Chevauchements art - street skate : les conditions d’existence d’un « méta-mode » artistique Overlapping art - street skateboarding: the conditions for the existence of an artistic "meta-mode"

Anne-Cécile Lenoël 

https://doi.org/10.25965/visible.607

Cet article s’intéresse aux modalités de l’agir et du créer du street skate. Nous considérons que les pratiques des skateurs possèdent les temporalités d’une praxis et d’une aesthesis qui interfèrent de manière plurielle dans l’urbain. Le street skate ne conçoit pas que des espaces alternatifs (Lenoël 2016), il tisse des liens ténus avec les champs de l’art. Par une approche transversale skate-art, nous recherchons des marqueurs poïétiques des « choses artistiques » du skateboard. Plus que les limites, nous observerons ces phénoménalités artistiques par le prisme de la notion de chevauchement. Celle-ci désigne en effet une zone interstitielle signifiante pour étudier la densité syntaxique et sémantique que le skateboard peut donner à la ville.

This article looks at the ways in which street skaters act and create. We consider that the practices of skateboarders possess the temporalities of a praxis and an aesthesis that interfere in a plural way in the urban. Street skate doesn't just conceive of alternative spaces (Lenoël 2016), it weaves tenuous links with the fields of art. Through a cross-disciplinary skate-art approach, we're looking for poetic markers of skateboarding's "artistic things". Rather than limits, we'll be looking at these artistic phenomena through the prism of the notion of overlap. This is a significant interstitial zone for studying the syntactic and semantic density that skateboarding can impart to the city.

Este artículo analiza las formas de actuar y crear de los skateboard. Consideramos que las prácticas de los skaters poseen las temporalidades de una praxis y una estética que interfieren de manera plural en lo urbano. El skate callejero no sólo concibe espacios alternativos (Lenoël 2016), sino que teje tenues vínculos con los campos del arte. A través de un enfoque interdisciplinar skate-arte, buscamos marcadores poéticos de las "cosas artísticas" del skate. En lugar de fijarnos en las fronteras, observaremos estos fenómenos artísticos a través del prisma de la noción de superposición. Se trata de una zona intersticial significativa para estudiar la densidad sintáctica y semántica que el skate puede aportar a la ciudad.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

Le skateboard (ou skate) désigne à la fois le nom de l’objet (planche à roulette) et la pratique. Nous utiliserons indifféremment les termes skateboard et skate. Le street est une pratique du skate dite « sauvage » qui s’est émancipée des espaces régulés (skateparks) pour entreprendre librement la ville.

Note de bas de page 2 :

 Méric Solène, « Bordeaux en mouvement à J-3 d’Evento », 2009 [en ligne] https://aqui.fr/article/bordeaux-en-mouvement-a-j-3-d-evento ; Landskatinganywhere, Arc en rêve, 2017, [en ligne] https://www.arcenreve.eu/exposition/landskating ; Bordeaux Saison Culturelle, « Hors Saison à J+1195 : S comme Spots », 2020, [en ligne] https://bitume.media/bati/j1195-s-comme-spots

Selon la sociologie contemporaine, l’espace urbain possède une dimension socioplastique (une sorte d’intelligibilité alternative) au sein de laquelle des « nouvelles formes de sentir » peuvent se façonner, en particulier lorsque les temporalités d’une praxis et d’une aesthesis s’entremêlent (Thibaud et Duarte, 2013, p. 11). L’ancrage de cet article se situe dans le champ de la théorie des arts de faire à partir de laquelle nous considérons que la pratique du street skate1 est une forme spécifique d’opération créatrice de spatialité autre, c’est-à-dire « une expérience anthropologique, poétique et mythique de l’espace » (De Certeau, 1990, p. 142). Notre précédente étude des modalités de l’agir et du créer du street skate (Lenoël 2016) trouve ici un prolongement dans l’exploration de marqueurs poïétiques caractérisant la progression des porosités entre le skate et l’art (Davet, 2011). Cette recherche prend appui sur une tendance culturelle incitant de plus en plus de villes à accueillir des projets hybridant art et street skate. À l’instar des évènements bordelais (Evento, 2009, exposition Landskatinganywhere, Arc-en rêve, 2017, ou encore le projet PLAY !, saison culturelle 2019)2, les galeries et les musées ouvrent leurs portes aux univers du skateboard.

Dans ce contexte, notre objectif principal sera d’éclairer les productions/actes artistiques du street skate.

Mettre en exergue des traces tangibles de l’art dans le (du) skate constitue un défi majeur que nous tenterons de relever au moyen d’une analyse transversale entre art et pratiques du skateboard. Nous nous confronterons donc à l’épreuve de la qualification des critères d’évaluation nécessaires à l’appréciation des limites des déterminismes art/non art du skate. Néanmoins, plus que les limites, nous privilégierons les potentialités de chevauchement. En tant que zone interstitielle non discriminante, cette notion donne en effet accès aux densités syntaxiques et sémantiques que le skateboard peut singulièrement donner à la ville.

Le choix d’un corpus resserré (PLAY !, L. Valls et N. Malinowsky, Bordeaux, 2019 et Cycloid Ramp, R. Zarka, Paris, 2016-2018) ne résulte pas d’une tentative de conciliation des champs d’expression de l’art et du street skate projetant l’énonciation d’un syncrétisme statutaire. Nous souhaitons davantage distinguer des plans d’expression, des négociations, des interdépendances, ainsi que leurs temporalités et leurs conditions d’existence.

Note de bas de page 3 :

Le kairos est une notion de la philosophie grecque qui désigne une « coïncidence de l'action humaine et du temps, qui fait que le temps est propice et l'action bonne », Aubenque Pierre, La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963, pp. 96-97, cité dans Dufresne Jacques, Kairos, 2020, [en ligne] http://agora.qc.ca/Dossiers/Kairos

Du point de vue méthodologique, nous procèderons par une prospection d’analogies et de connivences esthétiques et théoriques (skate-art) afin d’étayer et jalonner les quatre niveaux de lecture de notre cheminement. Chacun articulera respectivement des notions éclairantes (chevauchement, temporalité du kairos3, « méta-mode » existentiel, expérience esthétique, etc.). Dans un premier temps, nous décrirons notre contexte de recherche, puis nous exposerons la règle des chevauchements. Nous nous intéresserons ensuite aux interrelations entre « méta-mode » existentiel et « méta-mode » artistique, pour in fine penser la fonction esthétique du street skate dans le social, et l’envisager dans une approche socioplastique.

Il s’agira de montrer qu’en déconstruisant les grammaires du fonctionnalisme hégémonique urbain, le street skate façonne un programme inédit de création transactionnelle capable de jouer avec les rythmes et les temporalités de l’aesthesis et de bousculer les hiérarchies de valeurs.

Contexte de recherche : chevauchement - temporalité du kairos et « méta-mode » existentiel

L’histoire de l’art s’est construite sur un long phylum de processus d’évaluation et d’assignation des artefacts et de leurs auteurs. L’art contemporain n’a pas échappé à cette systémique de certification qui, aujourd’hui, à l’aune de l’intelligence artificielle, doit encore (ré)évaluer la nature et le statut des œuvres et des artistes. Ces lignes de démarcation sont désormais des plus labiles.

Note de bas de page 4 :

Le street, le freestyle, la rampe, le bowl, le longboard dancing, la descente, le freeride, le slalom, le cruising, le downhill, le surfskate. Descriptions sur les sites : https://www.somaskate.com/skateboard/disciplines/; https://www.lemondeduskate.com/les-differentes-disciplines-skateboard/; https://ohmyboard.fr/blog/quelles-sont-les-differentes-disciplines-en-skate/

Note de bas de page 5 :

En tant que limes, -itis « chemin bordant un domaine, sentier entre deux champs ; limite, frontière », [en ligne] https://www.cnrtl.fr/etymologie/limite

Du côté des disciplines du skateboard, on observe également une mouvance des contours de leurs catégories au sein d’un ensemble de pratiques protéiformes4 qui hybrident à l’envi des techniques corporelles, matérielles et artistiques (Davet, 2011). La notion de limite5 est de fait une notion plurielle, tant pour les pratiques artistiques que celles du skate. Notre recherche s’est déployée à partir de l’idée selon laquelle l’instabilité de ces périmètres favorisait l’existence de convergences et de porosités multimodales. Pour questionner plus finement les infiltrations poïétiques du skate dans l’épaisseur urbaine nous privilégions la notion de chevauchement. Nous la mobilisons comme élément méthodologique de cadrage pour éviter un arbitrage strict entre des pratiques (productions) du street skate qui seraient ou ne seraient pas assignées aux champs de l’art. Les zones de chevauchement sont en effet propices à la fabrication des entrelacements, c’est-à-dire à la co-conception d’interdépendances. Nous pensons que les conditions d’existence des porosités entre la ville, le skate et l’art sont corrélées à ces possibilités d’entrelacements, car ils sont créateurs de formes de négociations et de médiations (de mediatio, entremise) diversifiées. Nous reviendrons sur cette dernière notion.

Note de bas de page 6 :

Les corps des skateurs sont soumis à des tensions physiques et physiologiques, au même titre que les sportifs. La littérature aborde rarement les aspects esthético-artistico-corporels qui peuvent être empruntés à d’autres domaines (musique, danse, etc.) et enrichir le vocabulaire gestuel et corporel des skateurs.

Notre premier niveau de lecture est émaillé par l’idée selon laquelle les skateurs, de la même manière que les artistes contemporains (en particulier ceux du body art ou art corporel) bousculent les hiérarchies de valeurs. Selon notre raisonnement, les skateurs ne se restreignent pas à performer la ville en éprouvant leurs limites corporelles6 ; dans un geste duchampien, ils expérimentent et exemplifient la relativité des limites (art-skate-ville). En s’appropriant ainsi l’urbain, ils en extraient « quelque chose » qu’ils peuvent utiliser, transformer ou compléter, et enfin exposer (Château 2022). Cela est rendu possible car, dans la dimensionnalité des œuvres d’art, l’espace exprime la possibilité du mouvement et de l’action qui ont tendance à comprimer et intensifier le signifiant (Dewey, 1934). Les œuvres du skate intensifieraient l’urbain.

Nous avons précédemment étudié les interrelations entre action et mouvement dans le street skate par le prisme des techniques du corps en tant que modalités plastiques soumises aux épreuves de la ville contemporaine (Lenoël, 2016). Bien que l’organisation de la ville structure et régule des modèles gestuels sociaux (stimuli normatifs conscients ou inconscients), les processus spontanés et/ou adaptatifs ne sont pas inconcevables pour autant (Mauss, 2010, [1950]). Les expériences d’affranchissement urbain restent donc possibles (Mongin, 2005). Dès lors, l’expressivité mobile du street skate investirait la ville parce que celle-ci est précisément une structure trajective qui autorise « des formes d’expérimentation du monde » (La Rocca 2013, p. 194). En considérant l’être individuel en tant qu’« unité véhiculaire » (Goffman 1973), nous avons pu établir que les skateurs possèdent une rhétorique et une grammaire corporelles propres à leur « street culture », c’est-à-dire une forme de « méta-mode » existentiel (Valentin et Brégnac 2011) qui serait donc propice à la production, la qualification et la requalification des espaces et des lieux. La présente quête du « quand y-a-il art dans le street skate ? » nous donne l’occasion de tenter d’éclairer la modalité d’extraction et la nature du « quelque chose » (Château 2022) qui, selon nous, préside à l’établissement de la relation si particulière que les skateurs nouent (artistiquement parlant) avec l’architecture.

La nature expérientielle (notamment kinesthésique et haptique) du skate est, selon la sociologie urbaine, une modalité corporelle qui, lorsqu’elle profite d’une « temporalité du kairos », concourt à l’élaboration d’une véritable « architectonique sociale » (La Rocca 2013). Cette dernière objective un ensemble de règles capables d’influencer les structures et les organisations existantes. En d’autres termes, la notion de temporalité du kairos définit une extraction en dehors des normes de la ville (temporalités des rythmes, des flux, des vitesses) qui offre des opportunités pour s’engager dans des expériences de l’aventure (Ibid., p. 9). Avant d’être corporelle, l’aventure du street skate serait une aventure cognitive singulière. En effet, selon les logiques du cognitive mapping, chacun mobiliserait une représentation mentale pour appréhender son environnement et en produire une image (Gärling et Golledge, 1993, dans La Rocca, 2013). Cependant, la temporalité du kairos décrit ici plus spécifiquement une approche phénoménologique « de création » des lieux et des espaces. Elle est « une manière d’agir et de construire l’espace » par le prisme du sentir, du ressentir et de l’interpréter. Selon les observateurs, les skateurs sont des « ingénieurs », des « techniciens », ou encore « des artisans des rues » (Riffaud 2018), voire des « designers » (Kazi-Tani 2014). Les skateurs maîtriseraient encore l’art de la mise en scène pour interpréter et composer la ville car, au-delà de la dimension sportive, ils seraient de « véritables acteurs urbains » (Calogirou et Touché 1995). Dans tous les cas, leurs expériences seraient esthétiques.

Note de bas de page 7 :

Exemple d’un skateur glissant sur un mur ; consultable en ligne : https://www.clique.tv/skateboard-guerre-froide/

Note de bas de page 8 :

Ce graphiste néerlandais, Relativité, Lithographie, 1953, consultable en ligne : https://artbite.fr/L-architecture-impossible-de-M-C-Escher.html

Note de bas de page 9 :

Il Commutatore, 1970, est un dispositif esthétique de déconditionnement des rapports sensibles et kinesthésiques à la ville. Malgré son allure rudimentaire d’escabeau (deux planches, une charnière, une chaîne), il constitue un micro-espace immersif opérant. Œuvre consultable sur le site https://ugolapietra.com

Notre intérêt pour la temporalité du kairos réside dans la proximité que cette notion permet d’initier avec des visions expérimentales de l’architecture. Nous pensons que les appropriations architecturales sont des connivences de type symbiotiques qui donnent accès à la dimension jusque-là inatteignable de l’oblique7. Comme les personnages se jouant des règles fondamentales de la perspective dans l’espace alambiqué de la Relativité d’Escher8, le skateur se soustrait à la pesanteur pour défier l’orthogonalité urbaine. La temporalité du kairos initie de nombreuses résonances parmi lesquelles nous distinguons le concept de la « contre-architecture » chez Ugo La Pietra. À la fin des années soixante, cet architecte-designer-plasticien italien a développé une approche anthropologico-artistique centrée sur l’expérience corporelle et esthétique dans la ville. Ses Interventions urbaines (1967-1973) posent les bases d’un principe de déconstruction des grammaires du fonctionnalisme hégémonique urbain ; elles constituent un programme visant une reconquête physique et sensible de la ville. À l’instar de son Commutatore9, La Pietra oblique les corps, les affranchit de la pression orthonormée pour libérer leurs activités perceptives et leur ouvrir un passage vers « un champ biotopique existentiel qui chevauche l'idéologie » (Rochet, 2020). Les interventions urbaines sont analogiquement corrélables au « méta-mode » existentiel des skateurs, dont nous percevons une expression quasi paroxystique dans la « fonction oblique ». Cette fonction incarne le parti pris architectural singulier du collectif Architecture Principe (1963-1968) fondé par Claude Parent (architecte théoricien) et Paul Virilio (philosophe urbaniste). Ce précepte instaure un idéalisme rationaliste en rupture avec l’orthogonalité normative de l’espace euclidien. L’oblicité y est une loi qui promulgue le déséquilibre et l’instabilité comme principes fondamentaux dévolus à la conception des nouvelles fluidités planaires dans l’architecture. La fonction oblique décline le vocabulaire technique des plans inclinés dans le bâti, leurs accès et dans l’aménagement de leurs espaces attenants. Elle a pour objectif de confronter les habitants à des interactions dynamiques et expérientielles des environnements urbains (notamment dans les efforts pour se mouvoir sur des rampes d’accès pentues).

Nous percevons dans la notion de champ biotopique existentiel une mise en exergue d’une dimension écosystémique de la ville qui permettrait de saisir les interrelations entre les cadres urbains et les skateurs. Aussi les concepts d’architectonique sociale et de fonction oblique introduisent-ils quelques éclairages pour saisir des modalités adaptatives (ou « méta-mode » existentiel) de ces derniers aux configurations aménagistes.

La règle des chevauchements : expérience esthétique - relationnelle- contextuelle

Note de bas de page 10 :

De Certeau (1990, p. 142) évoque les possibilités d’« une expérience anthropologique, poétique et mythique » de l’espace urbain.

Note de bas de page 11 :

Le champ biotopique existentiel développe « une approche anthropologique des phénomènes urbains et [redéfinit] les relations individu/environnement. La ville devient alors un territoire que l’homme doit reconquérir à travers sa propre expérience, ses interventions étant la manifestation de la "vie dans la ville" (Rochet, 2020).

Notre interprétation des pratiques du skate en tant que « méta-mode existentiel » permet de tracer des lignes de convergences entre différents aspects de la notion d’expérience : celle du kairos (La Rocca 2013), celle des pratiques ordinaires de la ville10 (de Certeau 1990) et celle du champ biotopique existentiel11 (Rochet, 2020). L’approche anthropologique de ces auteurs souligne le rôle des modalités de vivre, de faire et de pratiquer la ville. Elle donne accès à un premier cadre au sein duquel nous projetons tous les chevauchements et les entrelacements (comme formes hybrides) expérientiels y compris ceux de l’art. Le prisme du « méta-mode » existentiel semble un angle d’étude opportun pour observer et interroger les quand et les comment de l’art du street skate.

Le « méta-mode » existentiel est ainsi conditionné à l’existence de zones de contact où les agrégations sont envisageables, car il n’est pas tant question de toucher la ville que de la co-construire.

Dès lors, nous convoquons l’arbitrage des choses de l’art exposé dans L’art autrement qu’art (Chateau 2022), car il y est admis l’existence d’un état de l’entre-deux artistique que nous pensons extensible au skate. Chateau distingue en effet trois catégories : « l’art comme art » (celui qui est validé par les instances muséales), « d’autre chose que l’art comme art » (ce qui est désigné par l’artiste, tel le readymade duchampien), et « l’art comme autrement qu’art » (une forme d’injonction à la contemplation de tout artefact). Selon notre plan d’observation, « l’art comme autrement qu’art » est une catégorie qui préserverait des possibilités de contaminations multiples et diffuses entre les champs de l’art et ceux qui ne le sont pas. Les expériences esthétiques du street skate seraient assimilables à une forme de « l’art autrement qu’art ». Afin d’approfondir l’étude des caractéristiques artistiques de l’expérience dans le skate nous mobilisons la définition de l’expérience esthétique chez Dewey (1934).

L’art se trouve [...] préfiguré dans les processus mêmes de l’existence. [...] La contribution distinctive apportée par l’homme est la conscience qu’il a des rapports trouvés dans la nature. Par conscience, il convertit les relations de cause à effet que l’on trouve dans la nature en relations de moyens et de conséquences. (Dewey 1934 [2005], p. 46).

Dewey explique que l’existence de l’art transmute et donne sens à toute stimulation organique, car elle est un accent ponctuant l’interaction entre tout être vivant et son environnement. Dès lors, toute expérience serait susceptible de posséder des qualités esthétiques, y compris le skate puisque dans l’expérience esthétique « des réactions motrices sont transformées en instruments d’expression et de communication » (Ibid., p. 46). Ces aspects sont signifiants pour étudier les marqueurs artistiques du street skate ; ceux-ci se situeraient donc dans un état de nature modifiée, c’est-à-dire résultant d’un processus de métamorphose d’une activité en acte d’expression. L’expérience esthétique y est une expérience qui s’établit sur un principe d’interrelation entre une phase d’action (production) et une phase de réception de l’œuvre. Selon ces critères peut-on conclure que les pratiques du skate sont des expériences esthétiques ?

Ce cheminement pourrait nous mener dans une impasse si nous n’avions pas éclairé les possibilités esthétiques ouvertes par la catégorie de « l’art comme autrement qu’art ». Cependant, s’il est en effet « toujours possible d’inventer de nouveaux arts », peut-on assurément attribuer une qualité esthétique à tous les modes de production ? (Ibid., pp. 46-47 et p. 109).

Si le street skate intègre les catégories de l’art, produit-il en revanche des œuvres ?

Jusqu’à présent, nous n’avons pas clairement abordé la question de l’œuvre ; elle n’est restée qu’à l’état d’une notion implicite, expérientielle et scénographique corrélée aux performances des skateurs. Nous avons convenu que les modalités appropriatives urbaines sont l’expression d’un « méta-mode » existentiel des skateurs qui rencontrent les rythmes et les temporalités de l’aesthesis. Si l’aesthesis contemporaine signifie inventer des modes d’être ensemble sur le fondement d’un partage des négociations engagées entre l’art et l’intelligible (Bourriaud 1998, p. 62), cela nous encourage à penser que lorsque les skateurs expérimentent la ville, ils font surgir un plan d’existence inédit comparable à celui d’une expérience esthétique partagée.

Du point de vue de l’œuvre, les choses artistiques du street skate dépendraient à la fois des régimes de la poïésis (production de biens matériels) et de ceux de la praxis (production de soi). Nous avons précédemment évoqué le concours des skateurs à l’élaboration d’une architectonique sociale (La Rocca 2013) lorsqu’ils expérimentent des techniques du corps dans leur nature kinesthésique et haptique. Ce sont, de fait, des modalités corporelles qui objectivent la ville ; elles la créent, en quelque sorte. Le faire œuvre du skate serait lié à cet agir/créer, car selon (Sibony 1989, p. 34) faire œuvre, « c’est faire résonner le dire des corps et le faire des mots ». Considérant que le skate est corrélé à l’expression d’une résonance des corps à l’épreuve de l’urbain (Lenoël, 2016), les corps skatant sont des formes urbaines. L’étude de la production de l’art moderne démontre que les artistes habitent les formes en les reportant sur le plan de l’existence (Bourriaud 1999). Nous percevons des similitudes entre l’agir de l’artiste et l’agir du skateur : tous deux habitent les formes, leur donnent consistance, voire littéralement corps. Dès lors, il paraît plus vraisemblable que les praxis artistiques du skate « repose[nt] sur un ensemble de dispositifs formels qui créent des points de passage entre l’art et la vie » au sein d’un réel urbain existant (Bourriaud 1999, p. 15). Les skateurs instaurent un dialogue entre leur soi et le monde qui déclenche des ouvertures d’espaces, des entre-deux à vivre, à partager. Ils sont les opérateurs d’un transfert de leur « méta-mode » existentiel dans un « méta-mode » artistique, comme une expérience imaginative prenant tout son sens dans l’existence des urbains. Selon la théorie de la transitivité, le skateur, comme l’artiste, positionne son œuvre entre le « regarde-moi » et le « regarde-ça » (Bourriaud 1998). Dans ce cercle convivial de la rencontre, le skate devient une esthétique relationnelle. Les skateurs conçoivent des œuvres inconditionnellement skatables (nous les nommons sk-art contraction des substantifs « skate » et « artefact ») et communicationnelles car l’esthétique relationnelle induit une proximité à créer avec un public.

Pour appuyer cette perspective, notre second niveau de lecture contextualise l’existence des sk-arts (les quoi de l’art dans le street skate) par le prisme des pratiques de modification et d’extension des espaces propres de l’œuvre dans l’art contemporain, et notamment chez les plasticiens du Land Art.

Note de bas de page 12 :

Exposition inaugurale du mouvement : Earth Works, Dwan Gallery, New York, 1968, apercu [en ligne] http://expositions.modernes.biz/earthworks/

À la fin des années soixante, à New York, sous l’impulsion de Robert Smithson12, les œuvres ont délaissé les espaces clos des musées et des galeries pour déployer leurs expériences esthétiques dans le monde réel (in situ). Les œuvres se diluent dans des scénographies élaborées ; leur existence croît dans l’espace. Avec leur énergie expansive, les skateurs se sont également affranchis de leurs espaces clos (en l‘occurrence les skateparks) entre les années soixante et les années quatre-vingts pour pratiquer librement la ville d’abord, puis en créant des œuvres/structures skatables ensuite. Comme l’art contemporain, le skate appellerait une altérité de postures et de modalités du faire artistique propres à l’art urbain, de l’ordre de la coprésence c’est-à-dire directement reliée à la réalité de la ville ; par conséquent les sk-arts relèvent des régimes de l’art contextuel (Ardenne 2002).

En mobilisant différentes analogies artistiques, nous avons pu catégoriser le street skate en tant que pratique relevant de « l’art comme autrement qu’art ». Les processus esthético-expérientiels des sk-arts relèveraient donc de la catégorie d’un art contextuel, relationnel et social qui étendrait finalement les territoires de l’art dans le social.

Du « méta-mode » existentiel au « méta-mode » artistique : créer des liens

À ce stade de notre recherche, nous postulons que le street skate (ré)invente sans cesse de nouveaux rapports à l’urbain, et qu’il parviendrait ainsi à opérer un transfert de son « méta-mode » existentiel dans une dimension artistique.

Notre troisième niveau de lecture s’intéresse donc au processus de redistribution de l’existentiel dans l’artistique. Les ressorts artistiques résideraient, semble-t-il, dans la nature transitive du penser (During, 2009) et de l’agir du skateboard. La transitivité paraît effectivement dynamiser un entre-jeu entre le skateur et la ville-théâtre. La dualité des injonctions « Regarde-moi » et « Regarde-ça » (Bourriaud, 1998) concrétise l’invention de modalité du « être ensemble » au sein du « méta-mode » artistique.

Note de bas de page 13 :

Cycloid Ramp, sculpture (Poutres en épicéa, contreplaqué de bouleau peint, acier), commande CNAP, programmation « Hors les murs » de la FIAC, Paris, produite avec le soutien de NikeSB (Nike SkateBoard) et le concours des Abattoirs, Musée - Frac Occitanie Toulouse. Dimensions : 2016-2018, 12 x11,50 x 4,40 m. Consultable in Raphael Zarka, Selected Solo Shows, p. 48-51, [en ligne] https://raphaelzarka.com/pdf/RaphaelZarka_solo_shows_jan_2023.pdf

Deux projets exemplifient les interrelations qui se nouent dans cet entre-deux : l’exposition PLAY !, conçue par Leo Valls et Nicolas Malinowsky, Bordeaux, 2019 et Cycloid Ramp créée par Raphaël Zarka13, Paris, 2016-2018.

Note de bas de page 14 :

Lors de la Saison culturelle 2019, le programme municipal Liberté ! accueille le projet soutenu par l'association Board'O . Différents aspects des projets sont consultables sur les sites https://www.dedication.website/projets/play-bordeaux-2019 et https://bitume.media/bati/j1195-s-comme-spots

Note de bas de page 15 :

Consultation sur le site : https://www.dedication.website/projets/play-bordeaux-2019

Avec son format hybride PLAY !14 est un objet protéiforme qui entremêle différents codes des mondes de l’art (danse et musique classiques, peinture, sculpture) et du skate pour convier le public et les skateurs à la découverte des sk-arts disséminés dans la ville. En recourant au stratagème d’une invitation implicite, chacun se voit convié à un contact visuel et physique qui modifie l’économie symbolique des formes en présence, ouvrant des possibilités infinies pour l’élaboration de partitions sensibles. Les sk-arts incitent « au lien à vivre ici et maintenant » (Ardenne 2002, p. 180) ; les passants devenus spectateurs découvrent pas à pas des sculptures colorées, tandis que les skateurs les expérimentent à l’envi15. Les structures prismatiques ponctuent l’espace et franchissent l’enceinte du Grand Théâtre. Là, skateurs et danseurs agrègent leurs lexiques disciplinaires pour créer un ballet inédit (Fig. 1) où les lieux, les corps, les sk-arts et les espaces (le hall, le péristyle, les trottoirs extérieurs) interagissent.

Fig. 1: PLAY!, Lilian Durey et Leo Valls.

Fig. 1: PLAY!, Lilian Durey et Leo Valls.

© David Manaud

Note de bas de page 16 :

Vidéo en ligne : https://liveskateboardmedia.com/fr/article/play; Musique : Tchaikovsky, The Nutcracker, Op. 71, Act II : N°. 14c, Pas de deux, Berliner Philharmoniker, Dir. Sir Simon Rattle, 2011. Filmé et dirigé par Doug Guillot, Pierre David et Yentl Touboul ; Musique originale : Nicolas Malinowsky

Note de bas de page 17 :

Compagnie créée en 2012 et dirigée par la chorégraphe et metteuse en scène Raphaëlle Boitel, Horizon, [en ligne] https://www.cieloubliee.com/spectacles/horizon-creation-2019/

Ces pas de deux inédits exécutent des chorégraphies singulières sur une musique originale entrelaçant des mesures du Casse-noisette de Tchaikovsky avec des rythmes syncopés du hip hop16. Au nom de la Liberté ! (thématique 2019), toutes les libertés fondamentales du vivre, respirer, bouger, jouer dans les espaces publics sont explorées et métissées. Elles ont gagné les toits et la façade du monument où évoluent les artistes circassiens de la compagnie L’Oublié(e)17. Cette effervescence expérientielle révèle les possibilités de convergence entre les éléments de langages corporels et plastiques. Un processus symbiotique a traversé et contaminé la ville, comme une trainée de poudre, pour réussir une fusion fantasmagorique entre les skateurs et les artistes.

Note de bas de page 18 :

Sur le sujet : Zarka Raphael, Ridding Modern Art, Paris, B 42, 2017.

Cycloid Ramp est une sculpture skatable également issue d’un faisceau de convergences entre l’observation des skateurs s’appropriant les sculptures modernistes18 et la personnalité artistico-savante de Raphaël Zarka. Références sur la scène artistique du skate, les travaux prolixes de cet artiste-skateur sont densément traversés par les appareils théoriques de Galilée et Kepler. Zarka questionne les formes et les corps dans l’espace ; entre sciences, art et skate, il les soumet aux lois de la physique et de la géométrie. Sa posture artistique, documentée par l’histoire des arts et des techniques, est couramment comparée à une archéologie des formes du skate (des courbes, des plans inclinés et des volumes parallélépipédiques). Son œuvre explore l’horizon des possibilités de (re)négocier les topographies urbaines que les porosités et chevauchements de ces champs esquissent.

Note de bas de page 19 :

Il expose ses théories dans l’ouvrage intitulé Free Ride, Skateboard, mécanique galiléenne et formes simples, Paris, B 42, 2011.

Note de bas de page 20 :

Elle est inspirée par les propriétés mathématiques de la trajectoire circulaire. Consultation du principe : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cycloïde

Cycloid Ramp exemplifie une fusion technico-esthétique entre les expériences gravitationnelles de Galilée et celles du skate19. Le skate calquerait les principes de la mécanique et de l’accélération des corps, entrainant les skateurs dans une relation mécanique à l’œuvre. Dans le système zarkien, les corps remplacent les billes : « La mécanique classique [a] un lien évident avec le skate : les formes galiléennes et les formes skatables se ressemblent beaucoup et fonctionnent selon le même principe de gravité. [...] Les skateurs [sont] finalement très galiléens en ayant construit des appareils géants pour tester la gravité. » (Zarka, in Viguier, 2022). Bien que son langage formel et structurel suggère en apparence la normativité des skateparks, Cycloid Ramp est une œuvre emblématique, car elle relève à la fois du régime de la sculpture savante inspirée par les propriétés mathématiques de la trajectoire circulaire20, et de celui de la revendication idéologique d’une « pratique » totale de la ville. Skater une œuvre d’art urbain n’est pas un acte de vandalisme mais une approche tactile et synesthésique à considérer comme une pratique mouvante évoquant à la fois le geste artistique fondateur, et le regard mobile du spectateur cherchant à saisir l’entièreté de l’œuvre pour mieux la comprendre (Zarka dans Wetterwald, 2009 et dans Viguier, 2022).

Du point de vue phénoménologique, les projets PLAY ! et Cycloid Ramp possèdent les ressorts d’un art contextuel et relationnel, c’est-à-dire un art propice « au lien à vivre ici et maintenant ». Le glissement d’un méta-mode existentiel vers un méta-mode artistique est inhérent à la nature intermédiale (mediatio, entremise) du skate. « En faisant du skate en ville, on s’approprie l’espace en en faisant son terrain de recherche et de rencontre. On partage les espaces publics, on croise des gens qui font du shopping ou qui mangent un sandwich, mais tout cela produit surtout d’innombrables expériences. » (Zarka dans Viguier, 2022).

Les sculptures de Zarka sont des partitions non closes qui préservent non seulement toute libre interprétation des skateurs, mais dialoguent avec tous les publics (Ibid.). C’est d’ailleurs le point commun de tous les sk-arts, ils sont praticables par tous les (publics)skateurs.

Note de bas de page 21 :

Comme le concept scopique freudien, l’existence scopique des sk-arts relève d’une dimension pulsionnelle qui amène le public et les skateurs à son contact. Les sk-arts se dévisagent, se touchent, se pratiquent.

Note de bas de page 22 :

L'art processuel ou process art est un mouvement artistique des années soixante consacré par l’exposition : When attitudes become form, Harald Szeemann, Kunsthalle, Berne, 1969. Sur le sujet : Duplat Guy, « L'exposition qui bouleversa tout l'art », 2013, [en ligne] https://www.lalibre.be/culture/arts/2013/06/04/lexposition-qui-bouleversa-tout-lart-CJTBEI5JORBXLAVY2FS6DGIDTE/

Au début de notre cheminement, nous évoquions la nature des entrelacements produits par le street skate en termes de négociations et de médiations (de mediatio, entremise) diversifiées. Les projets PLAY ! et Cycloid Ramp démontrent bien que la posture intermédiaire et intermédiale entre les skateurs et le public créée le contexte d’existence scopique21 de l’œuvre. On comprend mieux le sens de la notion de champ biotopique existentiel où les plans d’expression et des interdépendances des uns et des autres (skateurs, passants, habitants, etc.) se nouent et se tissent pour inventer une modalité « artistique » de l’« être ensemble ». Ainsi, dans l’espace urbain, le « méta-mode » artistique du street skate serait un opérateur transitif créateur de liens « très proche de l’art dit processuel22 » (Zarka dans Wetterwald, 2009). À l’instar de ce mouvement artistique des années soixante, le skate est une pratique « hors les murs » désinstitutionnalisée qui étend la temporalité de ses œuvres en permettant au public d’accéder aux processus de conception.

Quel serait l’intérêt d’initier cet accès ?

En croisant la nature expérientielle de l’art processuel à l’élaboration d’une architectonique sociale issue de la « temporalité du kairos » (La Rocca 2013), nous entrevoyons le pouvoir d’influence des skateurs sur les structures et les organisations existantes. De la même manière que l’art conceptuel infiltre l’art processuel pour intensifier l’épaisseur jusque-là immatérielle de la valeur sémantique des œuvres, le street skate donnerait à la ville une densité syntaxique et sémantique inédite. Ainsi le skate s’affranchirait des figures urbaines imposées pour s’inscrire dans le social.

Penser la fonction esthétique du street skate dans le social : approche socioplastique

Nous avons introduit notre propos en pointant des interdépendances entre la grammaire performative des skateurs et les structures architecturales de l’urbain. Selon Tiphaine Kazi-Tani (2014), ces interdépendances tracent des lignes de convergence entre le street skate et la conduite « design » de dispositifs architecturaux. Son analyse prend appui sur le partage de compétences de compréhension et de maîtrise d’un milieu technique entre les skateurs et les designers. Cette compétence « design » serait particulièrement prégnante dans la manière dont les skateurs (ré)interprètent les valeurs d’estime et d’usage de la ville.

Par le prisme du design, notre dernier niveau de lecture s’intéresse à la fonction des objets-œuvres (les sk-arts) produits par le street skate. Nous avons cerné des négociations de liens et de médiations « à vivre [dans le] ici et maintenant » (Ardenne 2002), et nous souhaitons à présent approfondir la dimension sociale du skate.

L’étude de la fonction en design possède une infinité de points d’accroche selon l’angle des déterminismes techniques, culturels, économiques, sociopolitiques, etc., choisis. En étendant ces déterminismes à la ville, les pratiques appropriatives et transformatives des skateurs sont assimilables aux questionnements des limites des états de fonction et de dysfonction des artefacts. Les sk-arts interrogent : sont-ils à considérer comme des artefacts fonctionnels ? Et dans quelles mesures le sont-ils pour tous (skateurs et non-skateurs) ?

La fonctionnalité relativement indistincte des sk-arts fait écho, selon nous, aux expérimentations des usages chez les designers Dunne & Raby. Leur série des Technological Dreams, 2004-2007 déploie un espace interrelationnel inédit (ou para-fonctionnalité) au sein duquel les objets semblent inadaptés (Dunne, 2006). Le duo reformule ici les standards des usages dévolus aux artefacts électroniques et robotisés. Ces artefacts dysfonctionnants appellent un registre lexical identique à celui des griefs adressés aux skateurs : trouble, désordre et agitation. Nos rapports aux humains et aux objets relèvent de la même instance de validation (ou non) des conformités sociales. C’est avec ce regard transversal que nous observons les pratiques du street skate, alors qu’elles s’affranchissent des normes institutionnalisées pour expérimenter de nouvelles intersubjectivités et appréhender des intelligibilités autres de la ville. Les sk-art seraient possiblement des formes para-fonctionnelles destinées à pallier les dysfonctionnements des structures urbaines.

Note de bas de page 23 :

Sur le sujet un ouvrage fait référence : Norman Donald A., Emotional design : why we love (or hate) every things, New York, Basic Book, 2004

Les notions de détournement et de réappropriation sont stimulantes parce que, en décuplant les fonctions d’usage assignées aux objets, elles sont source de schèmes cognitifs inédits. Ces derniers favorisent notamment l’invention de nouveaux rapports avec les milieux (Bertrand, 2019). Dès lors, nous considérons que l’intérêt pour le skate ne réside pas tant dans sa résistance manifeste aux injonctions fonctionnalistes de la ville que dans les possibilités de renouvellement des formes de l’intelligible qu’il génère. Les skateurs proposeraient des composantes urbaines parfois discordantes qui, pourtant dans le cadre de la conception de schèmes cognitifs inédits, seraient à rapprocher d’un design émotionnel23, c’est-à-dire un design qui privilégie les éléments communicatifs et expressifs. Si l’on recherche une fonction à assigner aux œuvres du street skate (sk-arts), celle-ci serait assurément une fonction sociale de négociations des médiations entre les Hommes et leurs structures urbaines.

Note de bas de page 24 :

Stiegler Bernard, « Temps et individuations technique, psychique et collective dans l’œuvre de Simondon, Intellectica, 26-27, 1998, pp. 241-256, [en ligne] https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_1998_num_26_1_1579

Note de bas de page 25 :

Plasticien allemand politiquement très engagé, notamment dans les années soixante auprès du groupe Fluxus, il interroge la nature de l’art et sa place dans la société. Sur le sujet : KUONI C. (1993), Joseph Beuys in America, New York, Four Walls Eight Windows.

Ce constat soutient notre hypothèse selon laquelle le street skate possède une dimension socioplastique. Chez Stiegler (2004 et 2006), le concept de socioplastie est une approche critique de la conception de nos environnements industriels24. Cette socioplastie concède à un « design des existences » (ou modalité de transformation thérapeutique) des compétences pour fortifier une conscience philosophico-sociale capable de contrecarrer le psychopouvoir (ou façonnage des existences) distillé par les stratégies consommatoires lénifiantes. Inspiré par le concept de la sculpture sociale chez Joseph Beuys25 (prégnance d’un art politique transférant le pouvoir du changement des conditions de vie à la seule création artistique), Stiegler mise sur l’habileté du design des existences à insuffler de l’intelligibilité dans les choses. Celles-là mêmes qui, avec l’avènement de notre ère industrielle, confinent à la paupérisation et la prolétarisation cognitive des individus. Si l’on admet que les sk-arts sont des « dispositifs formels qui créent des points de passage entre l’art et la vie » (Bourriaud 1999, p. 15), ne pourrait-on pas en déduire que le street skate est un opérateur socioplastique ? Les sk-arts résulteraient de processus architectoniques sociaux qui, à l’instar de la contre-architecture chez La Pietra, participeraient à une (re)construction physique et sensible de la ville. En cela, le street skate se penserait socioplastique.

Au terme de ce cheminement, nous apercevons des convergences entre le skate et l’art, où le skate comme méta-mode expérientiel propice aux pratiques appropriatives s’interprète comme forme esthétique de la participation et, finalement, comme esthétique sociale de la conception urbaine. Plus que du lien, la fonction sociale et transformative du skate se doit de créer des expériences esthétiques et participatives. En questionnant les déterminismes normatifs de l’urbain, le skateur parvient à faire émerger l’invisible pour le tisser au visible et « relier des sensibilités, des territoires, des imaginaires, des personnes, des points de vue » (Von Stebut 2015). Cette phénoménologie urbaine influencée par la psychologie environnementale (Gleice-Azambuja, 2013) nous aide à clarifier les expériences du skateboard en tant que formes existentielles dépendant autant de facteurs visibles qu’invisibles, et dont le skateur en est le résonateur (von Stebut 2015).

Notre approche socioplastique du street skate dépend des conditions de l’œuvrement des individus à son contact, c’est-à-dire des possibilités de transfert psychiques (s’approprier, (ré)interpréter la ville). Le skate socioplastique offre l’opportunité aux individus de rebâtir leur propre espace psychique. Bourriaud (1999, p. 141) souligne que « le rôle des œuvres d’art n’est plus celui de former l’imaginaire et les réalités utopiques, mais en fait d’être des modes de vie et des modèles d’action au sein d’un réel existant ». Nous pouvons dès lors imaginer que les skateurs-résonateurs ont pour rôle de concevoir des sk-arts dédiés à l’œuvrement personnel des citadins. Dans ce contexte, la démarche de conception du skate s’apparente bien à une démarche de design de l’expérience cherchant à structurer et optimiser les feedbacks cognitifs propices à l’émergence de modalités autant sensibles qu’intellectuelles. Ainsi le skate décline-t-il, au sein d’un réel existant, des modèles d’action qui font advenir des « compléments du monde » (Eco 1962). Le skate provoque des chevauchements multiples et des entrelacements esthétiques qui réussissent à établir une synchronisation entre les sk-arts et les individus. Selon la théorie de l’Œuvre ouverte, la synchronisation est la condition d’existence d’un programme inédit de création transactionnelle. Eco (Ibid., p. 32) définit « les poétiques de l’œuvre ouverte [en tant que] possibilités positives d’un homme ouvert à un perpétuel renouvellement des schèmes de sa vie et de sa connaissance, engagé dans une découverte progressive de ses facultés et de ses horizons ». La poétique de l’œuvre ouverte complète le processus de l’œuvrement en précisant que la nature « trans-faisable » des artefacts réside au cœur de modalités de production d’ouvertures (inachèvements) (Sibony, 1989). Les objets socioplastiques sont des artefacts ouverts et objectivables dans une non-finitude qui conditionne leurs compétences transformatives. Chez Zarka, la notion d’œuvre ouverte émaille son processus de conception et d’agencement des structures skatables qui sont avant tout des artefacts suffisamment ouverts pour que quiconque puisse en interpréter une partition des plus personnelles.

Telle que nous l’avons envisagée, l’existence esthétique du street skate s’avère dépendante de modalités de médiation et de négociation dans l’urbain. Les formes d’appropriation et de conception relèvent d’un programme inédit de création transactionnelle propice à l’expression d’un projet socioplastique. Le skateboard multiplierait ainsi les tentatives de reconnexion (médiatio) avec ce qui a été contraint, voire éliminé par les gouvernementalités urbaines, à savoir les rythmes et les temporalités de l’aesthesis.

Conclusion

En reliant le street skate aux techniques du corps, nous avons contextualisé sa nature expérientielle (notamment kinesthésique et haptique) comme un mode d’extraction d’un « quelque chose » de l’urbain qui deviendrait esthétique dans la « temporalité du kairos ». Entre l’architecture et les skateurs se nouent des modalités créatives qui concourent à « un champ biotopique existentiel ». Dans l’oblicité de leurs pratiques s’élabore un « méta-mode » existentiel que l’on a observé par le prisme des travaux de Dewey (1934) pour le définir en termes d’expérience esthétique. C’est sur cette accroche que la notion de chevauchement devient un préalable central pour identifier le skate en tant que discipline « d’un art autrement qu’art ». Nous concevons que les skateurs opèrent un transfert de leur « méta-mode » existentiel dans un « méta-mode » artistique.

Notre maillage artistico-théorique soutient notre parti pris de recherche selon lequel le street skate est, au même titre que l’art actuel, créateur d’œuvres (sk-arts). Le skate semble relever d’un art contextuel, relationnel et processuel ; par conséquent, il possède une nature intermédiale (mediatio) et transitive créatrice de liens. C’est la raison pour laquelle il s’inscrit dans le social.

Notre dernière étape s’est intéressée à la fonction du street skate et de ses sk-arts. Par le filtre de la para-fonctionnalité des objets dysfonctionnants, nous avons souligné le rôle des schémas cognitifs inédits pour renforcer la densité syntaxique et sémantique des choses (objets et environnements), et inventer de nouveaux rapports avec les milieux. Ainsi les skateurs sont-ils des résonateurs transitifs qui façonnent des possibilités de transfert psychiques (s’approprier, (ré)interpréter la ville) pour les mettre à la disposition de tous. En traçant des lignes de convergences entre les déterminismes urbains et la critique du psychopouvoir chez Stiegler, la fonction sociale et politique des sk-arts s’est affirmée.

L’évocation d’un projet socioplastique du skate annonce les prolongements à donner à cette recherche. Nous avons jusque-là fait l’impasse de la notion de liberté pourtant implicitement introduite par le thème de la saison culturelle de la ville de Bordeaux (Liberté !, 2019). Un des aspects majeurs de l’expérience artistique dès le début du XXe siècle est précisément celui de questionner la manière dont l’art est porteur de libération et d’affranchissement. Ce champ lexical entre en résonance avec le pouvoir d’affranchissement des skateurs dans leur penser, leur agir et leur créer la ville. Il nous invite à questionner la densité manifestement idéologique du street skate, en étudiant notamment les conditions et les formes du dialogue que les ska-arts entretiennent avec le social et le politique. Lorsqu’ils chevauchent les dimensions de l’artivisme et de l’hacktivisme, ils étendent les limites de l’art-skate en bousculant davantage encore les hiérarchies de valeurs.