soient frottés de sémiotique générale ou de sémiologie de l’image, qu’une photographie est par définition à la fois une icône (au titre de la similitude entre le représenté et sa représentation) et un index (au titre de la contiguïté entre la prise de vue et ce dont elle est la prise de vue), alors qu’ils devraient être plus circonspects dans la manipulation de concepts devenus des poncifs : à tous ceux-là également, il faut conseiller la lecture attentive de ce livre.

Pierluigi Basso et Maria Giulia Dondero nous proposent une plongée sans concession dans un univers éminemment problématique : Sémiotique de la photographie peut être lu à la fois comme un livre de référence sur un domaine de pratiques et d’objets culturels propre au XXe siècle, et comme un exemple de problématisation théorique et méthodologique. Les spécialistes de la photographie y trouveront toutes les références nécessaires, et les sémioticiens y verront à l’œuvre une exceptionnelle entreprise de questionnement.

Les auteurs ont choisi en effet de reprendre systématiquement les principales contributions à l’analyse et à la théorie de la photographie, mais de les soumettre à une discussion critique tout aussi systématique, en les faisant dialoguer entre elles, et en dialoguant avec elles.

Le long développement sur et à partir de la typologie peircienne est l’exemple le plus éclatant de cette méthode : brillant, vertigineux et généreux à la fois, il transforme entièrement l’idée que nous pouvions nous faire de l’usage standard des catégories peirciennes, en nous dépaysant d’emblée et sans aucun ménagement : il y sera question non pas de catégories phanéroscopiques, mais de catégories « cénopythagoriques ». Nous savions que ces catégories, et les typologies qui en découlent, aboutissent à des impasses méthodologiques, et l’auteur le confirme (« un exercice de bravoure plus qu’une base méthodologique ») ; mais nous pouvions naïvement croire que les typologies peirciennes des signes devaient servir à classer des objets et des formes, et nous découvrons peu à peu qu’elles ne font que ( !) décliner systématiquement toutes les procédures d’analyse et les angles d’attaque, et tracer le répertoire des questionnements auxquels l’objet doit être soumis (« une cartographie de problématiques que l’étude de la photographie devrait toujours traverser », commente l’auteur).

Et c’est bien entendu à cette occasion que nous découvrons qu’il est impossible (« exagéré », dit courtoisement l’auteur) d’assigner un seul type (icône ou index, ou les deux à la fois) à la photographie. Et ce résultat est obtenu grâce à une relecture attentive de l’œuvre de Pierce, par-dessus et à travers la vulgate qui l’a transmise ; une relecture quasi-philologique, prolongée par un effort de traduction et de transposition en direction des autres paradigmes sémiotiques. Dans cette perspective, la photographie est considérée, comme toute autre sémiotique-objet, à la fois en tant que configuration sensible (en rapport avec une expérience), en tant que produit (en relation avec une pratique) et en tant que discours (eu égard à son caractère textuel soumis à une énonciation).

Mais il est question de bien d’autres auteurs que Peirce dans le livre de Dondero et Basso ; il est aussi question, abondamment, de Barthes, Benjamin, Beyaert, Château, Dubois, Edwards, Floch, Schaeffer, Van Lier, pour ne retenir que ceux qui ont spécifiquement fait porter leur réflexion, avec quelque notoriété, sur la photographie. La revue est complète et, en outre, elle fait place à l’ensemble des théories et méthodes sémiotiques les plus diverses et les plus actuelles.

Le parti pris du questionnement problématique est d’une haute exigence, pour le lecteur comme pour les auteurs. Mais cette exigence, qui a un coût (en relative difficulté de lecture), a aussi un gain : aucune des idées reçues qui ont cours ne résiste, et notre approche de la photographie s’en trouve changée, et en quelque sorte rafraichie ; en somme, l’épreuve (de lecture) est gratifiante, car le lecteur en sort plus averti, et libéré des vulgates et des options théoriques figées.

C’est ainsi que ce livre porte plus d’attention au temps photographique qu’à l’espace visuel, notamment en reprenant des thématiques déjà évoquées par Barthes et Benjamin : l’arrêt et le prolongement, l’instantané et la série, la rétention et la protension, la patine et l’aura sont toutes des figures qui ouvrent sur des régimes temporels de la photographie. Mais il s’interroge aussi sur son statut sémiotique : texte ou objet ? Et l’objet photographique devient alors inséparable de son appropriation textuelle : il est lui-même soumis au temps (la patine en modifie les propriétés plastiques), à la répétition (la reproduction et les tirages successifs ne transforment pas seulement son statut d’« œuvre », mais aussi son fonctionnement en tant que texte) et à bien d’autres paramètres qui ont des incidences sur la textualité même de la photographie.

Et même à propos du temps, la problématisation à l’œuvre dans ce livre ouvre encore les perspectives et les possibles. La photographie serait-elle réservée au passé, au « ça a été » ? Les études consacrées aux corpus de photos votives, de photos scientifiques et de journaux intimes photographiques prouvent le contraire : d’autres régimes temporels y fleurissent, celui du sacré, celui de la prédiction schématisante, ou celui de l’intimité en boucle et en spirale.

On peut aussi lire dans cet ouvrage, transversalement, les avatars de quelques thèmes de prédilection, communs aux deux auteurs. Par exemple, le flou : alors que la « netteté » ne pourrait que conforter les conceptions les plus stéréotypées, le flou est propre à les remettre en question. Il permet d’abord de résister à l’oubli du dispositif : un certain kairos, où doivent converger dans l’instant de nombreux réglages, dont le degré de synchronisation, justement, produit du net ou du flou. Il interdit également d’oublier le corps et la sensori-motricité : toute photographie est aussi un corps à corps, par l’intermédiaire d’un objet textuel, et le flou témoigne des aléas de ce corps à corps, voire de sa dimension éthique. Il rappelle également que ces corps sont impliqués dans des pratiques et des situations parfois peu compatibles avec la prise de vue, et que ces rencontres entre pratiques laissent des traces dans le texte qui en est issu. Il a bien entendu une dimension textuelle, en tant que figure de l’expression, mais pour des contenus parfois imprévisibles et toujours disponibles, comme par exemple, les contenus modaux du possible et du plausible, incertains et cognitivement instables, dans la photographie scientifique du début du XXème siècle.

Temps, objet, pratiques : le défi à relever n’est pas celui d’une genèse de l’objet culturel, mais bien celui d’une générativité de la substance et de la forme propres à une sémiotique-objet complexe. Tout comme dans les années soixante-dix et quatre-vingt la sémiotique greimassienne s’interrogeait sur les traces textuelles de l’énonciation (le passage de l’énonciation « présupposée » à l’énonciation « énoncée »), les auteurs scrutent dans le texte photographique lui-même les manifestations indirectes et transposées du processus d’ « excitation » (lumineuse, photonique), de « transduction » (technique de l’empreinte) et de visualisation (inscription) : il s’agit alors de retrouver les inflexions qui, dans le texte ou dans son interprétation, ne s’expliquent que par le dispositif de production sous-jacent au produit. La prégnance de ce dispositif, dans le texte et dans son interprétation, n’est pas étrangère, par ailleurs, aux ambivalences déjà signalées : texte et objet, espace et temps, produit et discours. Et c’est aussi le meilleur antidote contre l’illusion d’un caractère « naturel », qui serait le propre de la photographie.

Livre de recherche(s), Sémiotique de la photographie donne à lire la pensée vive et dense de ses auteurs, mais fait également vivre celle des auteurs qu’ils rassemblent en cet ouvrage. Et c’est peut-être ce qu’en retiendraient tous ceux qui sont ainsi invités autour de la table : ils ne peuvent plus, pour la plupart, répondre personnellement à l’invitation, mais leur œuvre convoquée est là, bien présente, vivante et en dialogue avec toutes les autres.