Eléments de méthodologie pour l'étude des images scientifiques

Anouk Barberousse 

https://doi.org/10.25965/visible.410

Les images scientifiques forment un vaste domaine d'étude qui suscite un intérêt croissant en histoire et en philosophie des sciences. Cependant, l'approche méthodologique qui leur convient ne fait pas encore l'objet d'un consensus. Cet article vise à faire le point sur les options méthodologiques disponibles pour l'analyse des images scientifiques.

Historians and philosophers of science are more and more interested in scientific pictures but still lack a consensual methodology. This paper aims to present available methodological options for their analysis.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

Note de bas de page 1 :

On en trouvera quelques-uns dans [Barberousse et Pinon 2005].

Les images forment une part importante des publications scientifiques, et cela a été le cas dès les débuts de l'imprimerie (voir par exemple les ouvrages et articles de Laurent Pinon indiqués dans les références bibliographiques). La façon dont on les regarde et les comprend dépend de l'objectif que l'on cherche à atteindre en lisant un ouvrage ou un article scientifique, en tant que chercheur du même domaine, d'un autre domaine, ou encore en tant qu’historien ou philosophe des sciences. L'approche développée dans cet article vise à mieux comprendre le regard d'un scientifique qui examine une image dans son domaine, et qui cherche à en tirer le meilleur pour ses propres buts. Je supposerai dans ce qui suit que le but d'un tel scientifique est de contribuer à l'augmentation et à l'amélioration des connaissances scientifiques. Ainsi l'article repose-t-il sur le présupposé selon lequel les images qui sont insérées dans les publications scientifiques ne sont pas purement décoratives ni même illustratives : certaines d'entre elles, au moins, contribuent authentiquement à l'entreprise épistémique, au même titre que les textes. Ce présupposé est issu de l'examen de nombreux exemples historiques1, ainsi que de l'observation de pratiques courantes dans certaines disciplines, qui consistent à centrer la construction d'un article sur une ou des images, l'essentiel du contenu se trouvant ainsi ramassé dans une image et sa légende.

L'objet de cet article est d'énoncer de quelle façon les images que l'on trouve dans les publications scientifiques peuvent être analysées dans une perspective d'histoire et de philosophie des sciences. Il s'agit donc d'une étude méthodologique qui a pour but est de comprendre quels rôles jouent les images dans la constitution de connaissances scientifiques. L'étude des images scientifiques en tant qu'elles participent de la construction de la connaissance scientifique soulève pour le philosophe de nombreuses questions méthodologiques. Les images scientifiques sont si diverses, d'un point de vue synchronique autant que diachronique, leurs rapports aux textes au sein desquels elles s'insèrent sont si variables, qu'il est difficile de savoir par où commencer une telle étude. Une première option méthodologique pour commencer l'analyse consiste à regrouper dans un même ensemble d'« images », vaste et éclectique, les courbes, les histogrammes, les schémas, les cartes, les photographies de toutes sortes, et de définir cet ensemble comme « tout ce qui n'est pas strictement linguistique » dans une publication scientifique ou dans les travaux préparatoires aux publications. Une telle démarche préliminaire n'est pas entièrement satisfaisante en raison du fait que les images scientifiques ainsi définies forment un ensemble hétérogène, de même que les autres images ordinaires (dans cet article, j'appelle « images ordinaires » les images dont la vocation première n'est pas d'être artistiques, mais plutôt de transmettre des informations, de facilité la mémorisation, etc. ; les images scientifiques en sont une sous-espèce). En outre, un tel regroupement ne repose pas sur une distinction qui serait ancrée dans la pratique scientifique elle-même : la séparation entre ce qui relève du texte et ce qui n'en relève pas strictement n'a pas de réelle pertinence pour le travail scientifique, qui mobilise aussi bien le langage, naturel ou formel, que les schémas, diagrammes, photographies de toutes sortes, etc. Et enfin, la séparation n'est pas stricte, puisqu'il existe des cas-limites comme les tableaux de nombres.

C'est du constat selon lequel le texte n'est pas le seul véhicule de l'information pertinente dans les publications scientifiques que procède cet article. Il a pour but de faire le point sur l'ensemble des éléments qui me semblent devoir être pris en considération pour étudier systématiquement les images scientifiques. Certains de ces éléments sont tirés des travaux récents sur les images ordinaires en philosophie et en psychologie de la perception des images. D'autres sont issus des caractéristiques de l'activité scientifique : ainsi, une distinction particulièrement importante est celle entre représentations de faits (observés pour les sciences empiriques, démontrés pour les sciences formelles) et représentations d'hypothèses (c'est-à-dire de propositions au statut épistémique incertain), que ces représentations soient linguistiques, schématiques ou picturales. L'hypothèse méthodologique qui guide cet article est double. (1) Au lieu d'envisager une rupture entre images et texte, il est plus fécond de partir de l'intrication entre langage naturel, langages formels et images que l'on peut observer dans les publications scientifiques et d'envisager une continuité entre ces outils de représentation et de communication. (2) La distinction à introduire pour mettre de l'ordre dans ce vaste ensemble afin de commencer à l'analyser doit être donnée par l'activité scientifique elle-même ; je choisis celle entre représentation de faits et représentation d'hypothèses et j'explore ses conséquences pour la compréhension des rôles des images scientifiques.

Ingrédients de l'analyse des images scientifiques

Note de bas de page 2 :

On peut trouver l'état actuel des discussions dans les ouvrages et articles de Schier, Kulvicki, Lopes et Perini mentionnés dans la liste des références bibliographiques.

Dans cette section, je passe succinctement en revue les ingrédients tirés de l'étude des images ordinaires (ou non artistiques) à partir desquels l'analyse des images scientifiques peut être menée. Une mise en garde s'impose avant de les présenter : l'analyse des images ordinaires ne constitue pas un domaine d'étude bien installé, caractérisé par un accord de l'ensemble des acteurs sur les hypothèses fondamentales qui le structurent. Au contraire, il s'agit d'un domaine en cours de constitution2, au sein desquels des désaccords existent encore sur les hypothèses fondamentales elles-mêmes. Ainsi l'entreprise qui est à l'origine de cet article ne saurait-elle faire l'objet d'un consensus, tant elle dépend de choix théoriques sous-jacents dans le domaine de l'analyse des images ordinaires, ainsi que dans celui de l'analyse de l'activité scientifique, qui fait l'objet de la section suivante.

Note de bas de page 3 :

La propriété de compositionnalité permet de comprendre le sens d'une phrase à partir des sens de ses constituants et de la façon dont ils sont combinés.

L'étude des images ordinaires peut être décomposée en quatre parties principales selon que l'on s'intéresse aux propriétés syntaxiques, sémantiques ou pragmatiques des images, ou à la psychologie de la perception des images. On voit que ce découpage, du moins pour ce qui concerne les trois premières parties, suit le modèle de l'étude actuelle du langage et des interactions linguistiques ; il s'agit ici d'un premier parti pris théorique. En effet, d'autres choix sont possibles, qui partent d'un refus du modèle linguistique, ou encore d'un refus de ce modèle linguistique. Il est vrai que le pari de la transposition d'un modèle linguistique à l'analyse des images ordinaires peut paraître audacieux, puisque les images ne semblent pas posséder la propriété de compositionnalité3, ou du moins pas de la même façon que le langage, comme on va le voir ci-dessous.

Note de bas de page 4 :

On trouvera des arguments supplémentaires dans l'ouvrage de Sun-Joo Shin [1994].

Le principal argument en faveur d'une transposition du modèle linguistique à l'étude des images ordinaires s'appuie sur une hypothèse antérieure, qui elle-même peut faire l'objet de discussions, selon laquelle les images ordinaires sont des véhicules de contenus au même titre que les textes, même si elles transmettent les contenus de façon différente4. Selon cette hypothèse, les images ordinaires possèdent ainsi un contenu propositionnel, c'est-à-dire un contenu susceptible de vérité ou de fausseté : elles peuvent servir à dire des choses sur le monde. Ainsi, de même qu'un texte peut être faux, au moins partiellement, une image peut-elle comporter des éléments inexacts, comme la [Fig. 1] et la [Fig. 2], ou représenter une entité ou une situation fictive, comme la [Fig. 3].

Figure 1 : Gravure tirée des Historia Animalium, livre II, de Conrad Gessner

Figure 1 : Gravure tirée des Historia Animalium, livre II, de Conrad Gessner

Figure 2 : Gravure identique à la figure 1, imprimée sans couleurs

Figure 2 : Gravure identique à la figure 1, imprimée sans couleurs

Figure 3 : Gravure tiré des Historiae Naturalis de Jan Jonston (1650-1652)

Figure 3 : Gravure tiré des Historiae Naturalis de Jan Jonston (1650-1652)

Note de bas de page 5 :

Voir par exemple [Inkpin 2010].

C'est sur cette hypothèse que je m'appuie pour analyser les utilisations scientifiques des images. Dans cet article, je n'examinerai pas la question fort débattue5 de savoir si les images ordinaires, ou au moins certaines d'entre elles, possèdent également un contenu non propositionnel.

Un autre argument important en faveur de l'utilisation du modèle linguistique est sa puissance - si du moins on accepte les présupposés de ce modèle. Dans ce cas, on peut espérer transposer la fécondité du modèle à l'analyse des images, en bénéficiant de son développement considérable. Cela permet de gagner beaucoup de temps - à condition que la transposition soit pertinente.

Note de bas de page 6 :

La tentative la plus aboutie à ce jour reste celle de [Goodman 2005].

Note de bas de page 7 :

Laura Perini a analysé des exceptions à cette règle dans [Perini 2005].

Le principal défaut de la transposition du modèle linguistique à l'analyse des images ordinaires est que cette transposition est difficile6, essentiellement en raison du fait que les images ne possèdent pas la propriété de compositionnalité. Ainsi le contenu porté par une image ne peut-il pas, en général, être reconstruit par l'examen de la façon dont ses différents éléments s'articulent les uns avec les autres comme les noms s'articulent aux verbes, adverbes et adjectifs7. On n'a pas isolé au sein des images l'équivalent des fonctions grammaticales qui font que l'on peut comprendre la signification d'une phrase à partir de l'analyse du sens de ses différents éléments et de leur agencement.

Passons maintenant en revue les différentes propriétés des images qui sont susceptibles d'une analyse guidée par le modèle linguistique, en commençant par les propriétés syntaxiques des images. Les propriétés syntaxiques des images sont relatives à la présence d'éléments discrets ou continus, à la grosseur des traits dans les dessins, à la présence d'aplats de couleur. Donnons en quelques exemples.

- La [Fig. 4] repose sur une syntaxe différente de celle de la [Fig. 5] : la [Fig. 4] est composée d'éléments discrets alors que les différents éléments des photographies sont articulés les uns aux autres de façon continue.

Figure 4 : Un être humain schématisé

Figure 4 : Un être humain schématisé

Figure 5 : Un exemple d'imagerie mettant en évidence la croissance de neurones grâce à l'utilisation d'une protéine fluorescente8

Note de bas de page 8 :

Source: « Leukocytes Expressing Green Fluorescent Protein as Novel Reagents for Adoptive Cell Transfer and Bone Marrow Transplantation Studies », American Journal of Pathology, 158, 2001, 41-47.

Figure 5 : Un exemple d'imagerie mettant en évidence la croissance de neurones grâce à l'utilisation d'une protéine fluorescente8

  • La seule différence syntaxique entre la [Fig. 1] et la [Fig. 2] ci-dessus est la présence de couleurs dans la [Fig. 1].

  • La différence syntaxique majeure entre la [Fig. 6] et la [Fig. 2] est que les traits de la [Fig. 2] sont de grosseurs différentes alors que ceux de la [Fig. 6] ont tous la même épaisseur.

Figure 6 : Dessin d'ingénieur9

Note de bas de page 9 :

Source: John Willats, Art and Representation: New Principles in the Analysis of Pictures, Princeton University Press, 1997.

Figure 6 : Dessin d'ingénieur9

Les propriétés sémantiques des images sont celles qui leur permettent de transmettre des contenus en renvoyant à des éléments extérieurs à elles. Ainsi la [Fig. 1] et la [Fig. 2] ont-elles pour vocation de représenter un rhinocéros et la [Fig. 4] un être humain. De même que le langage permet de renvoyer de différentes façons à des éléments extérieurs, de même les images offrent-elles d'infinies possibilités de variations stylistiques. De même qu'une description peut être plus ou moins précise, de même une image peut-elle comporter plus ou moins de détails, comme le contraste entre la [Fig. 4] et la [Fig. 1] le fait ressortir clairement.

L'application du modèle linguistique à l'analyse des images ordinaires conduit à établir une classification sommaire, dont on verra plus loin quel bénéfice on peut en tirer pour l'analyse des images scientifiques. Selon les combinaisons de propriétés syntaxiques et sémantiques qu'elles instancient, les images tombent ainsi sous trois catégories principales :

(i) Images dont la signification dépend principalement de conventions : diagrammes (comme la [Fig. 7], qui représente un modèle théorique utilisé pour expliquer le comportement des chaînes de polymères en solution, introduit par Pierre-Gilles de Gennes dans les années 1980), icônes (comme la [Fig. 8], dont la seule différence avec la [Fig. 4], outre le cercle rouge, est que la représentation de l'être humain a été standardisée), idéogrammes et lettres. On peut remarquer que si l'on adopte cette classification, on a un argument en faveur de l'absence de rupture entre images et textes.

Figure 7 10

Note de bas de page 10 :

Source: Pierre-Gilles De Gennes, « Reptation of a polymer chain in the presence of fixed obstacles », Journal of Chemical Physics, 55, 1971, 572–579.

Figure 7 10

Figure 8 : Panneau de signalisation routière

Figure 8 : Panneau de signalisation routière

(ii) Images dont la signification dépend des propriétés du système perceptif humain : schémas, dessins (comme la [Fig. 6] et la [Fig. 1]), tableaux figuratifs et photographies ordinaires (à savoir celles qui ne sont réalisées ni dans un but artistique, ni dans un but scientifique). Ces images ont en commun d'être facilement interprétées par le système visuel humain sans apprentissage ou après un apprentissage très court. La condition de leur efficacité à véhiculer des contenus est que le système visuel humain est capable de reconnaître sans effort une locomotive dans la [Fig. 6] et de reconstruire la perspective du château de Meudon en voyant la [Fig. 9]. Les schémas, dessins, tableaux figuratifs et photographies ordinaires tirent ainsi parti de la facilité que nous avons à reconnaître des objets en trois dimensions dans ces représentations en deux dimensions.

Figure 9 : Gravure d'Israel Silvestre, vue prise de la « Loggia » montrant la grande perspective du château de Meudon vers 1685.

Figure 9 : Gravure d'Israel Silvestre, vue prise de la « Loggia » montrant la grande perspective du château de Meudon vers 1685.

(iii) Images issues de traces : relevés de mesure, photographies. Ces images sont issues d'interactions physiques systématiques et contrôlées ; elles ont pour but de nous renseigner sur un état passé du système qui en est à la source.

Comme on peut le deviner, ces catégories ne sont pas strictes : de nombreuses images instancient des combinaisons de ces différentes propriétés. Les images scientifiques, en particulier, contiennent souvent des lettres ou d'autres symboles qui contribuent de façon essentielle à la signification qu'elles portent dans le contexte des publications dans lesquelles elles s'insèrent, comme on le voit sur la [Fig. 7].

Pour finir, les propriétés pragmatiques des images sont relatives à leurs usages. Sans entrer dans les détails, on peut mentionner qu'une image scientifique, en particulier, possède souvent un sens fort différent pour un expert et pour un profane. En outre, sa signification est fortement dépendante du contexte dans lequel elle est présentée.

Représentation de faits, représentation d'hypothèses

Après avoir rappelé succinctement à partir de quels ingrédients il est possible d'analyser les images ordinaires, passons aux éléments qui concernent spécifiquement les images scientifiques. L'hypothèse qui guide cette section est que la distinction majeure qui doit être introduite au sein des images scientifiques afin d'analyser au mieux leurs usages est celle entre représentation de faits et représentation d'hypothèses. Un fait est un état du monde, auquel on a accès par l'observation, éventuellement aidée. Une hypothèse, en revanche, est une proposition que l'on suppose ou que l'on espère vraie du monde, mais sans que l'on ait de moyens sûrs et rapides pour évaluer sa vérité. Il arrive aussi que pour les besoins de la recherche scientifique l'on considère des propositions dont on sait qu'elles ne sont pas vraies, mais dont il est utile d'examiner les conséquences par comparaison avec d'autres propositions dont on pense qu'elles sont plus probablement vraies : c'est là le moteur de la démarche de modélisation.

Note de bas de page 11 :

Voir en particulier [Tufte 2001, 1990].

Les techniques permettant la représentation de faits se sont considérablement développées au cours du XXe siècle. Le statisticien E. Tufte en a fait une étude détaillée en montrant la diversité des moyens qui ont été inventés pour visualiser l'information collectée11. L'une des difficultés majeures auxquelles se heurtent ces techniques est que souvent, les moyens scientifiques d'observation fournissent des quantités d'information considérables qu'il est impossible à l'esprit humain d'appréhender : il faut donc faire en sorte de transformer cette information pour l'adapter aux capacités spécifiques du système visuel humain. Les courbes et histogrammes, bien plus faciles à appréhender que des séries de nombres, font partie de ces techniques dont le but est de donner à voir de façon synoptique une grande quantité d'informations factuelles.

Note de bas de page 12 :

Voir sur cet aspect [Israel-Jost 2009].

Les courbes et histogrammes sont loin d'être les seules techniques de visualisation de l'information, puisque l'on peut ranger dans cette catégorie tout ce qui relève de l'imagerie, à savoir des techniques permettant de visualiser des phénomènes inaccessibles à la vision humaine non aidée. Les techniques d'imagerie permettent de présenter sous forme d'images de grandes quantités de données de mesure. Les inclure dans les moyens permettant la représentation de faits soulève bien entendu des difficultés, puisqu'elles contiennent des étapes d'analyse d'images qui reposent sur des hypothèses : il ne s'agit donc pas d'une pure et simple représentation de faits12.

De façon plus générale, la distinction introduite entre représentation de faits et représentation d'hypothèses n'est pas elle-même factuelle, mais bien plutôt intentionnelle. Elle repose sur les buts des auteurs des images : s'ils ont l'intention sincère de représenter des faits, on classera l'image en question au sein des représentations de faits, même si l'on sait par ailleurs qu'elle ne peut l'être. Ainsi la [Fig. 1] et la [Fig. 3] se donnent-elles pour des représentations de faits ; l'observateur du XXe siècle est cependant conscient qu'elles sont bien plutôt réalisées à partir de l'idée que se faisaient leurs auteurs des rhinocéros d'une part, des licornes de l'autre. Comme la [Fig. 1] et la [Fig. 3] permettent de le constater, il est possible de produire des images qui reposent à la fois sur l'observation et sur des hypothèses : elles sont aussi bien des représentations de faits que des représentations d'hypothèses, mais se donnent toutes deux exclusivement pour des représentations de faits.

La [Fig. 1] et la [Fig. 3] sont représentatives de la difficulté qu'il y a à introduire une distinction stricte entre représentations de faits et représentations d'hypothèses en raison de la dualité signalée ci-dessus. Il existe une autre raison encore de douter de la légitimité de cette distinction, que l'on peut exprimer par le slogan : « une image n'est jamais neutre ». On peut entendre cette affirmation comme signifiant que toute image produite reflète le point de vue de son producteur, sa vision du monde, les hypothèses qu'il défend, et plus généralement ses croyances. La neutralité des images vis-à-vis des opinions et croyances de leurs producteurs serait donc illusoire.

Note de bas de page 13 :

Pour une synthèse, voir par exemple [Farah 2000].

Un argument en faveur de la thèse de l'absence de neutralité des images est que les physiologistes et psychologues de la vision ont montré depuis longtemps13 combien le cerveau participe à la construction de l'image du monde à laquelle nous avons accès par la vision : le cerveau humain ajoute de nombreux éléments à l'image qui se forme sur la rétine, la complète, reconstruit la forme des objets cachés. En bref, le cerveau construit et interprète en permanence les informations en provenance du champ visuel. De la même façon, un dessinateur et même un photographe mettent en scène les objets qu'ils veulent représenter, afin de susciter des interprétations de la part de ceux qui regardent leurs images. Un exemple courant se trouve dans la [Fig. 3] : l'ajout des buissons et de l'herbe a pour but de susciter l'idée selon laquelle cet animal peut réellement être observé dans la nature. Mais la [Fig. 5] participe également d'une telle incitation à l'interprétation : ce sont les meilleurs clichés qui ont été choisis pour la publication, ceux qui laissent le moins de doute sur la réalité du phénomène qu'il s'agit de représenter, à savoir les modalités de la croissance des neurones dans la moelle épinière.

Une image n'est jamais neutre, donc. Cependant, pour ce qui concerne l'analyse des images scientifiques, il serait malvenu d'en rester à ce constat somme toute banal. Après avoir montré ses limites, j'en viens maintenant à défendre la distinction entre représentation de faits et représentation d'hypothèses introduite ci-dessus. Comme je l'ai indiqué, il est particulièrement important, dans le contexte scientifique, de prendre en compte le fait que c'est avant tout l'intention de représenter des faits, ou des hypothèses, qui définit l'image en question comme une représentation de faits ou une représentation d'hypothèses. Cette intention est en général clairement indiquée dans la légende de l'image en question ainsi que dans le texte de la publication dans laquelle elle s'insère. C'est seulement une fois prise en compte cette intention, et une fois admis par défaut le présupposé de la sincérité du producteur de l'image, qu'il est possible d'examiner celle-ci de façon critique, et de déceler éventuellement quelles hypothèses implicites viennent transformer son statut et la faire passer d'une représentation de faits à une représentation d'hypothèses. Une telle critique ne peut être conduite de façon efficace qu'à la condition de disposer des connaissances pertinentes. Par exemple, pour critiquer la [Fig. 1], il est nécessaire de posséder des connaissances sur l'aspect visuel des rhinocéros ; pour la [Fig. 5], il est nécessaire de posséder des connaissances sur la croissance des neurones, mais aussi sur les techniques utilisées pour obtenir ces images (modification génétique de l'organisme étudié par l'introduction d'un gène synthétisant une protéine fluorescente à l'endroit désiré, et technique de la microscopie par fluorescence).

Conclusion

Si l'on considère que les images scientifiques participent authentiquement de la constitution des connaissances, et qu'elles ne sont pas de pures et simples illustrations subordonnées au texte, alors il peut être utile et fécond de les analyser de la même façon que l'on analyse les textes. L'hypothèse selon laquelle les images peuvent être des véhicules de contenus propositionnels permet de rendre justice aux usages nombreux des images dans l'activité scientifique. Au sein des images scientifiques, la distinction entre représentation de faits et représentation d'hypothèses, même si elle n'est pas stricte, semble autoriser non seulement une première classification, mais encore la possibilité de considérer les images d'un point de vue critique, ce qui est la condition de leur utilité pour l'enquête scientifique.

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Barberousse, A. (2011). Eléments de méthodologie pour l'étude des images scientifiques. Visible, (8). https://doi.org/10.25965/visible.410

Auteur
Anouk Barberousse
L'auteure est chargée de recherche au CNRS, membre de l'IHPST où elle est responsable de l'axe « Philosophie de la physique et des systèmes complexes ». Ses travaux actuels portent sur l'épistémologie des simulations numériques.
IHPST (CNRS - Université Paris 1 - ENS)
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