Photographie et sites archéologiques : vers un art « in situ » ?

Jan BAETENS 

https://doi.org/10.25965/visible.384

Texte intégral

On part ici de l’hypothèse que la photographie, plus qu’une technique ou une technologie, est une « idée » (Brunet 2000) ou, si l’on préfère, une « forme culturelle » (Williams 1974), c’est-à-dire une pratique, une manière de faire en interaction avec un contexte culturel donné qui la façonne tout en étant façonné par elle. Ainsi, et pour suivre la belle analyse de François Brunet, si l’on veut comprendre pourquoi les images daguerréotypiques diffèrent des images calotypiques, il ne suffit pas d’opposer les différences techniques de leurs mécanismes respectifs (image positive nette, mais non reproductible, sur métal dans le cas de la daguerréotypie, image positive-négative floue, mais reproductible, sur papier dans le cas de la calotypie), encore et surtout faut-il souligner que ces deux types de production d’images correspondent à deux paradigmes sociaux et scientifiques distincts. Le modèle français, qui cherche les meilleurs moyens de diffuser et d’exploiter le savoir moderne de manière aussi facile et large que possible. Le modèle anglais, où la recherche de l’image photographique n’est pas séparée des expérimentations individuelles de chercheurs amateurs polyvalents qui s’intéressent parfois autant aux aspects chimiques de la photographie qu’aux nouvelles images.

Les images « archéologiques » qui vont naître dans chacune de ces deux cultures, illustrent bien cet écart considérable. Si, plus tard, le rapport « congénital » entre photographie et archéologie fera l’objet de nombreuses spéculations, l’intérêt immédiat des premiers daguerréotypistes et des premiers calotypistes pour cette forme de photographie très singulière s’explique parfaitement par le contexte culturel d’où était sortie leur invention. Du côté anglais, Talbot et d’autres photographient volontiers des « antiquités », mais il s’agit toujours de pièces appartenant au patrimoine familial et mises au même rang que d’autres pièces privées comme par exemple des livres. La bibliothèque de Talbot mélange sans distinction volumes imprimés, coquillages et antiquités. On photographie des objets archéologiques parce qu’ils sont à portée de la main dans la maison-atelier du gentleman-scientifique. Du côté français, l’idée de se servir de la photographie pour représenter des objets archéologiques est présente dès le discours d’Arago devant la Chambre en 1839. Les souvenirs de la campagne d’Égypte et l’effervescence produite par déchiffrement de la pierre de Rosette sont loin d’être oubliés. Dans la vision d’Arago, la photographie sert moins à documenter la sphère privée qu’à répertorier le monde. Elle devient ainsi un adjuvant dans le travail des fouilles. Désormais, les objets de l’enregistrement scientifique s’étendent à toutes les parties du globe touchées par l’influence française et parmi ces objets, l’écriture se trouve placée au tout premier rang.

Rapidement, toutefois, il s’avère que les images photographiques prises lors des expéditions archéologiques ne donnent pas toujours entièrement satisfaction et qu’il faut en revenir à des techniques soi-disant plus primitives, ou bien pour relayer et redoubler les photographies (gravures d’après photographies), ou bien pour s’y substituer (dessins, croquis, calques, notes, etc.).

Ces problèmes tiennent aux exigences du travail archéologique et n’ont pas été résolus par l’évolution technique du médium photographique. Ils expliquent pourquoi les publications archéologiques ont toujours combiné – et continuent à le faire – deux types d’adjuvants visuels : les photographies et les dessins. Que les deux soient traités de manière équivalente est très révélateur du rapport archéologique avec l’image, qui favorise le « regard transparent » : on est à la recherche de la meilleure façon de « montrer », c’est-à-dire de faire « reconnaître » objectivement le sujet représenté, sans se poser trop de questions sur l’interprétation des techniques de représentation. L’idéal scientifique de l’archéologue traditionnel est… le dessin, mais un dessin qui est vu, non pas comme la trace d’une intervention subjective, mais comme le support d’une information parfaitement lisible. Les manuels plus récents, dont Cookson (1954), Mathews (1968) et Dorrell (1989) restent de bons exemples, le démontrent amplement : la pédagogie contrastive du « pas comme ci mais comme ça » en fait parfois des encyclopédies du ratage photographique (le ratage étant défini bien entendu de façon relative : non pas en soi, mais par rapport au dessin « équivalent »), et l’insistance sur tout ce qui peut échouer dans la constitution des documents photographiques est la preuve que le risque de faire des photos inutilisables est la base de tout enseignement en la matière. Généralement photographes et archéologues sont ici sur la même longueur d’ondes et les uns comme les autres aiment contraster photos « ratées » (peu lisibles) et photos « réussies » (lisibles).

Les raisons du ratage photographique en archéologie sont multiples, et on peut les reconstituer de deux manières : soit en étudiant les contre-exemples commentés dans les manuels spécialisés, soit par analogie avec d’autres domaines, comme par exemple les expéditions géologiques étudiées par Kelsey (2007). Trois types d’arguments peuvent être distingués, qui bien entendu se confondent et se renforcent mutuellement. Arguments sociaux : l’émergence d’une nouvelle profession, celle de photographe, génère des conflits avec les métiers existants, qui ne disparaissent pas d’un jour à l’autre : ces tensions entravent souvent le travail des photographes ; il en va de même avec la « disparition » de ce même professionnel, quand l’introduction de nouvelles caméras d’un usage plus facile rend ses services trop chers : le relais du photographe professionnel par le photographe amateur occasionne de nouvelles difficultés. Arguments politiques : l’usage de la nouvelle technologie était beaucoup moins simple qu’on ne l’avait pas laissé entendre au début et les frais occasionnés pouvaient être dissuasifs, non seulement au niveau de la production des images mais aussi et surtout au niveau de leur diffusion. Enfin, arguments scientifiques, qu’il est utile de spécifier un peu. Si le résultat photographique est parfois moins exploitable, c’est à cause des problèmes suivants :

  • Des erreurs ou écueils au niveau de l’enregistrement ou du développement, dus par exemple aux contrastes exagérés du noir et du blanc ou à l’insensibilité de la plaque (et plus tard de la pellicule) à certaines nuances chromatiques. Nombre de ces difficultés ont tenu longtemps aux imperfections de la technique ou aux conditions de travail souvent pénibles, mais elles sont loin d’avoir disparu à notre époque où n’importe qui semble pouvoir prendre n’importe quelle photographie.

  • La présence d’éléments « parasites » et l’impossibilité de détacher l’information utile de l’information non utile venant de la non-discrimination d’une image qui enregistre en principe « tout » ce qui se présente devant l’objectif.

  • La nécessité d’« intervenir » dans la photographie, en intégrer les images à un dispositif plus large, qui comprend les légendes (sur les images mêmes, à côté d’elles, voire ailleurs, par exemple dans un commentaire oral) et, plus généralement encore un discours d’escorte de type réticulé dont le pouvoir rhétorique a été analysé par Bruno Latour (1987).

Aujourd’hui, ces problèmes sont connus et parfaitement assimilés aux différentes manières de faire scientifiques. S’ils gênaient tellement au 19e siècle (et parfois au-delà), c’est, encore une fois, moins en raison de critères techniques qu’à cause des pratiques culturelles plus larges, en l’occurrence une certaine « idée » de la science à cette époque. Si la notion d’objectivité a détaché la pratique scientifique moderne de la magie et de l’alchimie, elle n’a pas toujours obéi à la même définition.

Dans leur histoire culturelle du concept d’objectivité, Lorraine Daston et Peter Galison (2007) ont ainsi mis en lumière trois périodes distinctes, correspondant chacune à un « éthos » scientifique différent. La première période, qui domine aux 17e et 18e siècles, est celle de la « fidélité à la nature » (« truth-to-nature »). Dans cette optique, le travail du scientifique vise à dégager une vérité universelle (le « type ») de la grande diversité des données empiriques observables à l’œil nu. L’objectivité implique une vision particulière, qui engage à la fois un travail de sélection et un travail de mise en forme. Elle est le fait d’un savant éclairé, capable de « voir » les « types », mais aussi de la collaboration de ce savant avec un artisan-graveur, capable de les « faire voir » (Daston et Galison parlent à cet égard de « double vue », “double sight”).

La seconde période, qui commence au 19e siècle, est celle de l’« objectivité mécanique » (“mechanical objectivity”), que les auteurs définissent comme une sorte de « vue aveugle » (“blind sight”). Ici l’observateur ne cherche plus à découvrir des types universels, mais à reproduire des entités particulières sans aucune intervention humaine ou subjective. Le savant s’efface devant la machine, censée observer mieux et plus que l’agent humain. Cette position n’est pas purement technique, mais engendre très vite un éthos scientifique nommé « intégrité » : est intègre le chercheur qui s’interdit de modifier les résultats de l’observation mécanique. Comme le fait remarquer l’auteur d’un manuel renommé :

Whilst a high degree of technical skill and knowledge of camera craft is essential, that alone is not enough. It must be coupled with realization that the task of the archaeological photographer is scientific recording, which demands the utmost integrity. Pencil, knife or brush must never touch the negative once it has been made (Cookson 1954, p. 13).

La photographie s’impose comme l’auxiliaire idéal de cette objectivité mécanique et cette rencontre accentue encore la ressemblance de famille entre photographie et archéologie : les fouilles « libèrent » l’objet de sa gangue, le développement photographique fait « émerger » la représentation. Mais au-delà des analogies au niveau de la genèse de leurs objets, photographie et archéologie bouleversent la conception traditionnelle, fermée et linéaire du temps : l’archéologie – et avec elle la géologie – « ouvre » le temps, elle révèle que la terre est beaucoup plus ancienne que ne le prétendaient les mythes religieux ; la photographie brise l’enchaînement linéaire du temps, elle fige le passage du temps et bouleverse la différence entre passé, présent et futur, elle conserve une trace « au présent » de ce qui appartient au passé et, inversement, condamne le moment présent à une forme irrémédiable du passé.

Note de bas de page 1 :

La photographie est de Howard Burton: Howard Carter Looking through the Open Doors of Tutankhamun's Second Shrine (1928), accessible en ligne : http://www.metmuseum.org/toah/hd/harr/ho_TAA678.htm

Apparemment, la photographie archéologique relève toujours d’une telle forme d’objectivité, comme le montre aussi l’interprétation très « réaliste » de la photographie numérique : alors que l’émergence du numérique a brouillé nos idées un peu naïves sur l’indexicalité de l’image photographie, les archéologues se sont emparés des nouvelles technologiques dans un esprit mimétique et ils en sont venus à nommer leurs simulations numériques des exemples de « réalité accrue » (« augmented reality »). En pratique les choses sont moins claires, pourtant. L’objectivité mécanique de la photographie n’est pas reconnue par tous, qui préfèrent des techniques d’observation et d’inscription différentes. De leur côté, tous les photographes n’aspirent pas forcément à l’objectivité de type mécanique. De plus, le domaine spécifique de l’archéologie « résiste », pour des raisons culturelles et idéologiques, à l’objectivation mécanique de la caméra. Aussi l’usage de la photographie en archéologie est-il moins pur qu’on ne pouvait l’attendre à cette époque. Quelles sont les causes profondes de ce manque de pureté ? D’une part, la discipline menace certaines conceptions traditionnelles de l’homme, d’où un glissement subreptice d’une approche « scientifique » à une approche « humaniste » de la discipline (Williams 2008, p. 38) : la première cherche à dévoiler les origines préhistoriques de la terre, la seconde essaie d’exhumer le passé glorieux des civilisations répertoriées dans les récits mythiques. À cela s’ajoute que l’archéologie obéit également à des desseins nationalistes et ethnocentriques. Chaque nation veut renforcer sa nouvelle identité en s’« inventant » un passé et démontrer en même temps que cette histoire est supérieure à celle des autres nations (il serait ingénu de croire que ce genre de considérations auraient disparu aujourd’hui). D’où, inévitablement, une explosion d’images « impures », même à l’intérieur des langages scientifiques. S’agissant de l’archéologie, on peut penser à deux types d’images, qui se mélangent régulièrement – et dont la coupure avec les images « objectives » n’est pas toujours nette. D’abord, les photographies de « vulgarisation », par exemple les photos de paysage en terre exotique ou les photos qui mettent en scène les grands moments de l’archéologie, par exemple la découverte de la tombe de Tout-Ankh-Amon par Howard Carter1.

Ces photos servaient à des buts publicitaires et de collecte de fonds, mais elles programmaient non moins une certaine réception, faite d’étonnement et surtout de respect : si Howard Carter est, techniquement parlant, accroupi, le public est invité à l’imaginer à genoux devant un trésor défiant toute imagination. Comme toujours dans les cas de communication réussie ou effective, les rapports entre destinataire et destinateur ne sont pas à sens unique : l’archéologue connaît le genre d’images que le public attend de lui et adapte ses photographies à cet horizon d’attente. Ensuite, les photographies dites de « reconstitution » avec des figurants humains qu’on fait poser (de nos jours, ce sont des mannequins dermoplastiques qu’on installe devant la caméra) et dont le côté anachronique saute inévitablement aux yeux : les figurants qui peuvent paraître authentiques au moment de la production des images cessent vite de l’être dès que l’écart se creuse avec le point de vue des spectateurs ultérieurs. Melser (2008) cite ainsi des exemples de femmes « préhistoriques » qui datent du début du 20e siècle et qu’il est difficile, avec le recul du temps, de ne pas reconnaître comme… des femmes du début du 20e siècle – ou en tout cas comme des représentations de femmes de cette époque telles qu’on les trouve par exemple dans la peinture académique.

Une troisième période commence au 20e siècle et introduit le paradigme du « jugement expert » (“trained judgment”). Désormais, l’objectivité est associée à la capacité de l’expert d’interpréter les données brutes de l’observation, qu’elle soit mécanique ou humaine. Cette période, qui n’est pas un retour à la « fidélité à la nature », va déboucher sur de nouvelles formes de représentation, dont voici quelques principes :

  • La critique « postmoderne » de l’objectivité mécanique, notamment en matière de photographie (un exemple devenu classique est Sekula 2003).

  • L’apparition de nouveaux modes de réflexion et de représentation qui tentent de jumeler objectivité et subjectivité. À cet égard, ce n’est sans doute pas un hasard si plusieurs études récentes mettent l’accent sur la continuité souterraine entre la « magie » préscientifique et la science postmoderne. Celle-ci est une science du « complexe », c’est-à-dire du fait singulier qui semble défier la loi générale mais qui n’est pas pour autant « chaotique » ((Hayles 1991, pp. 1-33 ; Zielinski 2006).

  • Une critique plus fondamentale encore de la représentation au sens classique (l’adéquation entre signe et référent). Les nouvelles formes de représentation sont des constructions plastiques qui ne « correspondent » plus à rien de visuel (Daston & Galison (2007), Elkins (2008)). Ces discussions rouvrent le « débat des deux cultures » (C. P. Snow), dont elles esquissent une sortie possible. En effet, si les nouvelles images scientifiques sont difficilement lisibles aux non-spécialistes (sauf à en faire une lecture purement esthétique, comme les exemples réunis dans Kemp 2001), elles ne s’opposent plus radicalement aux images subjectives (voir infra).

Que conclure de ces premières remarques ? Qu’est-ce qu’elles nous apprennent sur le rôle et la place de la photographie ? Apparemment, la critique de l’objectivité mécanique n’empêche pas la photographie de rendre toujours de bons services. Son règne, toutefois, n’est plus incontesté et sa fonction devient de plus en plus ancillaire. Son mode de fonctionnement est celui du « jugement expert » et la photographie se prête, comme toutes les autres images scientifiques, à des transformations averties destinées à pallier ses lacunes inhérentes. Simultanément, de nouvelles formes de photographie se développent. Depuis la commercialisation d’appareils plus maniables et partant le remplacement, vers 1950, des photographes professionnels par des photographes amateurs, c’est-à-dire les archéologues eux-mêmes, la baisse de qualité des images a été telle qu’une réaction devenait inéluctable. Les réserves des images produites par les archéologues eux-mêmes ont porté essentiellement sur le déficit « contextuel » de leurs photographies. D’abord, ces images montrent l’objet des fouilles, souvent mal du reste mais toujours sans rendre compte de processus d’exhumation. Ensuite, elles détachent l’objet de l’espace environnant, au point de rendre parfois difficile la reconnaissance correcte de ses dimensions. Enfin, elles ignorent l’élément intermédiaire entre le microcosme de l’objet et le macrocosme du site : l’homme. D’où un triple effort de la part des photographes qui reviennent peu à peu sur les sites : d’abord on essaie de replacer l’image de l’objet dans une double séquence, temporelle et spatiale (on « rephotographie » systématiquement depuis le même point de vue ; on incorpore des vues panoramiques ; ensuite on s’efforce d’accroître la lisibilité de l’objet aussi bien que du contexte, en prenant bien soin des questions d’échelle ; enfin on tente de faire « parler » les documents et d’en faire les témoins d’un « récit » plus vaste. Bref, les professionnels tentent de remédier aux imperfections des images faites par les amateurs.

Dès lors, la question fondamentale qui se pose, est la suivante : est-ce là le seul « bon usage » de la photographie dans le domaine de la recherche archéologique ? Si cette question doit être posée avec tant d’insistance, c’est parce que l’archéologie, plus sans doute que d’autres disciplines, fournit toujours de nombreuses représentations qui circulent dans le corps social et que ces représentations tout autres se heurtent parfois à l’image que veut construire la photographie scientifique. Dans cette perspective, il faut souligner particulièrement l’importance des représentations artistiques qui enrichissent la palette habituelle des images scientifiques « pures » et des images de vulgarisation « impures ». À titre d’exemples : les célèbres images des fouilles de Pompéi dans Voyage en Italie de Roberto Rossellini (1953; pour une analyse voir Steimatsky 2008) ou les livres de photographie de Victor Burgin, très marqués par ses variations antérieures sur la Gradiva (Burgin 2006).

Dans ce contexte, celui de l’expression artistique, un nouveau concept a vu récemment le jour : l’« image pensive ». Que signifie-t-il ? Selon Hanneke Grootenboer (2007), le thème de l’image pensive, c’est-à-dire de l’image qui articule une pensée, scelle la rencontre et la relance réciproque de la philosophie et de l’art. Il ne s’agit pas seulement d’un dépassement du rôle auxiliaire de l’image comme instrument d’observation (période 2) ou comme objet soumis à l’interprétation scientifique (période 3), mais d’une radicalisation du pouvoir de l’image, qui prend « l’initiative » de l’acte de pensée. Il existe deux versions de l’« image pensive ». La première est absolue : l’image pense, et cette pensée s’effectue dans et par la seule image même (cette approche se réclame souvent des travaux de Deleuze sur le cinéma et sur le cerveau comme écran). La seconde, que l’on pourrait nommer relative, pose que l’image ne pense pas elle-même, mais qu’on pense à l’aide d’images et d’autre chose, en l’occurrence le langage. Cette approche est à la fois radicale et prudente : radicale par ce que l’on accepte que la pensée avec et sans images n’est pas la même (l’image n’est pas quelque chose d’adventice, elle ne se limite pas à « illustrer » un propos) ; prudente, parce que l’on ne cherche pas à mettre en parenthèses d’autres facultés de l’agent humain. Comme l’écrit Jacques Aumont, qui précise d’abord qu’il vaut mieux remplacer le terme très vague de « pensée » par celui déjà plus précis de « théorie », l’image même ne peut suffire à faire acte de théorie : « Par-delà la diversité des définitions possibles, on pourrait concentrer la signification du terme autour de trois noyaux : la spéculation, la systématicité, la puissance explicative » (Aumont 2007, p. 199). Sur aucun de ces trois points, l’image n’est, selon lui, assez puissante pour pouvoir se passer de l’essentiel : les mots, le langage.

Or, même quand on suit le modèle plus soft de l’image qui pense, l’effet sur la photographie est considérable. Le changement essentiel est une ouverture à la fiction, catégorie générale qui embrasse aussi bien les éléments de rhétorique que d’esthétique. Le premier de ces aspects était déjà présent dans les analyses de Bruno Latour, qui avait mis au jour la valeur pragmatique de l’illustration. Le second par contre est neuf, car proscrit dans l’idéal de l’objectivité mécanique et jugé peu pertinent dans le régime du jugement expert, qui tous les deux « traversent » l’image pour se concentrer sur les informations factuelles, sans valeur ou ambition esthétique. La dimension esthétique – et plus largement fictionnelle – de l’image ne s’oppose donc plus à la dimension scientifique. Dans le nouveau paradigme, l’esthétique et le scientifique ne sont plus séparables. À reprendre ici les analyses de l’historien des sciences James McAllister, la « beauté » est un critère fondamental dans la validation, puis la diffusion d’une théorie scientifique (McAllister 1996). Entre deux formules ou hypothèses équivalentes, la préférence de la communauté scientifique se portera toujours sur celle qui est la plus satisfaisante sur le plan esthétique, sur la solution la plus symétrique, la plus simple, la plus « appropriée », etc. Fort de l’exemple de Galilée « critique d’art », selon l’heureuse formule d’Erwin Panofsky (1993), Mc Allister relit l’histoire de la science moderne à la lumière du coefficient esthétique de chaque théorie (ses recherches plus récentes l’ont amené à s’intéresser au rôle des émotions dans la prise de décision scientifique). Mais cette relecture n’a évidemment de sens que si elle nous aide aussi à réinterpréter notre présent, et tel est le projet de Siegfried Zielinski dans Deep Time (2006), une étude sur le « refoulé » prémoderne de l’histoire des médias modernes et sur le brouillage postmoderne des frontières entre diverses formes de rationalité, mais aussi un plaidoyer pour une démarche « magique » de la science, soucieuse de rendre compte de ce qui échappe aux règles – non dans le but de mettre un terme à la rationalité, mais afin d’élargir celle-ci aux confins du complexe, c’est-à-dire du singulier. On est loin des conceptions traditionnelles de la science où il n’est de science que du général, tout fait individuel relevant de non-science du singulier qu’est la stylistique. L’imbrication du scientifique et de l’esthétique n’est plus vue comme quelque chose de « primitif » mais comme quelque chose de très moderne, c’est-à-dire « postmoderne » (voir les travaux de Fernand Hallyn 1987 et 2004).

Que signifie cette immixtion de la « fiction » dans le champ de la photographie scientifique ? Négativement parlant : non pas le rejet, mais le dépassement, la régionalisation de la photographie documentaire. Positivement parlant : l’adjonction à la palette des techniques photographiques d’une visée « esthétique », dont le but n’est pas de projeter sur le monde le point de vue du photographe, mais de produire des images qui aident à pratiquer l’archéologie d’une manière différente (car les images fictionnelles sont des images pensives).

Dans le domaine de la photographie archéologique, ces nouvelles orientations ouvrent – enfin ! – la voie à des réflexions de type cultural studies. Prenant appui sur les acquis modernes et postmodernes de la théorie photographique, un auteur comme Michael Schank (1997) rompt avec le mythe de la photographie comme image objective, pour situer le débat au niveau de l’interprétation de la photographie comme « représentation », c’est-à-dire comme construction située d’une vision du monde. Aujourd’hui, les nouvelles approches de la photographie archéologique se réclament souvent de ce type de recherches.

Note de bas de page 2 :

Voir le site: http://www.sagalassos.be/

Qu’on nous permette, en guise de conclusion ouverte, d’illustrer ce propos général d’un exemple que nous croyons représentatif de ces nouvelles manières de faire : le projet (In)site de Bruno Vandermeulen (KU Leuven) et Danny Veys (St-Lukas Brussel), photographes de terrain du site de Sagalassos en Turquie2. Leur travail sur les fouilles effectuées depuis vingt ans sur le site de la ville helléniste abandonnée après un tremblement de terre au 7e siècle après J.-C., offre en effet une belle étude de cas à tous ceux qui s’intéressent à la place de l’« image pensive » dans la photographie archéologique contemporaine. Préparé par un livre de photographies (Vandermeulen & Veys 2007), ce projet se situe dans les efforts de lancer une nouvelle ligne de recherche qui croise point de vue scientifique et point de vue esthétique. Le contexte immédiat de cette recherche se trouve dans l’institution des doctorats artistiques, que la Flandre a reprise aux universités anglo-saxonnes. Son origine plus profonde, toutefois, est la volonté de prendre position par rapport au débat des « deux cultures » et, plus généralement encore par rapport à l’évolution récente des conceptions scientifiques sur l’objectivité, qui n’excluent plus l’apport de la rhétorique, de l’esthétique, en un mot de l’art. Excédant la seule ambition documentaire, la photographie de site de Vandermeulen et Veys est-elle pas une photographie « subjective », « expressive », « personnelle » ? Le contraire est vrai : c’est une tentative d’explorer rigoureusement certains paramètres photographiques indépendamment de toute préoccupation documentaire supposée limiter le pouvoir des images. Des aspects photographiques tels que la mise au point ou le contraste chromatique sont travaillés pour eux-mêmes, un peu à la manière d’un texte littéraire à contraintes, où la contrainte choisie ne cherche pas à mieux dire ce qu’on avait déjà envie de dire, mais à faire surgir un dit nouveau, parfois même inattendu ou insoupçonné. Produites à l’aide d’une chambre technique permettant une netteté et une profondeur de champ sans égales avec les appareils standard, les images de Vandermeulen et Veys s’efforcent ainsi, en jouant sur la mise en séquence et en modulant la mise au point, de créer des rapports spatiaux inédits, tant à l’intérieur des images que d’une image à l’autre. L’attention plus grande accordée aux questions de cadrage – autre effet de l’emploi de la chambre technique – renforce encore ces possibilités de montage. Pour les deux photographes, le recours à la chambre technique est aussi une façon de rendre hommage aux pionniers de la photographie archéologique, mais dans une visée prospective : retourner aux sources est une façon de reculer pour mieux sauter, c’est-à-dire pour poser une série de questions que les archéologues mêmes ne se posent pas quand ils utilisent des images photographiques.

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Bruno Vandermeulen & Danny Veys, tous droits réservés

Bruno Vandermeulen & Danny Veys, tous droits réservés

L’enjeu de la démarche n’est donc nullement esthétique, c’est-à-dire privée d’ambitions scientifiques : l’exploitation esthétique de la photographie est censée produire une série de données à même de faire avancer les connaissances scientifiques – et elle est seule à pouvoir le faire : l’image fait penser l’archéologue, mais à la condition expresse de pouvoir se soustraire aux attentes documentaires immédiates des scientifiques. L’apport de l’esthétique à la science ne relève pas du hasard ou de la sérendipité : il fait vraiment partie du programme et l’absence de tout gain pour le scientifique serait un échec du projet artistique. Il existe donc une différence capitale entre une recherche comme celle-ci et l’inévitable jeu des « influences » entre telle théorie, idée ou représentation scientifique et telle création artistique à l’intérieur d’une période historique donnée. Dans le cas d’un projet comme (In)-site, la recherche artistique possède une valeur herméneutique et théorique : l’art fait avancer la science – à la double condition de ne pas s’oublier lui-même (comme il se passe quand la photographie devient une machine à produire des documents) et d’éviter repli sur lui-même (comme il se passe quand la recherche esthétique renonce à vouloir acquérir une plus-value scientifique).