Diagramme physiognomonique. L’efficacité symbolique des dispositifs graphiques

Patrizia Magli 

https://doi.org/10.25965/visible.308

Texte intégral

Les diagrammes sont des instruments graphiques chargés de traduire visuellement des systèmes de relations sous-jacentes au plan de la manifestation. Leur efficacité ne se mesure pas seulement à leur plus ou moins grande adaptation à la réalité qu’ils sont supposés représenter, mais plutôt, paradoxalement, aux modalités de leur intervention sur celle-ci, qu’ils modifient, déforment, transforment ou même, comme cela peut arriver dans certaines sciences, qu’ils créent. Leur efficacité tend donc à dépasser la simple fonction descriptive. Ils sont même, quelquefois, comparables à de vraies machines à penser. Il arrive, en effet, qu’un diagramme soit utilisé dans une science comme instrument analytique cognitif et se transforme ensuite en un dispositif doté d’une logique propre. Ceci a pour conséquence qu’il finit par acquérir une qualité spéculative propre, au lieu de se limiter à augmenter la lisibilité des phénomènes représentés.

C’est ce qui se passe dans les traités physiognomoniques où la métaphore et le dessin sont deux opérateurs descriptifs qui ne se limitent pas à la fonction illustrative mais tendent, au contraire, à se convertir en systèmes parfaitement définis, dotés de lois propres, d’une logique constructive immanente particulière et, tels de vrais opérateurs de modélisation, produisent eux-mêmes du sens.

On en trouve un exemple dans la métaphore animale, pour laquelle certaines formes du corps correspondent à une prétendue similitude des âmes. Dès la Grèce antique, en effet, les animaux ont été utilisés comme métaphore interprétative donnant, par le biais de certains supports graphiques, des résultats inattendus. Comme le dessin, la métaphore appartient, en tant que dispositif cognitif d’ordre figuratif, à la dimension diagrammatique. C’est un système de contraintes qui suit sa logique propre, interne au mécanisme métaphorique. Souvent, la métaphore engage avec le dessin une sorte de contrat épistémologique fondé sur une transformation réciproque ou, mieux encore, sur une diagrammatisation réciproque, comme dans le cas du parallélisme entre l’homme et l’animal. De plus, si la métaphore agit par déplacement, par transfert de sens, le dessin, de façon analogue, se constitue comme une sorte de réécriture qui se sert souvent de certains supports « étrangers », comme les mathématiques, pour représenter le corps humain.

Note de bas de page 1 :

 Le Timée de Platon contenait déjà, implicitement, une physiognomonie des proportions, mentionnée ensuite, plusieurs fois, en tant que principe éthique et esthétique dans l’idéal de la medietas. Avec les Grecs, elle passe d’instrument artistique à outil anthropométrique. Le Canon de Polyclète, en tant que traité, a pour but de définir les proportions « objectives » du corps humain ; l’auteur tente de saisir la beauté et l’imagine sous forme de proportions exprimables en fractions algébriques. Vitruve rappelle que proportion, en grec, se dit analogie. Sur cette base et selon les proportions de l’homo bene figuratus, le corps humain devient modèle de référence pour la composition architecturale.

En effet, durant la Renaissance, des systèmes sophistiqués d’ordre diagrammatique apparaissent dans le but de dessiner le visage avant même son observation directe. Par exemple, la théorie des proportions dont Giovan Battista Della Porta fait mention dans ses exercices mathématiques de quadrature du cercle renvoie immédiatement à l’œuvre géométrique de Albrecht Dürer. La théorie des proportions est, en effet, le premier système diagrammatique qui établit un rapport mathématique entre les divers membres du corps1. C’est un artifice quantitatif, fondé sur un système bien réglé de mesures, qui déploie une sorte de réseau sur la surface du corps. C’est un modèle cartographique en mesure de tracer la carte du corps, mais aussi de se constituer comme principe d’ordre et paramètre d’évaluation.

Note de bas de page 2 :

 Albrecht Dürer recueille, dans le premier livre de Unterweisung der Messung (Instructions pour mesurer) et particulièrement dans Vier Bücher menschlicher Proportion (Quatre livres sur la proportion du corps humain) de 1528, toutes les études sur les proportions du corps. Il y fixe le modèle de référence et les canons idéaux pour l’homme comme pour la femme.

Note de bas de page 3 :

 Dürer, Della simmetria dei corpi umani (trad. it. de l’édition latine des Quatre livres sur la proportion), Venise, 1591, III, p. 70.

Note de bas de page 4 :

 Ibid., p. 78.

Note de bas de page 5 :

 Ibid., p. 84.

Note de bas de page 6 :

 C’est, selon un critère d’évaluation - qui ne relève pas d’un sens strictement mathématique que nous pourrions appeler « physiognomonique » – que Vincenzo Danti, un autre théoricien des proportions, introduit dans son Trattato delle perfette proporzioni (Traité des proportions parfaites) de 1567 la distinction entre ce qu’il nomme proportions « quantitatives » et proportions « qualitatives ». Celui-ci mentionne que la première est modulaire, comme Vitruve l’avait conçue au début du Livre III de De architectura. Sous le terme de proportion qualitative, il indique la correspondance entre l’aspect extérieur d’un être et son « âme » ou « qualité spirituelle ». Les proportions dites « qualitatives » ne dépendent pas forcément de la tentative d’organiser un système de proportions imitées du réel, mais elles relèvent du processus qui produit le réel au moyen d’une logique intrinsèque au système des proportions. De même, pour Lomazzo, la théorie des proportions permet aux arts de recréer la nature plutôt que de l’imiter. C’est à partir d’un module mathématique qu’il faut instituer le vaste système des correspondances symboliques qui relie tout : couleurs, éléments, passions. Cf. Gian Paolo Lomazzo, Trattato dell'arte della pittura, scoltura et architettura, Milan, 1584, dans Scritti d'Arte del Cinquecento, textes réunis par Paola Barocchi, Tome II, Napoli, Ricciardi, 1972 ; Idea del tempio della Pittura, Milano, 1590, in Id., Scritti sulle arti, éd. par R. P. Ciardi, Florence, Centro Di, 1974.

Pour Dürer2, les mesures du corps servent à tracer des figures géométriques, planes d’abord, puis cubiques, où sont encadrées les parties du corps, telle l’inscription de la tête dans un quadrilatère et, à l’intérieur de celui-ci, dans un cercle. Ainsi, la tête est inscrite dans un réseau de coordonnées – composé d’un faisceau de lignes horizontales disposées à intervalles « réguliers » et autant de lignes verticales – afin de la « cartographier » parfaitement de profil comme de face. Dans le troisième livre « De la variété des figures », Dürer entreprend de modifier les paramètres numériques et montre comment « on peut varier les figures en fonction des proportions »3. La variation résulte des écarts de quantité : elle consiste à ajouter et retrancher, augmenter et diminuer, en « un plus » et en « un moins ». En d’autres termes, il s’agit de l’insertion d’un principe de graduation numérique, exclusivement quantitatif, qui fait référence à une norme. En modifiant la distance entre les lignes parallèles ou l’écart entre les perpendiculaires, Dürer indique comment varier les figures-types au point de définir l’anomalie4. Il s’agit de la transformation d’une seule et même tête dont les proportions sont soumises à un système régulier de variations géométriques. Par la dilatation ou la contraction des interlignes, le modèle initial donne lieu à une série de visages grotesques comme le « visage droit », « rond », « concave », « bossu », « tordu » ou « étranges de diverses façons »5. La construction d’une règle fait en sorte que tout écart par rapport à la norme ne provoque pas une transformation mais une déformation. Chaque écart quantitatif réalisé par rapport au modèle de référence se fait, à son tour, différence qualitative. La quantité présuppose la qualité sous forme de graduation. Cela intéresse surtout la physiognomonie pour laquelle les graduations quantitatives du /plus/ et du /moins/ se transforment en critères évaluatifs désignant ainsi l’« excès » et l’« insuffisance »6.

Note de bas de page 7 :

 De Léonard de Vinci, voir La physiognomia, 1913, in fol. ; Leonardo. Studi di fisiognomica, sous la direction de Flavio Caroli, Milan, Leonardo Editore, 1991, et les dessins grotesques conservés à la Bibliothèque Ambrosiana de Milan.

Note de bas de page 8 :

 Eugène Müntz, Léonard de Vinci : l'artiste, le penseur, le savant, Hachette, 1899.

Or, le premier à introduire une méthode diagrammatique dans les arts – méthode aux conséquences tout à fait imprévisibles pour la physiognomonique elle-même – est Léonard De Vinci7. Dans les études de têtes qui ont été cataloguées, ensuite, sous différents termes tels que « têtes grotesques », « têtes de caractère », « profils classiques », Eugène Müntz a souligné l’importance de ce recueil pour déterminer la méthode de l’artiste8. Certaines de ces têtes sont dessinées avec précision ; d’autres, au contraire, sont de rapides croquis surgis, comme au hasard, de la main du maître – simples traits, apparemment tracés sur le papier sous une sorte d’automatisme. Le geste semblerait avoir précédé la prise de conscience visuelle. Dans cette production, quasi illimitée, de têtes griffonnées sur des petits cartons ou tracées à la hâte sur des chutes de papiers, la représentation visuelle se greffe sur un diagramme qui se développe à un niveau d’immanence et est anticipation directe de la composition esthétique. Voyons de quelle façon.

Note de bas de page 9 :

 L’ensemble des têtes de Léonard constitue bien un répertoire pris dans son acception sémiotique – dans la mesure où cet ensemble respecte certaines conditions posées par Groupe μ (Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Seuil, 1992, p. 93) qui définit son statut ; celui-ci : i) rend compte d’une série d’objets homogènes quel que soit leur niveau de complexité ; ii) est organisé par des oppositions et des différences : c’est un système ; iii) sert à soumettre les percepts à une épreuve de conformité ; iv) ce qui autorise cette épreuve est la notion de type : le répertoire est un système de types.

Note de bas de page 10 :

 Pour cette raison, Müntz a été le premier qui a avancé l’hypothèse que ces têtes sont des fragments d’une œuvre gigantesque physiognomonique, aujourd’hui perdue. L’idée est stimulante, mais elle se trouve démentie par Leonardo lui-même dans le Traité où il semble prendre ses distances, du moins le déclare-t-il, de la physiognomonie qu’il rapproche, quant à sa crédibilité scientifique, à la chiromancie.

L’ensemble des têtes dessinées par Léonard, se présente comme un système fermé, comme le répertoire d’une typologie faciale9. Prendre en compte la totalité de cette production nous porterait à déterminer certaines tendances autour desquelles s’articule la méthode de Léonard. Les lignes de structures de ces têtes sont dessinées selon des proportions anatomiques plus ou moins constantes d’une figure à l’autre alors que les traits secondaires sont emphatisés. Une monstrueuse excroissance du menton, un renfoncement ou une proéminence du nez sont des variations de la structure anatomique de base qui provoquent non seulement une différence visuelle entre une tête et l’autre, mais produisent aussi un sens différent sur le plan émotionnel et moral10.

Une fois qu’un groupe figuratif commun est déterminé ou encore, lorsque l’unité apparaît dans la multiplicité, Léonard tente alors, par un mouvement inverse, de découvrir, à l’intérieur d’une unique forme, le principe régulateur de la variance. Le problème de la forme et de la variation de la forme, chez Léonard, est exposé à une logique qui est immanente à sa matrice. Il s’agit d’un principe d’une force et d’une rigueur supérieures à toute imagination inventive ou à toute observation directe : les variations ne dépendent pas de notations impromptues faites à partir du réel, mais du développement d’une dialectique interne à la méthode. Les têtes grotesques semblent obéir à une logique interne qui appartient à la genèse même de la forme ; en tant que telles, elles présentent un énorme intérêt du fait de l’influence exercée par Léonard sur Charles Le Brun, Hogarth, Camper, Töpffer. Ainsi, Léonard semble développer une sorte de théorème : comment, à partir d’une forme unique donnée, sont engendrés tous les résultats figuratifs possibles que la forme condense en elle-même comme virtualité.

L’analyse comparative des visages révèle une figure de base identifiable au type de tête que Kenneth Clark définit « casse-noix » : elle présente un front « bombé dans sa partie haute et basse » ou bien « profondément creusée dans la partie médiane », un nez « busqué renflé vers le haut » dont le « bout est arqué vers le bas » et une bouche avec la lèvre inférieure proéminente et le menton bien accentué. Cette tête constitue un type ; c’est un modèle théorique : une fois soumise à un processus de transformation, celle-ci permet de découvrir le principe régulateur des variantes, c’est-à-dire, le mécanisme figuratif de base.

Comme nous l’avons souligné, ce qui intéresse Léonard dans ce processus régulateur de modifications, c’est non seulement de déterminer les éléments communs aux formes, mais surtout d’identifier le mécanisme qui règle la transformation de l’une à l’autre. Derrière chaque visage se profilent d’autres visages. Chacun d’eux, procédant du même visage, trahit l’influence d’un double déterminisme : l’un relie ce visage à toute la série de versions qui l’ont précédé, l’autre agit transversalement, selon des contraintes internes à la forme même. Il suffit de modifier légèrement un ou plus formants du visage pour que toute la structure de chacun des visages se réorganise complètement de façon à adapter ces différences à la nécessité d’ordre et de cohérence interne au nouveau visage. Partant de ce que nous pouvons considérer comme le visage au « degré zéro », nous observerons qu’il est soumis à un mécanisme de transformation. Sur ce même visage, on est en mesure de voir à quel point la bouche peut rentrer et de suivre les courbes que subissent le menton et le nez en l’absence des dents.

La modification effectuée sur ce visage-type contient en soi tous les résultats possibles d’un développement formel, tous les tracés iconiques qui deviennent, ensuite, porteurs de sens dans chacune de ses réalisations. Alors, il advient que ce visage, considéré comme « classique » apparaisse, par transformations successives, comme « héroïque », « grotesque » et même « monstrueux ». Certains déplacements de lignes, certaines courbes plus ou moins accentuées du menton ou du nez en modifient non seulement l’expression mais aussi la portée morale.

Note de bas de page 11 :

 Lévi-Strauss (Mythologiques IV. L’homme nu, Plon, 1971, trad. it., L’uomo nudo. Mitologica 4, Milan, Il Saggiatore, 1983, pp. 607-8) rappelle que lorsque Dürer fixe les règles et les mesures mathématiques dans la représentation du visage et des passions, il a voulu faire comprendre que ces distinctions sont soumises à des lois analogues à celles de la musique.

La modification cohérente d’un seul visage, déterminée par un mécanisme générateur de type diagrammatique, est soumise à des règles de conversion comme de transformation. Il s’agit de conversion dans la mesure où les visages sont traduisibles les uns dans les autres comme l’est une mélodie dans une autre, à condition que cette dernière maintienne des rapports d’homologation avec la première11. En ce qui concerne le processus de transformation de la tête en forme de « casse-noix », on part d’une figure classique, en apparence, dotée d’équilibre. Il en dérive une série de variations produites par un mécanisme d’écarts imperceptibles, comme une sorte de modulations de type inflexionnel, sur une ligne de variation graduée. Il s’agit de différences infimes, parfois ; elles tendent alors à se confondre en une identité presque semblable, comme si elles étaient les répétitions d’un même visage. Du reste, comme le dit René Thom, une figure typologique se prête à toutes les minuscules déformations que l’imagination est en mesure de concevoir et il peut s’instaurer, entre deux distorsions choisies comme limites, une série infinie de stades intermédiaires faisant partie intégrante d’un unique et même groupe transformationnel. Cependant, la transformation s’accomplit à travers des changements discrets dans le sens mathématique de la discontinuité. Tout changement impose une réorganisation de l’ensemble et produit ainsi un nouveau visage.

Note de bas de page 12 :

 Georg Simmel, Rembrandt. Eine Kunst philosophischer versuch, Leipzig, Kurt Wolff, 1916, trad. it. Il volto e il ritratto, Bologne, Il Mulino, 1985, p. 61.

Note de bas de page 13 :

 Ibid., trad. it. p. 79.

À ce point, nous pourrions nous demander sur quel critère est fondé le blocage que Léonard effectue, à un moment donné, sur le processus graduel de la transformation. À quel moment, sur une échelle quasiment illimitée de variations, décide-t-il qu’une modification perceptible a eu lieu ? Cela se produit quand il y a une variation de sens. Dans les transformations où les degrés sont potentiellement illimités, seule la variation du signifié établit une sorte de choix au sein de la continuité. Dans une série de visages presque tous identiques, seul le sens se constitue comme élément réorganisateur d’un nouveau système formel. C’est en cela que les écarts de cette transformation relèvent de la physionomie. Le processus de métamorphose ne s’arrête sur un visage qu’au moment où on peut reconnaître une variation importante de sens. Seulement si un nouveau visage, par rapport au précédent, montre une âme différente. « La présence de l’âme est reconnue, dit Simmel12, comme un moment unifiant du processus visuel ». Mais plutôt que de l’âme, il s’agit de ce que Simmel rapproche de Stimmung en entendant, par ce terme, « intonation, accord » dans son acception musicale13. C’est cette sorte de tonalité spirituelle, de quid unitaire, de principe d’ordre sémantique qui non seulement se construit comme variation de sens d’une figure à l’autre, mais qui comporte aussi, en soi, une unité de sens accompli. La stimmung d’une physionomie que la variation de n’importe quelle ligne rend différente est indissociable l’apparition de son unité formelle. Léonard prend comme point de départ une tête dont les traits se rapprochent le plus de l’idéal classique, doté d’un équilibre. Mais, pour la tête « en casse-noix », même en considérant que celle-ci se rapproche le plus de l’idéal classique, il se produit une sorte de dissymétrie constitutive, une tension figurative, entre ce qui est une règle d’harmonie – qui devrait appartenir aux têtes classiques – et une logique intrinsèque à la structure de la figure-type « en casse-noix » caractérisée par une sorte de conflit entre ses formants. C’est justement à partir de cette étrange forme d’inharmonie que s’amorce le processus de modification cohérente.

Les transformations sont produites par des opérateurs modaux d’intensification ou dés-intensification, internes à chaque formant. Ainsi une ligne courbe peut s’arquer graduellement jusqu'à faire disparaître ou accentuer les angles et changer la superficie et les proportions. Si, par exemple, l’arrête d’un nez anguleux descend trop bas, non seulement son extrémité se creuse mais elle va jusqu’à toucher la lèvre inférieure, une monstruosité repoussante qui ne se présente guère dans la nature mais qui fut une sorte d’obsession pour Léonard.

En partant d’une figure de base, Léonard introduit donc un système de modifications réglées, selon un parcours diagrammatique immanent, et montre comment une question de méthode peut se configurer, par ses résultats, en tant qu’une vraie rhétorique de la représentation visuelle. La figure de base du guerrier subit ainsi une profonde mutation : par la déformation de sa physionomie, la noblesse altière qu’il exhibe s’estompe progressivement suite à l’épaississement du corps qui se fait obésité débonnaire. En perdant la fierté, il acquiert, par compensation, une sagesse pensive ; ou bien, il perd la vue ou les cheveux et la barbe, ou bien encore, il les reconquiert et se transforme en figure biblique ; ou, tout simplement, il vieillit jusqu’à perdre dents et cheveux et arriver à une démence inconsistante. Chaque modification garde une invariante qui, du reste, se constitue en une sorte de support iconique du type. En d’autres termes, c’est ce qui reste d’original dans la copie modifiée et qui la signale comme variation d’un même type. La transformation apporte donc, à la fois, changements, modifications mais elle préserve, aussi. C’est bien toujours le même visage : le voilà, maintenant, endommagé par le temps ou par le vice, ou encore, simplement modifié par une passion violente ou complètement absorbé dans une pensée profonde.

Mais le désir d’anticiper toutes les issues possibles accorde au jeu des combinatoires une primauté absolue sur toutes les possibilités concrètes. Cela amène la combinatoire à proliférer sur soi-même jusqu’à d’invraisemblables conséquences.

Note de bas de page 14 :

 Champfleury, « Anatomie du laid d’après Léonard de Vinci », Gazette des Beaux-Arts, n° 19, 1879.

Certains spécialistes ont vu, dans la production des têtes grotesques de Léonard, d’autres intentions. Les unes relèvent de la psychologie, comme l’obsession du maître pour sa propre physionomie et son souhait d’en connaître à l’avance les diverses figures possibles que modèlent le temps ou le vice. Champfleury voit au contraire en Léonard « un physiognomoniste de la race de ceux qui ont cherché les transitions imperceptibles, menant d’Apollon à la grenouille »14. Sur cette lignée, d’autres sont allés jusqu’à voir en Léonard un précurseur de Darwin : par ses déformations les plus monstrueuses, il aurait déterminé les étapes intermédiaires entre la bête et l’homme. Selon moi, au contraire, c’est la logique générative des formes qui, une fois amorcée et poursuivie jusqu’à des conséquences extrêmes, conduit Léonard à voir de façon anticipée la vieillesse et la démence ou la production de la monstruosité et de l’anomalie. Les visages déformés sont tout simplement le résultat d’un développement diagrammatique, le développement régulier d’une transformation cohérente, poursuivie jusqu’à l’extrême.

Note de bas de page 15 :

 Voir Peter Camper, « Deux discours sur la manière dont les différentes passions se peignent sur le visage », in Oeuvres qui ont pour objet l’histoire naturelle, la physiologie et l’anatomie comparée, Paris, 1803 ; Dissertation sur les variétés naturelles qui caractérisent la physionomie des hommes des divers climats et des différents âges, suivi de réflexions sur la beauté, particulièrement sur celle de la tête, avec une manière nouvelle de dessiner toutes sortes de têtes avec la plus grande exactitude, Paris, 1791.

Si nous voulons vraiment parler d’intention évolutionniste, c’est chez les artistes du 18e siècle comme Peter Camper15 qu’elle est le plus manifeste, lorsque l’emploi réglé du dispositif graphique a donné vie à la rêverie sur les origines de l’homme.

Note de bas de page 16 :

 Peter Camper, Dissertation physique sur les différences réelles que présentent les traits du visage chez les hommes de différents pays et de différents âges, Utrecht, 1791.

Le 18e siècle est l’époque durant laquelle la crânologie, avec le support du dessin et de la géométrie, devient une science. L’étude morphologique du visage et sa connaissance anatomique contribuent à l’apothéose de la physiognomonie, mais en marquent aussi la fin. Le dessin, simple instrument d’illustration, devient alors un dispositif non seulement de modélisation du monde, mais aussi de spéculation théorique. Ainsi chez Camper16 qui, recourant à un artifice graphique, illustre la vieille idée que les hommes sont en contiguïté directe avec les animaux, que les animaux le sont avec les plantes et les plantes avec les fossiles. Chaque passage de cette séquence est rendu visible par un diagramme qui illustre les relations géométriques du crâne aussi bien des hommes que des animaux.

Note de bas de page 17 :

 Charles Le Brun, Conférence sur l’expression générale et particulière des passions, sous la direction de Picart, Paris, 1698.

La technique de recherche ostéologique conduite dans sa Dissertation se base sur l’utilisation de « l’angle facial », facilement mesurable. Comme nous l’avons vu, Dürer avait recouru à l’emploi de transformations géométriques obliques sur lesquelles il avait vérifié les transformations de la forme, de l’identité et de l’expression du visage. Sur cette même voie, Charles Le Brun17 avait tenté de créer, dans ses schémas géométriques ressemblant à des partitions musicales, une première évaluation mathématique des passions et des traits physionomiques stables, en relation, notamment, avec le caractère des animaux. Dans ses notes physiognomoniques, il avait soutenu que la nature animale devait être mesurée, en considérant le museau de profil comme de face, à travers un système de coordonnées, d’angles et de droites capables de dénoter, sur la base de simples écarts de variations géométriques, ses caractéristiques internes. Par la position de l’angle, situé plutôt vers le haut ou vers le bas, on pouvait établir, selon Le Brun, si l’animal était féroce ou non, intelligent ou stupide.

Note de bas de page 18 :

 A. O. Lovejoy, The Great Chain of Being. A Study of History of an Idea, Cambridge, Harvard College Press, 1936.

Note de bas de page 19 :

 La Grande Chaîne de l’Être fut interprétée, dès son origine, de deux façons différentes, l’une plus encline à considérer des divisions nettes, l’autre au contraire à considérer le vivant comme continuité ininterrompue.

Comme ce dernier, Camper considère le visage de profil et trace l’angle produit par la rencontre d’une ligne pointillée, qui va de l’oreille jusqu’à la base du nez, et d’une autre ligne qui part du front jusqu’à la partie la plus externe du menton. Il élabore ainsi une échelle graduée selon laquelle l’angle facial passe de 42° pour le singe à 58° pour l’orang-outan, à 70° pour un jeune noir et un Kalmouk, à 80-90° pour un Européen, à 90° dans la glyptique romaine et jusqu’à 100° pour l’Apollon Pythien, expression la plus haute de la noblesse d’âme. Si l’angle est supérieur, alors l’effet s’inverse et nous avons le sot. La ligne évolutive de Camper eut un grand retentissement. Du reste, Lovejoy18 précise qu’il n’y a pas eu de période plus importante que le 18e siècle, durant lequel on parlait de la « Grande Chaîne de l’Être » au point de le faire devenir un mot « magique » doté d’un rôle analogue à celui d’évolution à la fin du 19e siècle19.

En recourant au diagramme graphique, Camper développe, une étape après l’autre et à l’aide de coordonnées géométriques, l’idée d’évolution du singe à l’homme. Dès lors, tous les dessins ont, par le biais d’un modèle conventionnel, le pouvoir d’établir des relations, et non seulement réelles, entre les objets, les parties et les êtres. À partir d’elle-même et en suivant sa propre démarche, la représentation visuelle a le pouvoir de créer des rapprochements que la pensée n’a pas encore su formuler clairement. L’artifice graphique détermine ces rapprochements comme il permet la succession de parcours possibles entre les points d’une surface – de sorte que, mis sous les yeux, il fixe ces proximités et ces successions comme étant nécessaires. Lorsque le dessin montre passages et liens, il les rend convaincants, voire naturels.

Ainsi, l’illustration faite par Camper sur la variation de l’angle facial, transposée du monde animal à l’homme, semble se constituer comme le schéma figuratif d’une hypothèse qui, d’une certaine façon, circulait déjà à son époque. Mais il en dit plus : en vertu de l’artifice graphique adopté pour illustrer ce continuum gradué, la continuité marquée par l’analogie entre la tête de l’homme noir et celle du singe anthropomorphe semble montrer de façon claire et nécessaire, sans jamais avoir été démontré, l’obscur et hypothétique passage entre l’homme et l’animal. C’est un passage qui traverse la différenciation des races – considérées une à une, comme autant de degrés sur l’échelle de la nature – et porte à la perfection qu’incarne l’homme européen, la position de l’homme noir figurant comme anneau manquant de la chaîne, comme l’inquiétant produit hybride entre l’homme et l’animal.

Note de bas de page 20 :

 Ch. S. Peirce, « Prolegomena to an Apology for Pragmaticism », The Monist, vol. 16, n° 4, 1906, trad. it. Id., Semiotica, éd. par M. Bonfantini, L. Grassi, R. Grazia, Turin, Einaudi, 1980, p. 267.

Note de bas de page 21 :

 Cf. Ibid., trad. it. pp. 219 et sv.

Les schémas graphiques de Camper sont bien plus convaincants que n’importe quelle autre forme d’argumentation discursive. Du reste, comme le dit Charles Sander Peirce dans son étude sur les Graphiques Existentiels, c’est en vertu de leur dimension iconique qu’ils facilitent la résolution des problèmes cognitifs, non pas à cause d’une quelconque propriété mystérieuse, mais parce que tout simplement ils sont des figures visuelles, concrètes, dans lesquelles, justement, nous devons constater s’ils admettent ou non certains rapports descriptibles entre leurs parties20. Le pouvoir modélisant du dessin consiste à rendre visible une certaine configuration de relations cognitives. Plus que tout autre artifice expressif, il est capable d’exhiber une nécessité, un devoir-être21.

Note de bas de page 22 :

 Ibid. trad. it. p. 205.

La construction d’un diagramme permet de fournir visuellement et clairement la connexion des arguments entre eux à chacun des stades du processus de démonstration. De plus, même des relations inédites, établies entre des objets différents, peuvent être exposées à la vue, telle celle montrée par la ligne qui lie la tête d’un orang-outan à celle d’un homme noir. Ainsi, la ligne de l’animalité de Camper, grâce à l’artifice graphique qui la soumet au regard, devient une ligne d’identité. Une ligne épaisse, dit Peirce, sera considérée comme un continuum de points contigus. Etant donné que les points contigus dénotent un seul individu, une telle ligne, dépourvue de points de ramification, représentera l’identité des individus que dénotent les extrémités de cette ligne ; le type de ligne sans ramifications, sera le Graphique de l’Identité dont chaque occurrence (liée, bien sûr, à une seule zone) sera appelée Ligne d’Identité22.

Le diagramme physiognomonique nous permet donc de faire quelques extrapolations sur les diagrammes, en général. Ces dispositifs graphiques permettent, comme nous l’avons vu, non seulement de visualiser, non seulement de suggérer de nouvelles connexions, mais ils montrent surtout que le diagramme n’acquiert de valeur qu’en fonction de la relation entre les objets, mais pas en rapport aux objets eux-mêmes. Le diagramme rend la relation plus importante que l’être. D’où certaines conséquences d’ordre épistémologique. Par exemple, l’artifice graphique qu’utilise Camper ouvre le champ à des réflexions sur le pouvoir heuristique du dessin, non seulement dans la physiognomonie, mais aussi dans les autres sciences. À travers son utilisation, on assiste, en effet, à une sorte de glissement qui va d’une perspective catégorielle organisée selon des unités discrètes et discontinues à un continuum gradué. Et, c’est ainsi qu’une passion glisse dans une autre, que la frontière entre les traits caractéristiques permanents et les émotions momentanées deviennent de plus en plus problématiques et que la séparation entre l’homme et l’animal est mise en cause. De la sorte, les anciennes représentations physiognomoniques, en tant que systèmes consolidés d’identités et de différences et leur ordonnancement comme cadres fixes se trouvent minés. L’usage de l’artifice graphique et des mathématiques introduit à la continuité entre les espèces qui s’organisent selon un ordre de variations numériques. C’est le diagramme qui dicte la règle sur le phénomène observé et non le contraire.

Note de bas de page 23 :

 À partir de séquences figuratives soumises à des transformations géométriques, D’Arcy a démontré qu’il était possible de passer d’une forme vivante à une autre, en faisant varier les paramètres d’un espace de coordonnées par le biais d’une série de transitions continues. Grâce à une fonction algébrique, il était possible aussi de déduire les contours sensibles qui permettent de distinguer, en fonction de la forme, deux ou plusieurs types de feuilles, de fleurs, de coquillages ou même des animaux entiers, à condition que les êtres rapprochés appartiennent à la même classe botanique ou zoologique.

C’est le même principe qui sous-tend les spéculations de Dürer dans ses livres sur les proportions des corps humains, et celles de Goethe dans Metamorphose der pflanzen, reprises et généralisées, en 1917, par Wentworth d’Arcy Thompson dans son On growth and form23. Dans un espace partagé entre zoologie et morphologie, d’Arcy Thompson ainsi que les premiers embryologistes – occupés à identifier des similitudes entre les formes biologiques et cherchant à les organiser dans un système de transformations géométriques – poseront les bases des présupposés épistémologiques de la morphogenèse. Il est intéressant de voir comment, justement, sur ces principes de morphogenèse (même s’ils ont été ouvertement critiqués, à tout moment, par Claude Bernard, Darwin et Haechel), les théories évolutionnistes semblent se fonder. Selon cette perspective, l’évolution génétique n’apparaîtrait que celle d’une forme graphique, de même que cette nouvelle science ne semblerait rien d’autre que la constitution, autour du diagramme, d’une configuration conceptuelle nouvelle.