La sémiotique visuelle entre voie moyenne et nouvelle avant-garde Visual semiotics between the middle way and the new avant-garde

Pierluigi Basso Fossali 

https://doi.org/10.25965/visible.556

Naguère discipline d’avant-garde, la sémiotique visuelle se trouve aujourd’hui à représenter une position médiane, focalisée sur la textualité et ses traces énonciatives, qui ne semble plus satisfaire pleinement les enjeux herméneutiques du monde contemporaine. Pour réattribuer une position stratégique à la sémiotique visuelle il est moins question d’abandonner des élaborations théoriques du passé que de réintégrer des chemins inachevés ou peu exploiter, comme l’histoire des formes (donc, la dimension diachronique) et la dimension symbolique et institutionnelle du sens. Mais cette récupération de chemins inachevés et prometteurs est-elle suffisante pour assurer un rôle moins périphérique à la sémiotique visuelle ? Faut-il imaginer une nouvelle avant-garde et à partir de quelles bases épistémologiques ? Notre contribution ne veut qu’essayer de thématiser des opportunités pour la sémiotique actuelle en tant que projet collectif.

Once an avant-garde discipline, visual semiotics today finds itself representing a sort of middle way, focused on textuality and its enunciative traces, which no longer seems to fully satisfy the hermeneutic challenges of the contemporary world. Reassigning a strategic position to visual semiotics is less a question of abandoning past theoretical elaborations than of reintegrating unfinished or little-exploited paths, such as the history of forms (i.e., the diachronic dimension) and the symbolic and institutional dimension of meaning. But is this recovery of incomplete and promising paths sufficient to ensure a less marginal role for visual semiotics? Should we imagine a new avant-garde, and on what epistemological foundations? Our contribution is an attempt to thematize opportunities for contemporary semiotics as a collective project.

Un tempo disciplina d'avanguardia, la semiotica visiva si trova oggi a rappresentare una posizione di mezzo, incentrata sulla testualità e sulle sue tracce enunciative, che non sembra più in grado di soddisfare appieno le sfide ermeneutiche del mondo contemporaneo. Riassegnare una posizione strategica alla semiotica visiva non significa tanto abbandonare le elaborazioni teoriche del passato, quanto reintegrare percorsi interrotti o poco sfruttati, come la storia delle forme (ossia la dimensione diacronica) e la dimensione simbolica e istituzionale del significato. Ma questo recupero di percorsi lasciati in sospeso e promettenti è sufficiente a garantire un ruolo meno periferico alla semiotica visiva ? Dobbiamo immaginare una nuova avanguardia, e su quali basi epistemologiche ? Il nostro contributo è semplicemente un tentativo di evidenziare le opportunità per la semiotica attuale come progetto collettivo.

Sommaire
Texte intégral

0. Introduction

La sémiotique visuelle est encerclée, prise entre plusieurs fronts différents, sans être nécessairement au centre du débat. Les humanités numériques indiquent des modalités de circulation et des formes de relation entre les images, à travers les écrans, qui semblent échapper au cadre prototypique de la confrontation frontale avec un texte ; les études visuelles attribuent aux images un rôle décisif dans la construction des enjeux sociétaux car leurs pouvoirs sont censés aller au-delà de la gestion énonciative et du déploiement figuratif de valeurs ; l’histoire de l’art préserve une dimension philologique et une approche diachronique que la sémiotique n’a pas su développer et les tendances actuelles, travaillant sur des larges corpus (Digital Art History), n’ont pu qu’aggraver la distance entre encadrement interprétatif global et lecture analytique immanente ; l’anthropologie de l’art estime que la conventionnalité attribuée aux signes iconiques n’a été qu’un cadeau empoisonné à l’ethnographie visuelle, étant donné que la recherche des codes localement utilisés n’a pas permis de reconnaître des « filtres ontologiques » qui opèrent des médiations bien plus vastes que les langages, concernant aussi la perception et la cognition du monde.

Les réponses de la sémiotique visuelle peuvent naturellement revendiquer que l’abandon d’une analyse précise de l’organisation interne de l’image ne peut que ramener le débat à des interprétations peu contrôlées ou trop déterministes. Pourtant, naguère discipline d’avant-garde, la sémiotique visuelle semble incarner aujourd’hui une position trop prudente, voire conservatrice, en tout cas insuffisante pour répondre aux défis du monde contemporain de plus en plus caractérisé par des nouveaux supports numériques et des nouvelles pratiques de consultation et de jouissance assistées par l’intelligence artificielle.

La sémiotique peut bien revendiquer son regard critique sur des formes assez répandues de réductionnisme (les œuvres seraient identifiables avec des documents numériques qui n’ont plus de statut et d’encadrement symbolique spécifiques) et de causalisme (les nouvelles technologies détermineraient des formes culturelles inédites). Cela dit, il est vrai aussi qu’elle n’a pas su profiter pleinement de certaines traditions théoriques qui sont restées des chemins inachevés. En ce sens, la sémiotique n’a pas réussi à reprendre le flambeau du projet d’une histoire des formes (Focillon 1934), à rendre opérationnelle la notion de forme symbolique (Cassirer), ou encore à développer la théorie des systèmes dynamiques (Lotman).

D’une part, on peut estimer que la reprise de ces chemins inachevés reste prometteuse, d’autre part, on peut considérer que, pour rendre la sémiotique visuelle moins périphérique, il faudrait renouer avec son esprit avant-gardiste et critique. En tout cas, ces deux perspectives pour l’avenir de la sémiotique invitent à sortir d’une voie moyenne qui risque d’observer de manière passive l’érosion constante de l’influence exercée par cette discipline dans le débat scientifique. Si le conservatisme risque d’assumer des tonalités nostalgiques, le désir d’assumer de nouveau une posture novatrice vers des « recherches aux frontières » doit se conjuguer avec des bases épistémologiques nouvelles et des projets d’envergure. Dans les limites de cette contribution, nous voulons tous simplement offrir quelques éléments de réflexion sur la rupture progressive d’un lien solidaire entre recherche sémiotique et avant-garde ; un lien qui était thématisé, voire directement favorisé, par les protagonistes de l’histoire de cette discipline. Notre idée est que ce diagnostic peut contribuer à envisager des politiques de recherche possibles pour la sémiotique actuelle en tant que projet collectif.

1. Avant-garde et élitisme. Un métalangage qui rencontre un public large

1.1. Avant-garde sémiotique et institutionnalisation

La sémiotique a souvent été stigmatisée pour son métalangage trop technique, voire cryptique. Pourtant, son lexique rempli de néologismes n’a pas empêché la sémiotique de devenir une discipline à la mode, à tel point que l’apprentissage du métalangage a même constitué un rite initiatique et un jargon sur lequel construire un esprit communautaire. Si peut-être les nouvelles générations de sémioticiens n’ont même pas osé songer à devenir des maîtres-à-penser pour le grand public, Barthes, Eco et d’autres ont joué un rôle de premier plan dans le débat scientifique, avant tout pour leurs qualités intellectuelles, mais aussi pour leur capacité à incarner un mouvement d’avant-garde. Il faut souligner que leurs compétences dépassaient largement le domaine de la sémiotique et que l’avant-garde concernait globalement leur milieu amical et leurs références culturelles. Ceux qui ont commencé leur formation en sémiotique avant les années 1990 ont probablement pu constater les traces, de plus en plus faibles, de ce développement novateur de la sémiotique intégré aux avant-gardes littéraires et artistiques. En Italie, il était assez clair que la sémiotique était un prolongement des expériences de l’œuvre ouverte par des compositeurs et des artistes visuels, expériences qui ont trouvé dans les écrits d’Umberto Eco une synthèse incontournable (Eco 1962). La production scientifique d’Eco s’est proposée par la suite comme avant-garde scientifique, et si le structuralisme pouvait jouer un rôle d’épistémologique générale pour les sciences humaines du futur, Peirce a été l’atout pour montrer la possibilité de porter encore plus loin les ambitions initiales, pour exemplifier de ruptures à même de relancer le mouvement. La sémiotique greimassienne n’en est pas moins brillante dans sa capacité à faire bouger les paradigmes, en jouant sur l’idée d'une régénération constante (sémantique structurale, sémiotique narrative, sémiotique des passions, sémiotique tensive, sémiotique du corps, sémiotique des pratiques). Mais déjà à partir de la circulation du tapuscrit de Sémiotique des passions on a assisté à la manifestation de préoccupations légitimes sur les dérives possibles de cet esprit d’avant-garde constante. En parallèle avec des courants artistiques, il y a eu un « retour à l’ordre » avec l’idée de consolider les positions et de patrimonialiser une tradition déjà considérable.

Ainsi, l’élan de ce contact fertile entre avant-garde et sémiotique a été progressivement perdu et les mêmes protagonistes de la « nouvelle vague sémiotique » (années 1960) ont subi une sorte de normalisation, même dans leur production scientifique, d’autant plus qu’ils ont pu constater l’intégration de leurs thèses sémiotiques dans les savoirs institutionnalisés. La sémiotique a commencé à être absorbée dans un patrimoine de connaissances plus larges, en perdant l’indication disciplinaire spécifique et la généalogie historique. Une fois formé en sémiotique, on pouvait l’intégrer dans d’autres traditions ou la rééditer sous de nouvelles enseignes (en ce sens, la narrativité a pu réémerger dans l’agenda scientifique comme storytelling).

Paradoxalement, une fois institutionnalisée, la sémiotique a perdu son potentiel percutant et on a dû passer à des postures différentes, en rappelant l’importance de son patrimoine et la dimension méthodologique cruciale de l’approche immanentiste contre le péril de la réédition de lectures impressives. Cette vigilance sur la portée de la tradition sémiotique a sous-estimé l’importance de renouveler les visées (par exemple, l’adéquation aux nouveaux objets, supports et dispositifs culturels) et de continuer à assumer des responsabilités pour la recherche « aux frontières ». De manière inévitable, d’autres épistémologies sont arrivées sur la scène (le cognitivisme, les humanités numériques, le tournant ontologique, etc.) et les rappels à l’ordre sémiotique ont parfois resonné comme batailles d’arrière-garde, sans véritablement retentir un véritable bruit au niveau médiatique. Cela est particulièrement vrai pour la sémiotique visuelle qui s’est trouvée paradoxalement impréparée à la chance offerte par le tournant iconique. D’ailleurs, ce dernier s’est développé au détriment de la sémiotique et parfois de manière explicite et programmatique (voir Elkins 1995).

1.2. Faible attractivité d’une voie médiane et tentations avant-gardistes contradictoires

La sémiotique visuelle a bien pris en compte de nouvelles formes expressives mais elle a pris du retard dans la reconnaissance que les nouveaux objets d’étude étaient en train d’interroger ses partis pris théoriques, à partir du changement de support (le numérique) et des régimes interactionnels (les installations, les jeux vidéo, etc.). Les petites discontinuités de paradigme, internes au monde de la sémiotique, ont été plus ou moins désavouées au profit d’une relecture continuiste. Cette voie moyenne a pu apparaître comme une précaution nécessaire pour sauvegarder la tradition disciplinaire. D’ailleurs, cela trouve des bonnes justifications car il y a des tendances en acte visant à liquider cette tradition, et ce au profit d’une sémiotique réduite à un champ assez vague d’études culturelles, le plus souvent informées par des choix épistémologiques éclectiques et des méthodes à la carte.

D’une part, on peut affirmer que la sémiotique « classique » a été mal digérée, mal comprise et qu’elle possède encore un potentiel latent, assez fertile et utile pour accompagner les transformations du monde contemporain ; d’autre part, on peut se défendre derrière le constat qu’il y a une désaffection plus générale pour les approches trop théoriques et complexes.

Cela dit, le principe d’adéquation et une épistémologie vouée aux tests de réfutation inviteraient à travailler sur des objets « résistants » et à suivre une évolution constante des modèles heuristiques. Quant aux modes culturelles, des cadres théoriques assez denses et articulés sur le plan épistémologique ont été proposés en dehors de la sémiotique et se sont même imposés comme paradigmes de recherche transversaux, transdisciplinaires, et cela a été justement le cas des études visuelles ou des approches cognitivistes.

Deux possibilités semblent se proposer aux sémioticiens contemporains. La première est celle de suivre une voie médiane et jouer alors la carte de la sagesse, en proposant la sémiotique visuelle comme une position médiatrice à même d’équilibrer les excès des autres paradigmes. Cette position serait alors tactique, car la sémiotique ne pourrait pas avancer autonomement, par exemple s’engager expérimentalement sur la prise en compte de fonctionnements neurophysiologiques ou entrer dans la boite noire des traitements informatiques. On s’interroge aussi si les sémioticiens peuvent prendre en charge les grands corpus d’images et réclamer un rôle majeur à l’intérieur des analyses outillées. En outre, les observables restitués par le numérique ont parfois moins des relations qualitatives directes avec les organisations linguistiques du visuel qu’avec l’histoire et la sociologie des arts et des métiers. D’ailleurs, l’« informatique sémiotique » ou la « sémiotique outillée de corpus » sont encore des expressions peu attestées. Pour certains chercheurs, le rôle ancillaire de la sémiotique devrait se concrétiser localement sur le plan strictement méthodologique, sans prendre en charge de grandes questions théoriques. En ce sens, elle devrait rester en attente de propositions faites par d’autres sciences ou, éventuellement, d’éclaircissements philosophiques opportuns, afin d’assurer par la suite ses prestations descriptives et comparatistes. Cette voie moyenne est partiellement attestée par le changement des bibliographies des contributions sémiotiques, caractérisées par une forte augmentation des ouvrages d’autres disciplines, la prestation de la sémiotique se limitant à la mobilisation d’une boîte à outils.

L’autre voie possible pour la sémiotique visuelle est la reprise d’une voie avant-gardiste, même si cela risque d’apparaître une posture rhétorique, une forme d’incitation à relancer les ambitions originaires de cette discipline. Mais justement le premier obstacle de cette voie programmatique pourrait être déjà le manque de vraies connexions avec la production artistique d’avant-garde déjà très liée à (i) des aspects conceptuels (donc, à des poétiques qui ont moins besoin de se traduire en évidences textuelles), (ii) à la recherche d’impacts sensoriels irréfléchis (au détriment des jeux de langage) et enfin (iii) à une diffusion épidémiologique (les mèmes circulent sans besoin de préserver un accès critique à leur plan de l’expression, à tel point que leur interprétation semble aller de soi). Ainsi, il y aurait une sorte de désolidarisation entre le projet sémiotique d’antan et les tendances du postmodernisme avancé. En ce sens, la multiplication de colloques pour montrer l’apport heuristique de la sémiotique à l’étude des nouveaux médias et des nouvelles formes d’expression n’arrive pas à contrecarrer le sentiment diffus que cette adaptation n’arrive pas à être véritablement incisive dans le débat international et interdisciplinaire.

Par ailleurs, même les regards rétrospectifs sur les apports de la sémiotique visuelle de matrice structurale sont assez critiques. Si ces apports déjà historicisés de la sémiotique ne rencontrent pas l’intérêt des protagonistes des études visuelles actuelles c’est parce que l’on estime que l’approche sémiotique a toujours été repliée sur le versant symbolique, n’ayant pas une prise en charge descriptive de la réalité des appréhensions sensorielles. Cela conduit Descola (2021) a privilégier éventuellement le Groupe µ (1992), lequel a bien précisé la différence entre signifiant et signal sensoriel (ou qualia). Parallèlement, si la sémiotique visuelle n’intéresse guère l’esthétique analytique c’est parce qu’elle n’a pas prise en compte, dans l’étude de la signification de l’image, la technique et surtout l’intentionnalité.

1.3. Croisements interdisciplinaires et batailles d’arrière-garde

Esthéticiens et historiens abordent l’œuvre d’art comme quelque chose qui est irréductible à l’objet qui la matérialise. Ils reconnaissent que cet objet est parfois multiple, lié à des supports différents, décliné selon des manifestations trans-médiatiques, appartenant à des scènes pratiques caractérisées par d’autres instances culturelles. Le fonctionnement signifiant de l’image ne va pas de soi, car elle n’est pas liée pour toujours au même statut culturel ; et si elle n’est pas réductible au rôle servile et codé d’un simple instrument, elle n’est pas non plus déconnectée d’une confrontation entre des intentionnalités en production et en réception. D’ailleurs, cette confrontation est déjà explorée et parfois directement thématisée par les institutions qui accompagnent la circulation des images. Cela laisse la place à la prise en compte (i) de l’inachèvement de l’image (hiatus entre projet et réalisation, entre réalisation et conservation, entre conservation et distance historique), ou encore (ii) de l’expérimentalisme qui caractérise les rapports avec les images, à travers des variantes, des pentimenti, des séries d’études, en production, et des formes de montage, voire de manipulation en réception. La relation tensive entre intentionnalité individuelle et cadre programmatique collectif (patterns intentionnels socialisées) montre le caractère problématique de la significativité de l’œuvre : actuelle, inactuelle, opaque, immédiatement interprétable, etc. Les historiens de l’art sont très proches de ce type de problématisation : l’œuvre est pensée comme la plateforme indiciaire d’un projet controversé, fruit de l’entrecroisement entre intentionnalités différentes : commanditaires, artistes, institutions religieuses, pouvoirs. L’interprétation thématique à partir de laquelle une œuvre doit être abordée l’assume comme le produit d’une négociation et d’une incursion plus ou moins provocatrice ou doxique dans une scène sociale dotée, bien évidemment, d’une profondeur temporelle, ce qui consigne l’œuvre à une forme de vie changeante et adaptative.

À travers la sémiotique des pratiques, développée à partir des années 2000, nous pouvons bien accepter qu’une œuvre ne soit pas réductible à la textualité réalisée et qu’une image n’est pas un terrain homogène habité par des simulacres qui recèlent les mêmes intentions de signification. Un objet visuel possède en revanche une double volumétrie : interne, par rapport aux différents niveaux d’énonciation qui sont en concurrence pour gagner la surface discursive ; externe, par rapport aux appuis et aux émancipations qui relient la pratique de son instauration/réception à des domaines culturels d’afférence. Finalement, cette volumétrie est à la base même de la notion d’œuvre, en tant qu’œuvre de l’esprit, artefact, actant relevant d’une connaissance et d’une sensibilité mobilisées dans la dialectique entre contribution et héritage, dans la séquence « programme et inscription » ou encore dans le couplage entre texte et sémiosphère.

Pourtant, on doit bien reconnaître que pour essayer d’échapper à une sorte de « voie moyenne » de la tradition disciplinaire, on risque d’assumer une avant-garde sémiotique qui a très peu de chances de trouver un terrain adapté pour se développer et d’être correspondante à ses ambitions. Par exemple, on intègre et cautionne la notion d’œuvre qui a l’air d’être le fruit d’une conceptualisation qui peut fonctionner plutôt comme signal de conservatisme et qui n’a même plus une attestation claire à l’intérieur d’un musée, au moins selon certains acteurs des institutions artistiques : par exemple, les tableaux et les sculptures de musées des Beaux-Arts sont de plus en plus approchés comme des icones médiatiques, des prétextes pour un débat sociétal, des objets ludiques, ou encore comme l’arrière-plan pour des selfies. Si les conservateurs sont enclins à adapter les politiques de communication et de valorisation du patrimoine aux nouvelles approches/appropriations du public, la sémiotique qui aimerait rattraper des positions d’avant-garde pourrait facilement se trouver en pleine contradiction avec la défense d’un paradigme herméneutique qui serait pourtant à la base de ses fonctions tutélaires et critiques.

Peut-on parler d’une avant-garde sémiotique si elle semble se destiner à assumer une position à contre-courant des évolutions des pratiques actuelles ? Évolution de la société et programmes des avant-gardes peuvent-ils être programmatiquement désolidarisés ? Ou tout simplement la sémiotique doit-elle accepter de s’engager dans des batailles d’arrière-garde ?

Note de bas de page 1 :

Dans un article qui fait explicitement référence à des nouvelles avant-gardes, Bolter (2021) montre bien qu’elles se positionnent contre un paradigme herméneutique : « Le remix semble poursuivre les traditions modernistes et populaires de l’avant-garde politique et formelle, et n’avoir pourtant aucun rapport avec elles » (ibid. p. 304). « La participation est la plus forte quand la musique est répétitive, produite par des machines électronique ou reproduite par sampling. La nature mécanique de la musique semble susciter dans le public sa propre réponse en gestes répétitifs et souvent mécaniques, comme pour se perdre dans la musique et devenir un élément d’une machine musicale, comme le recommandait Eminem dans “Lose Yourself”. L’univers entier du remix musical, comme les artistes de hip- hop le savent depuis longtemps, est une musique du flow. La dance d’avant-garde de Girl Talk, comme toute la dance samplée et le rap, pourrait continuer à l’infini » (ibid., p. 306).

Note de bas de page 2 :

Voir en particulier Rastier (2021).

En tout cas, ne pouvant pas sourde ou aveugle par rapport aux mutations des gestes culturels qui oblitèrent les postures interprétatives au profil des contagions et des consommations1, la sémiotique semble soit obsolète, soit dans une posture de reconstruction2. En ce sens, elle peut prôner pour la reprise ou reconceptualisation de notions classiques mais « résistantes », comme celle d’œuvre. Cette dernière peut être définie comme une instance culturelle qui négocie la continuité de la modalité d’implémentation publique de l’objet ou des objets qui manifestent son identité ; une continuité qui cherche à garantir le respect d’une approche interprétative, au détriment d’un usage libre. Cela veut dire que l’œuvre stabilise une transmission publique de son identité à travers une articulation préorganisée entre l’espace d’énonciation du texte, l’espace d’implémentation qui assure sa modalité de présence sociale, et l’espace-temps qui a accompagné son instauration matérielle et statutaire. Le potentiel de l’œuvre relève de sa capacité de s’offrir comme un objet de connaissance dynamique qui s’adapte et réinterroge l’articulation entre ses trois espaces sans briser le lien élastique qui les unit.

Certes, l’esprit d’avant-garde viserait la réalisation et l’étude d’œuvres qui questionnent ces connexions élastiques, en interrogeant les intentionnalités des créateurs tout comme celles du public. Crise incarnée et provocation vont de pair dans la tradition avant-gardiste. Au-delà de la disponibilité éventuelle de la sémiotique d’accepter cette position inconfortable, n’est-elle pas la meilleure candidate pour suturer et articuler cette lacération entre la surexposition individuelle et la perturbation collective ? La sémiotique, en tant que sciences des médiations travaille sur la commensurabilité entre des circuits de signification intériorisés et d’autres de nature publique. Mais si par le passé les déchirements entre la dimension psychologique de la signification et la gestion institutionnelle du sens étaient au cœur de la prestation des médiations sémiotiques, aujourd’hui ces dernières sont traitées comme la toute dernière couche des interactions sociales : les médiations sont devenues « intransitives », voire réflexives, jeux d’images.

2. La sémiotique interrogée par les images

2.1. L’image, tête de pont

Ce n’est pas par hasard si cette question d’une sémiotique à la hauteur de l’avant-garde émerge à partir des études sur le visuel. L’image de soi, par exemple, échappe au contrôle du sujet et se multiple dans les réceptions. Ainsi, la stabilisation d’un éthos visuel, entre pose et exposition, est à la fois ingouvernable énonciativement, et destiné à se figer éventuellement comme “icone du temps”, résistante comme un cristal, insondable comme un sphynx. C’est un double échec pour le porteur de sa propre image. En effet, il y a une sorte de dimension suicidaire dans le fait de se donner en image : être éparpillé par tout et consister nulle part.

Insinuer une image dans un espace de réception est une sorte d’acte de langage promissif ambigu : image prometteuse d’exemplification d’une personnalité à même d’interpeller le regard d’autrui et en même temps image engageante une reconnaissance dénotationnelle forte et synthétique. L’image est la forme symbolique par excellence parce que la rentrée de la sémiose dans son signifiant, dans son expression sensible, est presque inévitable, même face aux occurrences les plus codées (voir les logotypes) : il y a toujours des enjeux de signification ultérieure dans la densité figurative de l’image.

On le sait bien : l’image fonctionne à la fois comme un exemple de « sur-sémiotisation », dont la complexité n’est plus réductible à des décodages ou à des interprétations limitées à la construction discursive ; et comme un objet culturel qui reçoit des valorisations selon des appréhensions « infra-sémiotiques » et qui sont plutôt affectées par des capacités perceptives ou imaginatives. La sémiose se construit dans les limitations réciproques entre ces deux fronts : par exemple, la sollicitation directe des sens et des réponses empathiques aurait l’effet de susciter des émotions qui peuvent soutenir et valider les organisations sémiotiques et les stratégies rhétoriques. Cependant, cela n’empêche pas l’image de continuer à se proposer comme une tête de pont, comme la partie la plus avancée d’un dispositif d’avant-garde : image qui pointe la subjectivité en l’interrogeant, image qui s’insinue dans l’espace sociale avec un potentiel dépaysant. D’une part, l’image est un indice qui montre l’irréductibilité de la forme de vie à une représentation iconique plus ou moins figée ; d’autre part, la forme de vie de l’image dérange les prétentions de stabilisation de la signification des institutions de sens.

Par le passé, les pouvoirs institutionnels ont craint que la tête de pont qu’est l’image non codée ne pouvait que déstabiliser leur régime de sens ; aujourd’hui, les pouvoirs profitent de l’image comme une campagne de signification constante, comme une promotion de sens dont les effets ne sont pas immédiatement exigibles. Sans le vouloir, l’avant-garde normalisée a montré la voie à des pouvoirs qui aujourd’hui aiment bien profiter des turbulences interprétatives, des évaluations épistémiques contradictoires et instables.

La question devient alors la suivante : l’avant-garde normalisée a-t-elle déconstruit l’intime avant-gardisme de l’image, sa vocation à fonctionner comme tête de pont pour des sémioses à venir ? L’image peut-elle encore proposer ses diagrammes, fruits d’un schématisme avisé en amont mais qui pointe le raisonnement figuratif naissant qu’il catalyse en aval ?

Les germes diagrammatiques sont des formes culturelles abstraites, capables de transmigrer et de fertiliser d’autres terrains pratiques (Simondon 1958b, p. 13), mais cela ne veut pas dire qu’elles sont nécessairement nuisibles et contraires à la défense des institutions de sens.

2.2. L’événementialité de la signification

Note de bas de page 3 :

A ce propos, on peut rappeler l’importante contribution de Regis Debray (1992).

Il y a une vision simpliste et cynique de la crise de la sémiotique dans le panorama des sciences humaines et sociales. Dans une époque dominée par une esthétique relationnelle (Bourriaud 1998), par des jeux d’apparences (Baudrillard) ou par des vestiges plus ou moins spectraux de corps absentifiés (Rancière 2003), il n’y a plus de raisons de continuer avec des analyses immanentes de la discursivité iconique et on peut alors enregistrer le deuil du sémiologue (ibid., p. 30). Vive l’image déracinée, mort au potentiel heuristique de l’image3.

Mais ce qui nous voulons mobiliser ici est une perspective plus marginale et complexe qui mériterait d’être approfondie : la sémiotique comme fidèle à l’avant-gardisme propre à l’image. Certes, « le message sans code », thématisé dans Rhétorique de l’image de Barthes (1964), a eu une influence majeure sur l’idée que l’avant-garde voulait sortir elle-aussi, comme certaines approches scientifiques, du cercle herméneutique du symbolique. On peut le constater chez Rosalind Krauss et son article célèbre, Notes sur l’index (1977). La dance contemporaine, la performance, la photographie renversent l’ordre de la significativité qui n’est plus dans le geste, mais dans la trace laissée, dans le mouvement catalysé. On peut dire que l’avant-garde a été interprétée comme une attitude sceptique face à la prétention de bâtir (locution) et de baptiser (illocution) le sens. En ce sens, l’image ne peut plus prétendre d’être « œuvre ». En effet, R. Krauss (1977) pense la signification de la part de l’événement, l’action n’étant que la catalyse d’un processus distribué à la recherche d’une signification qui ne sera pas le double, la projection de l’intentionnalité de départ : on est donc du côté de la « recherche », donc, de l’« exploration », d’une prise de significativité qui se produira devant les spectateurs et les artistes mêmes.

Le fait de s’adresser aux réponses de la matière, de laisser émerger ses réactions, va dans la même direction. À ce cadre lié à une événementialité de la signification, on pourrait ajouter les « objets trouvés » de Duchamp, plusieurs expériences de la land art, l’introduction de l’aléa en musique, etc. Si Carlo Ginzburg (1983) était encore sur les traces de Piero della Francesca, les artistes des avant-gardes du XXe siècle étaient prêts à incarner eux-mêmes une démarche indiciaire. Si l’on cherche des signes, ils sont bien entendu des signes « naturels », « sauvages » par rapport aux codes picturaux classiques, à tel point que Rosalind Krauss soutient que la première trace que ces travaux veulent témoigner c’est l’empreinte d’un continuum, ou en tout cas d’une transition : l’échantillonnage d’un continuum sous-jacent (Kraus 1977, p. 230). Les configurations visibles – et non « lisibles » – sont des doubles vestiges : vestiges de l’acte producteur qui a quitté son privilège de donner sens unilatéralement au monde et vestiges d’un processus naturel qui n’est plus là : on voit uniquement les traces de sa réalisation événementielle passée. Pour Krauss, il est trop tard pour en reconstruire une narration ; et par ailleurs, intrigue, geste et index capté ne sont plus sur un plan homogène de sens. C’est contre la signification en tant que narrativité que Rosalind Krauss s’oppose et se bat, à partir de l’image. D’ailleurs, en France on pourrait reconstruire une même démarche à partir des travaux de Lyotard (1971).

Ironie de l’histoire, l’art d’avant-garde n’était pas si fidèle à l’avant-gardisme de la sémiotique, au contraire : la première opposition au projet sémiotique semble naître dans le domaine esthétique.

Il faut voir si cette avant-garde, décrite par Krauss, était une bonne représentation de la production du XXe siècle ou si elle corresponde à une partie seulement des avant-gardes, à une sélection opérée sur la base d’un projet de relecture de l’histoire qui ne se reconnait plus dans l’humanisme. À ce propos, Krauss elle-même rappelle que la racine de cette perspective était le mouvement futuriste pour lequel le mot d’ordre « Make it new » pouvait se traduire, à la limite, avec l’idée de transformer tous les musées d’art italiens en « d’innombrables cimetières » (Krauss 1977, p. 171).

Ensuite, l’originalité à tout prix pouvait se conjuguer avec l’effacement du « je », afin d’échapper à la répétition inévitable d’un langage idiosyncratique, d’un style. Et pour s’assurer de cette émancipation, il faut justement être « imperméable à la grille du langage » (ibid., p. 172). Krauss utilise aussi une suggestion du critique littéraire Paul Goodman : « Silence, exile et ruse » sont les mots d’ordre de Stephen Dedalus, lequel synthétise le prototype de l’artiste d’avant-garde du XXe siècle. En ce sens, la grille formelle à la Mondrian promet le silence, sa stagnation, son absence de hiérarchie, de centre, s’opposent à toute narration. « La grille est une barricade contre le discours » (ibid., p. 172). La « grille » peut incarner le « degré zéro » du langage, s’offrir comme diagramme autochtone qui atteste l’avènement de la matière, l’aube d’une signification de l’autre côté de l’intentionnalité : pureté de la source, renouvellement de la détection indiciaire. Pour Krauss, la grille a été la tentative, même si au bout des comptes ratée, d’échapper à la répétition de soi : on a répété tout simplement la grille, une grille sans contenu, mais enfin elle aussi prison structurale qui ne permet aucun événement.

2.3. En deçà de l’énonciation

La première réflexion que l’on pourrait tirer de cette reprise d’une phase du débat sur l’art du XXe siècle est que la théorie esthétique était souvent couplée à une poétique, qu’elle était partie d’un mouvement contre un autre mouvement. Certes, le mélange entre poétique et théorie n’est pas un symptôme de l’importance prééminente accordée à la démarche scientifique, au contraire. Pourtant, il faut constater qu’à la fin des années 1970 la sémiotique n’est plus épaulée par des artistes ou par un mouvement intellectuel plus large que sa petite communauté académique, comme c’était le cas dans les années 1960. Peut-être c’est aussi la perte d’un engagement critique cohérent et visible qui a condamné la sémiotique à une résistance « hors débat ». Aujourd’hui, la sémiotique appartient-elle à un mouvement intellectuel ? Certains peuvent en douter.

Note de bas de page 4 :

Université Paris 7, Institut Charles V, 20-22 octobre 2011.

Note de bas de page 5 :

Voir Rouquet (2011).

Entretemps, les études visuelles ont connecté le pouvoir des images avec le rôle majeur de la dimension visuelle des médias dans la transformation de la société. On peut lire dans le résumé du Symposium « Visual Studies / Études visuelles : un champ en question4 » : « En se demandant ce qu’il y a de culturel dans la vision et, inversement, ce qu’il y a de visuel dans la culture, les chercheurs, selon Margaret Dikovitskaya, ont compris qu’il fallait une nouvelle définition du visuel, plus riche et plus philosophique ». Encore : « Les études sur l’image et les études visuelles sont deux concepts différents. Le visuel ne se limite pas aux images mais englobe les pratiques quotidiennes de la vision » (ibid., p. 1)5. Selon l’idée que l’avant-garde prône la continuité entre l’art et la vie, les études visuelles ont pu soutenir la continuité de l’articulation entre des regards sur l’environnement urbain et des sollicitations iconiques par des projets esthétiques spécifiques.

Dans le même symposium, W.J.T. Mitchell a présenté un corpus d’audiovisuels caractérisés par des statuts différents (documents scientifiques, documentaires, fictions) et par la thématisation et « monstration » de la folie. Mitchell ne s’est pas seulement demandé ce que ces films apportent à la folie mais ce que la folie apporte à ces films car le cinéma aurait justement la capacité de retourner le regard vers les institutions qui traitent les maladies mentales. On voit donc réapparaître la suggestion faite par Rosalind Krauss : le fait de renverser le regard veut dire passer de la représentation guidée par un projet énonciatif à la captation d’un horizon d’indices qui interrogent les spectateurs. Ainsi, on met l’accent sur le pouvoir de l’image et sur son potentiel révélateur, en deçà de son exploitation énonciative. Au fond, quand Manovich a proposé la télévision comme un changement de paradigme par rapport au cinéma, en disant que sa généalogie était le « radar », il a seulement utilisé une généralisation plus restreinte et peut-être plus précise d’une nouvelle manière de concevoir l’image : captation d’indices.

L’avant-garde cherche un moment de déroute, un égarement spectatoriel afin de retourner le regard, de faire comme si le visible était en train de nous interpeller sans avoir encore la stabilité de l’image-texte, d’un jeu de langage déterminé.

2.4. Institutions de sens et images

Note de bas de page 6 :

Voir aussi Beyaert (2012).

Comme dans toute époque culturelle, une tendance est toujours contrebalancée par un mouvement contraire, en activant ainsi une polémologie interne qui maintient les enjeux de signification en suspens. En ce sens, le XXe a bien été le siècle de la grille à la Mondrian mais aussi celui de l’informel, du matiérisme ; celui du retournement du regard au profit de la monstration de la folie mais aussi celui de Brecht et de la prescription éthique : il faut montrer que l’on montre, afin de révéler le dispositif de mise en scène (Pavis 2007)6.

Énonciation impersonnelle, monstration sans énonciation, visible déterritorialisé, image sauvage, d’une part ; énonciation double, en abîme, principe d’étrangement, conscientisation maximale de notre encadrement du visible, d’autre part. Toutefois, cette polémologie a caractérisé le XXe siècle et donc la demande sur les tensions actuelles est légitime. Quelle est la cartographie du débat actuel lorsque l’intelligence générative semble avoir donné le dernier coup aux interrogations énonciatives de l’image ? Olivier Zahm a publié un livre intitulé Une avant-garde sans avant-garde. Plus généralement, on peut argumenter que l’art ne se positionne plus contre son mandat officiel ; elle ne doit plus souligner ses ruptures, car elle profite pleinement désormais de son encadrement institutionnel, y compris celui assuré par l’économie. Toutefois, les institutions ont été toujours liées à des formations discursives polysémiotiques et alors la dévolution énonciative de l’image ne peut que les interroger à leur tour. Les institutions comme formations visuelles sont-elles transparentes ? Ou bien les images auxquelles elles sont associées n’ont-elles plus besoin d’interprétation et de justification ? Peut-être, en proclamant la mort des signes et de leur portée symbolique, on autorise la circulation d’images qui s’autodéconstruisent en nous déconstruisant.

3. La traversée de la sémiotique

3.1. Avant-garde et arts « sémiologiques »

Note de bas de page 7 :

R. Barthes, Œuvres complètes, t. 1, p. 565.

La fin de la sémiotique comme avant-garde non englobée dans les disciplines académiques officielles coïncide probablement avec le dépassement d’une contradiction dans laquelle les slogans proclamant la mise à mort des signes allaient avec la multiplication de signes autoréflexifs. Si dans les années 1950, Barthes a bien contesté l’avant-garde au théâtre comme académisme du neuf à tout prix, il est vrai aussi qu’il termine son texte critique « La vaccine de l’avant-garde » en opposant les signes postiches de sa présence et une véritable avant-garde comme « révolution profonde des langages et des mythes7 ».

Note de bas de page 8 :

R. Barthes, Œuvres complètes, t. 1, p. 1095.

Note de bas de page 9 :

R. Barthes, Œuvres complètes, t. 2, p. 346.

Pour Barthes, l’avant-garde peut exister seulement si elle peut profiter d’un équilibre dialectique d’arrière-plan entre conformisme et liberté. Comme la tyrannie empêche tout développement de l’avant-garde, de même il faut penser pour une condition de liberté totale : elle rendrait l’avant-garde inutile et même imperceptible. Paradoxalement, l’équilibre du cadre institutionnel du sens est couplé à une crise interne de notre langage. En effet, pour Barthes, l’art d’avant-garde est un art du malaise éprouvé dans la même famille, dans la même communauté sociale8. La relation de l’avant-garde avec la sémiologie est attestée dans son texte « Les tâches de la critique brechtienne », publié en 1957. Il affirme que la dramaturgie brechtienne, comme d’autres courants d’avant-garde, cherche à introduire une « certaine distance entre le signifié et le signifiant »9. « L’art révolutionnaire doit admettre un certain arbitraire des signes, il doit faire sa part à un certain “formalisme”, en ce sens qu’il doit traiter la forme selon une méthode propre, qui est la méthode sémiologique » (ivi). « L’art doit être critique », sémiologique et non idéologique ; elle doit dénaturaliser les signes qui ne sont jamais le reflet immédiat de quelque chose.

Note de bas de page 10 :

R. Barthes, Œuvres complètes, t. 2, p. 347.

Note de bas de page 11 :

On fait référence ici à l’idée saussurienne que la langue est une série ininterrompue de rapiéçages : « La langue est une robe faite de rapiéçages » (1907, p. 132).

Aux yeux du sémiologue français, l’avant-garde, conçue avant tout comme émancipation par rapport à la morale bourgeoise, n’était encore qu’une série de signes factices d’un spectacle du nouveau joué à l’intérieur de la même famille ; au contraire, l’art révolutionnaire, la vraie avant-garde, doit œuvrer contre toute impasse morale, afin de nous permettre une critique des accès au sens habituels et considérés comme naturels. Selon Barthes, nous avons besoin d’une « morale de l’invention10 » qui soit capable de nous émanciper de nos propres coutumes et de mettre en mouvement nos langages, en clarifiant la condition vulnérable des valeurs partageables que nos interprétations doivent constamment rapiécer11.

La suggestion que l’avant-garde ne souligne pas ses ruptures, mais plutôt ses rapiéçages, peut correspondre parfaitement à la position d’Umberto Eco (1962, p. 286) : l’avant-garde doit continuer à utiliser l’expérimentation pour voir à travers l’espace d’interprétation ce que cette distanciation des normes et des stéréotypes permet. L’enjeu est moins une question de différences (se tenir à distance des traditions), qu’une véritable culture des écarts qui nourrit l’idée d’habiter des terrains implicatifs, des espaces qui engagent tous et qui restent à interpréter. Voir à travers et passer à travers sont les deux leitmotivs de L’œuvre ouverte. On peut entendre ici une voix dramatique assez insolite par rapport à l’inclination habituelle plus ironique d’Umberto Eco :

[P]arce que ce n’est qu’à l’intérieur d'un processus culturel que l’on peut trouver des voies de libération ; il s’agit en fait de souffrir massivement de la crise que l’on veut résoudre ; parcourir tout la Palus Putredinis (Eco 1962, p. 285, nous traduisons).

Cette phrase est une suggestion qui contient toutes les contradictions internes à une « morale d’invention » qui devrait informer l’avant-garde : traverser le marais de la décadence (crise), de la Putréfaction, comme s’il était la mer lunaire homonyme qui s’ouvre sur le cratère d’Archimède. L’aventure s’intègre à une morale d’invention qui passe à travers les terrains dont elle n’accepte pas les normes.

En ce sens, il est dommage que certaines sections d’Opera aperta n’ont pas été traduites dans la version française ; autrement la proximité entre Eco et Barthes aurait pu apparaître de manière encore plus évidente. En ce sens, la relation entre les deux verbes utilisés par les deux protagonistes d’une sémiotique « critique », à savoir « démystifier » (Eco) et démythifier (Barthes), mériterait d’être approfondie. Si Barthes n’est pas encore présent dans la bibliographie d’Umberto Eco en 1962, on peut lire des passages comme celui-ci :

« L’art qui, pour avoir prise sur le monde, en assume de l’intérieur les conditions de crise, en utilisant pour le décrire le même langage aliéné dans lequel ce monde s’exprime : mais, en le portant à la condition de clarté, en l’exhibant comme forme de discours, il le dépouille de sa qualité de condition aliénée, et nous permet de le démystifier » (ibid., p. 278).

3.2. Avant-garde, le risque d’une illusion

Pour passer de la nostalgie pour une sémiotique d’avant-garde à l’exploration d’une nouvelle posture d’avant-garde de la sémiotique actuelle, il est bien d’attester les fondements et les objectifs de la première, si elle était illusoire et velléitaire, ou si elle nous invite encore à faire face à une crise, plutôt qu’à rencontrer un terrain favorable. La portée de la leçon de Barthes et d’Eco semble suggérer que l’on ne pourra pas éviter de passer par notre petite « Palus Putredinis » pour rendre de nouveaux fertiles les trésors de notre tradition.

Pourtant cette dernière a aussi quelques responsabilités par rapport à la crise de la culture occidentale du XXIe siècle. Cela mériterait une analyse profonde, mais nous pouvons ici nous borner au constat que nous devons lutter contre plusieurs résidus d’une mauvaise « digestion » du structuralisme. En premier lieu, nous pouvons faire référence au modèle « transmissif » de la communication de Jakobson qui a trouvé dans l’image l’application la plus abusée via les modèles épidémiologiques. Quant à l’identification de la dimension esthétique avec l’autoréférentialité, à savoir l’autotélie du message iconique, cela a pu justifier une décontextualisation inacceptable de l’approche analytique à un objet culturel, en éliminant tout encadrement philologique et historique.

La première opération que l’on peut envisager est alors de voir à travers la crise sémiotique, de passer à travers la cristallisation de traces qui n’arrivent plus à représenter des positions valables pour le devenir de la discipline. Il est futile d’annoncer de changements internes de paradigme, tout comme il est peu utile de suivre des modes culturelles lancées par les autres disciplines. Sur le plan stratégique, une posture d’avant-garde permettrait de ne pas se positionner contre, mais au-delà des termes actuels du débat. Mais est-il possible de donner un ancrage fiable à une posture prospective qui devraient déjà faire face à une forte accélération de la transformation des cultures ?

Ensuite, si l’on pense à un nouveau tournant sémiotique, il devrait se positionner au-delà d’une longue série de paradigmes influents et encore opérationnels. On a du mal à imaginer de se positionner au-delà du cognitivisme, au-delà du tournant ontologique en anthropologie, au-delà des études visuelles, au-delà des humanités numériques, et la liste pourrait continuer. Si l’on peut bien éviter d’attribuer à ce « au-delà » le sens disproportionné d’une Aufhebung, d’un dépassement, l’idée de travailler sur une mise en cohérence critique des apports de ces courants de la pensée contemporaine n’évite pas les accusations d’une série d’échecs ou de retards de la sémiotique et n’est pas non plus la garantie d’une position reconnaissable en tant que « sémiotique ».

La sémiotique n’a pas eu le temps pour s’inscrire dans les disciplines autorisées à traverser des crises sans mettre en doute leur rôle institutionnel : elle semble condamner à se positionner de manière tactique pour affirmer son droit à exister en tant que discipline, autrement elle sera réduite à terrain problématique général, à savoir la dimension symbolique qui informe toutes les cultures, étudié par d’autres regards scientifiques.

On peut estimer que l’avant-garde sémiotique ne soit pas une question nostalgique, mais elle est sans doute usée à cause d’un défi permanant – la recherche d’une légitimation à partir d’objets revendiqués par d’autres disciplines – et d’un sort de tête-à-queue de l’histoire qui l’oblige à une position d’arrière-garde et à une reconstruction à partir des déchets laissés par des sociétés post-modernes. La valorisation d’une arrière-garde est bien difficile et le risque de tomber dans des positions de conservatisme, voire réactionnaires, est assez concret. Toutefois, la bataille pour la sauvegarde d’un paradigme interprétatif peut bien motiver cette prise de risque.

On ne peut pas avoir la prétention de montrer ici quels sont les pas à faire vers une nouvelle avant-garde sémiotique, en symbiose avec d’autres mouvements d’avant-garde. Mais au moins on peut s’inspirer à l’écologisme qui fonctionne aujourd’hui comme une pensée directrice qui a décidé de traverser la crise, sans la nier ou contourner. On peut s’inspirer sans oublier le fait qu’il risque lui aussi d’être impliquer dans des dérives irrationalistes. En ce sens, une écologie sémiotique pourrait fonctionner comme un corrélat symbiotique à même de résoudre quelques pièces manquantes de ce paradigme et de se proposer comme une instance critique interne. Notamment, une « écologie des images » (cf. Gombrich 1983) semble être presque nécessaire, au vu de la possibilité de générer de plus en plus des présentations iconiques qui sont indiscernables des images que nous pouvons retenir à travers notre expérience.

3.3. La subversion plastique, la dérive de la figurativité

Par le passé, la sémiotique visuelle a donné une contribution majeure à l’étude des images à travers sa conception du langage plastique. Non seulement le plastique a été conçu comme un langage autonome, mais aussi comme doté d’un caractère « subversif » (Greimas 1984, p. 23) par rapport à une « sémiotique du monde naturel ». Même si parfois lié à un « code universel figuratif », d’ordre mythique, à travers des structures dites « semi-symboliques », le plastique pointe vers une signification libérée, comme dans les expériences des avant-gardes, liées à l’art abstrait. La voie de la subversion visait la déstabilisation de l’écologie de valeurs figuratives. Critiquée par Lévi-Strauss, très polémique contre l’art contemporain abstrait et matiériste et soutenue au contraire vivacement dans La structure absente par Umberto Eco (1968), la voie de la subversion plastique a été l’arme la plus importante pour revendiquer une sémiotique visuelle totalement émancipée du langage verbale et proches des langages musicaux.

Les réponses sémiotiques concrètes à l’étude de l’autonomie plastique n’ont pas été totalement satisfaisantes et les modèles restent assez instables, tout en sachant que ses tentatives ambitieuses ont bien donner la sensation que la sémiotique était en train de relever un défi majeur en l’absence de réponses satisfaisantes apportées par les autres approches disciplinaires.

L’actualité nous offre un autre défi majeur, très déstabilisant : le figuratif trouve ses propres subversions, presque dans un cadre d’auto-sabotage. La déclinaison figurative est désormais « à la carte », elle n’a pas besoin ni de modèles de la réalité, ni d’efforts de composition qui rivalisent avec cette dernière : elle est déjà stockée dans les virtualités d’un rendering qui a appris à l’avance les attentes de nos regards.

La significativité de la génétique des images semble désormais dépasser les polarisations catégorielles de la signification qu’elles peuvent dénoter. Faut-il passer à travers ce « marais » épistémique et explorer d’autres formes de sémiose afin de préciser les objectifs descriptifs et critiques de la sémiotique ? Il est certain qu’il faut faire face aux prétentions de signification revendiquées par des pratiques concrètes de mise en image qui n’ont plus un cadre énonciatif traditionnel. La sémiotique peut-elle démasquer les mystifications qui se cachent derrière des images « profondément » fausses, ou doit-elle reconnaître tous au plus la survivance d’une sincérité expressive « extra-machinique » à partir de rhétoriques visuelles qui réinterrogent directement le monde possible négocié ?

Note de bas de page 12 :

On fait référence ici aux Leçons americaines (Calvino 1988).

Au fond, ce type de confrontation a été toujours un enjeu majeur de la sémiotique. Par exemple, la sémiotique a reconnu que ce n’est pas la généralité du figuratif à pouvoir fonder la signification plastique, mais le mouvement tensif de la réinterrogation du monde possible négocié. Quand la légèreté est conçue, selon Calvino12, comme une suspension (évidemment non neutre) de l’opposition entre vertige et extase, est-elle une valeur connotée et immédiatement associée à un scénario figuratif ? Ou doit-elle disposer d’un traitement plastique particulier à même d’en permettre une exemplification locale qui réinterroge ses prétentions de médiation catégorielle, sa thématisation préalable à travers des instances figuratives considérées comme légères et porteuses de légèreté ?

Note de bas de page 13 :

On peut rappeler ici que l’analyse de Blumen-Mythos de Paul Klee, réalisée par Felix Thürlemann (1982), était finalement moins intéressante pour le repère de codes semi-symboliques (« pointu = terrestre : arrondi = céleste ») que pour la possibilité de réinterroger le figuratif à partir de la portée diagrammatique de l’élement plastique associé : comment le « pointu » peut-il relire et resémantiser le cadre figuratif « terrestre » activé par défaut comme arrière-plan sémantique ?

Si les codes commencent à être de plus en plus cachés à l’intérieur des traitements des données des intelligences artificielles (learning machine), faut-il imaginer qu’afin de pas stériliser les écarts, en le réduisant à homologation oppositives cristallisées, la rhétorique visuelle devra intégrer davantage des sémioses plastiques et figurales afin de revitaliser des enjeux interprétatifs à même d’interroger les contacts entre des couches différentes de la composition de la même image13 ?

Dans le texte de Greimas, coécrit avec Teresa Keane, sur Cranach, on peut lire que « la narration du plastique est aussi la performance du peintre, performance constituée par une dialectique entre “programmes” envisagés et “obstacles/problèmes” rencontrés », et que ce récit de l’énonciation plastique s’offre comme un « transfert de compétences de l’artiste au spectateur » (Greimas & Keane, 1993, tr. it. p. 11). Faut-il envisager une enquête critique des images qui problématisent l’accès à ce qu’elles montrent ?

On peut bien reconnaître que l’autonomie du plastique est une tension spasmodique de la sémiose qui cède le pas tôt ou tard à une lecture figurative de l’énonciation plastique (Basso 2004) : on assume alors les valeurs plastiques comme indices des procédures et des gestes qui leur ont permis de se constituer. Mais si le plastique tend au figuratif, la situation inverse est aussi attestée. D’une part, le passage du figuratif au thématique concernerait une conceptualisation qui n’est pas indépendante d’un processus d’abstraction médié par le plastique ; d’autre part, la majorité des raisonnements figuraux ont une portée rhétorique favorisée par la prestation d’une sémiose plastique. Si le plastique semble aider à creuser la profondeur du plan thématique et augmenter la portée prédicative avec des formes d’implication rhétorique de l’énonciataire, il n’autorise pas à oublier les contradictions d’une posture analytique qui semble demander au régime de monstration de se transformer en « démonstration », et à l’anti-rhétorique d’un témoignage visuel de passer par des solutions figurales dignes en réalité d’un ésotérisme qui demanderait une initiation opportune. Encore une fois, on voit bien la possibilité de suivre une voie moyenne qui laisse à la sémiotique la tâche de reconnaître tout simplement des stratégies divergentes : de la restitution visuelle laconique et précaire affichant des moyens technologiquement faibles aux revendications d’une déontologie productive et aux formes d’accréditation conséquentes. L’autre option est de suivre une sorte d’avant-gardisme sémiotique qui viserait à valoriser toutes les tentatives de monter en complexité dans l’encadrement énonciatif du sens, à tel point d’être toujours un pas en avant les algorithmes de l’IA.

4. Avant-garde sémiotique et technologie : l’augmentation des images

4.1. L’intégration de la technologie informatique à la culture

Cet article a comme point de départ l’évocation de quatre fronts d’interpellation de la sémiotique émanant d’autres domaines disciplinaires : les humanités numériques, les études visuelles, l’histoire de l’art et enfin l’anthropologie de l’art. Les questions qui font l’actualité obligent la sémiotique à sortir de sa zone de confort et à trouver des équilibres entre défense de fondements et relance de recherches de frontière.

Sa vocation critique ne peut pas être exercée à partir d’exemples textuels isolés, elle doit s’investir nécessairement dans l’analyse de corpus. Pour aborder de vastes corpus d’images, elle ne peut pas éviter de prendre en compte l’assistance de l’informatique. Par ailleurs, elle doit prendre des pratiques de traitement numérique en production et en réception qui modifient les statuts et les valences épistémiques des images. Quant aux idéologies, elles ne sont plus des incrustations abusives que l’on démystifier ou démythifier, mais des « logiciels » culturels qui forgent des environnements de référence, sans laisser apparaître en surface leurs interventions.

Pourtant, il ne faut pas marquer de manière excessive les discontinuités historiques et accepter les changements de paradigme dictés tout simplement par des pouvoirs qui s’approprient les nouvelles technologies. Certes, le XXe siècle a été caractérisé par des dictatures qui ont poussé des générations entières à utiliser des formes d’expression voilés, indirectes, figurales, afin de reconstruire des terrains de liberté. En ce sens, le social était considéré à juste titre comme une mise en scène et la simple attestation de la réalité – par exemple, une caméra devant une interaction entre un citoyen et membre d’une institution – n’était pas suffisante pour la dénonciation d’un arrière-plan caractérisé par des abus et des iniquités. Dans la conjoncture histoire de l’après-guerre, la voie de la « déconstruction » a été choisie comme avant-garde démocratique et la sémiotique a eu le sentiment de jouer un rôle dans cette phase.

Aujourd’hui, il faut constater que l’on est tombé victime des opérations de déconstruction car les pouvoirs n’ont plus besoin d’une symbolique concentrée, monumentale ou à sens unique ; au contraire, ils pratiquent la dissémination et l’invisibilité des processus de traitement des valeurs. Ainsi, un désir de reconstruction de principe de vérité, d’objectivation, d’ancrage s’affirme. En effet, ces valeurs ne peuvent plus être présentées de manière innocente, comme des évidences.

Par rapport au développement de l’intelligence artificielle, les acteurs économiques principaux nous demandent de nouvelles normes dans la circulation d’images « hypertruquées » (deep fake) ou, à la limite, de nouveaux principes régulateurs. D’ailleurs, la « vérité » n’est pas une position catégorielle précise avant l’établissement du terrain et de l’exercice de sa gestion comme valeur. Vérité révélée, véracité, vérification, résistance à la réfutation ne répondent pas aux mêmes modèles et aux mêmes exigences de négociation de valeurs épistémiquement prégnantes. Les organisations sémiologiques qui composent les terrains d’exercice de ces principes concurrentiels montrent bien l’implication de la sémiotique dans les pratiques de reconceptualisation sociales des valeurs qui guident les formes de vie. Le rappel de l’organisation structurale et de l’intervention massive des médiations sémiotiques peut jouer encore aujourd’hui le rôle d’une théorie-phare, tout en sachant que ce que l’on peut « illuminer » pourra ne pas répondre aux principes déjà répertoriés et classés. Au fond, la condamnation à être dépassés, voir dominés, par nos propres inventions technologiques est elle-même une distorsion de perspective causée par l’assomption d’une technologie comme dotée d’une finalité intime et inéluctable. Cette acceptation inepte indique en négatif l’intervention d’une pensée sémiotique qui justement reconnaît que le fait de libérer le potentiel organisateur d’une technologie ne veut pas dire de lui reconnaître des finalités prises comme justifications dernières (Simondon [1958a] 1989, p. 105).

Note de bas de page 14 :

Nous utilisons ici la distinction proposée par Clifford Geertz (1973, p. 93). Les « modèles de » sont, selon Geertz, des « culture patterns [which] have an intrinsic double aspect: they give meaning, that is, objective conceptual form, to social and psychological reality both by shaping themselves to it and by shaping it to themselves ». Les modèles de essayent « to represent those patterned processes as such, to express their structure in an alternative medium » (ibid., p. 94). Les modèle pour ont une vocation fonctionnelle plus classique devant répondre à des critères d’efficience et d’efficacité.

Le fait d’intégrer la technologie informatique à la culture en tant que facteur d’émancipation veut dire qu’entre le modèle pour qu’elle incarne et le modèle de, auquel elle aspire, il y a toujours un hiatus critique et des marges de jeu14. Les images dystopiques qui prolifèrent dans nos récits d’anticipation indiquent des responsabilités qu’il faudra continuer à assumer pour jouer nos chances dans des terrains de jeu renouvelés : montrer le pire peut être un acte apotropaïque, même si le risque de toute exagération représentationnelle est la décrédibilisation de la source.

Ce qui a changé est la rapidité de l’évolution des terrains de jeux de langage et l’aggravation des risques, pas l’inhérence des enjeux symboliques. La sémiotique accompagne des expertises sur le sens social moins du côté des finalités et des désirs que du côté des proportions des gestes symboliques que l’on veut accomplir. En ce sens, elle peut donner un apport moins du côté de la normativisation, que des principes régulateurs qui permettent de préserver le sens là où la significativité des décisions et des gestes n’est pas réductible à la loi. La sémiotique prône évidemment pour des « technologies réflexives » et pour des dispositifs à même d’expliciter leurs fonctions et à la recherche d’un cadre symbolique externe qui puisse les justifier en les ajustant à des finalités en évolution. Dans cette perspective, les formes d’augmentation avisée d’un objet culturel peuvent médiées l’articulation entre le point de vue sur la forme de vie de l’artefact et la portée prometteuse d’efficacités futures.

La réalité augmentée, et potentiellement la réalité virtuelle aussi, ont un potentiel formateur, voire émancipateur, mais à la condition de continuer à articuler leurs dispositifs à des finalités explicites et externes. Cette articulation ne doit pas être « idéale », transparente, mais « réflexive », ce qui devrait permettre de focaliser l’attention sur la proportion des interventions technologiques et sur les marges de manœuvre entre le modèle pour qu’elles médient et l’aspiration à incarner un modèle de, irréductible à leurs fonctions.

L’articulation entre modèles n’est que la reproduction dans les institutions symboliques d’un principe plus général qui s’oppose aux paramètres d’une correspondance parfaite (matching) entres formes. On le sait bien que ce principe permet de ne pas réduire le sémantique au syntaxique ou d’identifier le contenu avec l’expression. Par rapport aux études visuelles, la sémiotique n’accepte pas d’aborder l’impact sensoriel ou le « pouvoir » de l’image sans passer par la reconnaissance d’articulations de sens. Même si on peut douter légitimement de l’existence de véritables langages visuels, cela n’empêche la prise en compte des convergences normatives concernant l’articulation entre ce qui « fait image » et ce qui encadre les modalités de « devenir spectateur ». Ensuite, entre densité iconique et discrimination de figures qui participent à des articulations signifiantes, l’énonciation visuelle reste un principe d’organisation des valeurs, de leurs modes d’existence et de leur assomption, en indiquant toujours une sorte de tension vers une langue visuelle partageable. Bien entendu, il s'agit d'une "langue" qui n'est rien d'autre que le projet inachevé d'intégration de jeux de langage qui négocient (ou réinterprètent) continuellement leurs règles. C’est un languaging visuel qui la sémiotique a essayé de mettre au clair : d’une part, il relève d’une mise en cohérence de ses articulations internes afin de proposer un cadre énonciatif interprétable ; d’autre part, il est le fruit d’une série de dialogues avec son entour culturel, de de langages importés, de connexions intertextuelles, d’adaptations à des espaces d’implémentation.

4.2. Interprétation et espaces intermédiaires à l’heure du tournant ontologique

Note de bas de page 15 :

La forme symbolique est mobilisée selon un pattern d’intentionnel qualifié par l’articulation entre domaine d’afférence et poursuite généalogique. Si l’attracteur-tradition et le vecteur-création fonctionnent comme deux polarisations en tension, propre au languaging visuel, la mobilisation « bilingue » des formes, à la fois selon des reprises et des ruptures, permet d’échapper à toute desémantisation. Quand cette tension est faible, il y a la production de clichés dans la production « conservatrice » aussi bien que dans la production avant-gardiste.

Preneuse d’outils informatiques pour faire émerger des nouvelles observables dans les corpus d’image étudiés, la sémiotique visuelle peut renouer avec l’histoire de l’art et la philologie sans pour autant s’engager dans des batailles d’arrière-garde. La reprise de la notion de forme symbolique15 permet de reconnaitre des instances visuelles à la fois résistantes dans le temps, à l’intérieur d’un domaine donné, et répertoriées selon des critères généalogiques. Si elle est résistante, voire indécomposable, à partir des articulations, elle est aussi mobile, en dialogue avec son environnement ; bref, elle a une vie culturelle tout au long de laquelle elle se transforme. C’est sa biographie résistante qui en suggère une patrimonialisation.

Ensuite, la forme symbolique offre une vision « chiasmatique » qui inverse la hiérarchisation entre monde possible englobant et monde englobé, observateur énonciatif et observateur énoncif (donc thématisé en discours). C’est cette épistémologie reflétée qui permet une interprétation chiasmatique de la forme symbolique – regarder la forme, former le regard – et qui assure une commensurabilité.

La dialectique projection en image/inscription dans l’image décrit le caractère réversible d’une forme symbolique qui n’accepte pas le caractère unilatéral du pouvoir énonciatif et invite à creuser interprétativement le jeu interne au visuel, ce qui assure aussi son potentiel hétéro-référentiel, sa leçon figurale « exportable ». Habiter l’image et être habité par l’image est un circuit symbolique qui échappe aux pouvoirs unilatéraux et invite au réinvestissement des enjeux communs et des valeurs distinctives des instances impliquées. En ce sens, comme le dirait Warburg (1929), la forme symbolique relève d’un « espace intermédiaire » (Zwischenraum).

Note de bas de page 16 :

Il faut souligner que le terme « forme symbolique » était déjà utilisé par Aby Warburg (1901).

La reprise de la notion de « forme symbolique16 » permet de considérer que les relations entre des figures de l’expression et des figures du contenu passent par une multiplicité de niveaux qui stabilisent non pas une signification univoque, mais des enjeux signifiants tissus à travers des « rentrées » de pertinence d’une composante (par ex. les configurations chromatiques) sur d’autres composantes (par ex. la construction par plans de la perspective atmosphérique). En ce sens, la forme symbolique (par ex. de la perspective selon Panofsky) est un dispositif visuel qui propose, selon l’intersection formatrice d’une série d’éléments expressifs et sémantiques, une manière d’interroger le visible et de positionner le spectateur à l’intérieur de cette interrogation.

Enfin, vis-à-vis de l’anthropologie contemporaine et de son rejet de la recherche de codes symboliques au profit de filtres ontologiques qui réaliseraient des médiations bien plus étendues et contraignantes, au vu de leur intégration dans la perception et la cognition du monde, la sémiotique ne doit pas se montrer, au moins à notre avis, ni trop condescendante ni trop indulgente. Les formes du visible sont-elles stables et anthropologiquement déterminées selon des paradigmes ontologiques, des « mondiations », si l’on utilise le néologisme de Descola ? Ou existe-t-il dès le départ une imbrication de modèles de et de modèles pour, dont les images explorent les articulations, les marges de jeu et même les contradictions internes ?

Philippe Descola, dans son dernier ouvrage Les formes du visible, mentionne la notion de forme symbolique et l’explique comme quelque chose qui dépasse une « image du monde » pour être un dispositif « grâce auquel un contenu signifiant intelligible devient attaché à un signe concret sensible jusqu’à s’identifier pleinement en lui » (Descola 2021, p. 372). Pour Descola, la forme symbolique est une configuration stable qui renvoie « à des options cosmologiques et ontologiques qui imprègnent l’organisation spatiale et sociale d’un peuple, sa conception de la durée, la disposition de ses sites rituels et la structuration de son territoire (ibid, p. 373).

Note de bas de page 17 :

Warburg, cité in Didi-Huberman (2002, p. 497).

À l’idée d’ancrer l’interprétabilité des images dans les « mondiations, substituant les « filtres ontologiques » aux « cadres sémiotiques » (ibid., p. 630), Descola ajoute la proposition d’une réforme des études visuelles. Cette dernière doit se fonder sur les analogies entre les stratégies picturales et les fonctionnements neurocognitifs de la perception visuel (ibid., p. 632). À la cohérence par défaut des images par rapport à ses ontologies de référence, un autre déterminisme semble s’ajouter, à savoir l’impossibilité de dissocier la signification des images d’un socle perceptif non amendable. L’iconologie des espaces intermédiaires (Ikonologie des Zwischenraums17) et les articulations sémiotiques ne semblent plus des hypothèses de travail valables et on soutient alors plus facilement la thèse d’Alfred Gell pour laquelle l’image est « un prolongement visible dans l’espace et dans le temps du référent dont elle est comme une émanation » (ibid., p. 25).

Pour la nouvelle anthropologie, la constitution même des actants (rôle de sujet parlant, d’énonciateur, de personnage) n’appartient plus à un horizon discursif, mais elle est le fruit d’un arrière-plan ontologique qui distribuerait préalablement les positions et les agentivités corrélées. Des corrélations théoriques s’installent entre réalisme sensoriel, primat de l’expérience sur le symbolique, déconstruction de l’humain en réseaux actantiels, typologies économiques des cultures.

Dans sa contribution scientifique majeure, Par-delà nature et culture, Descola (2005) remarque que ce qui change entre naturalisme, animisme, analogisme et totémisme est le régime inférentiel du sens, car il y a des présupposés différents dans la constitution d’un monde de référence. Cette idée est appliquée au monde de l’art et en particulier à la signification des images. Le type culturel est prédictif d’un régime représentationnel et intentionnel, ce qui nous permettrait d’avoir accès au « système de qualités exprimé dans les images » (Descola éd. 2010, p. 17). L’image qui ne répond pas à des codes forts n’est donc pas « médiatisée par un discours », car « directement visible dans la forme et le contenu ». Ainsi, l’art visuel peut exploiter sa « causalité agissante », son efficacité relevant de la reconnaissance d’un « écho de l’ontologie dont il est familier » (ibid., p. 18).

4.3. Différenciation et augmentation : une avant-garde sous les enseignes de la vulnérabilité

La sémiotique peut s’opposer à cette épistémologie oxymorique qui donne lieu à un « relativisme déterministe », même s’il faut reconnaître qu’elle résume parfaitement l’« esprit du temps ». Le risque de se trouver à mener un combat d’arrière-garde est bien réel. Mais une manière pour se ressaisir est peut-être de regarder de nouveau au domaine de l’art, qui ne propose pas une épistémologie au sens strict du terme, mais offre néanmoins la possibilité d’une « vie » différente des signes ; une écologie alternative dans laquelle toute symbolisation rigide (dénotation) ou codée (norme) ne peut prétendre d’encadrer et de saturer le sens des formes de vie à travers des identités figées, ontologiquement déterminées.

Le risque de généraliser le rôle de l’art par rapport à toute la variété de différences culturelles peut être partiellement motivé par le fait que l’art procède justement à une érosion des ambitions fondatrices des institutions de sens, avec des écarts, des mises en tension, des subversions du sens administré ou attribué. Ainsi, l’accès à l’art pourrait être saisi comme une sorte de pédagogie anti-institutionnelle, car c’est la recherche constante d’une signification qui explore une exemplification novatrice, et non pas sa stabilisation contraignante. Dans le même temps, on montre la dignité primaire de l’instauration sémiotique face à sa vulnérabilité et à ses incertitudes. De plus, les soins interprétatifs face à la précarité de l’objet d’art ne sont que la reprise d’une tâche primaire de la symbolisation : sa portée rétroactive qui n’a rien de la reproduction, de la représentation d’un ordre déjà donné.

Si on veut voir dans l’art une version sensible (visible, tangible, sonore, etc.) des idées profondes d’une culture, cette sensibilisation ne serait qu’une fragilisation de leur institutionnalisation. L’art ne serait qu’une institution qui procède dans une direction contraire aux intérêts institutionnels. À ce titre, l’art procède aussi contre lui-même, contre son institutionnalisation auto-réalisatrice. Essayer d’échapper à ses propres “prisons” est une manière d’exhiber qu’il y a du sens ultérieur au-delà de la loi.

Il nous semble plus avant-gardiste de défendre la vulnérabilité des images à la place de proclamer leurs immenses pouvoirs, derrière lesquels se cache souvent une déresponsabilisation face à leur interprétation. Paradoxalement, l’art vise à valoriser la différenciation interne au-delà des fonctions programmatiques des institutions de sens et en même temps à suggérer une augmentation du taux d’institutionnalisation afin de défendre cette production interne de différence. C’est une manière pour dire que l’art invite à institutionnaliser ce qui peut compenser la névrose de l’organisation instituée. Mais cela ne peut qu’avoir un résultat paradoxal. L’art aurait alors le pouvoir symbolique de signaler les coûts (ou les pertes) cachés derrière les institutions, en s’affichant dans un état sémiotique encore plus vulnérable que les pratiques ordinaires de gestion du sens. L’art signalerait des potentialités à risque en les incarnant. Cela veut dire que l’œuvre d’art ne serait pas promue en tant que produit culturel qui prime sur les autres productions sémiotiques, mais comme l’exemplification de ce qui a besoin d’un supplément de soins, de coopération, d’accueil afin de pouvoir développer sa signification. Devons-nous imaginer une sémiotique d’avant-garde qui à la place de cacher son statut précaire décide de l’assumer comme vocation à décrire une écologie de la signification vulnérable ?

Regarder à l’intérieur de des images analysées ne veut pas dire participer d’un espace de valeurs homogènes et auto-explicatives, mais trouver une distance entre des sources primaires non encore réconciliées et qui demandent de travailler sur des écarts, et non pas sur les structures déjà codées et autonomes.

Note de bas de page 18 :

L’augmentation de l’œuvre d’art a normalement lieu devant sa présence matérielle dans un espace d’exposition, elle est instanciée par la médiation d’un dispositif (téléphone portable, tablette, etc.) et déclinée selon les choix et les gestes opérés par le visiteur. La relation avec la forme de vie de l’œuvre se structure au fur et à mesure que ses facettes identitaires sont explorées selon des conditions écologiques qui en permettent l’actualisation et la comparaison. Auparavant on a insisté sur des moments épiphaniques de l’expérience esthétique, mais l’imperfection de la relation avec l’œuvre d’art trouve aujourd’hui ses assises critiques dans l’extensibilité et la mise en variation des conditions d’accès à une manifestation optimale de l’identité textuelle, cette dernière étant stratifiée, lacunaire, multistable, ouverte à l’interaction, couplée à un espace d’implémentation disponible ou perdu.

On parle beaucoup d’« augmenter » les images à travers le numérique, mais cette augmentation ne devrait pas avoir la vocation d’intégrer des documents visuels dans le cadre totalisant d’une histoire valable pour tous ou d’une institution de sens18. Ce qu’il faudrait faire est au contraire d’augmenter le degré de définition des fractures, des lacunes, de prestations de sens manquantes et exigées pour poursuivre des constitutions de valeurs bien conscientes de leur nécessité d’être protégées. Pour envisager des « humanités numériques » à la hauteur de leur dénomination, leur tâche principale ne devrait pas être celle de réduire l’image à ses paratextes, à ses réseaux inter-discursifs ou encore à ses multiples visualisations possibles (image numérique comme simple paquet de données). Une image augmentée est avant tout une image qui a des chances majeures de résister à cette dilution/dissolution. Elle devrait être présentée comme un circuit, instance ab quo et ad quem d’un travail interprétatif qui cherche son propre épicentre contre le vertige de l’archive : ce que l’on augmente est finalement la niche écologique d’une image à travers laquelle mesurer un espace intermédiaire et dialogique, un équilibre modal qui permettra de ne pas disparaître en tant qu’interprète et de ne pas faire disparaître l’image. Nous avons besoin d’une image augmentée critique, c’est-à-dire capable d’exercer ses propres formes de résistances face à des flux médiatiques et à des archives qui ne sont pas encore des véritables corpus. Cette forme de résistance peut être exprimée encore aujourd’hui à travers la notion de forme symbolique, mais un travail ultérieur de conceptualisation est exigé.

La forme symbolique concerne un tissu praxique, étant donné qu’elle fonctionne comme un dispositif de réarticulation entre des pratiques de textualisation et des pratiques d’interprétation de sémioses légitimes. D’ailleurs, comment penser que la forme symbolique puisse se soustraire à la niche culturelle qui a été la condition de possibilité de son émergence et, en même temps, comment ne pas observer la transplantation de formes symboliques dans d’autres sémiosphères d’accueil ? Au fond, la culture est suspendue sur ce paradoxe de tenir ensemble exigences philologiques et instances traductives. Une avant-garde sémiotique peut se dessiner au-delà des ontologies qui figent un sens autochtone et des modèles épidémiologiques qui réduisent la signification à information et l’interprétation à appréciation hédonique, voire à introjection irréfléchie.