L’iconographie de Louis Pasteur : variations de la figure du savant dans des dispositifs de popularisation

Daniel JACOBI 

https://doi.org/10.25965/visible.364

Sommaire
Texte intégral

Dans les recherches consacrées à la place et au rôle des modèles dans les premières théories immunologiques (Cambrosio et al, 2006), nous avons mis en évidence le rôle clef de l’imagerie. Mais, parmi les différentes manières de visualiser les résultats des investigations scientifiques et comme pour humaniser la recherche devenue impossible à figurabiliser, on recourt bien souvent, et ce particulièrement dans la sphère des documents scientifiques non ésotériques (c’est-à-dire destinés à toucher un cercle élargi de destinataires potentiels) à la publication de représentations de chercheurs (Jacobi, 2001).

Ces photographies, prises soit dans les laboratoires, soit à l’occasion de conférences publiques, dressent une sorte de galerie de portraits de chercheurs. Dans des recherches déjà publiées (Jacobi et Schiele, 1989), nous avions pu mettre en évidence des différences sémiotiques notoires selon les traditions disciplinaires et la nature des publications.

Cependant, contrairement à une idée reçue, la mobilisation de portraits de savants n'est pas un phénomène récent, généré par les exigences des moyens modernes de communication. En atteste la figure très populaire en France de Louis Pasteur. Peu de chercheurs ont été aussi souvent montrés en image que ne l’a été Louis Pasteur, l’un des savants les plus célèbres de toute la science française. Paradoxalement, alors que tout semble déjà avoir été dit sur sa tumultueuse présence dans la science de la fin du XlXe siècle (Latour, 1984 et 1995 ; Geison, 1995), aucune recherche de nature sémiotique ne s'est intéressée à l’iconographie pasteurienne.

Certes, les ouvrages sur Pasteur sont tous illustrés tant il est facile de se procurer des images et des illustrations de cette période où elles sont particulièrement abondantes et diverses (Raichvarg, 2002). De son vivant et dès sa disparition en 1895, des milliers de représentations iconographiques de Pasteur ont été diffusées, y compris sous la forme de vignettes à collectionner offertes dans les tablettes du chocolat Aiguebelle ou même de timbres-poste officiels. Et les historiens des sciences se sont plu à moquer la ferveur populaire (à leurs yeux très excessive) dont l’illustre savant a bénéficié de son vivant et dans les années qui suivirent sa disparition.

Quelles sont les singularités iconographiques des représentations du plus célèbre savant français ? À partir d’un corpus très restreint d’images et d’illustrations consacrées à Louis Pasteur, nous analysons, d’un point de vue socio-sémiotique et communicationnel, trois types de figures du savant dans des médias. La première portera sur l’un des plus connus de ses nombreux portraits officiels : nous avons choisi le tableau de peinture, conservé au musée d’Orsay ainsi qu’au musée Pasteur à Paris (Edelfelt), que l’on peut considérer comme une peinture-témoignage, une représentation artistique de la vie du laboratoire à la fin du XlXe siècle.

La seconde appartient à la veine du reportage journalistique tel qu’on le concevait du vivant de Pasteur (revue L’Illustration). Enfin, un dernier volet de cette communication pointera évidemment l’une des illustrations iréniques proposées dans les manuels d’histoire de l’École primaire (du milieu du XXe siècle) dans lesquels Pasteur est à peu près le seul savant régulièrement cité et montré en train de faire de la science.

Dans les travaux de recherche sur la diffusion et la vulgarisation des sciences, les illustrations n’ont qu’assez peu fait l’objet de recherches très structurées ou approfondies. Il faut bien reconnaître qu’elles ne faisaient en cela que rejoindre la faible considération dont l’imagerie scientifique faisait l’objet avant la fin des années 1980 où sociologues et historiens des sciences ont commencé à leur prêter attention (Bastide et Latour, 1983). Et quand les recherches sur la diffusion des sciences ont commencé d’accorder du crédit à la présentation imagée de concepts ou de notions, ce fut bien souvent, par un effet de retournement assez classique, en leur accordant un effet de supériorité dans les entreprises d’enseignement ou à des fins didactiques (Paivio, 1986).

Note de bas de page 1 :

Pour une typologie des différentes grammaires iconiques convoquées dans les documents de diffusion scientifique, voir Jacobi, 1985.

Dans tous les cas, c’est une sorte d’a priori (pour ou contre le recours à l’imagerie) très réducteur qui a constitué l’objet de la recherche. Contrairement par exemple aux études sur les médias, on a commencé d’abord par se demander pourquoi les scripteurs ajoutaient des illustrations à leurs textes, ou à l’opposé, comment les lecteurs utilisaient ces images en lisant les énoncés, et ce avant même de décrire leurs caractéristiques formelles ou d’analyser leurs propriétés sémiolinguistiques singulières. C’est ce qui a conduit, entre autres, certains chercheurs en éducation à mettre en place des travaux très bien construits, d’un point de vue empirique, mais particulièrement naïfs au plan iconique puisqu’il n’était pas rare de convoquer pêle-mêle des images analogiques, des plages mobilisant des codes sémiotiques disciplinaires comme celui de la chimie ou de la géologie, des graphiques ou des schémas1.

Le point de vue retenu dans ce texte emprunte ses méthodes à la sémiotique visuelle. Mais son ancrage est avant tout communicationnel. Pour chacune de ces images, on voudrait tout d’abord les replacer dans leur contexte ou situation de production. Puis, envisager leur dimension de dispositif singulier de communication (un tableau accroché dans une exposition est un dispositif très différent d’une illustration publiée dans un magazine de grand format et imprimé sur du papier glacé). Il s’agit, avant d’esquisser toute hypothèse interprétative, d’épuiser le potentiel informationnel et communicationnel de la scène de la vie scientifique qu’elles ont choisi de montrer. Avant, dans un second temps, de discuter des modes de figuration que ces images construisent et propagent du point de vue de la popularisation de la science.

1. Quand un peintre inconnu célèbre la science (1885-1886)

En 1886, est présenté au Salon de peinture — la manifestation phare de la peinture académique — un portrait de Louis Pasteur. Son auteur est un peintre finlandais inconnu : Albert Edelfelt. Venu à vingt ans à Paris pour se perfectionner (il a été l’élève de Jean-Léon Gérôme à l’Ecole nationale des beaux-arts), c’est un peintre naturaliste, amoureux des paysages. Opportuniste, il a compris qu’en cette fin de XIXe siècle, un peintre ne peut plus se cantonner dans les grands genres classiques portés à des sommets par Ingres ou David (la peinture religieuse et la peinture d’histoire). Ainsi, s’il commence à exécuter des œuvres que l’on serait tenté de qualifier d’académiques dans lesquelles, à l’instar de son maître, il met l’accent sur le côté anecdotique des scènes, il peint un grand nombre de portraits de commande.

Fig. 1 Edelfelt Portrait de Louis Pasteur (Copyright Institut Pasteur). Huile sur toile 154 X 126 cm.

Fig. 1 Edelfelt Portrait de Louis Pasteur (Copyright Institut Pasteur). Huile sur toile 154 X 126 cm.

Note de bas de page 2 :

Le tableau est exposé au Salon de 1886 et contre toute attente, il remporte un énorme succès et éclipse totalement celui réalisé par le grand peintre français, Léon Bonnat, star de la peinture à cette époque. Le tableau est également exposé à l’Exposition Universelle de 1889 où Edelfelt reçoit la médaille d’honneur (Bauvois, 2006).

Note de bas de page 3 :

En remerciement pour son prestigieux modèle, indique Bauvois, Edelfelt aurait voulu offrir le tableau à Pasteur mais le ministre Turquet tenait absolument à l’acheter pour le musée du Luxembourg et il ne pouvait pas refuser une offre d’achat de l’État français. Comme Pasteur aimait beaucoup le portrait, Edelfelt lui a proposé de lui en faire une copie gratuitement. Entre décembre 1886 et mai 1887, il en fait donc une copie qui, selon lui, était si semblable à l’original qu’à dix pas on ne voyait pas la différence.

Ce portrait pourtant très officiel, contre toute attente, obtient dès sa présentation publique un considérable succès2. Il lui fait franchir une nouvelle étape dans sa carrière puisqu’il lui vaut de recevoir la Légion d’honneur. Ce tableau, aussitôt acheté à l’État pour le musée du Luxembourg, est aujourd’hui conservé au musée d’Orsay. Pasteur lui-même, qui avait accepté de poser et avait conseillé l’artiste, passe commande d’une copie du premier tableau qu’Edelfelt exécutera l’année suivante3. Ce second tableau est toujours au musée de l’institut Pasteur.

Cette peinture à l’huile sur toile, de grand format (1m54 X 1m26), est de facture tout à fait conventionnelle. Pour se faire une idée de la dimension académique de ce portrait, il suffit de se rappeler qu’à la même période Van Gogh et Gauguin peignaient déjà, tandis que Cézanne exposait ses premières Montagnes Sainte-Victoire. Edelfelt ignore aussi l’école symboliste pourtant contemporaine ou le tout jeune courant de l’impressionnisme.

C’est à ce seul tableau qu’Edelfelt doit sa gloire internationale et il le considérait lui-même comme une de ses œuvres majeures. Gwenaëlle Bauvois, doctorante en histoire de l’art, témoigne :

Lorsqu’en France, on me demande sur quoi je travaille, je réponds : « Albert Edelfelt », personne ne le connaît de nom, mais quand je précise : « C’est le peintre qui a fait le portrait de Pasteur dans son laboratoire que l’on voit dans les livres d’histoire et de biologie français », alors les gens savent de qui je parle !

Pasteur est représenté au milieu de son laboratoire de la rue d’Ulm, environné du matériel de ses expériences. Il tient le bocal renfermant la moelle épinière du lapin volontairement contaminé à partir duquel il vient de mettre au point le vaccin contre la rage. Ou plutôt, la préparation qui lui a permis de guérir le patient humain (un jeune garçon) auquel il a eu l’audace de l’administrer pour la première fois. On sait que c’est cette découverte qui le fera dès lors considérer comme un « bienfaiteur de l'humanité ».

On se doute que la précision des détails n’est en rien due au hasard : le portrait semble être parvenu à capter le scientifique au cœur de l’action. Il semble que Pasteur lui-même tenait beaucoup à ce portrait qui, selon lui, représentait au mieux ce qu’il était vraiment ; il y tenait aussi car il semble avoir conseillé et guidé le jeune peintre : chacun des détails a été prévu et soigneusement réglé. Pasteur est vu du bon côté, celui de son meilleur profil, qui a conservé toute sa mobilité. Son bras gauche, qu’il avait du mal à mobiliser par suite de l’attaque cérébrale qu’il avait subie, est soutenu par un épais livre relié disposé sur la paillasse du laboratoire. Dans sa main gauche, il tient sans doute un feuillet de notes de laboratoire tandis que la droite lui permet de rapprocher de sa vue le flacon qu’il observe avec grande attention.

Note de bas de page 4 :

La thérapie comportait en réalité une série d’injections (une douzaine) à l’aide d’un broyat de moelle de virus de moins en moins atténué de façon à stimuler la production d’anticorps (i.e. les défenses naturelles de l’animal - ou du patient - que l’on voulait, non pas protéger, mais guérir).

À n’en pas douter, il s’agit d’une moelle de lapin (animal de laboratoire) auquel a été injecté le virus de la rage (à partir d’un chien ou un renard déjà malade). À l’aide d’un procédé de dessiccation, mis au point par un des membres de son laboratoire, un broyat de la moelle de lapin – le vaccin est très grossièrement une sorte de virus atténué - était injecté à l’animal que l’on voulait guérir de la rage4. Satisfait de ses essais sur l’animal, on sait que Pasteur a expérimenté, d’abord discrètement, sur au moins trois premiers patients humains, puis, fort d’un premier succès, une nouvelle fois sur un autre patient. C’est cette dernière tentative qui seule sera rendue publique et donnera lieu à une communication devant l’Académie des sciences.

Note de bas de page 5 :

Pasteur voulait que le sol soit carrelé pour qu’il devienne plus facile à nettoyer…

Pasteur est déjà très connu et même s’il ferraille avec les Ministres pour obtenir davantage de moyens, on voit qu’il n’est plus dans le modeste grenier dans lequel était installé son premier laboratoire de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Et si le sol n’est pas encore carrelé, on voit que le laboratoire, pourvu de grandes fenêtres, haut de plafond, est vaste, très bien outillé5.

Renonçant à une représentation héroïque, le tableau est tout de pondération, dans sa composition comme dans sa lumière. Celle-ci, venant d'une fenêtre invisible à droite, se répartit avec délicatesse, détaillant les objets et le profil attentif de l'homme de science. C’est évidemment cette lumière qui, en contrastant avec l’ombre du bas de la table et la redingote noire, semble comme illuminer d’intelligence le visage barbu et au grand front du savant.

Ce tableau, où tous les détails ont été ainsi choisis et négociés, fixe, pour longtemps et avec une grande exactitude, une série d’éléments invariants qui témoigneront d’une histoire de la science, non pas en train de se faire, mais comme on a choisi de la représenter. Certes, le chercheur est dans son laboratoire, en train d’agir. Mais il est seul, saisi dans une scène de fiction de démarche scientifique. Pasteur est ici, non pas aux prises avec sa perplexité, mais face à sa responsabilité : doit-on tester un vaccin encore balbutiant sur un être humain ? C’est parce qu’il ose accomplir ce geste qu’il va devenir un héros puisqu’il apparaîtra comme vainqueur de ce qu’il a lui-même considéré comme une maladie réputée mortelle (elle sera qualifiée ultérieurement de fléau de l’humanité).

2. Un fait-divers passe à la postérité

Cette image est l’illustration qui accompagne l’article paru le 7 novembre 1885 dans la revue l’Illustration. Comme la légende l’indique :

Fig. 2 La vaccination de la rage. Inoculation du virus rabique au berger Jupille dans le laboratoire de M. Pasteur (L’illustration, gravure de la page de couverture, 7 novembre 1885)

Fig. 2 La vaccination de la rage. Inoculation du virus rabique au berger Jupille dans le laboratoire de M. Pasteur (L’illustration, gravure de la page de couverture, 7 novembre 1885)

Cette publication bourgeoise et plutôt luxueuse a connu le succès, de manière continue, de 1843 jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale. Sa principale caractéristique, comme son nom le proclame, est son caractère illustré. On sait que c’est Édouard Charton, l’inventeur du Magasin Pittoresque qui eut l’idée de cette revue mensuelle qu’il créa avec Dubochet et Paulin. Le mot illustration, au sens d’image gravée, associée à un texte imprimé sur un support en papier, apparaît dans la langue française vers 1830, soit peu de temps après la création du Magasin.

Le développement des publications, illustrées de gravures, couvre une grande partie du XlXe siècle. Ce procédé d’illustration sera longtemps concurrent de la photographie. Cette association du texte et de l’image gravée survivra en fait au développement de la photo puisque ces dernières, ne pouvant pas être utilisées directement en imprimerie, étaient reproduites sous forme de gravures.

Note de bas de page 6 :

En 1881, il pouvait écrire : Nous pouvons assurer qu'un tiers au moins des gravures du Magasin pittoresque depuis son origine ont été exécutées d'après des dessins originaux (…).

Si le Magasin pittoresque est plutôt un journal de voyage où l’exotisme voisine avec les découvertes des explorateurs de lointaines contrées, l’Illustration sera dès sa création un magazine de l’actualité avec des rubriques régulières. Cependant, L’Illustration emprunte au Magasin le même usage des images toutes réalisées avec un très grand soin par des artisans-graveurs (qu’il s’agisse de gravures originales ou dites de reproduction à partir de dessins ou de photos) dans la tradition de la taille-douce6.

Pour Charton, les images constituent bien plus qu’un complément indispensable à la lecture et à la compréhension du texte. Son but est d’emblée de proposer un périodique en images (Lagarde, 2004). Il ne cherche pas seulement à rehausser de luxueuses gravures « hors-texte » les articles qu’il commande, mais il construit le magazine autour des illustrations. Ce sont elles les vedettes et elles structurent la lecture plus qu’elles ne l’agrémentent. Il est en effet persuadé de la force des images. Sa contribution à la recherche d’illustrations disponibles, d’illustrateurs et de graveurs de qualité a été permanente.

Sans les dessins, affirmait-il, il est impossible d'arriver à l'éducation complète des hommes, grands et petits. (…) Un livre sans image pourra être enrichi de graves leçons de morale, et même de connaissances pratiques, mais il n'aura qu'une valeur imparfaite et une influence douteuse, parce que, malgré la propagation des écoles primaires, une bonne partie du genre humain ne saura jamais lire qu'à moitié dans un livre sans image.

Le Magasin pittoresque tout comme l’Illustration témoigne de l’hésitation en matière de recours à l’illustration : faut-il adopter la photographie ou rester fidèle à la gravure sur bois de bout en taille-douce ? Le débat n’est pas seulement technique (il faudra pas mal d’années avant que l’on ne sache tramer et reproduire sans difficulté les photos), il est aussi esthétique et idéologique. On juge l’image de reproduction (d’un tableau, d’un dessin et plus tard d’une photo) avec l’intervention inventive et l’interprétation du graveur, à l’aide de moyens graphiques propres, très supérieure aux techniques de fac-simile qui utilisent l’empreinte directe, sans intermédiaire, comme par exemple le fait la lithographie, certes plus fidèle, mais trop mécanique.

Appliqué par exemple à la reproduction de dessins par la lithographie, ou autrement à celle des documents historiques, le fac-simile n’utilise pas apparemment de codage graphique, et il vise à une transmission directe et non médiatisée. Dans la presse illustrée et l’édition des années 1830, c’est donc cette technique dite de reproduction par la médiation d’un graveur qui a régné. C’est cette technique qui a assuré, non seulement la transmission des grandes thématiques de l’époque romantique – comme le fantastique et l’histoire — mais aussi s’est imposée au début de la publication des grands ouvrages de vulgarisation scientifique très nombreux pendant toute la seconde moitié du XlXe siècle (Béguet, édit. 1990).

Cependant, au cours des années 1850-1880, la production d’images atteint un niveau industriel. Les inventions successives de la lithographie et de la photographie bouleversent les circuits de fabrication et de circulation des images. L’antagonisme bien réel entre estampe (« traditionnelle » et « artistique ») et photographie (« moderne » et « mécanique ») s’estompe et il devient de plus en plus difficile de démêler les genres et les techniques tant elles s’influencent les unes les autres.

La deuxième image que nous avons choisie s’inscrit donc pleinement dans ce contexte technique et on voit bien sur l’image du trio représenté ce qu’elle doit, par sa précision, à la photo et combien, par sa facture, elle s’inscrit dans la tradition de la gravure. Il s’agit très probablement d’une photo (peut-être même posée ?) puisqu’il n’était pas possible de réaliser facilement des instantanés. L’effet de pose est en effet parfaitement visible dans la scène ainsi reconstituée et il ne faut en aucune façon imaginer qu’il s’agit d’une vue improvisée. La scène a été réglée avec méticulosité : la place et la posture de chacun des actants est soigneusement calculée avec leur assentiment. Et le preneur de vue lui-même a en tête un principe d’organisation dépendant, si ce n’est d’un code, en tout cas d’une certaine tradition iconologique.

De la gravure, l’image tire un effet de narrativisation très théâtralisée : on est comme happé par la façon dont les trois acteurs vedettes sont mis en scène dans un décor volontairement effacé, et surtout le regard est complètement focalisé sur le geste du médecin. Il est sur le point de piquer le jeune garçon qui a entrouvert sa blouse dénudant sa poitrine, du côté de son cœur. À la photo, par contre, elle emprunte la précision des attitudes comme celle des détails des vêtements ou des visages.

Note de bas de page 7 :

Le visage de cet enfant ressemble assez exactement aux portraits photographiques du vrai Jupille qui sont conservés dans les collections du musée Pasteur.

Ce qui frappe surtout est l’enfant placé au centre de la scène7. Il a encore sa casquette, sa blouse et ses galoches de petit paysan qui contrastent avec les vêtements élégants et les souliers vernis du médecin. Son regard soumis et inquiet fixe l’objectif au point de croiser le regard du lecteur qu’il semble prendre ainsi à témoin. Pasteur, à l’arrière-plan, observe et surveille la scène, appuyé sur un meuble. Il est représenté de son « bon » profil et son bras gauche, en partie masqué par le dossier de la chaise, pend le long de son corps.

Ce n’est pas lui qui fait la piqûre puisqu’il n’est pas médecin (la loi sur l’exercice de la médecine vient tout juste d’être votée et lui interdit de le faire). Le médecin est son fidèle ami, le docteur Grancher. On ne voit rien du décor du lieu qui est pourtant son laboratoire de l’École Normale. La gravure a ainsi permis de souligner et renforcer les actants et l’agir en effaçant l’effet de profondeur de champ que génère alors la photographie.

Cette illustration est donc une sorte de reportage fidèle. Elle montre à un large public une sorte d’exploit scientifique d’autant plus émouvant que le berger Jupille a été mordu pour sauver de la rage des jeunes enfants qui sortaient de l’école. Héros courageux, il accepte de devenir un cobaye humain au nom du progrès de la science. C’est la première expérimentation sur une personne (en tout cas publique et commentée officiellement) du prototype de vaccin imaginé par Pasteur qui est nécessairement secondé par un médecin.

3. Un manuel d’Histoire de France vers 1950

Note de bas de page 8 :

Ces posters sont aujourd’hui réédités à des fins décoratives et on peut, pour un prix relativement modique, en faire facilement l’acquisition. Leurs succès est dû en grande partie à ce que ces images rappellent aux adultes leurs souvenirs (scolaires) d’enfance.

Note de bas de page 9 :

La place accordée aux sciences et aux techniques dans les manuels d’histoire de l’École primaire est des plus réduites. Dans la série des posters Rossignol, Pasteur, vedette incontestée, est précédé du seul Bernard Palissy et suivi de Louis Blériot.

Cette illustration n’est pas une image d’Épinal. Elle a été publiée par les Éditions Rossignol (à Montmorillon dans la Vienne) vers 19558. Elle a été disponible sous deux formats : comme image dans un manuel et comme affiche à accrocher sur les murs de la classe (ce qu’on appelait un tableau d’élocution destiné à des exercices d’expression orale). Pasteur, en effet, a été pendant longtemps le seul savant cité dans tous les manuels d’histoire de l’École Primaire (niveau CE2 – CM)9. Nombreux sont ceux qui ont ainsi montré une illustration du plus célèbre des savants Français.

Fig. 3. Louis Pasteur, Affiche n° 66 de la série Histoire de France. Impression quadrichromie env. 85 X 55 cm

Fig. 3. Louis Pasteur, Affiche n° 66 de la série Histoire de France. Impression quadrichromie env. 85 X 55 cm

L’image en couleurs est beaucoup plus riche et complexe que les deux autres auxquelles elle emprunte néanmoins de multiples détails. La scène se déroule dans le laboratoire de Pasteur. Néanmoins, le dessinateur a placé la fenêtre en hauteur et on aperçoit des toitures à travers les rideaux. Comme si le laboratoire était le premier occupé par Pasteur à l’École Normale, dans les combles. Au milieu de l’image, un trio s’impose avec force : un médecin barbu aux cheveux roux (à coup sûr, le docteur Grancher), vêtu d’une blouse blanche, assis sur une chaise, se prépare à faire une piqûre dans le ventre d’un enfant d’une dizaine d’années qui a soulevé sa chemise. Derrière, la mère du petit Joseph Meister, que l’on reconnaît à son imposante coiffe alsacienne traditionnelle, semble prier, les yeux fermés.

Pasteur, vêtu d’une redingote, est à côté d’elle, sa main gauche semble posée sur le dossier de la chaise. Il est vu de son bon profil. Un autre personnage important (lui aussi, en redingote, comme le savant), vu de trois quarts dos, observe la scène, face à Pasteur, en se caressant la barbe de sa main droite. Il s’agit peut-être d’un assistant de Pasteur (et si c’est bien le cas, il s’agirait plutôt d’Émile Duclaux que de Roux qui était assez fâché à cette période : il avait le sentiment qu’on oubliait que c’était lui qui avait mis au point le vaccin). À moins que ce personnage important ne soit un représentant de l’Académie des Sciences venu authentifier la véracité de la première expérimentation humaine du vaccin ?

Note de bas de page 10 :

La présence d’une infirmière est assez improbable. On peut se demander si elle ne personnifie pas plutôt une collaboratrice de Pasteur (?).

Deux autres personnages, secondaires, apparaissent. L’une ressemble à une infirmière, vêtue d’une robe rouge et d’un tablier blanc. Elle tend une cuvette au docteur Grancher que, visiblement, elle assiste10.

Le second est placé derrière une longue table qui exhibe une panoplie d’instruments de dissection (?). Peut-être s’agit-il d’un autre assistant de Pasteur ou d’un médecin, puisqu’il est revêtu de la même blouse blanche ? Il se tient très en retrait, juste devant une grande armoire vitrée, remplie d’un grand nombre d’instruments scientifiques parmi lesquels ou reconnaît un trébuchet. Il pourrait s’agir du docteur Vulpian, un autre médecin qui a accompagné Pasteur dans ses travaux. C’est ce que tendrait à prouver le fait que, tout à fait à l’extrémité de la table derrière laquelle il se trouve, on aperçoit un mortier et un pilon. Il s’agit sans doute d’une allusion au broyat de moelle de lapin contenant le virus atténué qui va être injecté et qu’il aurait préparé.

Au premier plan, on aperçoit, soigneusement rangée sur le dossier d’une chaise en bois, la veste du dimanche du petit Joseph ainsi que sa coiffure, posée bien à plat sur l’assise. Enfin, à l’arrière-plan, sous la fenêtre, on devine une paillasse sur laquelle trônent des cornues et une série de tubes à essais. La scène est très colorée et le bleu du pantalon du petit Joseph, le blanc de la blouse du Docteur Grancher et le rouge de la robe de l’infirmière évoquent sans ambiguïté les couleurs du drapeau Français … au-dessus duquel flotte la coiffe de la mère de Joseph qui rappelle évidemment l’Alsace. L’Alsace qui, comme on le sait, vient de passer sous autorité Allemande à la suite de la défaite de 1870. Ainsi, la victoire scientifique de Louis Pasteur est-elle aussi celle de toute la Science Française en train de prendre sa revanche sur la Science Allemande (une concurrente redoutable pour la recherche sur les vaccins).

Note de bas de page 11 :

Joseph Meister fut récompensé plus tard par un emploi dans l’Institut Pasteur et termina ses jours à Paris en se suicidant.

Cette scène est tout à fait improbable quant à la version ainsi dépeinte du point de vue de son authenticité. Si Joseph Meister a bien été parmi les premiers patients auxquels on a inoculé la série de piqûres de broyat de moelle de lapin, la chose avait été tenue assez secrète par Pasteur et son équipe de peur que le remède soit sans effet11. Et il est assez improbable que sa mère l’ait accompagné ainsi revêtue d’un costume de cérémonie déjà désuet dès cette période… C’est la nouvelle tentative, sur le berger Jupille, comme l’atteste le reportage de l’Illustration, qui sera, dans un premier temps, rendue publique. Cette scène est donc celle de l’histoire « officielle », telle que Pasteur et plus tard son Institut, la propageront.

Pourtant, en convoquant ainsi cette série d’éléments en apparence hétérogènes, les auteurs ont bien un projet (conscient et organisé) de communication et de popularisation scientifique en direction des enseignants et de leurs élèves. La science ainsi dépeinte n’est pas un projet abstrait et désintéressé de construction de connaissance. Au service de la société, elle n’est qu’un auxiliaire de la médecine, une sorte de discipline utilitaire et très appliquée. Et elle tire plus de gloire du fait que, inscrite dans le contexte de la revanche contre la nation ennemie qui l’avait auparavant deux fois vaincue, elle apparaisse comme pionnière de la résistance et de la lutte.

4. Trois supports et trois modalités de popularisation

Chacune de ces images de Pasteur est en soi un dispositif de popularisation. En effet, le portrait de savant, quand bien même serait-il une commande officielle et une peinture de caractère académique, constitue, avec le recul historique, un témoignage de grande valeur dans lequel tout fait sens. Si ici le temps apparaît comme suspendu dans l’emphase d’un portrait que l’on sent posé, il n’en demeure pas moins une certaine tension : celle d’un savant cherchant à explorer l’inconnu. Ou à vérifier une hypothèse trop hardie.

La grande attention proche de la ferveur, l’acuité du regard porté sur le fragment de moelle isolé dans le bocal transparent ancrent l’idée de la démarche expérimentale, résolument inductive et en tout point conforme à l’exemple de Claude Bernard (Dagognet, 1984). Les objets eux-mêmes en témoignent : la connaissance repose sur deux piliers. D’un côté, l’accumulation de connaissances, ce que visualise l’épais volume sur lequel l’autre bras de Pasteur prend appui. Et de l’autre, le microscope rutilant, tout proche, qui avec le flacon déjà cité renvoie à l’observation. La lumière de la découverte irrigue toute la scène et aimante le regard vers la partie haute du tableau, au milieu de laquelle le front de Pasteur, baigné de lumière, figure l’intelligence de l’invention.

Au contraire, la photogravure de reportage publié comme un document d’actualité est un saisissant récit en images. Comme si le reporter s’était trouvé là à l’instant même où était accompli le geste audacieux ordonné par un Pasteur étrangement calme, presque rêveur, ou très concentré et déjà sûr du succès de l’entreprise. La scène semble, avec sa valeur évidemment déictique, on l’a montré, prendre à témoin le lecteur. Comme si on voulait que tous les bourgeois lecteurs français de la revue puissent un jour pouvoir attester que Pasteur a bien accompli ce qu’il a décidé de faire.

L’image le montre, certes en retrait, comme au second plan (il ne peut légalement pratiquer lui-même l’injection), mais sa masse noire domine toute la composition ; et sa position plus élevée indique qu’il domine l’événement, qu’il en est bien le véritable ordonnateur. Il n’agit pas, mais c’est lui qui pense l’action. La piqûre, qu’administre de manière besogneuse l’élégant Docteur Grancher, n’est que l’écume de quelque chose de bien plus important qui tient dans la tête de celui qui règle les derniers détails d’un long processus de recherche que l’image exhibe et actualise.

Bien différent est, du point de vue iconique, la représentation de la même scène que propose, il est vrai 70 ans plus tard, un manuel d’histoire de l’école primaire. Autre projet de communication et autre dispositif. Il s’agit, bien entendu, de rapporter un événement du passé mais aussi d’en tirer (au sens figuré) des leçons. Tous les protagonistes (et d’autres) sont bien là. La scène n’est plus au présent mais au passé simple : elle est accomplie et une sorte d’aoriste iconique, celui de l’histoire, l’affiche sans ambiguïté. Le même médecin procède à l’injection sur un jeune garçon. Et Pasteur, ici encore en retrait, est l’instigateur de la scène, mais il est moins dominant. Sa taille s’est ajustée à celle d’autres actants qui occupent le même espace et lui disputent la vedette. Pire, des signes symboles forts contribuent à amoindrir la seule dimension narrative qui devient par conséquent anecdotique et comme secondaire. Le geste de Pasteur et de ses seconds est à la fois mis à distance et réinterprété

L’espace de la médecine et du soin domine toute la scène. Sur une même ligne horizontale qui coupe l’image en deux, on trouve, à gauche, l’infirmière, au centre le premier médecin assis et à droite le second derrière la table emplie d’instruments de la médecine (trousse de dissection, pilon de pharmacien). Pasteur est moins savant qu’auxiliaire d’une guérison et, au-delà, de toute la médecine.

Tout aussi important que Pasteur est le personnage que l’on voit de dos. Il est mieux éclairé que le savant. C’est lui qui remplace le lecteur que le regard de Jupille semblait implorer dans l’Illustration. Son pantalon à rayures grises et les reflets de ses chaussures vernies le font comme scintiller. Il brille alors que Pasteur, par comparaison, est étrangement terne, comme éteint. Il regarde Joseph qui n’est plus qu’un enfant effrayé, complètement dépassé par l’évènement. Il est très probable que ce personnage qui, pensivement, observe la scène, est tout à la fois le témoin (d’un moment important) et le juge (de sa portée).

Représentant de l’Académie ou historien (?), il est tout à la fois le narrateur et l’évaluateur de la scène dépeinte. D’un côté, il atteste de la réalité de l’événement ; de l’autre, il prépare la publicité de la connaissance, préalable de sa transmission et en évalue déjà la portée et les conséquences pour la Nation.

Mais, par ailleurs, toute l’image est scandée par les grandes ailes de papillon de la coiffe alsacienne de la mère de Joseph. Cette évocation ostentatoire de l’unité nationale (provisoirement) perdue fait de la science une sorte d’outil de revanche. Comme si le génie de l’intelligence pouvait seul venir à bout de la force armée et de la barbarie prussienne puis nazie dont les blessures, à peine 10 ans plus tard, sont encore ouvertes.

5. La popularisation entre archi- et inter-iconicité

Il peut paraître assez extravagant d’examiner avec les mêmes outils sémiotiques des documents iconiques aussi différents et de considérer qu’ils puissent contribuer à un même procès de popularisation de la science. Il est en effet peu banal d’examiner un tableau de peinture en tant que support de popularisation. Dans le cas de Pasteur, compte tenu de la célébrité qui a été la sienne de son vivant, la chose ne se discute pourtant pas. Le portrait d’Edelfelt, couvert de récompenses dès sa première présentation au Salon annuel, fixe dans les mémoires à tout jamais, non seulement l’image du savant, mais aussi celle de son laboratoire (comme un décor qui le contextualise) et de sa posture empirique (à la fois lettrée et scientifique).

L’image de magazine ne joue pas un rôle moins important. En dévoilant publiquement ce qui se passe dans un laboratoire et en montrant une certaine façon de faire de la science et de figurabiliser une découverte, la gravure de magazine l’actualise et l’exhibe en une sorte d’événement condensé en un seul geste. C’est évidemment réducteur… mais particulièrement efficace. Le geste du médecin (la piqûre) que commande Pasteur, qui sera à tout jamais au second plan, est ainsi immortalisé. Tous les manuels d’histoire (ou de biologie) qui voudront illustrer la Vie-de-Pasteur ou son Apport-à-la-science s’inspireront peu ou prou de ces images.

Plus aucune scène imagée de l’invention du vaccin de la rage ne pourra dorénavant échapper à ces deux sources. Ainsi, l’image n’est en aucun cas un ornement destiné à enjoliver le récit d’un exploit scientifique mais le noyau dur de la diffusion et l’outil essentiel de sa popularisation. Chaque catégorie d’image archive et figurabilise des motifs iconiques et dans le même mouvement les fige. Ils deviennent ainsi éminemment susceptibles de circuler dans l’inter-iconicité.

Tout illustrateur dispose dorénavant d’une trame narrative unique : le chercheur, attendri devant la détresse de l’enfant mordu et menacé de mort, décide d’expérimenter une préparation vaccinale nouvelle. Il demande à un médecin de procéder à la première injection. Et pour réaliser sa planche, il dispose de motifs iconiques invariants (la silhouette de Pasteur, le grand savant, avec son visage couvert de barbe blanche ; le médecin qu’il surveille ; le jeune garçon venu de la campagne ; le laboratoire de la rue d’Ulm ; les instruments scientifiques ; le bocal renfermant un fragment de moelle…). Il ne lui reste qu’à actualiser de façon crédible une série de motifs standardisés en fonction du contexte de communication et du public visé.

En somme, ne faudrait-il pas considérer le portrait peint par Edelfelt et la photogravure du berger Jupille (de l’Illustration) comme les fondements d’une archi-iconicité de Louis-Pasteur-en-train-d’« inventer »-le-vaccin-contre-la rage ?