Le camouflage comme tactique figurative dans la peinture des Anciens Pays-Bas (XVe-XVIIe siècles) Camouflage As Figurative Tactics in Early-modern Netherlandish painting (15th-17th Centuries)

Thierry Lenain 

https://doi.org/10.25965/visible.693

Sur la base d’un anachronisme méthodologique assumé, le concept de camouflage permet de caractériser différents procédés figuratifs en usage dans la peinture des anciens Pays-Bas. Quatre cas de figure sont mis en évidence. Le camouflage peut concerner la structure spatiale d’une scène, des motifs d’importance secondaire, des entités thématiquement liées à l’idée de dissimulation et, paradoxalement, les personnages principaux du mythe chrétien. L’analyse interprétative des images dans lesquelles ces procédés sont mis en œuvre fait intervenir la problématique des modes attentionnels.

In a self-consciously anachronistic way, the concept of camouflage may contribute to caracterize a number of figurative formulae found in early modern Netherlandish painting. Four figure cases are identified. Camouflage may concern: the spatial structure of a scene, motifs of secondary importance, entities typically related to the idea of hiding and, paradoxically, main figures of the Christian myth. The interpretation of images involving those formulae pertains to the question of attentional modes.

Sulla base di un anacronismo metodologico assunto, il concetto di mimetismo consente di caratterizzare diversi procedimenti figurativi in uso nella pittura dei Paesi Bassi dell'epoca premoderna. Vengono evidenziati quattro scenari. Il camuffamento può riguardare la struttura spaziale di una scena, dei motivi di secondaria importanza, delle entità tematicamente legate all'idea di dissimulazione e, paradossalmente, i personaggi principali del mito cristiano. L'analisi interpretativa delle immagini in cui questi procedimenti trovano attuazione coinvolge il problema dei modi attenzionali.

Sommaire
Texte intégral

Anachronisme méthodologique

Le procédé qui consiste à réduire l’émergence visuelle de motifs figuratifs par rapport à leur environnement connut un développement significatif dans la peinture des anciens Pays-Bas, sur une aire chronologique qui s’étend, grosso modo, du XVe au XVIIe siècle. Sous réserve d’une enquête de plus grande ampleur, on part ici du constat, livré en tant qu’hypothèse de travail, selon lequel l’usage de procédés figuratifs apparentés au camouflage constitue un trait caractéristique de la culture artistique des Temps Modernes dans les anciens Pays-Bas, du moins par opposition à ce qui s’observe dans les régions transalpines.

En vertu d’un anachronisme méthodologique assumé, le phénomène peut être décrit à l’enseigne du concept de camouflage. Celui-ci n’apparaît de manière explicite qu’à la fin du XIXe siècle, à l’improbable confluence de la zoologie, de l’art pictural et de la technique militaire, pour s’imposer au cours de la première guerre mondiale. Il se définit comme la mise en œuvre de moyens visant à atténuer la présence perceptible d’un corps au sein de son milieu environnant, lequel correspond alors, en termes de psychologie de la perception, au « fond » par opposition à la « forme » que constitue ce corps.

Note de bas de page 1 :

 Abbott H. Thayer (1896, 1818) ; Gerald H. Thayer, fils du précédent (1909), Roy R. Behrens (2008). Pour une approche sémiologique, voir les contributions de Francis Edeline et de Patrizia Magli dans le n° 7 de Visible, 2010 (Camoufler le visible, exhiber l’invisible).

Note de bas de page 2 :

 Roy R. Behrens (1978, 1980, 2012).

Note de bas de page 3 :

 Behrens (1978), passim.

Note de bas de page 4 :

 Dans le domaine militaire, l’invention de cette tactique est attribuée à l’artiste anglais Norman Wilkinson, lieutenant de la Royal Navy à l’époque de la Première Guerre Mondiale.

Note de bas de page 5 :

 A. H. Thayer (1918), p. 486.

Note de bas de page 6 :

 Ibid., p. 489.

Le peintre et naturaliste amateur Abbott H. Thayer, qui introduisit le concept et jeta les bases de sa théorisation1, a identifié plusieurs mécanismes qui permettent d’obtenir ce résultat. À partir de ses réflexions et des contributions d’auteurs qui, à sa suite, se sont penchés sur la question2, on peut distinguer trois manières de camoufler un corps. L’une d’elles consiste à le revêtir de motifs qui tendent à « casser » sa forme propre et, ainsi, à faire baisser son degré de présence visuelle (dispruptive patterning, dans la terminologie de Roy Behrens3). Ce premier type de camouflage comporte en fait deux aspects différents puisqu’il s’agit non seulement de rendre le corps assez méconnaissable pour qu’il passe inaperçu faute d’être reconnu pour ce qu’il est, mais aussi d’éviter l’apparition d’une configuration formelle qui, identifiable ou non, se singulariserait au sein du milieu. Une variante du procédé met l’accent sur l’effet de perturbation perceptive semblable à une sorte d’éblouissement (dazzle painting) qui peut résulter de configurations spécialement complexes et irrégulières4. L’effet de fusion de la forme dans le fond peut encore advenir lorsque le corps présente des couleurs et des motifs proches de ceux de ses alentours (background matching5). Si cette correspondance va jusqu’à une imitation précise des caractéristiques du fond (background picturing6), on devrait alors parler plutôt de mimétisme, mais celui-ci ne concerne pas seulement l’environnement puisque certains motifs peuvent simuler des traits typiques d’entités que les proies potentielles de l’organisme concerné cherchent à éviter. Pensons aux grandes ocelles présentes sur les ailes postérieures des papillons du genre caligo, semblables à des yeux de rapace nocturne.

Note de bas de page 7 :

 Thayer inclut aussi parmi les phénomènes de camouflage ce qu’il appelle l’ombrage inversé (countershading) : les parties du corps qui ne reçoivent pas directement la lumière (comme le ventre de très nombreuses espèces animales) présentent des tons clairs tandis que les parties éclairées prennent des tons plus foncés. Ce procédé n’intervient pas dans ce qui nous occupe.

Note de bas de page 8 :

 Voir Cécile Coutin (2015).

Dans le champ des activités humaines, ces trois procédés7 peuvent se combiner en fonction de leurs usages particuliers. C’est ainsi qu’en général les camouflages militaires visent à munir les corps et les visages des combattants ainsi que leur équipement de motifs et de couleurs qui cassent leur forme et favorisent leur fusion au sein de l’environnement. On peut aussi imiter l’apparence d’entités reconnaissables (meules de foin, bovins, arbres etc.8) bien que, dans ce cas, l’effet de fusion de la figure dans le fond ne soit pas recherché puisqu’il irait plutôt à l’encontre de l’intention mimétique, laquelle vise néanmoins à faire du corps camouflé un élément du paysage et donc du « fond » au sens large du terme.

Or, si la fonction attribuée à ces procédés relève de l’évidence dans des domaines tels que la tactique militaire, la surveillance sous couverture, la chasse ou la photographie animalière, il n’en va pas de même dès lors qu’il s’agit des arts visuels et, en particulier, de la peinture. Le camouflage des motifs adopte alors des modes de fonctionnement variés et complexes qui répondent manifestement à des intentions multiples, parfois paradoxales. De plus, l’opération de camouflage, définie spécifiquement par l’usage des trois procédés indiqués, peut s’assortir d’autres moyens de réduire l’apparence d’une figure – moyens dont les arts visuels ne manquent pas. On s’attachera ici à l’analyse descriptive de quelques phénomènes jugés caractéristiques de cette diversité de fonctions du camouflage dans la peinture nordique des Temps Modernes. Quant à en saisir le sens sur un mode herméneutique, il faudra se montrer prudent.

Camoufler l’espace

Commençons par observer qu’il arrive que la fusion d’un motif dans le fond ne concerne pas ce motif lui-même mais plutôt, à travers sa relation avec ce qui l’entoure, la structure spatiale du monde figuré. Lorsqu’il composa La desserte rouge (Fig. 1), Henri Matisse prit une décision audacieuse : donner à la nappe qui recouvre la table sur laquelle une servante dispose une coupe de fruits le même ton rouge vif parsemé de motifs décoratifs bleus que celle du mur de la pièce faisant office de fond au personnage et aux objets représentés.

Fig. 1. Henri Matisse, La Desserte rouge, 1908, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Hermitage

https://www.hermitagemuseum.org/wps/portal/hermitage/digital-collection/01.+paintings/28389

Le motif de la table reste lisible mais s’en trouve comme camouflé dans le mur situé derrière elle. L’idée n’est cependant pas de s’en prendre à la saillance de ce motif lui-même mais plutôt de susciter la fusion de deux plans, l’un proche et horizontal, l’autre à la verticale derrière celui-ci. Une seule « nappe » de rouge uniforme agrémenté de bleu enveloppe ces deux plans qui, visuellement, n’en font plus qu’un. Matisse trouve ainsi un moyen d’affirmer le tableau en tant que surface colorée sans détruire la structure perspective de la représentation : elle est seulement mise en sourdine au profit d’un déploiement chromatique homogène. Les peintres flamands du XVe siècle avaient déjà, à d’autres fins, usé d’une ressource comparable.

Un panneau attribué au Maître de la Légende de sainte Lucie, peintre brugeois (Fig. 2), montre saint Nicolas trônant sous un dais lui-même intégré à une loggia gothique, devant un paysage qui s’étire derrière elle, loin dans la profondeur, par plans successifs.

Fig. 2. Maître de la Légende de sainte Lucie (attr.), Saint Nicolas trônant, entre 1486 et 1493

Fig. 2. Maître de la Légende de sainte Lucie (attr.), Saint Nicolas trônant, entre 1486 et 1493

Bruges, Gemeente Museum, www.artinflanders.be, photo Rik Klein Gotink.

Ce paysage s’ouvre au-delà d’un parapet qui sépare de ces plans lointains l’espace restreint occupé par la figure. Plus nettement encore, le personnage s’isole de l’espace environnant par la présence d’un somptueux brocart tendu devant le dossier du trône.

Or, plutôt que de faire ressortir toute la partie supérieure de cette figure sur le fond du tissu brodé d’or, comme aurait pu s’y attendre un spectateur pénétré des principes de la composition classique, le peintre a choisi, au contraire, de l’y fondre en partie. La mitre du saint et la bordure de sa chape, toutes deux brodées d’or, ainsi que la grande agrafe pectorale qui maintient cette chape en place présentent, en effet, la même couleur dorée et le même genre de motifs décoratifs que le brocart. Il en va de même de la crosse épiscopale, absorbée par la bordure de la chape. Au centre de ce miroitement éblouissant de motifs dorés ressort le visage du saint, coupé des surfaces qui l’entourent, lesquelles fusionnent par l’effet d’un camouflage par dazzling et ground matching. Ainsi, tout en projetant ce visage en avant, la fusion des plans extrait la figure prise dans son ensemble d’un espace perspectif dans lequel la taille et la forme apparente des corps dépendent de leur situation par rapport au point de vue relatif d’un observateur.

Autrement dit, le saint nous apparaît sur le mode de l’icône alors que le paysage qui se déroule à l’arrière, passé le muret marquant la frontière, relève, quant à lui, d’une représentation naturaliste, perspectiviste et, par le fait même, relativiste. Cet effet de présentification iconique ne règne toutefois pas sans partage car un examen très attentif permet, malgré tout, de décoller les premiers plans l’un de l’autre. De plus, l’ombre portée par le buste du saint sur notre gauche limite leur fusion perceptive. Une tension parcourt ainsi la figure sacrée, à la fois icône et « portrait » au naturel.

D’autres peintres flamands du XVe siècle ont usé du même genre de procédé. Dans sa Vierge à la fontaine (Fig. 3), Jan van Eyck lie la partie supérieure de la composition au tout premier plan de l’image – celui qui correspond à la surface matérielle du support – par l’intermédiaire des ailes des anges qui tendent un drap de brocart derrière la Vierge à l’Enfant.

Fig. 3. Jan Van Eyck, Vierge à la fontaine, 1439, Anvers, Museum voor Schone Kunsten, www.artinflanders.be, photo Hugo Maertens.

Fig. 3. Jan Van Eyck, Vierge à la fontaine, 1439, Anvers, Museum voor Schone Kunsten, www.artinflanders.be, photo Hugo Maertens.

Note de bas de page 9 :

Martens, Didier (2005) ; voir en particulier les pages 54 et 56. L’auteur souligne le caractère intermittent de ce type d’effet, tel qu’on l’observe dans la peinture flamande du XVe siècle, cessant de se produire et se répétant à mesure que le spectateur s’attarde sur telle ou telle partie de la composition.

Ces ailes s’inscrivent exactement dans les encoignures supérieures du cadre, si bien qu’elles semblent le toucher. Comme la Vierge à l’Enfant se tient devant le brocart, elle semble, par l’effet d’une sorte de syllogisme figuratif, placée devant le plan de l’image : les anges touchent le cadre, or la Vierge se tient devant les anges, donc la Vierge se trouve devant le cadre. Cette illusion, qui relève de ce que Didier Martens a appelé une « esthétique de l’émergence »9, se dissipe lorsque le regard descend vers la moitié inférieure de la composition. On peut alors constater que la Vierge a pris place derrière la fontaine de vie située au premier plan, donc à une certaine distance du bord de l’image. Mais chaque fois que l’œil remonte vers la partie principale de sa figure (buste, visage et enfant), l’impression d’une sortie du cadre se produit à nouveau. La couleur des robes des anges et l’aspect de la haie fleurie qu’ils surmontent, similaires à ceux du brocart, accentuent cet effet sur un mode apparenté au camouflage.

Pour en revenir au Maître de la Légende de sainte Lucie, son grand panneau de retable sur le thème de la Virgo inter virgines (Fig. 4) témoigne, lui aussi, d’une utilisation du camouflage à des fins de présentification iconique. Cette fois, c’est la couronne de la Vierge qu’on voit comme absorbée par le brocart tendu par deux anges en vol. Leurs ailes strictement parallèles au bord supérieur du panneau contribuent à pousser la figure vers l’avant, comme si elle se trouvait devant le plan de l’image matérialisé par le cadre ; son visage isolé sur ce fond en ressort d’autant plus fort.

Fig. 4. Maître de la Légende de sainte Lucie (attr.), Virgo inter virgines, avant 1489, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts

Fig. 4. Maître de la Légende de sainte Lucie (attr.), Virgo inter virgines, avant 1489, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts

photo du musée.

Note de bas de page 10 :

Je dois cette fine observation à Didier Martens.

Mais ce grand panneau est aussi le lieu d’un phénomène de camouflage très étonnant. Le peintre a presque entièrement dissimulé le banc en pierre recouvert de gazon sur lequel sont assises, à gauche et à droite de Marie, six des onze saintes vierges qui l’accompagnent. A notre droite, nous ne devinons que l’extrémité quadrangulaire du banc en retour d’équerre, cachée sous la robe blanche de la femme située à l’extrémité (sainte non identifiée portant une flèche et un berceau miniaturisé). De l’autre côté, juste à gauche de sainte Apolline qui exhibe une dent entre des tenailles, la face avant du banc apparaît bien, mais d’une manière des plus discrètes. Quant à l’assise couverte de gazon, on ne la devine qu’à quelques endroits, à travers d’étroits interstices entre les figures : entre le coude de sainte Catherine (couronnée, portant un manteau brodé d’un motif de roues) et l’arrière de la chevelure de la Madeleine agenouillée, côté gauche ; entre le manteau bleu foncé de la Vierge et sainte Barbe, au vêtement orné de tours ; entre celle-ci et sainte Marguerite lisant, vêtue de blanc et de noir10.

Seule une scrutation minutieuse, poussée jusque dans les infimes replis de la représentation, permet au spectateur de lire ce motif du banc dont n’apparaissent que de minces fragments épars. Sa dissimulation résulte surtout de son recouvrement par les figures situées sur ou devant lui, mais un élément de camouflage au sens propre du terme, par fusion de la forme dans le fond, intervient aussi, bien qu’à titre secondaire : le vert du gazon se dissout en partie dans le ton des prairies, légèrement plus clair, qui s’étale à l’arrière de la scène, prélude au paysage s’ouvrant vers l’horizon lointain. Ici aussi, la sourdine visuelle concerne un élément de l’environnement qui contribue à établir la structure spatiale de la scène. Les figures de la Vierge et des saintes se distribuent en surface, comme des icônes, dans l’espace écrasé du premier plan, selon un agencement de type décoratif (motifs symétriques et emboîtés). L’espace profond, naturaliste et perspectif, ne se déploie, lui, que derrière le banc dont la structure spatiale s’efface au profit de la présence sacrale des figures. C’est presque de camouflage à l’envers qu’il faudrait donc parler ici, dans la mesure où la réduction de visibilité touche une partie du fond par opposition aux figures.

Le camouflage au service de la hiérarchie figurative

Mais le corpus comporte aussi de nombreux cas de camouflage où, de manière moins inattendue, c’est bel et bien le motif lui-même dont on cherche à minimiser l’émergence relativement au fond. Les usages du procédé qui s’accordent le mieux avec les présuppositions du sens commun ont trait au réglage de l’importance relative des éléments constitutifs d’une scène figurée. Une image de type classique peut se décrire comme un système hiérarchisé dans lequel les motifs principaux sont mis en évidence tandis que les éléments secondaires ou accessoires tiennent, autour d’eux, leur rôle de subordonnés en fonction de leur rang plus ou moins éloigné des centres de focalisation de l’attention. Le camouflage compte parmi les moyens de manifester cette subordination. Il en va ainsi du Saint Martin partageant son manteau d’Antoon van Dyk (Fig. 5).

Fig. 5. Antoon Van Dyck, Saint Martin partageant son manteau, 1618-1620, Zaventem, église Saint-Martin

Fig. 5. Antoon Van Dyck, Saint Martin partageant son manteau, 1618-1620, Zaventem, église Saint-Martin

www.artinflanders.be, photo Hugo Maertens.

Le tableau raconte l’épisode-clé de la vie du saint, alors officier dans une légion romaine déployée en Gaule. Cheminant aux abords de la ville d’Amiens, Martin aperçoit un pauvre hère nu et transi de froid. Il décide alors, sur le champ, de couper une moitié de son manteau pour l’offrir au mendiant. Elle lui sera restituée plus tard des mains du Christ, dans un rêve qui suscitera sa conversion.

La composition s’organise tout entière autour du personnage principal. Martin a déjà donné un coup d’épée dans le manteau, dont le mendiant a agrippé la partie offerte et l’a enroulée autour de son avant-bras avant d’imprimer à son torse un vigoureux mouvement de torsion vers la droite pour achever de diviser le tissu. L’action, montrée juste avant que le manteau soit complètement coupé en deux – il ne tient plus qu’en un point – se déroule sous les regards stupéfaits d’un second mendiant, estropié, et d’un compagnon d’armes de Martin, un cavalier vêtu de noir. Van Dyck désigne le protagoniste de manière on ne peut plus explicite puisque la figure de Martin cumule toute une série d’attributs caractéristiques du type « personnage principal » : l’action émane de lui ; les regards convergent vers lui ; il se situe au centre de l’image ; il occupe une portion du champ pictural plus vaste que celles attribuées aux autres figures, et qui lui est exclusivement réservée ; il est représenté en pied ; sa présence est renforcée par un puissant signal chromatique (le rouge éclatant du manteau) ainsi que par un niveau de contraste plus élevé par rapport au fond, sur lequel il ressort plus fortement que les personnages secondaires.

Or, ceux-ci ne sont pas au nombre de trois, contrairement à ce qui pourrait sembler à un regard trop rapide. Nous avons, bien sûr, les deux mendiants, dont l’un assiste au geste sidérant du futur saint, et le cavalier barbu vêtu de noir. Situé à l’extrême gauche de la composition, c’est-à-dire, par convention, au début de l’énoncé pictural, ce dernier introduit le spectateur dans la scène en dirigeant son regard, avec le sien, vers le visage de Martin. Mais en y regardant de plus près, on note aussi la présence fragmentaire et presque invisible d’une quatrième figure secondaire (Fig. 6).

Fig. 6. Détail.

Fig. 6. Détail.

Il s’agit d’un cavalier qui, dos à la scène, s’éloigne des autres personnages. On n’en voit qu’une petite partie, dans le triangle formé par le flanc du cavalier barbu, le bras droit de Martin et le bord de sa cuirasse. On remarque encore le casque dont il est coiffé et l’extrémité de sa lance. Comme le banc de pierre chez le Maître de la Légende de sainte Lucie, cette figure ne se donne – à supposer qu’on l’ait remarquée – qu’à un regard scrutateur, tardif selon la chronologie idéale d’une réponse spectatorielle qui nous fait voir d’abord Martin, puis les deux mendiants, ensuite le cavalier noir (à moins qu’il ne faille considérer ce dernier en premier lieu, comme une sorte de chambellan annonçant la scène et son protagoniste), et enfin le décor dominé par le bâtiment situé à droite.

Ce deuxième cavalier ne se soustrait pas à la vue du seul fait de se trouver presque entièrement dissimulé derrière d’autres personnages mais aussi par l’effet d’un double camouflage. Sa tunique présente une teinte grisâtre similaire à celle du fond de ciel, nuageux à cet endroit, tandis que le métal brillant de son casque semble ne faire qu’un avec celui de l’épée du saint. Mais alors, pourquoi représenter ce personnage si c’est pour le dérober ainsi à l’attention du spectateur ?

Sa fonction dans l’organisation narrative de l’image permet de lever ce paradoxe. La scène montre un moment prégnant : celui, bien précis, où Martin ayant aperçu le mendiant nu a fait faire un écart à sa monture, dégainé son épée et coupé une portion de son manteau d’officier que le malheureux a attrapée pour achever de le déchirer. Le cavalier barbu, lui aussi, a détourné son cheval pour suivre, ébahi, cette ahurissante initiative. Nous comprenons que tous deux faisaient route depuis les lointains qu’on aperçoit sous le menton de l’estropié. Ils se dirigeaient sur leur droite, passant devant le bâtiment de pierre qui pourrait être une porte de la ville. Le texte de la Légende dorée dit qu’au moment de l’épisode de la charité, situé en l’an 334, Martin se trouvait aux abords de la ville d’Amiens sans préciser s’il y arrivait ou l’avait quittée. Van Dyck a opté pour la première possibilité : les cavaliers se sont engagés sur une rampe à degrés qui monte sur notre gauche comme vers une citadelle.

Étant donné que Martin et son voisin se sont tournés du côté opposé au sens initial de la marche, il a dû paraître utile, mais sans y insister, de préciser celui-ci. Tel est le rôle, subordonné, que le peintre a confié au troisième cavalier : indiquer discrètement un aspect de l’action en livrant une information pertinente bien qu’accessoire. Peut-être a-t-il voulu aussi, par la même occasion et selon une formule très usitée dans la peinture de l’époque, opposer la figure du témoin à celle de celui qui n’aura rien vu. Toujours est-il que cette précision permet de souligner le fait que Martin s’écarte un moment du trajet du groupe de soldats qui, arrivant vers nous, tourne sur notre gauche pour entrer dans la ville. Ainsi le cavalier de dos, personnage de quatrième rang (après le saint, le mendiant nu et les deux témoins), n’est-il là que pour fournir un indice ténu quant au mouvement attendu de l’armée qui entre dans Amiens. C’est de ce mouvement que Martin, touché par le sort du miséreux, s’écarte un moment, se détournant déjà ainsi, sans encore le savoir, de la voie tracée de sa vie militaire qu’il abandonnera une vingtaine d’années plus tard pour aller évangéliser les Gaules. Ce mouvement physique de diversion annonce et symbolise peut-être, par anticipation, la conversion spirituelle du futur saint. C’est donc cette fonction de complément d’information, moins importante que celle des autres figures, qui justifie le fait que le troisième cavalier n’apparaisse presque pas. Dans le cas présent, le camouflage tient donc à la hiérarchisation des données narratives sans revêtir aucune signification thématique liée à l’idée même de dissimulation.

Thématique et rhétorique de la dissimulation

Note de bas de page 11 :

Le Tintoret (Jacopo Robusti), Suzanne et les vieillards, ca 1555, Vienne, Kunsthistorisches Museum. Pour une analyse approfondie de ce tableau centrée sur la question de l’invisibilité, voir Maria Giulia Dondero (2016).

Il en va tout autrement lorsque le procédé s’applique à des entités dont le propre est précisément de se cacher, ainsi que le veulent divers thèmes iconographiques tels que Suzanne au bain. La plupart des interprétations picturales de cette histoire biblique – par exemple, celle du Tintoret11 – montrent la chaste et innocente baigneuse épiée par les deux vieillards lubriques dissimulés en embuscade. Si Suzanne ne les aperçoit pas encore, le spectateur de l’image les voit parfaitement.

Note de bas de page 12 :

Rembrandt van Rijn, Suzanne au bain, 1647, Berlin, Gemäldegalerie.

D’autres artistes dissimulent les vieillards non seulement pour Suzanne mais aussi pour le spectateur. C’est le cas de Rembrandt. Alors que, dans le tableau conservé à Berlin, il nous les montre arrivés par derrière, déjà prêts à arracher le voile dont la baigneuse tente de couvrir sa nudité en nous lançant un regard de détresse12, c’est pour une autre mise en scène qu’il avait opté, une dizaine d’années auparavant, dans le tableau du Mauritshuis (Fig. 7).

Fig. 7. Rembrandt van Rijn, Suzanne au bain, 1636, La Haye, Mauritshuis

Fig. 7. Rembrandt van Rijn, Suzanne au bain, 1636, La Haye, Mauritshuis

photo Wikimedia Commons.

Note de bas de page 13 :

Soulignons que les motifs qui ne se donnent qu’à la lisière du visible sont spécialement sensibles aux variations dues à l’état de conservation du tableau (patine, encrassement) et aux conditions d’éclairage et de présentation, comme chacun peut s’en rendre compte en comparant différentes photos d’une œuvre telle que la Suzanne du Mauritshuis. Sur la question générale de l’incidence des conditions de présentation sur la réception des œuvres anciennes, voir Jeanne Nuechterlein (2012).

Note de bas de page 14 :

Certaines versions du thème élident tout à fait les figures des voyeurs ; en ce cas, c’est en quelque sorte le spectateur qui se trouve amené à tenir le rôle. Voir, par exemple, Rembrandt van Rijn, Suzanne au bain, 1647, Paris, Louvre (réplique partielle avec variantes, de format plus étroit, de la version de Berlin).

Celui-ci présente un moment légèrement antérieur dans le récit : les voyeurs se tiennent encore à quelque distance de leur proie, parfaitement dissimulés dans un feuillage touffu. L’attitude de la jeune femme montre qu’elle a dû les entendre, sans toutefois les apercevoir. De l’odieux duo, seul un visage de profil apparaît – si l’on peut dire, car il faut au spectateur un sens de l’observation particulièrement aigu pour le repérer : ses formes et sa couleur brunâtre le camouflent de manière quasi parfaite13. C’est la connaissance de l’histoire qui invite le spectateur à débusquer les deux vieillards14, passant d’un regard de reconnaissance directe – il voit Suzanne effarouchée – à une traque visuelle dirigée vers un motif dont il ne peut, tout d’abord, que supposer la présence.

Note de bas de page 15 :

 Voir notamment Ulric Molitor (1926 [1489]) ; Jean Bodin (1580) ; Jean Wier (2021 [1569]) ; Nicolas Remy (2014 [1595]). Sur la démonologie, voir Françoise Lavocat, Pierre Kapitaniak et Marianne Closson (2007) ; Martine Ostorero (2011) ; Martine Ostorero et Julien Véronèse (2015) ; Sophie Houdard (1992). Sur le diable comme maître de l’illusion, voir Thibaut Maus de Rolley (2007).

Note de bas de page 16 :

 Voir Ostorero, p. 302.

Note de bas de page 17 :

 Sur le thème de l’oiseleur, voir Michel Weemans (2016), pp. 25 sq.

La dissimulation constitue aussi un ressort symbolique important lorsqu’il s’agit d’évoquer la présence secrètement menaçante de forces néfastes, démoniaques ou diaboliques. Les traités de démonologie qui apparaissent et se multiplient à partir de la fin du XVe siècle s’étendent à foison sur les capacités de dissimulation du diable et de ses acolytes15. Tel est même leur mode d’action essentiel : privés du pouvoir de transgresser les lois naturelles (prérogative divine impartageable), ils possèdent un rayon d’action extraordinairement étendu lorsqu’il s’agit de produire de fausses apparences, que ce soit à l’extérieur ou dans le sein même de ceux et celles auxquels ils s’attaquent. Capables de se cacher partout et sous toutes les figures jusqu’aux plus insoupçonnables – même celle du Christ !16 – ils se définissent avant tout comme des prédateurs illusionnistes, maîtres dans l’art de manipuler les consciences, surpassant les humains par leur intelligence des ressorts intimes de l’esprit et des forces naturelles dont ils tirent leurs simulacres. Comme le font les chasseurs à l’affût et autres oiseleurs17, le diable et les démons ne cessent d’épier les âmes pour mieux les piéger – avec cette différence qu’ils agissent en tout lieu et sous les déguisements les plus inattendus.

La mise en image de l’épisode de la Tentation de saint Antoine offre une excellente occasion de dépeindre cette puissance polymorphique et dissimulatrice des démons, en fonction des exigences sémiotiques fondamentales propres au médium pictural et des contraintes qu’elles imposent au traitement de cette thématique. Là où ceux que Lessing appellera les « arts du temps » permettent de figurer à la fois l’apparence vraie et le déguisement mensonger en montrant les passages de l’une à l’autre et inversement, l’image fixe ne peut, en principe, pas représenter une dissimulation totale. L’identité démoniaque d’une figure qui, dans un tableau, s’avancerait sous des traits parfaitement trompeurs n’apparaîtrait tout simplement pas. La dissimulation ne saurait donc être que partielle et, même si les regardeurs intra-iconiques ne peuvent voir ce qui se cache, le spectateur, pour sa part, doit se voir offrir des indices suffisants pour lui permettre de saisir la tromperie en action.

Teniers le Jeune nous fait voir un saint Antoine en prière qu’une vieille femme cornue saisit par l’épaule, de derrière, pour lui montrer du doigt l’un des démons venus le tenter (Fig. 8).

Fig. 8. David Teniers le Jeune, La Tentation de saint Antoine, ca 1650, Lille, Musée des Beaux-Arts

Fig. 8. David Teniers le Jeune, La Tentation de saint Antoine, ca 1650, Lille, Musée des Beaux-Arts

photo Wikimedia Commons.

Tous ont une allure bien conforme à leur nature sauf, justement, celui que pointe la vieille. Celui-là se présente sous la guise d’une belle jeune femme noblement vêtue et tenant un verre de vin qu’elle vient offrir à l’ermite. Rien, au premier regard, ne révèle qu’elle est un démon. Certes, un monstre affreux à pattes d’oiseau tient le bas de sa robe comme si c’était la traîne d’une mariée et, en contrepoint du geste de la vieille, pointe du doigt vers Antoine. Placé comme il l’est, derrière la trop séduisante dame au verre, il reste toutefois encore invisible pour le protagoniste. Le spectateur, pour sa part, doit forcément l’avoir vu tout de suite. Par contre, il lui aura fallu observer la dame avec grande attention, sans se laisser aveugler par l’élégance de sa personne et de sa mise, pour avoir remarqué dans un frisson les serres qui lui tiennent lieu de pieds, presque invisibles dans un mince liseré d’ombre qu’on devine sous la longue robe rouge (Fig. 9).

Fig. 9. Détail.

Fig. 9. Détail.

D’autres peintres ont aussi recouru au camouflage afin de dissimuler en partie les démons non seulement pour les regardeurs intra-iconiques mais aussi pour le spectateur de l’image. Par principe, répétons-le, cette dissimulation ne saurait être totale. Elle permet néanmoins de dérober provisoirement les figures en question, aussi longtemps que s’exerce un type de regard focalisé par défaut sur les motifs les plus apparents, si bien qu’elles n’apparaissent qu’à retardement et à la faveur d’une modification de la réponse attentionnelle au message iconique.

C’est ainsi que, dans sa Tentation de saint Antoine (Fig. 10), Cornelis Massys joue sur une double modalité d’apparition des démons : si certains se mettent bien en évidence, garantissant ainsi une reconnaissance immédiate du thème hagiographique, d’autres restent partiellement dissimulés, grouillant dans la pénombre ou cachés dans le décor.

Fig. 10. Cornelis Massys, La Tentation de saint Antoine, ca 1550, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Fig. 10. Cornelis Massys, La Tentation de saint Antoine, ca 1550, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.

photo du musée.

Alors qu’à notre droite s’exhibent deux tentatrices entièrement nues, grandeur nature, un démon minuscule tenant un pot de terre se cache, camouflé dans la crevasse d’un tronc d’arbre situé à gauche (Fig. 11).

Fig. 11. Détail.

Fig. 11. Détail.

Le diable se trouve ici, littéralement, dans les détails. Repousser l’assaut manifeste de tous les démons visibles et, en particulier, la spectaculaire tentation scopique des deux femmes nues – laquelle, après le saint lui-même, vise aussi le spectateur du tableau – ne garantirait pas la victoire sur les puissances infernales : d’innombrables autres attendent à l’affût jusque dans les moindres recoins de l’ici-bas.

Note de bas de page 18 :

Athanase d’Alexandrie (1994 [ca 360]), p. 161.

Note de bas de page 19 :

 « (…) il vit une bête, d’apparence humaine jusqu’aux cuisses mais ayant des jambes et des pieds comme ceux d’un âne. » (ibid., p. 277).

Hieronymus Bosch est passé à la postérité universelle pour ses scènes peuplées de monstres proliférants, hybrides polymorphes qui se jouent des frontières entre les règnes. Reflet d’une vision du monde hantée par les idées de péché et d’omniprésence des influences diaboliques, ce répertoire figuratif participe aussi d’une imagination encline à la drôlerie débridée et d’une fantaisie sans entraves pour représenter les entités démoniaques. Le triptyque de la Tentation de saint Antoine de Lisbonne en constitue l’illustration paradigmatique. Là où le texte d’Athanase d’Alexandrie (repris en abrégé par Jacques de Voragine) se contente de préciser que les démons apparurent à l’ermite « sous différentes formes de bêtes sauvages et de reptiles »18, à l’exception d’un passage évoquant l’apparition d’une créature moitié homme et moitié âne19, le peintre multiplie à l’envi les hybridations les plus insolites. Certaines de ces manifestations se confondent avec des éléments du paysage, comme si c’était la terre elle-même qui, tout entière, était infestée par le Malin.

Sur le volet gauche du triptyque, l’arrière-train d’un homme à quatre pattes, le front percé d’une flèche, dont le dos est un talus, forme la porte d’entrée d’une masure enterrée habitée par un petit bonhomme qui se montre à la fenêtre (Fig. 11).

Fig. 11. Hieronymus Bosch, Triptyque de la Tentation de saint Antoine, ca 1505-1506, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga, détail du volet gauche

Fig. 11. Hieronymus Bosch, Triptyque de la Tentation de saint Antoine, ca 1505-1506, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga, détail du volet gauche

photo Wikimedia Commons.

Des peintres de tradition boschienne ont réinterprété en ce sens le motif médiéval de la gueule de l’enfer : souvent, celle-ci fait partie intégrante d’un paysage où évoluent les personnages, si bien qu’eux-mêmes ne peuvent l’apercevoir. Dans une Scène des enfers attribuée à un suiveur de Bosch, cette ouverture infernale prend la double apparence d’un visage humain et du postérieur d’une sorte d’oiseau menaçant qui tourne la tête vers nous (Fig. 12).

Fig. 12. Suiveur de Hieronymus Bosch, Scène des enfers, ca 1565, Madrid, Museo Nacional del Prado.

https://www.museodelprado.es/en/the-collection/art-work/infernal-landscape/4d7c0087-97ca-4733-b254-1dbff152911d?searchid=2921f89e-3bad-edc9-3f0d-9f771591458c

L’idée fait son chemin au siècle suivant. Un tableau de Jacob van Swanenburg joint à la représentation de l’Enfer celle des Sept péchés capitaux (Fig. 13).

Fig. 13. Jacob Isaaczs van Swanenburg, L’enfer et les sept péchés capitaux, avant 1638, Amsterdam, Rijksmuseum, détail.

Fig. 13. Jacob Isaaczs van Swanenburg, L’enfer et les sept péchés capitaux, avant 1638, Amsterdam, Rijksmuseum, détail.

photo Wikimedia Commons.

Ici, la gueule infernale qui a déjà avalé des messieurs et dames de la haute société, encore inconscients de leur sort car tout à leurs réjouissances mondaines, se camoufle dans le prolongement du toit d’une anodine chaumière.

Note de bas de page 20 :

Michel Weemans et Dario Gamboni leur ont consacré une importante exposition intitulée Une image peut en cacher une autre (2009). Michel Weemans, Joseph Leo Koerner et Reindert Falkenburg en ont traité lors d’un cycle de conférences sur L’image piège : paradoxes et jeux visuels de Bosch à Bruegel (Louvre, 2015).

Les représentations de ce type ont fait l’objet d’études poussées de la part d’auteurs qui les ont appelées » images doubles », « images cachées », « crypto-images », « images potentielles » ou encore « images pièges »20. Ces dénominations permettent de différencier des phénomènes apparentés quoique pas exactement identiques. Toutes renvoient cependant, de manière générale, à la construction de motifs figuratifs faits pour susciter une double lecture, en deux temps, et un effet de surprise lorsque le spectateur passe de l’évidence première à la saisie d’un contenu moins immédiatement apparent. La plupart des images ainsi désignées peuvent aussi être classées et décrites dans la catégorie du camouflage par mimétisme, sans exclure par ailleurs le procédé de fusion de la forme dans le fond. Le camouflage mimétique implique toujours, de son propre fait, le principe de l’image double et cachée. La question se poserait de savoir s’il en va de même du camouflage par fusion de la forme dans le fond. On serait tenté de répondre par l’affirmative eu égard au fait qu’en contexte à haute densité figurative, le « fond » constitue toujours aussi, pour sa part, un « motif » (ainsi, par exemple, passera-t-on de la saisie d’un simple décor paysager à celle d’un repaire de démons camouflés). Quoi qu’il en soit, il n’est pas forcément besoin d’images doubles caractérisées pour provoquer le choc de la surprise dans le décodage des motifs : le camouflage en tant que tel peut y suffire.

Considérons les figures des démons entrelacées avec celles des damnés dans le Jugement dernier de Raphael Coxie (Fig. 14).

Fig. 14. Raphael Coxie, Jugement dernier, 1589, Gand, Museum voor Schone Kunsten.

Fig. 14. Raphael Coxie, Jugement dernier, 1589, Gand, Museum voor Schone Kunsten.

www.artinflanders.be, photo Hugo Maertens.

C’est, sur plusieurs plans, une juxtaposition tellement serrée de corps et de visages que chaque motif fait, en quelque manière, forme sur le fond de tous les autres, chacun passant alternativement du statut de partie du décor à celui d’une figure s’y détachant. La composition joue aussi sur une complémentarité entre vision d’ensemble et vision de détail. La première ne livre qu’un chaos de membres, en contraste total avec le bon ordre qui règne du côté des élus et des saints installés, au registre supérieur, autour du Christ. A l’inverse, la seconde fait découvrir une foule de corps et de visages individués. Or, parmi les démons, certains possèdent un corps de bête monstrueuse tandis que d’autres se présentent avec des torses et des membres conformés comme ceux des ressuscités, et cette similarité ne peut qu’ajouter à la confusion générale. Il faut donc y regarder de plus près pour démêler l’effroyable amas. 

Cette lecture plus difficile et plus lente, focalisée sur les détails, fait surgir des motifs qui n’apparaissaient pas tout d’abord, plus glaçants encore que l’ensemble. En bas, au premier plan, une coquette qui a réalisé trop tard son péché de vanité nous adresse une œillade désespérée. Elle tend un petit miroir rond dans lequel se reflète un visage souriant bordé d’une ample collerette – peut-être le sien tel qu’il se présentait avant le jour du Jugement, ou celui de tout qui voudra s’y reconnaitre pour se repentir de s’être fait une idole de sa propre personne (Fig. 15).

Fig. 15. Détail.

Fig. 15. Détail.

Plus haut, à droite, dans la pénombre, sur un troisième ou un quatrième plan, au seuil d’une zone plus lointaine où cessent les contrastes et où les corps se fondent dans une monochromie qui semble s’étendre à l’infini, un autre damné se tient le front et nous fait un signe de la main (Fig. 16).

Fig. 16. Détail.

Fig. 16. Détail.

Si nous poursuivons vers la droite, dans le sens de la lecture, c’est ensuite le visage d’un démon à longues oreilles qui nous fixe, d’entre les jambes d’un damné renversé. Puis apparaît un autre damné qui se tient la tête, inutilement apitoyé sur lui-même. Mais regardons maintenant un peu plus bas. Juste derrière un démon à cornes de bouc qui tourne les yeux vers la gauche, nous voici tout à coup face à un autre, que sa peau sombre rend presque invisible dans la pénombre ; il nous interpelle de ses yeux écarquillés, tirant la langue en un rictus affreux et pointant du doigt vers nous…

Par extension métaphorique, les forces démoniaques prennent souvent, dans les natures mortes, la forme de simples animaux qui, par leur petite taille et leur couleur, n’apparaissent qu’à une observation rapprochée de la composition. Chez Peter Snijers (Fig. 17), c’est un hérisson bien camouflé que l’on découvre avec surprise. Il jette un regard avide sur un nid placé au premier plan tandis qu’une souris dont le pelage correspond à la couleur du sol complète cette présence d’autant plus inquiétante qu’elle se tient cachée.

Fig. 17. Peter Snijers, Plantes et fruits avec hérisson, avant 1752, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique

Fig. 17. Peter Snijers, Plantes et fruits avec hérisson, avant 1752, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique

photo du musée.

Un artiste peut aussi choisir de dissimuler un motif de mauvais augure que la convention iconographique porte pourtant à mettre en évidence. Dans la plupart des Vanités, où l’on trouve réunis de multiples objets qui renvoient tous à l’idée du caractère éphémère de la vie sur terre, le crâne trône parmi les plus visibles (dans de nombreux contextes et depuis des siècles, il résume d’ailleurs ce thème à lui seul). Spécialiste du genre de la Vanité en trompe-l’œil, Cornelis Norbertus Gijsbrechts le place en général au centre de ses compositions, les autres symboles – bulle, pipe, bougie éteinte etc. – se disposant autour de lui en une sorte de gravitation immobile. Dans sa Vanité de Bruxelles (Fig. 18), il a voulu s’écarter de cette convention bien établie. Le tableau montre une niche munie d’un vitrage entr’ouvert, entourée de paperasses et menus objets attachés au mur par de minces lanières de cuir. Dans la niche se devinent, avec d’autres papiers, un bougeoir et un crâne – mais celui-ci est coupé par le châssis du vitrage et sa couleur se fond dans le camaïeu de bruns qui domine la composition.

Fig. 18. Cornelis Norbertus Gijsbrechts, Vanitas, ca 1670, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.

Fig. 18. Cornelis Norbertus Gijsbrechts, Vanitas, ca 1670, Bruxelles, Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique.

photo du musée.

Note de bas de page 21 :

On songe à la terrible métaphore de Torquato Acetto (2015 [1641]) : la beauté mortelle n’est qu’un « cadavre dissimulé » (p. 24).

Ici aussi, la lecture se produit en deux temps. Le tableau ne livre pas d’emblée son motif principal – l’image de la mort qui nous guette tous. Le peintre maximise ainsi, sur un mode paradoxal, l’impact du symbole en le faisant surgir à l’improviste. Du même coup, il souligne que la mort se cache sous toute vie21, que la fin nous attend partout et jusque sous le fatras dérisoire des préoccupations quotidiennes. Ainsi le camouflage prend-il ici une signification tout à la fois thématique et rhétorique.

Le camouflage paradoxal

Un autre phénomène de réduction de la visibilité, bien plus paradoxal que ceux abordés jusqu’ici, concerne les figures les moins susceptibles d’entretenir un rapport quelconque avec la dissimulation ou de charrier des valeurs symboliques négatives. Nous parlons cette fois, en effet, de représentations du Christ et d’épisodes du mythe chrétien. Par tradition, mais aussi en vertu du principe cardinal de l’imaginaire chrétien, ces contenus figuratifs sont censés occuper la sphère la plus haute dans la hiérarchie des motifs. Des siècles durant, ils ont fait l’objet des représentations les plus « iconiques », recevant, de ce fait, le traitement compositionnel le plus privilégié : centration, éclat, taille, respect d’un espace réservé, présentation frontale etc.

Or la Passion du Christ correspond à une séquence de supplices infamants au cours de laquelle la part humaine de la divinité incarnée est mise en avant à travers les tourments et outrages infligés à son corps ainsi qu’à sa dignité personnelle. Dans la plupart des cas, les conventions de la représentation sacralisante contrebalancent la mise en évidence de l’indignité subie. En font foi d’innombrables images de l’Homme de douleurs, du Christ aux outrages, de la Montée au Calvaire ou encore, au cœur même de l’univers figuratif chrétien, de la Crucifixion. Tel est le cas du Portement de croix de Jérôme Bosch (Fig. 19).

Fig. 19. Hieronymus Bosch Portement de croix, ca 1515 / 1535 ( ?), Gand, Museum voor Schone Kunsten.

Fig. 19. Hieronymus Bosch Portement de croix, ca 1515 / 1535 ( ?), Gand, Museum voor Schone Kunsten.

www.artinflander.be, photo Hugo Maertens.

Le visage du Christ, vu de trois-quarts, occupe le troisième plan au milieu d’une foule compacte. Outre le visage de Véronique tenant le voile où s’est imprimée l’image de la sainte Face, coupée par le cadre dans le coin inférieur gauche, ainsi que ceux d’une autre femme et du bon larron, ce ne sont que trognes grimaçantes : un Sarrasin, un Maure vociférant, le mauvais larron, un moine tonsuré, un soldat en armure etc. Toutes ces physionomies grotesques qu’une fureur haineuse rend plus horribles encore se pressent autour du Christ, dont le visage dit la dignité résignée. L’hideuse proximité de ces têtes traduit bien l’irrespect qu’il lui faut supporter juste avant le supplice. Pourtant, la composition compense discrètement cet effet de noyade dans une mer déchaînée de laideur physique et morale : le visage du Christ demeure intact, préservé de tout empiètement, et occupe le centre d’une composition qui dirige le regard sur lui depuis le coin supérieur gauche, via la diagonale du segment de croix visible dans ce close-up où se condensent les thèmes de la Montée au Calvaire et des Outrages.

Mais cette préservation de l’image sacrée du Dieu incarné ne s’observe pas toujours. L’épisode de l’Arrestation du Christ, en particulier, incite parfois les artistes à s’en écarter, comme l’avait déjà fait Giotto dans le décor de la chapelle Scrovegni. Dans la Trahison du Christ du Maître I. A. M. de Zwolle (Fig. 20), une masse désordonnée de persécuteurs grimaçants entoure la figure de Jésus jusqu’à l’étouffer visuellement, et certains se permettent même d’empiéter sur elle avec brutalité.

Fig. 20. Maître I. A. M. de Zwolle, La Trahison du Christ, ca 1485, Cincinnati Art Museum

Fig. 20. Maître I. A. M. de Zwolle, La Trahison du Christ, ca 1485, Cincinnati Art Museum

scan Wikipedia.

L’un d’eux lui lance un coup de pied dont la violence est sursignifiée, à un niveau strictement formel, par cet enchevêtrement des personnages qui brise l’intégrité figurative du Fils, au point qu’il faille prêter une attention soutenue pour la reconnaître dans la masse des corps entremêlés. Il en va de même du geste miraculeux par lequel le Christ recolle l’oreille de Maltus tombé par terre, coupée par saint Paul – geste que le spectateur doit reconstruire à partir des membra disjecta de son image. C’est d’un outrage par la forme qu’il faut parler ici. La négation anti-iconique de la figure du Christ résulte bien d’une tactique du camouflage qui, dans le cas présent, relève à la fois du dazzling et du ground matching, dans la mesure où celles qui l’entourent composent un fond dont elle se détache « trop peu ».

Note de bas de page 22 :

Joseph F. Gregory (1996), p. 207.

Mais chez les peintres du siècle suivant, la minimisation de la figure du Christ ou du groupe d’acteurs d’un épisode de l’Histoire sainte ne revêt pas toujours une signification thématique aussi lisible que dans l’exemple précédent. Il y va pourtant d’un phénomène récurrent, lié au choix de perdre le motif principal dans un décor abondamment développé tel qu’une scène d’intérieur ou un paysage peuplé de nombreux personnages dont certains n’entretiennent aucun rapport avec la scène censée se trouver au cœur du propos. Pour emprunter les termes de Joseph F. Gregory, nous parlons ici de « l’inversion formelle du noyau sacré et de la périphérie profane »22.

Dans le Portement de croix de Bruegel l’Ancien (Fig. 21), la figure du Christ tombé sous le poids de la croix apparaît à peine au milieu du cortège qui l’accompagne.

Fig. 21. Pierre Bruegel l’Ancien, Le Portement de croix, 1564, Vienne, Kunsthistorisches Museum.

www.khm.at/de/object/324/

Bien qu’elle occupe le centre géométrique du tableau, elle passe inaperçue car sa couleur se confond avec celle son environnement. La croix, en particulier, présente un aspect chromatique très proche de celui du chemin boueux montant vers le Golgotha et forme une ligne horizontale qui semble en faire partie. Cette figure centrale, au propre et au figuré, se trouve ainsi curieusement camouflée, alors que celles de la Vierge, des deux Marie et de saint Jean, qui partagent sa peine au premier plan, sont, quant à elles, mises en évidence sur un mode proche de la représentation iconisante, étalée en surface, que l’on rencontrait chez les Primitifs flamands.

Une mise en image similaire se rencontrait déjà, une trentaine d’années plus tôt, dans la Montée au Calvaire de Herri met de Bles (Fig. 22).

Fig. 22. Herri met de Bles, Montée au calvaire, ca 1535, The Princeton University Art Museum

Fig. 22. Herri met de Bles, Montée au calvaire, ca 1535, The Princeton University Art Museum

photo Wikimedia Commons.

Ici aussi, le Christ qui a trébuché sous les coups et sous le poids de son fardeau ressort très peu dans l’ensemble du cortège, même si aucun autre personnage n’empiète sur lui et si la présence de l’arbre isolé, juste à sa verticale, dirige l’attention sur son visage. Ce marqueur visuel paraît avoir été introduit afin de compenser le déficit de visibilité subi par la figure divine dans une composition très peu « iconisante ». Le tableau contient, par ailleurs, plusieurs scènes bibliques miniaturisées, disséminées dans le paysage – certaines à ce point minuscules qu’elles sont pratiquement invisibles à l’œil nu.

Aucun marqueur ne vient contrebalancer la faiblesse de la présence visuelle de la figure du Fils dans l’Entrée du Christ à Jérusalem de Jan van Amstel (Fig. 23), dissoute dans la foule des badauds et des adorateurs, et dans laquelle plusieurs sont, comme lui, vêtus de bleu.

Fig. 23. Jan van Amstel, L’entrée du Christ à Jérusalem, ca 1540, Stuttgart, Staatsgalerie.

Fig. 23. Jan van Amstel, L’entrée du Christ à Jérusalem, ca 1540, Stuttgart, Staatsgalerie.

photo Wikimedia Commons.

Note de bas de page 23 :

Sur la signification de ce geste, voir Reindert Falkenburg (1990), p. 32.

Comme si c’était encore trop, le Christ monté sur un âne se présente de trois-quarts dos, sa main droite levée dissimulant son visage23. Le peintre formule ainsi une représentation singulièrement anti-iconique de la divinité, à rebours de l’attente suscitée par la culture visuelle d’un spectateur de l’époque.

Mais le summum en la matière sera atteint, un quart de siècle plus tard, par Bruegel l’Ancien. Son Adoration des Mages dans un paysage d’hiver (Fig. 24) revisite un thème qui, par tradition – et en particulier dans la peinture flamande du XVe siècle –, donne lieu à de fastueux déploiements de richesse visuelle à travers les costumes hauts en couleurs des Rois mages, la somptuosité du cortège qui leur fait suite et les ors des présents offerts. Il suscite aussi des représentations iconisantes de l’Enfant dont l’image célèbre, précisément, l’épiphanie. Rien de tel ici, et c’est bien le moins qu’on puisse dire.

Fig. 24. Pierre Bruegel l’Ancien, Adoration des Mages dans un paysage d’hiver, 1567, Winterthur, Musée Oskar Reinhart Am Römerholz.

https://www.roemerholz.ch/sor/fr/home/presse/expositions-_-retrospective/wunder-im-schnee/bilder-wunder-im-schnee.html

La scène de l’Adoration des Mages occupe une fraction très réduite du champ pictural, complètement décentrée, et la palette de tons bistre choisie pour sa formulation la camoufle dans un décor où domine, avec le blanc, le même brun clair. On reconnaît à peine deux Rois que rien ne distingue hormis leur position agenouillée tandis que le troisième, debout (si c’est bien lui) se réduit à une vague silhouette. La Vierge doit être cette femme assise qui leur fait face mais, à la place de la combinaison de bleu et de rouge qui devrait l’identifier à coup sûr en vertu d’une convention iconographie solidement établie, c’est de brun clair qu’elle aussi est revêtue. Quant à l’Enfant, on ne le voit tout simplement pas. Enfin, le peu qui se laisse apercevoir de ce groupe se brouille encore davantage sous une chute abondante de flocons de neige qui l’enveloppe avec tout l’ensemble du paysage.

Un choix de composition non moins déconcertant achève d’étouffer toute aspiration à l’icône : le motif principal de l’Adoration dans la grange a été complètement décalé vers la gauche. Même sans tenir compte du fait que la figure de la Vierge est carrément coupée par le bord du fauteuil sur lequel elle est assise (de même couleur que son vêtement), ce décentrement lui-même et le côté où il se produit ont de quoi désarçonner le spectateur. Placer la scène principale tout à gauche, c’est non seulement lui faire perdre sa centralité symbolique mais aussi la situer sur le seuil d’entrée de l’image, dans une zone normalement réservée aux motifs introductifs tels qu’un pan de paysage à contre-jour ou un spectateur interne regardant vers le centre, à l’instar du cavalier en noir de Van Dyck. Ici, passé ce seuil, il ne se passe plus rien – rien que les allées et venues de villageois pris dans le cours de leurs activités quotidiennes, tous indifférents à la venue du Sauveur qui vient d’avoir eu lieu à côté.

Note de bas de page 24 :

Erwin Panofsky (1971) [1953], vol. 1, pp. 140-144.

Note de bas de page 25 :

Robert Campin (attr.), Vierge à l’écran d’osier, 1425-1430, Londres, National Gallery.

Cette manière de camoufler l’élément principal et proprement religieux dans le décor porte à son extrême limite un procédé plus ancien, commun chez les Primitifs flamands, qu’Erwin Panofsky avait nommé disguised symbolism24. Il consistait à formuler des motifs liés à la transcendance divine sous l’apparence d’objets quotidiens, comme l’auréole de la Madone suggérée par un écran d’osier dans un panneau de Robert Campin25. Bruegel l’Ancien radicalise ce principe jusqu’à provoquer un véritable renversement des valeurs symboliques liées à la figuration picturale de l’Histoire sainte : le camouflage ne concerne plus les compléments symboliques de la figure sacrée mais bien cette figure même.

Camouflage et régime attentionnel

Note de bas de page 26 :

Sur le rapprochement avec les images-devinettes sans prétention artistique, voir D. Gamboni et M. Weemans (2009), p. 42.

Note de bas de page 27 :

Daniel Arasse (1992).

Ces quelques analyses descriptives d’exemples de camouflage dans la peinture des anciens Pays-Bas ont permis d’en indiquer plusieurs fonctions : signification thématique, amoindrissement de l’impact visuel d’un motif subordonné, mise en scène sacralisante d’une figure par la réduction locale de l’illusion perspective, accentuation paradoxale de la présence de motifs à connotation négative via l’effet de surprise ou de suspense, inversion du régime esthétique relatif à la hiérarchie normale des motifs. À celles-ci pourraient s’ajouter, dans d’autres contextes, une fonction purement ludique : le camouflage peut servir à un simple jeu figuratif relevant de la devinette26. Il peut aussi intervenir dans la communication de contenus secrets, volontairement surcodés, dont l’étude pourrait se nourrir des réflexions de Daniel Arasse sur le détail27.

Note de bas de page 28 :

Pour une approche de la composante attentionnelle de l’expérience esthétique, basée sur les acquis des sciences cognitives, voir Jean-Marie Schaeffer (2015). Relative à une théorie générale de l’esthétique, cette approche diffère de celle adoptée dans le cadre de la présente étude, plus proche de l’histoire de l’art. La notion de dynamique attentionnelle, en particulier, revêt ici un sens différent, moins technique.

Dans tous les cas, la saisie de motifs camouflés requiert, de la part du spectateur, une modification de sa dynamique attentionnelle et, parfois, du régime attentionnel normal28. La dynamique attentionnelle serait la manière dont un sujet dirige et fait voyager son attention sur ce qu’il perçoit. Comme telle, et sauf cas tout à fait exceptionnel, elle n’est pas accessible à l’historien. Le régime attentionnel, quant à lui, se définirait plutôt comme la manière culturellement déterminée et collectivement partagée de gérer l’attention dans le cadre d’une activité donnée. La norme, en la matière, certes toujours fluctuante, dépend de conventions et d’habitus pragmatiques formés dans le flux d’une tradition. La connaissance d’un corpus d’images assez vaste pour permettre l’identification de récurrences significatives ainsi que des informations relatives aux contextes culturels envisagés par le biais de sources écrites permet de reconstruire, en partie, ce régime. Dans ce processus, toutefois, l’historien met en action une dynamique attentionnelle qui lui appartient et dont il postule qu’elle ne saurait être, à tous égard, foncièrement différente de celle du spectateur historique. En fait, le spectateur historien s’utilise lui-même comme une sorte d’instrument d’optique vivant et anachronique pour approcher les réactions possibles du spectateur historique, en fonction de ce qu’il sait de l’histoire de l’art, de la culture visuelle de l’époque considérée, des croyances religieuses etc., mais aussi de ses propres réactions au contact de l’image. Il verbalise ensuite ces observations dans un langage mixte qui emprunte tantôt au lexique historique, tantôt à son propre vocabulaire (« le Sauveur » / « le champ pictural »).

Note de bas de page 29 :

 Voir, par exemple, le Christ de douleurs d’Albrecht Bouts, ca 1505, Carlsruhe, Kunsthalle.

Un régime attentionnel « normal » s’accorde avec la hiérarchisation attendue des motifs au sein d’une composition et participe d’une intégration sémiotiquement harmonieuse des détails dans une totalité de formes ou de figures. Ceci signifie que la découverte des détails, en principe consécutive à la saisie de l’ensemble, complète celui-ci sur un mode positif : le détail nourrit l’ensemble. Les motifs ainsi intégrés peuvent l’enrichir par addition de significations symboliques, à l’instar du disguised symbolism de Panosfsky. Ils peuvent aussi produire une densification mimétique de la représentation, comme dans les images de méditation pieuse (Andachtsbilder) faites pour susciter une visualisation « hyperréaliste » de la présence de la divinité (gouttes de sang, larmes etc.)29. Ils peuvent, enfin, correspondre à un déploiement de valeurs esthétiques liées à la qualité de la figuration. Dans maintes représentations d’une entité sacrée, c’est par le traitement des détails que l’artiste donne la mesure de sa maestria, dès lors que la figure prise dans son ensemble reproduit un type iconographique fixé par la tradition et qui, en tant que tel, ne possède pas de statut proprement artistique. Il en ira autrement lorsque composition et invention seront devenues des éléments-clefs de la création.

Note de bas de page 30 :

Schaeffer (2015), p. 59.

On voit ainsi comment les processus décrits au présent à la lumière des sciences cognitives se spécifient historiquement en fonction des normes artistiques propres à chaque contexte et de la manière dont elles influent sur la conception même de ce que sont, d’un point de vue artistique, les détails vs l’ensemble où ils viennent s’intégrer. Schaeffer souligne qu’en « régime esthétique, la dynamique schématisante est contrecarrée » et que « la montée rapide vers la généralité n’est pas l’aiguillon principal de mon attention ». Loin de m’arrêter à l’identification d’un thème iconographique, je vais m’intéresser à « l’exploration horizontale » d’une multitude de propriétés sensibles susceptibles d’être corrélées à autant de catégories différentes30. Or la manière d’aborder les relations entre le schéma global et la multiplicité des traits plastiques et sémiotiques présents dans l’œuvre observée change en fonction des contextes culturels. A cet égard, une Madone du XIVe et une scène d’histoire du XVIIe n’appellent pas le même type de dynamique attentionnelle. La première met en image un schéma iconographique qui n’est l’œuvre de personne et n’est donc pas le lieu de l’expression artistique – bien que ce soit lui qui renvoie au contenu sacré de l’image. La seconde, au contraire, témoigne d’un investissement de l’artiste dans la conception et la concrétisation plastique du schéma formel d’ensemble, c’est-à-dire de la composition.

Cette problématique trouve une illustration typique dans une œuvre telle que la Vierge à l’Enfant de Giotto (Fig. 25). L’ensemble, constitué d’un système de lignes et de couleurs composant une entité formelle d’un ordre de grandeur qui correspond à celui de l’image prise dans sa totalité, donne lieu à une représentation immédiatement reconnaissable du groupe de la Vierge à l’Enfant.

Fig. 25. Giotto di Bondone, Vierge à l’Enfant, ca 1320, Washington DC, National Gallery of Art.

Fig. 25. Giotto di Bondone, Vierge à l’Enfant, ca 1320, Washington DC, National Gallery of Art.

photo Wikimedia Commons.

C’est donc, en ordre principal, cet ensemble qui véhicule le concept visuel essentiel de l’image et donne accès à son contenu religieux. S’y ajoute une série de détails tels que les sinuosités des plis des vêtements, les singularités de la ligne que dessine la bordure brodée d’or du manteau de la Vierge, les subtilités du modelé des visages, le décor au poinçon du fond doré etc. Tous ces éléments qui complètent la définition plastique de la figure pourraient manquer sans nuire au concept visuel, bien que ce soit, pour une large part, à leur niveau que se concrétise la valeur proprement artistique de l’œuvre due au pinceau de Giotto. Ils confèrent une présence esthétique appropriée au schéma sacral, tout en augmentant sa densité sémantique.

C’est ainsi que l’inscription en caractères pseudo-coufiques qui court sur la bordure du manteau ajoute une note orientale à la figure de la Vierge. Elle ne se donne qu’à ceux qui observent l’image d’assez près (à supposer que la lecture du motif ait été possible eu égard aux conditions de présentation originelles du polyptyque dont le panneau faisait partie) et disposent d’une érudition suffisante pour comprendre ce dont il s’agit. Ceux-là auront accédé à un surplus d’information enrichissant un concept visuel qui fonctionne néanmoins très bien aussi pour ceux qui n’auront pas remarqué le motif en question (Fig. 26).

Fig. 26. Détail.

Fig. 26. Détail.

Non seulement ce détail ne décide-t-il pas de la saisie du concept iconique mais il s’intègre harmonieusement à l’ensemble, en ce sens que sa captation par le spectateur n’implique aucune réorientation fondamentale de la compréhension du message pictural. Même découverte avec surprise, à la faveur d’une observation rapprochée qui suppose de quitter l’ordre de grandeur de l’ensemble, l’inscription pseudo-coufique n’introduit aucun paradoxe ni aucun changement d’attitude morale ou spirituelle dans le chef du spectateur. Elle nourrit le concept visuel sans aucunement le bousculer.

On l’a vu, il arrive que des motifs camouflés ressortissent, eux aussi, à un régime attentionnel fondé sur l’intégration simple et directe des détails à l’ensemble. Leur fonctionnement figuratif diffère de celui des détails non dissimulés dans la mesure où leur découverte déclenche un véritable effet de surprise. Tel n’est pas le cas de l’inscription pseudo-coufique de Giotto : la présence de ce détail peut certes étonner celui qui ne l’avait pas encore remarqué, mais un spectateur familier des peintures de style italo-byzantin sait qu’il peut en trouver de semblables dans la bordure brodée du manteau de la Vierge, lieu privilégié de subtilités picturales. En d’autres termes, c’était une surprise à laquelle le spectateur historique pouvait s’attendre.

Ni le banc dissimulé du Maître de la Légende de sainte Lucie ni (et moins encore) le cavalier gris du Saint Martin de Van Dyck ne constituent des motifs du même genre car ils n’apparaissent pas conformément à une attente déterminée. On ne les découvre donc pas sans une réaction de surprise bien marquée qui accompagne la rectification d’une première lecture (« je n’avais pas vu le troisième cavalier » – « je n’avais pas remarqué que les Vierges étaient, en fait, assises sur un banc couvert de gazon »). Pour autant, de tels motifs camouflés ne s’opposent pas à un régime attentionnel normal puisqu’ils véhiculent des compléments d’information qui s’accordent harmonieusement avec le sens de l’ensemble. L’objet de la surprise s’y intègre sans paradoxe ni étonnement qui ne se résolve d’emblée dans la compréhension globale du message. C’est d’ailleurs pourquoi la lecture de l’image considérée dans son orientation générale n’est pas compromise si ces motifs restent inaperçus.

Mais il arrive que la saisie d’un motif camouflé brise bel bien le régime attentionnel normal. S’impose alors une adaptation à l’événement que constitue son surgissement et une réorientation de la lecture. Au lieu de se dissoudre d’emblée, l’effet de surprise devient le pivot du processus de réception du message ou, tout au moins, d’une partie de celui-ci. Le paradoxe insiste, au point d’exiger du spectateur une modification de sa dynamique attentionnelle et, parfois même, un changement d’attitude face à l’image – voire au visible – en général. Les détails ainsi découverts avec stupéfaction peuvent, certes, compléter le sens de l’ensemble, mais non sans bouleverser localement sa compréhension. Dans le Saint Antoine de Massys, le cadre paysager de la scène se révèle n’être qu’un repaire de forces maléfiques. L’accent se porte ainsi sur la ruse dissimulatrice des démons qui constitue l’un de leurs traits essentiels, mais ce « cadre » prend dès lors une tout autre importance que celle d’un simple décor. Le même processus est à l’œuvre lorsque Van Swanenburg fait d’une paisible chaumière la gueule béante de l’enfer. Chez Teniers, une belle et noble dame se révèle n’être en réalité qu’un démon parmi d’autres, lequel démontre ainsi l’étendue de sa puissance d’illusionniste, et ce dévoilement suppose une inversion brutale de la compréhension première du motif. Chez Rembrandt, on se découvre, tout à coup, un alter ego malfaisant dans la figure du vieillard dissimulé qui épie la pauvre Suzanne, caché non seulement pour elle mais aussi pour nous. Or il manque l’un des deux voyeurs. Est-il seulement mieux caché que son comparse, ou bien serait-ce à moi, spectateur, témoin par effraction de la nudité, de tenir ce rôle ?

De tels motifs appellent à une authentique conversion du regard aussitôt que le spectateur, pris au dépourvu, tombe dessus. Il lui faut désormais regarder autrement. Avoir découvert un démon caché fait soupçonner la présence d’autres monstres et appelle à une traque qui suppose de délaisser l’ensemble au profit des détails, de quitter le point de vue de la distance raisonnable pour adopter celui de la scrutation myopique et paranoïde. Le « décor » change de statut. Alors qu’en régime normal il était, par excellence peut-être, le lieu d’une libre distribution de l’attention, le voilà qui réclame à présent une intense focalisation orientée par l’idée de la dissimulation malfaisante.

Note de bas de page 31 :

 Sur la dialectique de la distribution et de la focalisation, et sur l’importance attribuée à la première en régime esthétique, voir Schaeffer (2015), pp. 71 sq.

Note de bas de page 32 :

Ibid., p. 87.

En fin de compte, l’invitation, lancée par l’œuvre d’art, à surinvestir cette libre distribution, conformément au mode d’appréhension esthétique des contenus d’expérience31, se définit, sur un mode symbolique actualisé dans l’acte scopique lui-même, comme un piège tendu au spectateur. Dans sa caractérisation des spécificités de l’expérience esthétique en général, Jean-Marie Schaeffer écrit que son « secret (…) réside dans sa capacité à piéger l’attention »32. Pour ce qui est des exemples dont on parle ici, l’idée de « piège » prend un sens quasi littéral. Le miroitement des détails et des subtilités picturales constitue, en lui-même, un traquenard analogue à ceux que le Malin ne cesse d’installer sur la route des mortels.

Enfin, le bouleversement de la dynamique attentionnelle passe à la limite lorsque la rencontre avec le voyeur dissimulé à proximité d’une Suzanne dénudée, qui renvoie par ricochet à la première personne du spectateur, ou avec un démon présent sous l’aspect d’une belle femme nue incite, d’une manière paradoxale et intrinsèquement problématique, à chasser de notre vue ce que le tableau nous donne à voir. 

La focalisation de l’attention sur des motifs découverts sous leur camouflage a aussi pour effet de changer leur poids relatif dans le sens d’une majoration de présence. Deux mécanismes différents peuvent contribuer à ce changement. L’un exploite le ressort dramatique de la mauvaise surprise et du suspense, l’autre joue sur le fait de n’avoir trouvé les motifs qu’après les avoir cherchés. Il s’agit soit d’une découverte fortuite créant un effet de choc à caractère quasi traumatique, soit d’une recherche résolue et ciblée qui les fait surgir l’un après l’autre avec une saillance d’autant plus forte qu’elle résulte d’une attente active.

Une autre conséquence encore du camouflage de motifs figuratifs concerne l’implication de l’instance spectatorielle. Par son effet, celle-ci se retrouve introjetée dans l’univers fictionnel de l’image, invitée à une prise de rôle à travers l’acte même de la regarder. La rencontre soudaine de motifs dissimulés ou leur recherche placent le spectateur en position d’agent et / ou de patient d’un monde figuré. Qu’il se sente menacé par des puissances néfastes qui se cachent de lui pour mieux l’épier, victime potentielle d’un piège diabolique ou proie d’un prédateur à l’affût, traqueur traqué, ou qu’il se trouve sommé de se déterminer au plan moral, en tant que regardeur, comme s’il agissait au sein même de ce monde fictif, le spectateur ne reste pas en périphérie d’un objet de contemplation mais plonge en lui dans le rôle d’un acteur de la scène représentée. Cette espèce de mutation ontologique peut certes s’accomplir par d’autres moyens, parmi lesquels l’illusion d’une continuité spatiale entre l’intérieur et l’extérieur de la représentation, permise ou accentuée par l’usage de la perspective, ou la présence de figures qui le regardent ou s’adressent à lui par des gestes. Mais le camouflage constitue, lui aussi, une manière efficace de provoquer l’introjection fictive du spectateur au sein du monde de l’image – et peut, d’ailleurs, se combiner avec ces autres moyens d’usage plus courant.

Note de bas de page 33 :

Voir Müller (1999).

Enfin, au-delà de cette prise de rôle impliquée par le camouflage, celui-ci peut susciter un changement d’attitude fondamental vis-à-vis de la vision et de ses perversions, du visible et de ses séductions, dont il s’agira désormais de se méfier en regardant mieux – ou, au contraire, en regardant moins. À la limite, c’est la pertinence morale et métaphysique de la visualité comme telle qui peut se trouver mise en cause, et cela non par un discours secondaire mais par l’exercice même du regard porté sur l’image. Cette critique immanente du regard dans la transaction avec l’objet de contemplation, stigmatisant soit un défaut soit un excès d’investissement de l’esprit dans l’activité scopique, soulève une antinomie vertigineuse qui entre en résonnance avec une culture du paradoxe bien étudiée par ailleurs33. Elle place aussi l’observateur actuel devant des problèmes d’interprétation qui prennent leur pleine mesure lorsque les motifs camouflés revêtent une importance symbolique éminente. L’atténuation de leur présence visible au sein d’une composition relève d’une rhétorique du paradoxe dont il n’est pas toujours aisé de saisir l’orientation : s’agit-il de minorer l’importance de leur apparence sensible ou, à l’inverse, de la renforcer par la négative en modifiant la réaction attentionnelle du spectateur ?

Le camouflage des figures principales : un dilemme interprétatif

La dissimulation partielle ou la minoration de la figure divine peut se décliner de différentes manières. L’une d’elles relève de la réflexivité métapicturale étudiée par Victor Stoichita. Elle consiste à présenter une scène biblique comme s’il s’agissait d’une image de second degré. La Scène de cuisine de Joachim Beuckelaer en offre un exemple parlant (Fig. 26).

Fig. 26. Joachim Beuckelaer, Scène de cuisine avec Jésus chez Marthe et Marie (La cuisine bien garnie), 1566, Amsterdam, Rijksmuseum.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Joachim_Bueckelaer#/media/Fichier:Bueckelaer,_Joachim_-_Well-Stocked_Kitchen,_and_Jesus_in_the_house_of_Martha_and_Mary_in_the_background,_the.jpg

Comme encadrée par une arcade, on aperçoit, au cinquième plan et en quasi-grisaille, la scène de Jésus chez Marthe et Marie, loin derrière l’abondance des victuailles qui s’étalent sur les premiers plans à côté des figures secondaires, dont une cuisinière embrochant un faisan, qui nous jette un regard.

Ces motifs de nature morte magnifiquement rendus par le peintre semblent vouloir accaparer l’attention d’un spectateur invité à les détailler avec délectation. Mais s’en tenir à cette seule évidence sensuelle sans en apercevoir la source divine, voilà qui serait assurément une erreur fatale pour l’âme du croyant. Mieux vaudrait songer au néant de ces délices terrestres ou à la finitude de la vie d’ici-bas, que les motifs en question connotent par métaphore. Or la composition renverse la relation hiérarchique traditionnelle entre la scène principale et les détails pittoresques censés l’accompagner. Tout se passe comme si le « cadre » s’était développé outre mesure et aux dépens du « centre ».

Le spectateur qui veut voir au-delà des choses matérielles se trouve dès lors confronté à une sorte de défi tout à la fois cognitif et spirituel. Le tableau lui demande l’effort mental nécessaire pour renverser le renversement des valeurs. Il va lui falloir attirer la scène biblique, figurée à l’arrière en mode mineur, au premier plan de sa pensée, minimisant en esprit le décor trop alléchant de la cuisine. Le croyant devra accepter l’idée que la divinité se trouve loin du monde et ne viendra jamais à lui sur le mode d’une visibilité flagrante semblable à celle de tout ce qui peut se peindre sur le motif. De même, lorsque le peintre dissimule la scène principale dans un décor foisonnant, il exige du spectateur qu’il la cherche et, l’ayant trouvée, lui accorde plus d’attention qu’elle ne semblait en mériter du fait de sa seule présence visuelle propre, bien mince par rapport à celle de son environnement.

Note de bas de page 34 :

Jürgen Müller (2002), p. 183.

Si l’on s’en réfère à la seule logique, ce procédé de minoration des figures principales, divines en l’occurrence, peut s’interpréter de deux manières opposées. Une première façon de le comprendre serait de considérer que ces figures méritent plus d’attention que les trop faciles beautés du décor, qu’elles demandent au spectateur d’adopter l’attitude du bon témoin conscient de l’importance supérieure d’une vérité voilée plutôt que celle du distrait qui se laisse prendre à tous les miroirs aux alouettes. Tous ces quidams qui vont et viennent aux abords du Golgotha, tous ces badauds plantés devant le Portement de croix comme si ce n’était qu’un vulgaire fait divers livré à leur curiosité indifférente ou mauvaise constituent autant de figures-repoussoirs du bon regardeur. Mais une conclusion opposée pourrait aussi s’imposer : ne surestimons pas la part du visible dans le contact avec Dieu, c’est le message christique qui importe, pas la réalité physique de la personne du Dieu fait homme ni les reliquats matériels de l’Histoire sainte. Non seulement la part humaine du Fils est-elle à jamais inaccessible mais, quand bien même l’aurions-nous vu en chair et en os si nous avions vécu en Palestine au Ier siècle, et quand bien même le verrions-nous de nos yeux aujourd’hui par l’effet de quelque apparition miraculeuse, connaîtrions-nous mieux le sens de sa venue ? Jürgen Müller cite un passage du Manuel du soldat chrétien d’Erasme (Enchiridion militis christiani, XIII)34 :

Tu es frappé de stupeur à la vue de ce qui se passe pour la tunique ou le suaire du Christ, et tu lis avec nonchalance les oracles du Christ ? Tu tiens pour une faveur plus grande que la plus grande d'avoir chez toi une parcelle de la Croix. Mais cette faveur n'est rien en comparaison de cette autre, de porter, logé en ton cœur, le mystère de la Croix. Autrement, si c'est cela qui rend religieux, quoi de plus religieux que les Juifs, dont la plupart, même les plus impies, ont pourtant vu de leurs yeux, entendu de leurs oreilles, touché de leurs mains, le Christ vivant dans la chair ? Quoi de plus heureux que Judas qui, de sa bouche, baisa la bouche divine ?

Depuis sa mort, c’est désormais à la parole du Christ, recueillie dans les écritures lues avec le « cœur », qu’il s’agit de se référer, plutôt qu’à leurs mises en scène dans le cadre de rituels institués. Cessons donc de nous écarquiller. Et s’il nous faut encore des images pour éveiller la piété, sachons qu’elles ne peuvent rien donner de plus que de simples béquilles pour l’esprit.

Note de bas de page 35 :

Un exemple parmi tant d’autres : La Vocation de saint Matthieu du Caravage, 1599-1600, Saint-Louis-des-Français, Rome.

Note de bas de page 36 :

 Sur cette notion appliquée à la peinture des anciens Pays-Bas, voir Didier Martens (1995), pp. 483-509.

Le premier membre de l’alternative, appelons-le « catholique », ne manque pas de soutiens dans la culture visuelle de la première modernité. Nombreuses sont les œuvres qui opposent bons et mauvais témoins dans l’art des XVIe et XVIIe siècles35, fournissant ainsi des modèles positifs et des contre-modèles au spectateur impliqué. Le raisonnement sous-jacent à ce précepte et au jeu de rôle36 qu’il inspire trouve une formulation explicite sur le panneau central de la Tentation de saint Antoine de Hieronymus Bosch (Fig. 27).

Fig. 27. Hieronymus Bosch, Triptyque de la Tentation de saint Antoine, ca 1505-1506, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga, détail du panneau central.

Fig. 27. Hieronymus Bosch, Triptyque de la Tentation de saint Antoine, ca 1505-1506, Lisbonne, Museu Nacional de Arte Antiga, détail du panneau central.

photo Wikimedia Commons.

À l’intérieur d’une tour en ruine se dresse, en effet, un crucifix désigné du doigt par le Christ miraculeusement apparu. Voilà la vraie et sainte image qui doit l’emporter, dans l’esprit d’Antoine, sur toutes ces apparitions vicieuses, tous ces simulacres diaboliques venus se presser autour de lui, bien plus visibles et envahissants que ce pauvre crucifix à moitié dissimulé dans la pénombre. Comme saint Antoine, le spectateur du tableau doit, lui aussi, s’efforcer d’attirer cet humble détail sur l’avant-scène de son attention et faire reculer, en son imagination, tous les motifs monstrueusement fascinants qui voudraient confisquer son regard. L’œuvre lui lance une espèce de défi spirituel : saura-t-il, à l’imitation du saint, reconnaître l’importance du crucifix, motif bénéfique mais peu apparent, éclipsé par toutes ces figures démoniaques aussi spectaculaires que néfastes ? L’étourdissante prolifération de monstres hybrides exerce un pouvoir redoutable sur le spectateur tenté de prendre un malin plaisir à les détailler ad libitum, et cette attractivité se donne comme un équivalent fictionnel de la puissance réelle des démons qui assiégèrent le saint ermite. Les « bêtes sauvages » du récit d’Athanase se sont muées, dans la peinture, en une faune extravagante et dangereusement divertissante de figures contre-nature en regard desquelles le crucifix paraît bien démuni.

Note de bas de page 37 :

Daniel Arasse (2003), pp. 59-94. Tels qu’utilisés ici, les termes « catholique » et réformiste » n’indiquent que des types d’attitude vis-à-vis de l’image et du regard, pas des affiliations religieuses. Sur la question du positionnement religieux de Bruegel l’Ancien voir Bertram Kaschek, « Pieter Bruegel the Elder and Religion. A Historiographical Introduction » dans Bertram Kaschek, Jürgen Müller et Jessica Buskirk, (éds.), Pieter Bruegel the Elder and Religion, Brill, Leyde, 2018. Voir aussi J. Müller (2002).

Note de bas de page 38 :

R. Falkenburg, op. cit.

Note de bas de page 39 :

« La règle de l’inversion régit les œuvres de Bruegel. Ce qui est important paraît insignifiant, on ne le reconnaît pas au premier coup d’œil. » (J. Müller et Th. Schauerte (2018), p. 272).

Note de bas de page 40 :

Ibid., pp. 18 sq. ; voir aussi J. Müller (2002).

L’autre voie, la « réformiste », celle d’une critique radicale de la visualité en tant que telle, n’a pas échappé aux exégètes de l’œuvre de Bruegel l’Ancien. Daniel Arasse lui a consacré des réflexions éclairantes centrées sur les deux interprétations bruegeliennes du thème de l’Adoration des Mages, celle de la National Gallery (1564) et celle de Winterthur, dont il a été question plus haut37. Joseph F. Gregory insiste sur les implications herméneutiques de l’inversion des rapports entre sacré et profane dans l’image. Reindert Falkenburg met en lumière la part d’investissement subjectif à laquelle le spectateur doit consentir pour affronter l’incertitude et le caractère paradoxal des compositions où s’inversent l’importance visuelle de la scène principale et celle du décor, et qui relèvent de ce qu’il appelle « l’iconographie antithétique »38. Enfin, Jürgen Müller replace dans son contexte ce phénomène d’inversion paradoxale, si caractéristique de l’œuvre de Bruegel l’Ancien39, et met en relation la méfiance du peintre à l’égard du pouvoir de la connaissance sensible dans le domaine de la foi avec les considérations de Sebastian Franck et d’Erasme, auteurs dont l’influence sur la pensée du peintre est avérée ou probable40. Bien étayées, toutes ces réflexions sur la critique de la connaissance sensible et, par voie de conséquence, de l’image visuelle, emportent la conviction. Elles fournissent une clef de compréhension des procédés de minoration des figures principales dans les peintures à thème religieux, en particulier dans le cas de Bruegel l’Ancien.

Et cependant, comment ne pas se dire que les paradoxes visuels sciemment engendrés par ces procédés rebondissent jusqu’à s’échapper du cadre interprétatif ainsi posé ? Si la présence visible du divin sur terre ne compte plus, alors aurait-on eu raison de pas prêter attention à ce qui se déroula sur le Golgotha ? L’indifférence des villageois qui passent à côté de l’épiphanie sans la voir serait-elle, après-tout, justifiée ? Mieux encore, le spectateur des tableaux en question devrait-il cesser d’y chercher ces figures de l’Histoire sainte qui, en définitive, ne lui diront rien, quelle que soit l’attention qu’il y mette ?

Note de bas de page 41 :

J. Müller (2002), p. 173.

Jürgen Müller formule en ces termes le paradoxe bruegelien : « la peinture devrait alors montrer ce qu’elle n’est plus en mesure de montrer »41. Mais ne faudrait-il pas dire aussi que, par nature, la peinture nous invite toujours à trouver plus que ce qu’elle montre ? La figure forcément muette du Christ camouflée dans un décor peuplé de personnages inattentifs ne demande-t-elle pas ipso facto à être vue, au prix d’une scrutation intense de l’image, même dans la claire conscience que sa forme sensible, transposée en peinture par l’imagination et la main d’un artiste, ne peut que décevoir le vrai chrétien ? Par vocation inhérente, la peinture attire le regard dans le méandre des motifs et, pour le spectateur historique, ce voyage imaginaire a une fin en dehors de lui-même : la rencontre, aussi fuyante soit-elle, avec les figures sacrées.

Note de bas de page 42 :

R. Falkenburg (1990), p. 9. 

Note de bas de page 43 :

J. Müller et Th. Schauerte (2018), p. 73. Je souligne.

Au demeurant, les commentaires des auteurs qui mettent en évidence cette thématique de la vanité du visuel suggèrent, dans leurs termes mêmes, que le message des peintres qui empruntent la voie « réformiste » ne saurait se comprendre comme un appel à l’inattention du spectateur. Falkenburg souligne que l’iconographie antithétique suppose un effort tout à la fois mental et visuel pour chercher les signes de Salut dans un paysage où ils se dissimulent42. Quant à Müller, il écrit ceci : « Bien que Bruegel ait placé le Christ au centre du tableau, le Sauveur affaissé sous le poids de la croix n’est visible qu’après un examen plus attentif. »43 De quel regardeur s’agit-il ici : de l’historien d’art qui détaille la composition pour en livrer une ekphrasis exacte ou du contemporain de Bruegel pris entre la tradition catholique et sa critique réformiste ? Je dirais que la peinture l’invitait nécessairement lui aussi à un « examen plus attentif ».

Le paradoxe se redouble en se retournant : l’image peinte suscite la rencontre avec des motifs dont le manque d’apparence dit qu’ils ne sont plus en mesure de montrer ce qu’ils signifient. Bien plus, le fait que la rencontre survienne au fil d’une recherche attentive ou de manière impromptue augmente l’impact de ces motifs sur l’esprit du spectateur et leur rend ainsi, dans le geste même de les minimiser, une part de leur importance perdue. Car telle est la logique du camouflage en peinture. Quant aux œuvres d’artistes dont les conceptions et les attaches avec leur milieu intellectuel sont moins documentées, il restera délicat de savoir comment interpréter leur recours à la minoration ou à la secondarisation des figures principales, dans un champ symbolique polarisé par une critique de la visualité comme telle et une injonction à mieux regarder.