De l’île de Cythère à Chaumont-sur-Loire – L. B. Alberti (1404-1472) et R. Smithson (1936-1973) : « jardiner » la nature

Herman Parret 

https://doi.org/10.25965/visible.297

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

A la façon de Claude Zilberberg, « Le jardin comme forme de vie », Revista de Teoria de la Literatura y Literatura Comparada, 1996-97, 7-8, p. 435-446. L’analyse néo-hjelmslevienne de Zilberberg a surtout comme sujet un texte sur le jardin, La nouvelle Héloïse de J.-J. Rousseau, ce qui change totalement la perspective méthodique.

L’exercice frivole que je vous offre devrait être sémiotisé après coup1, et je ne ferai qu’illustrer deux paradigmes irréconciliables en ce qui concerne la question esthétique par excellence quand il s’agit des jardins : n’importe quelle conception du jardin présuppose une idée de nature et une optique sur les conséquences de la domestication de la nature par le faire culturel qu’est le jardinage. « Jardiner » la nature, c’est culturaliser la nature, c’est surtout « ordonner » et « arranger » le chaos naturel. Mes réflexions s’organisent, en effet, selon l’axe de l’ordre et du désordre, du cosmique et du chaotique. A ce propos je voudrais présenter un contraste brutal en certainement inattendu. J’essaierai de faire revivre, d’une part le jardin de Polyphile, le jardin utopique qui incarne le rêve de l’homme de la Renaissance du Quattrocento, et d’autre part, en pleine postmodernité, le « jardinage » selon le land-artist le plus théoriquement conscient, Robert Smithson. Cinq siècles séparent les deux paradigmes, mais leur choc devrait nous faire comprendre ce qu’il en est de l’essence du jardin, et quelles sont les croyances et utopies tissées autour du jardin dans son fonctionnement de domestication de la nature chaotique.

Le jardin de Polyphile et Alberti

Note de bas de page 2 :

La description du jardin de l’île de Cythère se trouve aux Chapitres XXI, XXII et XXIII du Livre I. Le jardin a été magnifiquement reconstruit par ordinateur, dans le très beau livre de Silvia Fogliati et Davide Dutto, Il Giardino di Polifilo, Milano, Franco Maria Ricci, 2002 – www.francomariaricci.it; ricci@fmrmagazine.it.

Hypnerotomachia Poliphili, publié à Venise en 1499, est en même temps un roman d’amour néoplatonicien décrivant un itinéraire initiatique et cathartique de l’amant vers sa maîtresse, et un traité d’architecture et de l’art des jardins. La description du « jardin des délices », l’île de Cythère, est d’une minutie formidable et la complétude du modèle renaissanciste du jardin, celui que Leon Battista Alberti avait proposé dans De re aedificatoria, publié en 1485, treize ans après sa mort, est hallucinante2. C’est dans la première partie du livre que l’auteur démontre sa passion pour l’architecture des jardins. Polyphile, dans un songe, entre dans une forêt obscure et se perd. Dans sa vision, il vit intensément et avec tous ses cinq sens son périple qui le mène à l’île de Cythère. L’île est circulaire et subdivisée en plusieurs sections, avec au milieu un amphithéâtre qui repose sur trente-deux colonnes. Au centre de l’amphithéâtre est située un petit temple rond avec une statue d’une Vénus agenouillée où va se célébrer le « mariage mystique » de Polyphile et Polia, la maîtresse. Vélus, d’ailleurs, est par excellence la divinité protectrice des jardins renaissancistes.

Seulement quelques mots sur la composition formelle et architecturale de « l’île-jardin » de Cythère, l’ultime étape de l’itinéraire spirituel de Polyphile, là ou l’union des deux amants sera consommée. Polyphile lui-même est émerveillée par ce paradis terrestre immense, divisé en vingt sections et en trois cercles concentriques. La couronne circulaire extérieur contient des arbres de différentes espèces où on découvre même des animaux, la couronne médiane possède des plantations d’arbres fruitiers, la couronne intérieure des fleurs et des herbes. On peut entrer dans la clôture du jardin par une Voie Triomphale (au nord). Polyphile décrit le moindre détail du plan géométrique et architectonique du Jardin de Vénus. On découvre une fascination pour l’Egypte ancienne et les hiéroglyphes dans le texte onirique : tout un univers de symboles fantastiques se présente dans les gravures et est discuté dans les descriptions de Polyphile. Des éléments d’architecture – vases, fontaines, colonnes, autels – sont même techniquement analysés, comme s’il s’agirait d’un traité scientifique : l’attention est constamment mobilisée pour les mesures et les dimensions des objets. On assiste, dans ce jardin et surtout dans l’amphithéâtre de Vénus, à la fusion de l’architecture et de la végétation. L’architecture, en fait, est « pittoresque » par les effets très intenses d’un coloris saturé.

Note de bas de page 3 :

Liane Lefaivre, L. B. Alberti’s Hypnerotomachia Poliphili, Cambridge, Mass., 1997, par exemple p. 36-37 et p. 130-131.

Note de bas de page 4 :

Dans son Introduction de Il Giardino di Polifilio, op. cit.

Il semble bien que le jardin-paradis fonctionne comme un lieu symbolisant le désir utopique d’un monde où règne l’harmonie parfaite. Et ce désir est lié à un sentiment de nostalgie pour une vie originaire où l’être humain vivait en toute harmonie avec la nature. Les Champs-Elysées, l’Eden représente le modèle d’une existence idéalisée et heureuse, loin du temps et de l’espace réels. C’est bien ainsi qu’il faut comprendre l’axiologie du « jardin de Polyphile », et ainsi la philosophie des jardins d’Alberti semble implémentée par le jardin de l’île de Cythère. Ce jardin-paradis est si proche de l’idéal albertien, que certains historiens ont pu dire que Leon Battista Alberti n’est plus ni moins l’auteur de l’Hypnerotomachia. Liane Lefaivre, dans un live publié en 1997 par le très sérieux M.I.T. Press, l’affirme avec un grand nombre d’arguments philologiques et historiques. On mentionne généralement Franco Colonna, un dominicain à la Chiesa di SS. Giovanni e Paolo à Venise comme l’auteur de ce célèbre texte sans qu’il n’y ait d’ailleurs aucune certitude3. D’autres historiens, comme Silvia Fogliati4, évoquent même le nom de Giovanni Pico della Mirandola comme auteur possible. Un doute concerne également l’auteur des cent septante deux gravures magnifiques du livre : Bellini, Botticelli, ou Mantegna, on n’en sait rien. Cette discussion ne nous concerne évidemment pas en ce lieu. Il suffit de constater que la description de l’île de Cythère est radicalement albertienne et que son jardin-paradis incarne optimalement l’enseignement déposé dans De re aedificatoria. Certaines descriptions de Polyphile sortent quasi littéralement de ce texte (surtout du Livre IX de De re aedificatoria).

Note de bas de page 5 :

Voir une excellente introduction récente à Alberti : Michel Paoli, Leon Battista Alberti (1404-1472), préface de Françoise Choay, Editions de l’Imprimerie, 2004.

Note de bas de page 6 :

Edouard Pommier, « Notes sur le jardin dans la littérature artistique de la Renaissance italienne », dans Jackie Pigeaud et Jean-Paul Barbe, Histoires des jardins, Paris, P.U.F., 2001.

Note de bas de page 7 :

Cité par E. Pommier, art. cit., p. 129.

Tournons-nous dès à présent vers la philosophie du jardin chez Alberti5. Presque cent ans après sa mort, Giorgio Vasari évoque le grand théoricien du Quattrocento (dans une lettre de 1553) en rappelant que, pour Alberti, l’homme et son jardin dialoguent dans une relation affective et vitale6. Le rapport au jardin est une recherche d’une certaine forme de bonheur, une recherche aussi de la santé du corps et de la détente de l’esprit. Ceux qui ont visité la maison de Vasari à Arezzo, dans le quartier San Vito, et se sont promenés dans son jardin, savent que pour Vasari cette quête était essentielle. A part l’« orto » ou champ clos dans laquelle on pratique la culture des plantes pour l’alimentation, il y a également un « orto delizioso », un jardin des délices, ou « giardino » où la quête existentielle de bonheur se déploie. Le jardin albertien, en effet, est un jardin clos, familial, et ce n’est que progressivement que le jardin s’ouvre à un cercle plus large que celui de la famille : à Florence et à Rome au Cinquecento, jardins de cardinaux romains par exemple qui s’ouvrent au public en devenant un lieu ou s’organise la confrontation de la Nature et de l’Antiquité. Rien de cette mondanité dans le jardin albertien. Les instructions concernant le jardin chez Alberti sont surtout présentes dans ses considérations sur la villa, disons : la maison de campagne. La villa, dit Alberti, est « source de connaissance, de grâce, de confiance et de vérité » (conoscente, graziosa, fidata, veridica)7. L’ambition maîtresse d’Alberti est en effet de mettre en harmonie l’homme et ses activités avec le cosmos et ses lois comme les parties avec le tout. De re aedificatoria, le grand traité d’architecture, est explicite à ce propos, et le terme spécifique qui exprime ce programme, est hilaritas : la vocation du jardin est d’être le lieu où se révèle la joie qu’apporte le spectacle d’une nature, ordonnée selon les lois mathématiques qui gouvernent l’ordre du cosmos, de la cité et de la maison, qui se reflètent les unes dans les autres. Reste que, pour Alberti, le jardin est le domaine de la famille, c’est un lieu essentiellement privé, un refuge renfermé sur lui-même. En fait, le jardin de l’île de Cythère, dans son immensité et dans son élévation paradisiaque, n’est que la version utopique du modèle albertien.

Note de bas de page 8 :

L. B. Alberti, De re aedificatoria (en traduction française par Pierre Caye et Françoise Choay, L’art d’édifier, Paris, Editions du Seuil, 2004), Livre V, 17.

Note de bas de page 9 :

Op. cit., Livre IX, 2.

Note de bas de page 10 :

Voir Paul-Henri Michel, La pensée de L. B. Alberti, Paris, Les Belles Lettres, 1930, p. 342-344.

Alberti est très impressionné par la beauté de la nature. Son admiration pour la beauté du monde n’a pas de limites. D’abord, pour la beauté des paysages, le charme des forêts, les chemins à travers les champs. Il vante la délicatesse des lointains montagneux « quand les montagnes sont situées au nord »8, mais également la villa « élevée sur une éminence, entourée de beaux prés verdoyants, de terres labourables, de bois, de ruisselets et de fontaines claires comme l’argent »9. Non moins pour la beauté d’un vaste horizon, beauté des animaux, spécialement du cheval, dans son traité De equo animante10. Et beauté du corps humain, changeant au cours de l’âge mais constamment beau. Je cite un long texte lyrique sur les délices du jardin :

Note de bas de page 11 :

Op. cit., Livre IX, p. 4.

En outre, les délices d’un jardin, avec ses plantations et ses portiques, te permettront de jouir du soleil comme de l’ombre. On disposera aussi d’une aire pour se divertir. De petites cascades créeront la surprise en maints endroits. La verdure de plantes pérennes marquera le bord des allées. Tu feras pousser une haie de buis dans une partie abritée de ton jardin ; en effet, le buis souffre et dépérit au grand air, sous le vent, et surtout lorsqu’il est exposé à l’humidité de la mer. Certains plantent le myrte au soleil, prétendant qu’il se plaît dans des conditions estivales. Mais Théophraste affirme que le myrte, le laurier et le lierre profitent de l’ombre, et, pour cette raison, il juge nécessaire de les planter à intervalles rapprochés afin qu’ils se fassent mutuellement de l’ombre contre l’ardeur du soleil. Des cyprès couverts de lierre ne manqueront pas non plus. De plus, on formera des cercles, des demi-cercles et toutes les figures qui conviennent aux aires des édifices, en ployant en en entrelaçant des branches de lauriers, de citronniers ou de genévriers. Phitéon d’Agrigente avait dans sa demeure privée trois cents jarres de pierre dont chacune pouvait contenir cent amphores. De telles jarres, disposées devant les fontaines, sont l’ornement du jardin. Les Anciens faisaient monter de la vigne le long des colonnes de marbre afin de couvrir les allées du jardin. L’épaisseur des colonnes avait le dixième de leur hauteur, comme dans le genre corinthien. Des rangées d’arbres seront disposées « en quinconce », c’est-à-dire en ligne, à intervalles réguliers, avec des angles qui se correspondent. Des plantes rares, et précieuses pour les médecins, verdiront le jardin11.

Note de bas de page 12 :

Cette histoire est racontée par André Chastel, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, 1982, p. 85.

Posons maintenant la question qui sous-tend mon interrogation : quelle est la conception de la Nature présupposée par la théorie albertienne du jardin, si adéquatement exemplifié par le jardin de l’île de Cythère ? Je me propose d’introduire cette question par une anecdote. Alberti connaissait bien la traduction du roman de Philostrate l’Athénien composé au troisième siècle de notre ère et traduit en italien au Quattrocento12. L’ouvrage de Philostrate raconte la vie, ou plutôt la légende, d’Apollonius de Tyane, magicien et faiseur de miracles, qui fit le voyage en Orient sur les traces d’Alexandre jusque dans l’Inde fabuleuse. Passant par Ninive, Apollonius s’arrête un moment devant un temple immense et il s’entretient de peinture avec son disciple Damis :

La peinture est donc une imitation, Damis ? ... Et ce que l’on voit dans le ciel, lorsque les nuages s’effilochent : centaures, boucs-cerfs, et même, par Zeus, loups et chevaux, de tout cela, que diras-tu ? Est ce que ce ne sont pas aussi des imitations ? Il ne faut pourtant pas en conclure que Dieu est peintre et que l’image dans les nuées est l’oeuvre d’un jeu divin. Il faut juger, bien au contraire, que ce sont là des figures sans aucune signification, emportées dans le ciel au hasard, mais que c’est nous, naturellement portés à rechercher partout des représentations, qui leur donnons des formes et les créons.

Note de bas de page 13 :

Op. cit., p. 93.

Philostrate nous enseigne ainsi par ce récit qu’il y a des compositions contingentes et approximatives dans le chaos de la nature, mais que c’est l’artiste qui « crée » en achevant ce que le hasard n’a fait qu’ébaucher. Un texte de Pline l’Ancien que les théoriciens de l’art de la Renaissance citent souvent, porte le même message : « On discerne parfois, dans les veines du marbre, dans les stries de l’agate ou dans les auréoles de l’albâtre, d’étonnantes compositions qui, légèrement corrigées, font de merveilleux camées »13. Si légère soit la correction par l’artiste, on ne saurait pourtant en faire l’économie : la nature ne peut qu’ébaucher, l’art seul peut parfaire. La matière naturelle est pré-formée, mais seul l’artiste crée par la mise en forme d’une matière qui devient ainsi le digne support d’une oeuvre d’art. De Pictura comporte de beaux exemples. Voici Alberti :

Note de bas de page 14 :

Leon Battista Alberti, De la peinture [De Pictura] (1435), traduction française par Jean Louis Schefer, Paris : Macula Dédale, 1992, p. 143.

La Nature même prend plaisir à peindre. Nous la voyons souvent faire dans les marbres des hippocentaures et des visages de rois barbus. On raconte même que Pyrrhus avait une pierre précieuse sur laquelle la nature elle-même avait distinctement peint les neuf muses avec leurs attributs14.

Alberti se souvenait sans doute de ces textes antiques quand il écrit dans son traité De Statua [Sur la sculpture] (1466) :

Note de bas de page 15 :

Op. cit., p. 29.

Je suppose que les arts qui produisent des oeuvres à l’image et à la ressemblance des corps engendrés par la nature, ont débuté ainsi : un jour, on découvrit par hasard, dans le tronc d’un arbre ou dans une motte de terre ou dans quelque autre objet du même genre, certaines figures qu’il suffisait de modifier très légèrement pour les rendre fort ressemblantes aux apparences naturelles. En se rendant attentif à ces phénomènes et en les remarquant avec soin, on essaya de voir si l’on ne pouvait pas, en ajoutant, en retranchant ou en achevant ce qui était imparfait, obtenir une parfaite ressemblance. En corrigeant et en polissant ainsi les contours et les surfaces selon ce que l’objet lui-même incitait à faire, on réussit à réaliser ce qu’on voulait, non sans y trouver de plaisir (voluptas)15.

Alberti croit trouver l’origine de la sculpture dans le tronc ou la terre, dans le bois ou l’argile, en lesquels, en effet, on taille et on modèle des statues. Par la poiesis du tailleur de bois, l’artiste crée l’image en engendrant la « parfaite ressemblance » : la mise en forme de la matière réalise l’image, i.e. la « ressemblance » entre la matière préformée et la forme sculpturale achevée.

Revenons un instant à l’entretien d’Apollonius avec Damis. Apollonius et Damis y discutaient de l’imitation, la ressemblance, l’iconicité. On se rappelle le message de ce charmant récit. C’est nous qui projetons partout sur des matières préformées des formes plastiques. Pour rendre l’artefact ressemblant, il faut corriger, modifier les apparences de la Nature. C’est pourquoi Alberti, à la suite d’Apollonius, affirme que l’historia est rêvée dans la Nature - voir est rêver. Et il faut trouver du plaisir (voluptas) dans cette rêverie : « rien d’étonnant dès lors si l’art d’imiter en vint un jour à un tel degré que, même sans le secours des formes ébauchées par le hasard dans la matière, on savait produire des images aussi ressemblantes qu’on le désirait ». Si la relation rhétorique est essentiellement tensive, c’est que l’iconique, s’il prime téléologiquement, n’est jamais réalisé, est en fait non réalisable : l’iconique est l’effet du désir de ressemblance, un désir qui travaille la main de l’artiste et ses techniques plastiques.

Note de bas de page 16 :

Op. cit., p. 73 et 123.

Note de bas de page 17 :

Op. cit., p. 145.

La rhétorique albertienne préconise une stratégie pour la mise en scène de ce que l’architecte des jardins voit dans la Nature. L’acte de construire un jardin est un acte d’iconisation dont la Nature est la matrice. Dans la dédicace à Brunelleschi de De Pictura, Alberti évoque la Nature « comme maîtresse des choses », et lui-même n’a oeuvré autrement que « pour faire sortir l’art gracieux et noble de la perspective des racines mêmes de la Nature » : De Pictura part « des principes même de la Nature », et la perspective, énonce Alberti, c’est « la Nature elle-même qui la montre »16. L’architecte des jardins, en un mot, « s’efforce de représenter les choses visibles, il convient tout simplement de noter de quelle façon les choses se présentent à la vue »17. Et Alberti d’insister :

Note de bas de page 18 :

Op. cit., p. 161.

Je ne vois pas de chemin plus sûr que d’observer la Nature même et de regarder longtemps et avec soin comment la Nature, en artiste admirable, a composé les surfaces sur les membres les plus beaux. Il faut donc s’attacher à l’imiter en cela avec tout le soin et la réflexion possibles18.

Note de bas de page 19 :

Op. cit., p. 177.

Pourtant, imiter la Nature ne dépend pas seulement de l’observation, mais également du soin et de la réflexion, de l’imagination même : « Il faut examiner toutes les choses dans la Nature, imiter toujours les plus apparentes et peindre de préférence ce qui en donne plus à imaginer à notre esprit que nos yeux n’en voient »19. C’est dire que, au delà des mouvements des corps, il y a des mouvements de l’âme à peindre : la Nature contient corps et âmes, lieux et passions. Le peintre imagine la grâce et le charme dans la Nature : il les voit, il est vrai, non pas en les observant, mais bien plutôt en les imaginant.

Qu’est la Nature selon Alberti et, en conséquence, dans l’axiologie de la Renaissance ? Observer et imaginer la Nature est en premier lieu cathartique : il faut nettoyer le monde de toute pensée, de toute subjectivité, de l’allégorie, de la mythologie, du symbolisme. N’est retenu que l’oeil en déshérence de toute subjectivité, et supplémenté par la main. Quiconque regarde fait déjà une peinture s’il dispose d’une main habile d’artiste. La Nature est omniprésente dans l’argumentation albertienne et sa fonction est évidente : elle constitue le lien de dénotation. Mais il convient de bien saisir le rôle dévolu à la Nature : elle n’est pas idéale, et même elle n’inspire pas, elle se déploie comme le domaine du probable : elle vérifie. La Nature pour Alberti est de l’ordre du probable dans lequel il n’y a plus de substitution possible. La Nature n’est donc pas l’objet d’une contemplation du vrai, du bon et du beau, elle est bien plutôt le réel d’un point de vue humain où l’homme est essentiellement le conglomérat d’un oeil et d’une main. Ainsi la Nature est-elle le moyen d’une observation du réel, une délimitation du champ icono-plastique. L’art, dans la philosophie d’Alberti et plus généralement de la Renaissance est une pratique visant à la pertinence référentielle des formes et des structures. L’art des jardins est une pratique visant à la pertinence iconique des stratégies plastiques. L’art est ainsi soumis à l’épreuve de réalité, c’est-à-dire de la vérificabilité assurée, sans être totalement absorbé et anéanti par le référent.

Les jardins de Chaumont et Smithson

Note de bas de page 20 :

Ce festival s’organise tous les ans depuis 1992, de mai jusqu’en octobre, au parc historique du château de Chaumont-sur-Loire, sous la direction de Jean-Paul Pigeat. Chaque année, une trentaine d’architectes internationaux des jardins présentent un concept sur une parcelle de terrain entourée de buis.

Note de bas de page 21 :

Voir le magnifique catalogue sous ce titre, de Jean-Paul Pigeat, Conservatoire international des parcs et jardins et du paysage, Chaumont-sur-Loire, 2004, avec une excellente bibliographie.

Le saut chronologique maintenant est de cinq siècles. J’ai visité en été la mecca de l’art des jardins, le Festival des jardins de Chaumont-sur-Loire20 proposant une trentaine de projets d’architecture des jardins sous le thème de Vivre le chaos. Ordre et désordre au jardin21. En fait, ce thème nous rapproche du sujet de mon exposé : « jardiner » la nature, mettre de l’ordre dans le chaos naturel. Et surtout, quel est le concept sous-jacent de nature dans ce second paradigme. Comme au Quattrocento Alberti théorisait la Nature comme elle se déploie dans le jardin de l’île de Cythère, c’est Robert Smithson, le grand artiste land art, dans des écrits philosophiquement denses et subtils, qui offre un concept de Nature qui s’applique fort bien aux jardins de Chaumont-sur-Loire. La question primordiale du festival des jardins de Chaumont était : la théorie du chaos, chère aux scientifiques, peut-elle s’appliquer aux jardins, alors que, presque par définition, le jardin, artifice programmé, obéit à un ordre, fût-il aléatoire. Sur les bords de la Loire, on se posait une question hautement philosophique : est-il un vide existant, qu’on appelle Nature, avant tout acte créateur de l’artiste des jardins, la Nature étant alors une métaphore d’une origine immaculée ?

Les trente jardins du Festival exhibent chacun une exemplification d’une solution à cette question. Je vous ne montre que les cinq spécimens qui m’ont le plus impressionné. Je vous les livre pêle-mêle. Désordonnance du canadien Stéphane Bertrand fait immanquablement penser au jardin de l’île de Cythère, évidemment avec ses transpositions. Dans ce jardin est inscrite l’idée persistance d’ordonner la nature à la mesure de nos idéaux, que ce soit par la simple taille manucurée des arbustes, la mise en pots de plants, la création et la mise en forme de codes et de principes, par exemple la perspective, pour disposer, comprendre et appréhender le monde extérieur. En apparence, ce jardin est régulier : un damier inscrit dans un plan orthogonal, pots de fleurs sagement rangés, végétaux rigoureusement taillés. Sauf que les carreaux du damier s’inclinent dans tous les sens, créant un désordre total. Le jardin résiste, demande un effort pour être apprivoisé : c’est le visiteur qui va remettre de l’ordre là-dedans, marchant sur les cases pour les replacer à l’horizontale. Plus il y a de visiteurs, plus le jardin retrouvera une image ordonnée. Mais ? Dès que ces acteurs s’en iront, le désordre regagnera peu à peu du terrain… Mikado, de Caroline de Sauvage, architecte belge des jardins : agrandissement du célèbre jeu de hasard. Au dessus de la tête du visiteur, les baguettes se croisent dans un enchevêtrement auquel le hasard a conféré une incertaine stabilité. Le sentiment de fragilité, le risque de voir s’écrouler l’édifice sont en effet omniprésents. Mais désordre et hasard créent un nouvel ordre dans lequel chaque baguette peut maintenir sa position. L’ambiance générale est faite de fragilité, de craquements, de cassures. Au sol, ce sont des pastilles de verre qui craquent sous les pas. Les ombres portées des baguettes divisent le sol en une géométrie qui rappelle les travaux de Mondrian. La palme de la complexité et de la bizarrerie, mais aussi de la sophistication, revient incontestablement à La malédiction d’Agamemnon, signé par l’Anglais Charles Jencks, un des maîtres du postmodernisme. Son jardin est constitué d’une passerelle d’un rouge agressif, en forme de spirale, courant sur un plan d’eau sur lequel se développent des plantes aquatiques. Le tout est redoublé par des effets d’optique verticaux et des jeux d’eau. Comme souvent avec les jardins contemporains, il y a syncrétisme avec l’installation plastique. Fire Stories d’un groupe australien d’architectes des jardins est à l’hommage de l’Australie sauvage, d’écosystèmes fragiles et des forces élémentaires puissantes qui, même si elles modèlent le paysage, sont essentielles à l’équilibre écologique de ce pays : la cendre, la fumée, le feu. Ce jardin, au sol couleur cendre, est entouré d’une haie elliptique de buissons carbonisés au pied desquels s’échappe de la fumée. Au centre, une clairière où ne subsistent que de troncs carbonisés. A leurs pieds, des cases lumineuses enterrées présentent des graines qui attendent de renaître, des rectangles plantés de jeunes pousses. Ici le chaos est un changement d’état à l’origine d’une renaissance. Spinaspacca de l’italien Antonio Perazzi est un jardin qui raconte la formidable force des mauvaises herbes, plantes épineuses, plantes sauvages portées par le vent. Elles poussent partout sur un dédale de chemin de briques de béton fissurées. On foule des dallages en cercles concentriques qui donnent l’impression d’être au cœur d’une ville disparue. Mais ces masses de végétaux de friche urbaine en désordre sont belles, vénéneuses, terrifiantes et complexes.

Ce jardin de Perazzi nous ramène à notre problématique théorique. Il est évident que dans l’architecture des jardins aujourd’hui tous les ordres classificateurs ont explosé. Le jardin comme prolongement d’une pensée ordonnée, explose. Les phénomènes de chaos sont maintenant intégrés dans le jardin, et le chaos est même devenu une source d’inspiration et de création. Au lieu d’expulser le chaos, comme au temps de la Renaissance albertienne, on construit avec, comme on joue avec l’instabilité. Plutôt que de vouloir arrêter le temps, on l’intègre. L’application de la théorie du chaos dans les jardins est omnipuissante aujourd’hui. Et pourtant, le jardin postmoderne rejoint une tradition qui remonte à la philosophie albertienne du jardin : le jardin comme microcosme de l’univers dans lequel les choses possèdent une capacité d’auto-organisation qui leur procure identité, cohérence, beauté même. Evidemment, les formes que l’on découvre dans la nature et que l’on simule dans l’art des jardins ne sont plus des formes euclidiennes : contre le goût classique de la symétrie et de la proportion, les formes artistiques d’aujourd’hui naissent de la rupture, des changements d’état de la matière, de la métamorphose. La nature, bien qu’ordonnée, est fragmentée, brisée, fractale. L’occupation fractionnaire de l’espace projette une illusion de désordre. Quand on parle de jardin, on associe la notion d’ordre à l’intervention humaine et à un contrôle extérieur. Pourtant, les fleurs s’ordonnent spontanément. On confond souvent hétérogénéité et désordre. Il est vrai qu’on associe le chaos à une idée négative de désordre et d’absence de contrôle. Or, pour les architectes des jardins contemporains, le désordre est plutôt une richesse qui crée une nouvelle esthétique et qui pousse à apprendre à regarder autrement les choses. Ils considèrent que le désordre est fondamentalement synonyme d’ouverture, de liberté et de découverte. C’est en fait ce message que j’ai retenu de ma visite au Festival des jardins à Chaumont.

Note de bas de page 22 :

Robert Smithson, Collected Writings (edited by Jack Flam), Berkeley/Los Angeles/ London, University of California Press, 1996.

Je retourne à la question de base : quel concept de Nature est sous-jacent à cette nouvelle esthétique, cette architecture postmoderne des jardins ? Passons d’abord de Chaumont-sur-Loire au Sahara. Ce paysage land art, paysage fractalisé, une œuvre d’Eric Ossart réalisée quelque part dans le Sahara, ressemble étrangement à certains jardins que l’on a pu voir à Chaumont. Le jardin contemporain est dans un certain sens du land art, autre manipulation de la nature par intervention humaine, autre façon de « jardiner la nature ». Robert Smithson, artiste land art parmi les plus inspirés, en est le théoricien : ses Collected Writings22 nous offrent des considérations utiles sur ce philosophème de prime importance pour le théoricien de l’art des jardins : « art et nature ». Le concept de Nature de Smithson doit être situé, on ne s’étonnera pas, à l’antipode de celui de Leon Battista Alberti. Pour Smithson, la Nature ne peut être définie que comme de la matière informe.

Note de bas de page 23 :

Robert Morris, Notes on Sculpture, Part 1 and 2, dans Continuous Project Altered Daily. The Writings of Robert Morris, Cambridge, Mass. M.I.T. Press, 1993.

Partons de l’idée de l’informe dans la théorie de l’art contemporain. L’informe s’inscrit contre le concept de forme élaborée exemplairement par Henri Focillon dans La vie des formes (1966), là où il détermine la forme comme construction de l’espace et de la matière. La forme plastique, dans les mots de Focillon, est mesure de l’espace et qualité selon la matière. L’art, domaine privilégié de la vie des formes, pour Focillon, n’est pas une géométrie fantastique ni un produit du calcul topologique. La forme appelle, invite la matière, dans sa plénitude, à d’éternelles métamorphoses. Robert Morris, dans des écrits fondateurs, prend position contre Focillon en élaborant sa conception forte de l’anti-forme23. Voici un premier aspect de l’anti-forme : l’indétermination de l’arrangement des parties est caractéristique de l’existence physique des choses. C’est ainsi que, selon la doctrine de l’anti-forme, les matériaux discrets et homogènes doivent être remplacés par de la matière banale, ordinaire, industrielle même, par des déchets vulgaires et indéterminables. Selon l’« esthétique de l’anti-forme », les matériaux se soulèvent à peine au-dessus du sol, ce qui constitue une mise en question radicale de la sculpture classique. Autre aspect à relever : le hasard dispose des matériaux. Chance et matière produisent de l’anti-forme. Robert Smithson, à la suite de Morris, soutient que la Nature elle-même produit de l’anti-forme selon ce mécanisme, et l’artiste, en fin de compte, ne fait que développer ou expliciter l’anti-forme naturel. C’est ainsi que Smithson manipule, sans aucune téléologie, des paysages, comme le célèbre Spiral Jetty (1970). Rien, ou presque rien, ne doit être ajouté pour que la Nature elle même se transpose en art. La Nature est forme-contingence, c’est-à-dire, anti-forme, elle est matière sans forme. Les paysages de pierres du désert ou autres « jardins » land art n’existent que dans leur horizontalité gravitationnelle produite par l’impact de la chance. Avec l’anti-forme postminimaliste on est en pleine indétermination et dans la contingence totale de la matière naturelle.

Note de bas de page 24 :

Yves-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’informe. Mode d’emploi, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1996.

Passons maintenant de l’anti-forme à l’informe. L’exposition L’informe, organisée en 1996 au Centre Pompidou par Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss24, a introduit cette notion en théorie de l’art comme une nouvelle machine de guerre contre le modèle albertien de la Nature « jardinée ». L’informe est produit par le bas matérialisme ou matiérisme, terme emprunté à Georges Bataille qui préside cette nouvelle « esthétique de l’informe ». Le matérialisme de Morris était un matiérisme de premier degré : apologie du flexible, du mou, du moelleux, du coulant, contre la rigidité des formes géométriques des minimalistes. L’informe a eu en effet une fonction d’hétérogénéisation faisant éclater, par le retour à la basse matière, les catégories esthétiques classiques comme le beau, le sublime et le gracieux. Toutefois, il y a un matiérisme de second degré, plus radical et à dimension scatologique. Cet art scatologique est mis en place par Rauschenberg contre le modernisme, dans les années cinquante. On se rappelle les tableaux à la boue séchée aux couleurs oxydées. Le matiérisme, dans l’art contemporain, a précisément pour fonction d’extirper radicalement les griffes idéalistes, l’obsession d’une forme idéale de la matière, de ce que la matière devrait-être, selon un mot de Bataille. Extirper également la possibilité même d’une sublimation. La poussière, comme dans Elevage de poussière de Duchamp-Man Ray, devient de la matière artistique, tout comme la boue, les détritus, les moisissures, proche déjà de l’excrément, des liquides du corps, larmes, sang, sperme, urine, morve, tous des dépositions de l’informe.

Revenons dès à présent à la « nature jardinée » par les artistes land art. A l’encontre de la Nature euphorisante d’Alberti, la Nature, dans ce paradigme smithsonien, est hautement dysphorique et menaçante bien qu’elle se laisse « jardiner » par l’artiste. A l’apologie albertienne du cosmique et de la forme s’oppose ainsi l’apologie smithsonienne du chaotique et de l’informe. La Nature, pour Smithson et avec lui pour une large portion d’artistes contemporains, n’a plus rien de cosmique : elle n’est que matière informe, et le geste artistique ne peut rien d’autre que « cultiver », « jardiner » cette informité matérielle. Par une stratégie de déplacement ou de réarrangement : déplacer ou réarranger les fragments matiéristes de la Nature, c’est bien cela la « mise en jardin » de la Nature. Ce réarrangement est génialement réalisé par Smithson, là, par exemple, où il interpose des miroirs dans un paysage de sable (Mirrors and Shelly Sand, 1969-70). Ou ce déplacement, au sens littéral du terme, là où il introduit un tas de pierres au musée (Chalk-mirror Displacement, 1969). Le « jardin » le plus radicalement smithsonien, le plus radicalement anti-albertien, est sans aucun doute 1000 Tons of Asphalt (1969) où on touche vraiment la limite de cette nouvelle « esthétique ». Que le spectacle se fait voir dans les jardins de Chaumont ou au milieu des déserts, n’importe. C’est bien ainsi que les artistes contemporains « jardinent la Nature ». A vous de sentir si vous préférez retourner précipitamment au bonheur albertien de l’île-jardin de Cythère.