La page à l’écran, entre filiations et filières Page on screen, between semiotics and technology

Yves Jeanneret 

https://doi.org/10.25965/visible.225

L’article montre qu’il n’est pas judicieux de mettre en parallèle, d’un côté une culture de la page et de l’autre une culture de l’écran, parce que les deux objets n’occupent pas une position identique dans le processus de constitution matérielle des textes. Il analyse donc la continuité d’une opération sémiotique, la textualisation matérielle et les ruptures qui interviennent dans sa mise en œuvre, en s’interrogeant sur les effets de pouvoir et de culture de cette évolution : analyse qui conduit à redéfinir le rapport entre médiatisation et hétérogénéité.

The paper shows it is not relevant to draw a parallel between page culture, on the one hand, and screen culture, on the other, because both objects don’t play the same role in the process of material constitution of texts. It examines in consequence the way continuity prevails in the semiotic operations, but a gap is introduced in the industrial processes, questioning the impact of those transformations in terms of power and culture. Such an analysis redefines the relation between heterogeneity and mediatization.

El artículo muestra que no resulta acertado poner en paralelo, de un lado una cultura de la página y del otro una cultura de la pantalla ya que los dos objetos no ocupan una posición idéntica en el proceso de elaboración material de los textos. Analiza pues la progresión de una operación semiótica, la « textualización » material y las rúpturas que ocurren en su ejecución e interroga acerca de los efectos del poder y de la cultura en dicha evolución : análisis que induce a definir de nuevo la relación entre mediatización y heterogeneidad.

Sommaire
Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Assimilation au demeurant fallacieuse : Philippe Quinton, « Le corps du design : mutations de la médiation du corps dans le procès de l’image », dans Médiations du corps : corps médiant, corps médié, sous la direction de Jean Caune et Bernadette Dufrêne, actes du colloque « médiations du corps », Grenoble, Université Stendhal Grenoble 3, 2000, pp. 125-146.

Note de bas de page 2 :

Valérie Jeanne-Perrier, « Média imprimé et média informatisé : le leurre de la complémentarité », Communication & langages, 129, 2001, pp. 49-63.

Note de bas de page 3 :

Fabienne Thomas, dir., « Interfaces et cognition », Recherches en communication, 16, 2001.

Y a-t-il intermédialité plus caractérisée que le passage de la page à l’écran ? L’un ne cesse d’être comparé, confronté, marié à l’autre. Internet contient des « pages web ». Les thèses se couvrent de « captures d’écran ». L’annonce du Wysiwyg (« What you see is what you get ») assimile l’image d’écran à la page d’imprimante1. La question de savoir si l’imprimé et l’écran sont des médias concurrents ou complémentaires est un topos des débats professionnels2. L’idée qu’il s’agit de deux « interfaces » est séduisante3.

Note de bas de page 4 :

Emmanuël Souchier, « Histoires de pages et pages d’histoire », dans L’Aventure des écritures : la page, sous la direction de Anne Zali, Paris, Bibliothèque Nationale de France, 1999, p. 19-34.

Note de bas de page 5 :

Dominique Cotte, « Le Texte numérique et l’intériorisation des dispositifs documentaires », Document numérique, 3-4, Paris, Hermès, 1998, pp. 259-280 ; id., Sauts technologiques et ruptures dans les systèmes de représentation des connaissances : étude sur le texte numérique comme objet technique, thèse, Université Lille 3, 1999.

Note de bas de page 6 :

Nathalie Roelens & Yves Jeanneret, dir., L’Imaginaire de l’écran / Screen Imagery, Amsterdam, Rodopi, 2004 ; Lev Manovitch, The Language of New Media, Cambridge, MIT Press, 2001.

Pourtant, ce parallèle ne va pas sans mobiliser des présupposés aventureux. Qu’il existe des objets distincts nommés « la page » et « l’écran ». Que ces objets sont des « médias ». Que l’un et l’autre se répondent ou s’hybrident. Aucune de ces propositions ne va de soi. Le terme « page », qui a une histoire complexe, a désigné des objets assez hétéroclites, sur les plans technique et sémiotique4. Ses relations subtiles avec la feuille et le livre montrent combien la notion de « média » est ambiguë. En termes de processus industriels, l’écran n’occupe pas dans la « numérisation » une place comparable à celle de page dans l’impression5. Sur le plan des représen­tations, si ces objets ont une forte identité symbolique – si l’on veut une « médiagénie » – ils plongent dans des généalogies imaginaires profondément différentes : l’écran ne relève pas spécifiquement de l’écrit et possède, outre sa profondeur cinématographique, télévisuelle et plastique, un riche passé dans le champ du contrôle des processus industriels6. Voici donc les difficultés qui s’accumulent, en amont de la comparaison annoncée.

Note de bas de page 7 :

Les analyses ici présentées trouvent principalement leur source dans un ensemble de programmes de recherche collectifs développés par un réseau de chercheurs visant à élucider concrètement les médiations des écrits d’écran : principalement les programmes « Prisméo » (1995-1996), « écrits de réseau et circulation des textes et des savoirs » (1997-1998), « Lire, écrire, récrire » (1999-2003), « Métamorphoses médiatiques, pratiques d’écriture et médiation des savoirs » (2002-2005). Ces recherches ont mobilisé des chercheurs de Lille 3, de l’ENST, de Paris 4, de l’ENS-LSH Lyon, des Universités d’Avignon et d’Aix-Marseille. La réflexion ici proposée se nourrit également d’échanges menés dans le cadre du réseau thématique « document numérique » (RTP-Doc) du CNRS animé par Jean-Michel Salaün et de l’action spécifique « mise en page et mise en écran », que j’anime. Je limiterai mes références à ces recherches, auxquelles j’ai participé ou que j’ai dirigées directement, mais les questions ici débattues sont étudiées par bien d’autres chercheurs. L’analyse ici proposée est, avant tout, un prolongement du travail réalisé par Emmanuël Souchier sur la métamorphose de l’objet page, travail dans lequel il a clairement indiqué la nécessité de marier ses définitions technique, sociale et imaginaire.

C’est pourquoi je poursuivrai ici un projet plus limité, en me demandant quelle contribution particulière les analyses de l’écrit médiatisé peuvent apporter à la formulation d’une problématique de l’hétérogénéité des formes visuelles. En effet, les chercheurs qui s’emploient à analyser ce qui se transforme dans les objets écrits sont conduits à interroger l’ensemble des catégories mobilisées par les théories de l’intermédialité : médias, identités médiatiques, mémoire de l’image et du texte, emprunts, métamorphoses. Cet article, qui est un jalon dans une recherche collective de longue haleine, n’avance pas une théorie de l’intermédialité. Il propose un point de vue, personnel mais étayé sur un travail d’échange avec les chercheurs qui se consacrent aux questions relatives à l’écrit d’écran7.

Lorsque Emmanuël Souchier a proposé il y a dix ans la formule « écrit d’écran », il s’agissait de récuser l’antithèse commode mais confuse entre « l’écrit et l’écran », malheureusement souvent reprise depuis. Il écrivait :

Note de bas de page 8 :

Emmanuël Souchier, « L’Écrit d’écran : pratiques d’écriture et informatique », Communication & langages, 107, 1996, p. 105.

La civilisation de l’image devait bientôt faire disparaître l’écrit (attendu que l’image participe de l’écrit, cette problématique est-elle bien posée ?), la victoire de l’écran sur l’écrit devait être totale (peut-on confondre l’écrit et la surface de l’un de ses supports ?)8.

Note de bas de page 9 :

Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, Paris, Flammarion, 1995.

Les recherches que je souhaite évoquer ici se sont employées à dissiper un peu une telle confusion entre les dispositifs techniques et les formes de l’écriture, tout en tenant compte du fait que ces dernières ne peuvent être comprises indépendamment de la relation intime qu’elles entretiennent avec leur support9. Elles ont immédiatement rencontré la page et l’écran, dans leur effort pour relier entre eux objets, signes et pratiques.

Je proposerai une réflexion construite en quelque sorte pas à pas, pour déplier un peu la complexité de la question ici envisagée. Je souhaite d’abord étudier dans quelles conditions on peut dire que la page est convoquée dans l’écran, ce qui ne peut se faire qu’en marquant la différence de statut entre ces deux modes de matérialisation de l’écriture. À partir de là, il est possible de montrer que la question de l’hétérogénéité médiatique se pose à plusieurs titres et à plusieurs niveaux dans le champ des modalités matérielles du texte écrit. Ce qui ne pourra se faire sans revenir sur chacune des catégories apparemment évidentes que cette réflexion mobilise, en particulier celle de « média ».

Ceci n’est pas une page

Note de bas de page 10 :

Yves Jeanneret, « Autre chose qu’un discours, davantage qu’un accompagnement, mieux qu’une résistance », Terminal, 85, 2001, pp. 97-107. 

Une entrée commode dans la question sera intersémiotique, avant d’être intermédiatique. Dans les discours ordinaires et professionnels, on trouve l’omniprésence d’une terminologie renvoyant à l’univers du livre, de la page, de la bibliothèque, qui vient qualifier cette nouvelle forme d’objet écrit, pourtant jugé inouï et révolutionnaire. Cette désignation laisse donc un reste. Il serait naïf de s’en étonner. On ne se débarrasse pas de la charge imaginaire les technologies en séparant la réalité des « discours d’accompagnement ». La conception même de ces objets est entièrement pénétrée d’imaginaires10.

Note de bas de page 11 :

Jakob Nielsen et Marie Tahir, L’Art de la page d’accueil : 50 sites passés au crible, Paris, Eyrolles, 2002.

Note de bas de page 12 :

Groupe , Traité du signe visuel : pour une rhétorique de l’image, chapitre IX, Paris, Seuil, 1992.

Note de bas de page 13 :

Anne-Marie Christin, op. cit., p. 6.

L’usage nous a habitués aux « pages web », « pages perso », « pages d’accueil ». Usage que les nomenclatures professionnelles sont vite venues légitimer11. Nous sommes face à un discours social de désignation d’une forme écrite qui saisit, imparfaitement, l’histoire des formes. Comme le site, figure de la localisation, la page-écran relève de la catachrèse, la figure rhétorique banalisée. C’est par métonymie qu’on emploie l’expression « un écran » (terme qui désigne un dispositif technique de visualisation) à propos d’un écrit particulier présent sur ce dispositif (l’écran principal). On peut passer pareillement d’une forme générale à une production particulière, lorsqu’on évoque une page inoubliable. Mais l’assimilation est autre. La page n’est pas un dispositif d’affichage, c’est une forme dessinée sur un dispositif d’inscription (par exemple, la feuille). Elle définit, pour le texte, une relation entre contour et bordure12. La forme page matérialise, non tel signe écrit particulier, mais une forme de l’écriture, s’offrant à la « pensée de l’écran », qui « procède par interrogation visuelle d’une surface afin d’en déduire les relations existantes entre les traces qu’on y observe »13. Enfin, c’est par métaphore qu’on nommera « page » un objet présent sur l’écran, un peu comme certains voient en Internet une vaste bibliothèque.

Note de bas de page 14 :

Paolo Fabbri, « Quadri, atomi, parti del discorso », dans La Svolta semiotica, Palerme, Laterza, 1998, pp. 22-26.

Ce parcours rhétorique, plus complexe qu’il n’y paraît, fixe davantage qu’une simple figure de style : toute une économie sémiotique et technique. Il met en jeu la résistance qu’exerce l’image sur le langage, dont on a dit bien aventureusement qu’il peut décrire tous les systèmes sémiotiques14. Désignation nécessairement décevante, la page-écran dit combien le visible n’est qu’en partie représentable.

Note de bas de page 15 :

Sur cette activité considérable déployée par le lecteur pour matérialiser et saisir un texte manipulable, cf. Yves Jeanneret & al., « Formes observables, représentation et appropriation du texte de réseau – L’engagement corporel dans l’activité de lecture », dans Lire, écrire, récrire : objets, signes et pratiques des médias informatisés, sous la direction d’Emmanuël Souchier, Yves Jeanneret et Joelle Le Marec, Paris, BPI, 2003, pp. 101-105. Cette analyse s’appuie sur les recherches menées par Philippe Quinton sur le geste graphique et le corps à l’écran.

La page tire l’écrit d’écran vers la continuité des formes du livre ; elle amène avec elle l’inscription des textes, mais aussi le traitement matériel des objets de culture. Rappelons-nous en effet que la page est un objet en trois dimensions. Le volume, la reliure, la bibliothèque, sont les prolongements logistiques de l’épaisseur des pages, qui pendant des siècles ont aidé à trier le bon grain intellectuel de l’ivraie vulgaire. Les pages font vivre les menuisiers, les camionneurs, les magasiniers. Elles se mettent en vitrine, en poche, en usuel, à l’index. La page, forme tangible du texte, hante les scripteurs et les lecteurs des « réseaux numériques », qui cherchent désespérément à saisir quelque chose sur l’écran15. Ces métaphores sont évidemment inadéquates à leur objet : pour preuve l’omniprésence des « ascenseurs » qui soulignent de façon grotesque que la « page web » ne sait pas… se tenir. Mais elles expriment une vérité. Dans leur matérialité, ces textes deviennent signifiants pour nous parce que l’écran, plat et régulier, simule, en une forme particulière de mimésis, l’irrégularité signifiante des objets d’inscription, pour devenir trivial, circulant, interprétable.

Note de bas de page 16 :

Roger Chartier, « Lecteurs et lectures à l’âge de la textualité électronique », dans Text-e : le texte à l’heure de l’Internet, sous la direction de Gloria Origgi & Noga Arikha, Paris, BPI, 2003, p. 22.

Le texte informatisé n’est pas une page, puisque la page est précisément définie par l’inscription du texte sur une surface matérielle circonscrite, alors que les caractères numérisés apparaissent et disparaissent, selon une formule qui « redéfinit la matérialité des œuvres parce qu’elle dénoue le lien immédiatement visible entre le texte et l’objet qui le contient »16 : lien dont la page était, précisément, l’ancrage (l’encrage) matériel. Pour le comprendre, il n’est que de comparer l’art subtil du « chemin de fer », cette technique de presse qui permet de gérer avec parcimonie la surface disponible, avec la plasticité de la base de données où entrent des textes de toute taille.

Note de bas de page 17 :

Yves Jeanneret & Emmanuël Souchier, « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Xoana, Paris, Jean-Michel Place, n°6, “Multimédia en recherche”, 1999, p. 97-107.

Note de bas de page 18 :

Isabelle Garron, « La part typographique », Communication & langages, Armand Colin, n° 134, 2002, p. 59-74.

C’est pourquoi la notion de page-écran doit être, dans un premier temps, déconstruite si l’on veut développer une sémiotique des écrits d’écran 17. Mais il n’est pas moins important de comprendre que les écrans reconstruisent en permanence la page, parce qu’ils n’échappent pas à une double exigence de tout écrit : ils doivent avoir une organisation, non seulement intellectuelle, mais visible ; ils doivent, pour instaurer cette organisation, se référer à une culture pluriséculaire des formes, par laquelle la possibilité du texte s’est peu à peu élaborée. C’est cette relation symbolique et matérielle à la fois qui inscrit le texte informatisé dans la continuité des pratiques sensibles de l’écriture, avec ce qu’elle suppose de rencontre complexe entre auteur et lecteur18. Qui lui permet de ne pas être lettre morte.

Note de bas de page 19 :

Une hypothèse que j’étudie actuellement est que, de la même façon que tout texte comporte une figure sémiotisée du processus de communication, toute modélisation technique du « multimédia » engendre une figure sémiotisée du processus de médiatisation lui-même.

En somme, l’écran est page lors même qu’il ne l’est pas. Ou plutôt, il doit d’autant plus montrer qu’il l’est que précisément il ne l’est pas. C’est bien parce que le texte échappe, en régime informatique, à l’inscription dans des objets matériels circonscrits qu’il a besoin de citer, de souligner, de mettre en exergue la forme page. Mieux : en la citant et en la spectacularisant, en un mot en la sémiotisant19, il lui donne une présence et une consistance accrues.

Filiation continuée, filière rompue

L’idée de « métamorphose » résume le paradoxe exposé ici. Elle met en relation les formes observables de la page et de l’écran avec les transformations dont l’un et l’autre font l’objet, chacun à sa façon, dans les processus de production du manuscrit, de l’imprimé, de l’informatique. La page et l’écran naissent de la rencontre entre formes (lisibles) et formats (manipulables). Mais comprendre leurs métamorphoses suppose aussi de confronter cet artisanat et cette industrie des formes – formats avec les représentations que les hommes doivent partager pour les comprendre, les interpréter et les enrichir de leur propre capacité de créer : ce qu’on peut nommer la figure pensée de la page.

Note de bas de page 20 :

Emmanuël Souchier, « Histoires de pages et pages d’histoire », op. cit. p. 44-48.

Note de bas de page 21 :

Alain Mercier, dir., Les Trois Révolutions du livre, Paris, éditions de l’Imprimerie nationale, 2002.

Note de bas de page 22 :

Annette Béguin, La Discipline du lisible : le rôle des dispositifs spatiaux dans l’acte de lecture, Mémoire pour l’habilitation à diriger les recherches, Université Lille 3, 2002.

La forme page, métamorphosée mais reconnaissable, est omniprésente sur les médias informatisés. Porter attention à ces transferts aide à décrire les formes de l’écrit d’écran, qu’on définit trop comme immatériel et sans frontière. L’organisation visuelle d’un écran est, dans son statut sémiotique et dans ses ressources, fortement apparentée à la page, impensable même sans une mémoire de la page. Elle s’inscrit dans une série qui elle-même n’a cessé de se métamorphoser, ajustant en permanence ses modalités sémiotiques aux moyens techniques et aux propriétés logistiques des supports. Comme le colonage du rouleau de papyrus ou le déploiement des hiérarchies de gloses sur le parchemin, le jeu des cadres dans l’écran d’ordinateur20 mobilise une articulation technique pour présenter à la vue un ordre du texte21. Loin d’être un objet homogène, par exemple la série alphabétique à laquelle l’écriture est encore trop souvent réduite, cette surface élaborée par le regard concentre un ensemble de signes divers et une pluralité de modes d’organisation de ces signes d’une considérable richesse. L’écran relève bien de cette exigence inévitable de disposition spatiale qui donne à lire le texte en fonction des contraintes et propriétés de la technique. Comme la page, il est le lieu matériel d’inscription d’un processus qui doit, pour être vivant, relever à la fois de la dimension écologique de la proprioception et de la dimension culturelle de la représentation22.

Mais ce n’est pas pour autant qu’on peut définir l’écran comme un simple avatar de la page. Car cette dernière est d’abord un objet technique particulier, qui procède de l’inscription et s’offre à la manipulation directe, deux propriétés que l’écran n’offre pas. En somme, le substrat matériel qui a durablement défini la page dans l’histoire technique, de la tablette au livre, cette union intime et pérenne du signe à son support, a laissé place à un tout autre système. La parenté de fonction n’autorise donc pas la mise en parallèle des objets. Pour poser une relation entre la page et l’écran, il est nécessaire d’établir une médiation entre eux, celle qui consiste à analyser dans deux systèmes techniques différents le substrat de la textualisation, en tant qu’activité de production des formes écrites. Je rappelle la façon dont je décrivais récemment ce processus dans le cadre des médias informatisés :

Note de bas de page 23 :

Yves Jeanneret, « Le Procès de numérisation de la culture, un défi pour la pensée du texte », Protée, 32-2, 2004, p. 14.

En tant qu’objet matériel, le texte informatisé n’est pas vraiment un texte. Il se conserve dans l’organisation logique d’un fichier, où toute configuration doit être décrite par code analytique, pour être reconstruite par un dispositif d’affichage. Le texte a cessé d’être une chose manipulable pour devenir un événement réitéré. Il est plus indestructible que l’imprimé, puisqu’il se propage, indifférent à son support. Mais il est plus fragile, puisque sa forme matérielle est constamment modifiée. Chacun d’entre nous a vu s’afficher sur son écran un non-texte, constitué de séries anomiques de caractères : l’intervention du logiciel dans l’interstice du physique permet que toujours plus de texte soit stocké, accessible, manipulable, mais elle fait que ce n’est jamais le même texte23.

La question de la page est reformulée, de façon profonde, par cette évolution. La forme technique et sémiotique du texte informatisé, dont la matérialisation en tant qu’écrit d’écran n’est qu’un des modes d’existence sémiotique, se définit désormais en relation avec le codage informatique, la numérisation et les dispositifs multiples de manipulation, de stockage dont il fait l’objet : autant d’opérations qui ont leur propre statut sémiotique.

Note de bas de page 24 :

Cette formule rejoint d’ailleurs l’opposition suggérée par Régis Debray entre temps long des cultures et temps court des techniques (Régis Debray, « Ethnique contre technique », dans Transmettre, Paris, Odile Jacob, 1997, pp. 86-92).

Note de bas de page 25 :

Yves Jeanneret, « Matérialités de l'immatériel : vers une sémiotique du multimédia », dans Text and Visuality - Word and Image Interactions III, sous la direction de M. Heusser, M. Hannoosh, L. Hoek, Ch. Schoell-Glass & D. Scott, Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999, pp. 249-257. La matérialité de l’écran reste, en permanence, celle du Pixel, qui ne peut que par illusion d’optique être assimilé à une surface d’inscription.

C’est pourquoi je propose de définir la métamorphose de la page par la superposition de deux logiques : d’un côté la continuité d’une filiation sémiotique qui mobilise des formes visuelles du texte ; de l’autre la rupture irréversible d’une filière technique qui avait jusque là assuré la production et la conservation de ce texte24. Filière qui, précisément, définissait la page en tant que réponse à la question de la circulation des écrits. C’est pour inscrire l’écrit sur des supports matériels manipulables, spatialement déterminés et limités, que les hommes ont inventé la page, la marge, le cadre, l’encart. Cette nécessité pratique paraît devoir dépérir dans un contexte où stocker des textes sans limite ni frontière ne pose pas de problème pratique ou économique. Elle se maintient pourtant sur un autre mode, qui est l’impératif de lisibilité. C’est pour pouvoir continuer à lire ces textes, qui deviennent inaccessibles dans une économie logicielle de la mémoire infinie, que les créateurs de textes informatiques continuent de manipuler sans cesse ces formes, initialement justifiées par une économie technique du support rare. La page devient, dans ce cadre, un objet fantasmatique mais bien visible. Sa prolifération matérielle sous forme d’un art du trompe-l’œil sans cesse perfectionné25 repose sur la permanence de son rôle dans la mise en forme du texte.

Une question cruciale consiste à savoir dans quelle mesure la rupture de la filière technique affectera la continuité de la filiation sémiotique. La page écran est un champ de bataille dans la relation entre les normes communicationnelles, on le verra clairement un peu plus loin.

Construction matérielle du texte d’écran

Note de bas de page 26 :

Emmanuël Souchier & al., Lire, écrire, récrire : objets, signes et médias informatisés, op. cit.. On peut noter que, sur le plan méthodologique, cette approche est voisine de celle des historiens du livre qui analysent par exemple les effets entraînés par le « triomphe du plomb » dans les rapports entre texte et image à la Renaissance : avec la généralisation des techniques, très différentes, de l’impression au plomb d’un côté et de la gravure de l’autre, le texte se trouve irrémédiablement séparé de l’image, l’un étant imprimé en relief et l’autre en creux. Mais l’analyse de l’écrit d’écran pousse plus loin ces effets car c’est l’élaboration et la conservation mêmes de la forme textuelle qui se trouvent remis en cause par l’intervention de l’informatique.

Il faut d’abord, pour bien mesurer ces enjeux, entrer dans un espace qu’on peut définir comme « techno-sémiotique » et cerner ainsi ce qui se conserve, se transforme et se perd dans la culture de la page26. Posons d’abord le problème au plan des formes observables, dont on verra ensuite qu’il ne suffit pas à définir une problématique sémiotique complète.

Note de bas de page 27 :

Emmanuël Souchier, « De la lettrure à l’écran : vers une écriture sans mémoire ? », Texte, 25/26, 1999, pp. 47-68.

À ce niveau de description, un déplacement s’impose, comme on vient de le voir, pour éviter un parallélisme trompeur. Dans le système technique du texte informatisé, ce n’est pas le seul écran qui corresponde à la page en tant qu’objet d’inscription. C’est un dispositif complexe qui gère la succession des états visibles et des états invisibles du texte. Ce dispositif associe la mémoire interne de l’ordinateur, les réseaux, l’écran, le clavier et l’imprimante : chacun de ces éléments est activé par des programmes. Là où l’imprimé confiait à la page la fonction d’assurer la pérennité et la mobilité du texte, l’informatique répartit cette fonction entre tous les éléments de son système technique27. C’est le fait qu’une quantité considérable de codes pilote tout un agencement d’objets hétéroclites qui gère des processus d’apparition et de disparition de signes, dynamique principale de l’écrit informatisé. Emmanuël Souchier, Dominique Cotte, Bruno Bachimont ont étudié cette circulation particulière des écritures (écritures dans plusieurs sens très différents de ce terme, j’y reviens) qui s’opère entre la mémoire de la machine, l’écrit d’écran et l’écrit d’imprimante.

Note de bas de page 28 :

Emmanuël Souchier, Lire & écrire : éditer. Des manuscrits aux écrans, autour de l’œuvre de Raymond Queneau, mémoire pour l’habilitation à diriger les recherches, Université Paris 7, 1997.

L’écran, en tant qu’organisation visuelle du « donner à lire »28, ne s’affranchit pas pour autant, on l’a vu, des exigences qui ont été celles de la page. Mais il les rencontre dans un contexte de ressources et de contraintes redéfini. Toute l’histoire de la page est une recherche des moyens d’inscrire au mieux des textes de plus en plus complexes et variés sur des supports dont l’espace visible est limité : la page bute donc sur les bords et sur les limites de ses supports. L’écrit d’écran, pour sa part, se joue des masses considérables de textes. Mais, parce qu’il a pour propriété de mettre en mouvement ces textes, il doit les donner à lire et à manipuler sur une surface beaucoup plus réduite que celle du livre.

On oublie trop souvent ce point de jonction entre logistique et sémiotique qui définit les médias informatisés comme dispositifs de médiatisation. À l’horizon immense des textes virtuels correspond un unique lieu d’articulation du signe au support, la petite fenêtre d’un écran. Le besoin de rythmer visuellement l’espace lisible, déterminant dans la page, se double de la nécessité d’organiser une relation opératoire entre un volume considérable de textes virtuels et leur actualisation temporaire sur un espace de lecture exigu. C’est pourquoi la forme visuelle du texte ne passe pas seulement par le jeu des espaces et des cadres, comme elle le faisait sur la page, mais nécessite des signes d’une nature particulière, les signes passeurs, qui relèvent d’une sémiose particulière. Le lien du signe écrit avec son support matériel reste déterminant, mais, cette matérialité étant différente, elle demande davantage qu’un assemblage nouveau des mêmes signes : l’invention de signes d’une nature particulière. Les signes passeurs sont l’actualisation d’une modalité sémiotique qui articule la matérialité visuelle au programme. Or, dès qu’il y a signe passeur, il n’y a plus à proprement parler page. La différence technique entre l’écran et la page se trouve ainsi traduite dans une logique sémiotique très particulière. L’écran est un dispositif complexe et unique de visualisation, qui joue sans cesse de ce qu’il rend visible ou invisible sur sa surface unique, tandis que la page est un objet reproductible et pérenne, qui inscrit durablement les traces d’un texte particulier, et d’un seul. 

Note de bas de page 29 :

Maurice Mouillaud & Jean-François Tétu, Le Journal quotidien, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1989.

Note de bas de page 30 :

Dominique Cotte, « De la Une à l’écran, les avatars du texte journalistique », Communication & langages, 129, 2001, pp. 64-78.

Ce premier niveau d’analyse éclaire les conditions dans lesquelles les formes inventées dans l’histoire de la page se trouvent en quelque sorte convoquées sur les écrits d’écran, tout en changeant profondément de statut. Le texte informatisé s’appuie sur une culture acquise des formes pour gérer précisément la complexité et l’hétérogénéité sémiotiques des éléments qu’il mobilise. L’un des exemples frappants de ce phénomène est la rhétorique visuelle des incipit des sites Internet (souvent nommés « écran principal » ou « page d’accueil ») qui s’inspire très largement des maquettes de la presse : ces sites mobilisent un ensemble de formes qui permettent de faire coexister des éléments textuels et iconiques très disparates pour les présenter au regard de façon synthétique, ou au contraire les dissocier dans une subtile diplomatie des surfaces. Toutes choses bien connues, depuis longtemps, des analystes du journal29. Mais le jeu de la métaphore et de la métamorphose prend ici un sens plein, car la Une de presse ne peut « migrer » vers Internet sans devenir un objet très différent30. En effet, si un répertoire très étendu de formes rhétoriques visuelles se trouve de fait transporté (métaphore) du journal à l’écrit d’écran, y compris la chaîne des unités textuelles (surtitre, titre, chapeau, intertitres, corps de l’article), il aboutit sur l’écran à des découpages entièrement différents du texte (métamorphose). L’organisation du rapport entre texte virtuel (mémorisé dans la machine) et texte actualisé (lisible à un moment précis) régit l’organisation de ces signes. C’est ainsi que, par exemple, le chapeau (ou lead) se trouve presque systématiquement coupé de l’article, car le premier sert à introduire un signe passeur qui mène à un nouvel écran, où la hiérarchie des reliefs (titre, illustration, résumé, texte complet), si essentielle à la page de presse, devient totalement invisible.

Note de bas de page 31 :

Sarah Labelle, « “La Société de l’information” : à décrypter ! », Communication & langages, 128, 2001, pp. 65-79 ; Olivier Aïm, « La Transparence rendue visible : médiations informatiques de l’écriture », Communication & langages, 147, 2006, pp. 31-46.

Autre exemple, les sites Internet privilégient une forme écrite, la liste. Cette structure, qui existe dans la page de presse, devient hégémonique sur le réseau, parce que l’alignement des signes passeurs dans l’espace d’un écran-page (je nomme ainsi le produit de la métamorphose) est la manifestation par excellence d’un mode particulier d’articulation matérielle entre la rareté du visible et l’immensité du virtuel. Sur le plan éditorial de l’ordre des textes, le rassemblement de textes en un unique mégatexte permet d’afficher leur appartenance à une institution unique tout en réaffirmant la singularité de leur statut31.

Note de bas de page 32 :

Joelle Le Marec, Ce que le « terrain » fait aux concepts : vers une théorie des composites, mémoire pour l’habilitation à diriger les recherches, Université Paris 7, 2002.

Note de bas de page 33 :

Il faut, dans cette analyse, tenir compte de la fonction sémio-économique de la page qui est, en même temps qu’un lieu de disposition des discours, un espace où les lecteurs de presse rencontrent les énonciateurs marchands. La page est en effet rapidement devenue, dans la presse moderne, un écrin publicitaire où un « contrat de lecture global » associe, sur une même surface l’informationnel et le publicitaire (Valérie Patrin-Leclère, « Presse écrite : les effets d’une nouvelle culture pub », Les Écrits de l’image, 28, 2000). La bannière et d’autres formes sémiotiques prolongent cette logique sur Internet, tout en arrimant le discours marchand au signe passeur.

On voit bien que cette analyse ne relève pas simplement d’une comparaison terme à terme, mais d’un ensemble d’hypothèses sur un processus de médiation très complexe, qui doit prendre en compte la circulation des formes entre objets, signes et pratiques. Sans pouvoir reconstituer exhaustivement ces médiations, on voit qu’elles se développent dans une confrontation incessante entre logiques socio-économiques, logiques sémiotiques et logiques techniques. Les métamorphoses de la page apparaissent bien, dans ce cadre, comme un composite32, associant des objets matériels, des textes, des interprétations et des modèles intellectuels restés implicites. Certaines structures de la page, développées au fil d’une histoire longue, ont permis d’intégrer aux capacités d’un système de production et de diffusion de l’imprimé les formes d’énonciation du journalisme de grande presse33 ; ces structures ont été reproduites par les équipes de « webdesign », en partie parce que certains usages de l’écrit, naturalisés, semblaient aller de soi, en partie en fonction de stratégies spécifiques d’occupation des réseaux ; mais elles ont pris un sens très particulier, dans ce nouveau contexte, qui les intègre dans un nouvel ordre de l’écrit, à la fois parce qu’un support nouveau exige de fait une métamorphose et parce que la situation d’écriture où elles sont mobilisées est différente.

Prédilections, modélisations, mobilisations

Le point de vue des objets, que j’ai adopté jusqu’ici, pour examiner la teneur technosémiotique d’une textualité transformée, éclaire certaines conditions dans lesquelles l’écrit d’écran peut être institué en espace donné à lire. Mais il est nécessaire d’adopter le point de vue des processus de communication, pour repérer certains des enjeux pratiques que soulèvent ces métamorphoses de la page. Je me bornerai ici à indiquer quelques directions dans lesquelles peut s’engager cette étude, en reprenant très synthétiquement certaines conclusions de recherches récentes. Si l’on considère que les actes de lecture et d’écriture impliquent, par-delà la manipulation de telle ou telle configuration concrète du texte, des représentations de la page comme forme perçue, intellectuelle et sensible, élaborée et transmise au fil d’une histoire, il est possible de poser un regard sur la façon dont ce patrimoine formel se trouve approprié dans les logiques d’innovation qui agitent l’univers de nos environnements médiatiques. Il faut, pour cela, mettre le texte d’écran en rapport avec une autre forme d’écriture, le programme informatique, mais aussi avec les représentations ordinaires de la page.

Note de bas de page 34 :

Pierre Fastrez, dir., « Sémiotique cognitive / cognitive semiotics », Recherches en communication, 19, 2003.

Les recherches menées dans cette perspective partent de l’hypothèse que si la filiation sémiotique de la page peut être mobilisée en dehors de la filière technique de la trace, c’est qu’elle a une existence mémorielle et pratique, en tant que forme mobilisée par les sujets dans les actes d’écriture et de lecture. On pourrait définir cette perspective comme celle d’une sémiotique cognitive34, je préfère éviter cette formule, qui finit toujours par suggérer une simulation de l’intellect, et envisager une sémiotique des médiations, associant les construits textuels avec l’observation du geste de lecture et le dialogue avec les sujets. J’essaie ici de tirer quelques conséquences théoriques de ces recherches.

Note de bas de page 35 :

Certaines de ces situations sont analysées dans plusieurs articles, notamment : Dominique Cotte, « L'Approche néophyte de la page web, ou, “Mais où je clique là ?” », INA, Les Dossiers du numérique, 3-3, 2002.

Note de bas de page 36 :

Yves Jeanneret & al., « Formes observables, représentation et appropriation du texte de réseau », op. cit.

L’idée d’analyser de près l’existence de représentations de la « forme texte » chez les internautes est venue d’un ensemble d’observations faites par l’un des chercheurs du groupe, Dominique Cotte, à partir des difficultés récurrentes qu’il rencontrait dans les groupes en formation : difficultés qui manifestaient un écart systématique entre les conceptions que les uns ou les autres mobilisent et la réalité des opérations qu’ils sont en mesure d’effectuer35. C’est pourquoi nous avons imaginé par la suite diverses situations d’observation complexes qui pourraient, sinon « objectiver », comme disent les sociologues, ces représentations formelles – cette prétention ne me semble pas épistémologiquement raisonnable – du moins donner à interpréter certains signes complexes. Signes de processus, relations entre gestes, images et discours montrant à l’œuvre une sorte de figure vivante et variable de la page. Nous avons par exemple confronté un ensemble de lecteurs à un corpus de sites consacrés à un même sujet36. Le groupe de chercheurs impliqué dans ce travail a eu le vif sentiment d’avoir affaire à la mobilisation de figures socialisées d’une forme page, à caractère imaginaire, dont nous pensons qu’elle est une médiation nécessaire pour comprendre les enjeux du lire et de l’écrire contemporains.

Note de bas de page 37 :

Annette Béguin, op. cit.

Note de bas de page 38 :

« Formes observables, représentation et appropriation du texte de réseau », op. cit., pp. 135-148 et pp. 325-339.

Note de bas de page 39 :

Cette catégorie entretient des liens avec les théories du genre ou de l’architexte, au sens que donne Gérard Genette à ce terme, mais elle ne relève pas d’une typologie.

La notion de prédilection sémiotique vise à rendre compte de cette médiation des formes vécues du texte, à la fois socialisée et subjective. En effet, face à des configurations textuelles d’une hétérogénéité considérable, celles qu’offre en général une « page écran », les lecteurs peuvent mobiliser des figures virtuelles du texte d’une nature profondément différente : figures qui ont des conséquences à la fois sur la relation qu’ils entretiennent avec les signes, sur la façon dont ils traduisent en pratiques leurs interprétations, sur leur capacité à qualifier de telle ou telle manière les discours auxquels ils sont confrontés. Cet univers de convocation subjective de formes héritées du texte, qui comporte comme un constituant majeur des disciplines du lisible37, est décrit et commenté en détail dans l’une de nos recherches38. Je rappellerai seulement ici qu’il éclaire les relations que les lecteurs entretiennent avec les textes. Certains sujets qualifient très précisément certaines productions, découpant en quelque sorte les objets éditoriaux au sein de l’ensemble hétérogène des écrits de réseau et reconstituant, par-delà les signes passeurs, des entités textes distinctes. Pour d’autres, l’écran-page n’est qu’une collection de listes offrant, par les signes passeurs (définis alors comme des « liens ») l’occasion de pénétrer dans la profondeur fantasmée d’un immense réceptacle communicationnel continu, traité comme un texte unique au statut constant. Il s’agit là de deux exemples contrastés choisis dans un complexe extrêmement riche de postures. La prédilection sémiotique, c’est donc cette forme, encore sémiotique dans sa teneur, mais détachée de tel ou tel texte, qui vise à rendre compte, certes partiellement, du mouvement de saisie phénomé­nologique des ensembles visuels hétérogènes39.

Note de bas de page 40 :

Herman Parret, « Vestige, archive et trace », Protée, 32-2, p. 37-46.

Note de bas de page 41 :

Comme on l’a vu, cette notion s’apparente à celle de Genette, mais elle désigne l’inscription matérielle, dans les programmes, des modèles formels considérés. Il ne s’agit donc pas d’une idée des genres, mais d’un ensemble de formes matérielles et visuelles mobilisées, consciemment ou à leur insu, mais inévitablement, par les scripteurs et les lecteurs.

Note de bas de page 42 :

Marie Després-Lonnet & al., « Le Couple dispositif/pratiques dans les échanges interpersonnels », dans Lire, écrire, récrire, op. cit., p. 159-230 ; Sophie Pène, Société de disponibilité : la vie quotidienne des communautés artificielles, mémoire pour l’habilitation à diriger les recherches, Université Paris 4, 2005.

Je considère aujourd’hui que cette catégorie de la prédilection sémiotique, que cette recherche envisageait initialement comme une modalité de la réception du texte, permet d’aborder l’ensemble du processus d’informatisation des objets textuels, qu’on les nomme page, page-écran, écran ou interface. En effet, l’ensemble des sujets qui interviennent sur ces formes – pour les enregistrer, les calculer, les modéliser, les ouvrir à la transformation – mobilisent, comme les lecteurs « ordinaires » que nous avons observés en quelque sorte « en bout de chaîne », cette profonde culture des formes héritées, qui s’est propagée à la fois par la mémoire, la trace et l’archive40. Mais l’un des traits importants de ce qu’on nomme un peu vite l’âge du numérique est que, loin de simplement ouvrir le texte à une perspective infinie, fluide, incontrôlable, le travail informatique inscrit en permanence, dans la mémoire invisible des programmes, des couches infinies de formes logiquement modélisées qui se propagent ensuite de texte en texte. C’est cette forme à la fois originelle et rectrice (dans le double sens du terme grec archè) que nous avons nommée « archi-écriture », déclinée en une considérable série d’outils nommés « architextes informatiques »41 : traitements de texte, moteurs, logiciels de messagerie, plates-formes colla­boratives, gabarits de présentation visuelle, etc. C’est donc un nouveau mode d’existence de la forme page – ou en tout cas de cette logistique des cadres et des espaces de l’écriture dont la page a été l’incarnation technique – qui s’affirme avec ces formes propagées, dont l’extension est incessante. J’évoquerai ici seulement deux exemples de ces analyses. L’étude des transformations introduites par l’arrivée des messageries électroniques dans le champ de la correspondance et celle des effets de pouvoirs liés à la généralisation des « plates-formes collaboratives » sont profondément différentes selon qu’on mobilise seulement, de façon paresseuse, l’idée de nouvelles formes de conversation dans un cas ou de « cognition distribuée » dans l’autre, ou qu’on regarde de près comment la forme écrite, qui mobilise le lourd héritage de la page et du formulaire, rend visibles et invisibles les identités, les capture, les légitime, les efface42.

Note de bas de page 43 :

L’usage de nommer « feuille de style » (et non « page de style ») l’inscription d’un format particulier d’énonciation éditoriale dans l’architexte montre que, dans la mesure où il semble surplomber l’écriture, l’architexte apparaît comme un support plus que comme un texte. Or sa propriété technosémiotique est précisément d’être une forme particulière de texte.

Note de bas de page 44 :

Valérie Jeanne-Perrier, « L’écrit sous contrainte : les systèmes de management de contenu », Communication & langages, 146, 2005, pp. 71-81.

Dans ce contexte, la forme-page devient un objet matérialisé mais plastique, qui s’offre à la dissémination matérielle, une sorte de génétique matérialisée43 dont on retrouve les formes dans chaque production singulière : chaque présentation PowerPoint contient toute l’esthétique formelle du texte schématique, chaque réponse de moteur de recherche présente la même liste structurée de « métadonnées », chaque « blogue » réalisé avec tel ou tel logiciel d’auto-édition44 reproduit le même ordonnancement des « posts ». En devenant cette forme ouverte à une industrialisation de la trivialité, la page entre aussi, nécessairement, dans le mouvement des appareils à créer de la valeur ajoutée. Comme nous l’écrivions récemment :

Note de bas de page 45 :

Yves Jeanneret et Emmanuël Souchier, « L’énonciation éditoriale dans les médias informatisés », Communication & langages, 145, 2005, p. 15.

C’est bien une industrie culturelle particulière, tirant ses profits, moins de la production et de la vente de certaines productions, que de la mise au travail général d’une société autour des mêmes moyens de production culturelle, qui se met en place avec cette énonciation éditoriale à la fois balisée et omniprésente. Lorsque nous utilisons cette catégorie particulière de logiciels qui incarne, borne et potentialise le geste d’énonciation éditoriale, les architextes, nous sommes tous les travailleurs de cette activité dans laquelle chacun, dès lors qu’il pense, travaille, écrit et diffuse, alimente une forme toute nouvelle de business-plan45.

La page métamorphosée et inscrite dans les codes des architextes est donc aujourd’hui l’incarnation par excellence d’un travail sémiotique placé au cœur des relations de pouvoir et de richesse de ce que certains ont nommé le « capitalisme cognitif » et qu’on nommerait plus justement l’ingénierie communicationnelle.

Mutations du stéréotype

Note de bas de page 46 :

Bernard Stiegler, De la misère symbolique – 1. L’époque hyperindustrielle, Paris, Galilée, 2004.

Note de bas de page 47 :

Yves Jeanneret, « Et jusqu’où cela pouvait être dit… sur la gageure de la trivialité, à partir de Foucault », dans Foucault à l’œuvre, sous la direction de Yves Chevalier et Catherine Loneux, Cordil, éditions EME, 2005, pp. 193-223.

Cette analyse pourrait suggérer quelque conclusion radicalement destructrice, comme celles que propose Bernard Stiegler lorsqu’il annonce l’écrasement de la société du symbolique par l’hyperindustrialisation des individus46. Cette annonce d’une résorption du sémiotique par le logistique était d’ailleurs contenue en germe dans les pages les plus noires de Surveiller et punir47. Ce n’est pourtant pas la direction dans laquelle s’engagent aujourd’hui nos recherches. Instrumentalisée, systématisée, codée, la page reste la page, c’est-à-dire un objet reproductible, mais interprétable et soumis au processus créatif de l’écriture. Ce qu’il s’agit de cerner consiste donc moins en une réduction du culturel au technique qu’en une redéfinition des rapports de pouvoir en jeu dans l’écriture. Ici encore, je me bornerai à quelques indications très générales.

Note de bas de page 48 :

Jean Davallon & al., « L’Usage dans le texte : “les traces d’usage” du site Gallica », dans Lire, écrire, récrire, op. cit., pp. 47-90.

Note de bas de page 49 :

Ivan Illitch, Du lisible au visible : la naissance du texte, Paris, Cerf, 1991.

Note de bas de page 50 :

Yves Jeanneret & Sarah Labelle, « Le texte de réseau comme méta-forme », Colloque Culture, savoirs, supports, médiations : le texte n’est-il qu’une métaphore ?, Université de Thessalonique, avril 2004, texte accessible sur Internet : http://halma.recherche.univ-lille3.fr/Seminaireavril2004/Jeanneret.pdf

Il me semble que la notion de prédilection sémiotique offre un cadre intéressant pour comprendre les redéfinitions en cours des processus de communication – et par là donner un statut relativement défini à l’idée de médiatisation d’objets hétérogènes, que la notion d’intermédialité veut saisir. On peut considérer que l’architexte informatique est un travail de réécriture instituant, qui s’inscrit dans un processus de circulation des formes écrites, entre traces écrites et mémoire vivante des hommes. En somme, une matérialisation technique de ce que Foucault nommait l’archive, appliquée à un monde d’objets particulier, les formes visuelles de la textualité. En termes sémiotiques, c’est donc la fixation matérielle, dans des objets manipulables (un texte où l’opératoire s’associe au sémiotique48) d’une mémoire des formes circulantes, dans laquelle la conservation de certaines de ces formes au détriment d’autres obéit au principe d’une prédilection sémiotique, mobilisée sur le mode du projet. Une telle fixation de formes ne consiste donc pas, comme on l’a trop écrit, en une substitution du calcul au texte : elle rencontre la nécessité de devenir elle-même une forme lisible et scriptible, certes fixée par la prédilection des concepteurs de programme, mais réinterprétée par la prédilection des sujets sociaux. En somme, le travail informatique rejoint les analyses de Ivan Illitch sur les modalités d’invention de la forme texte, cet objet « visible mais intangible » qu’il décrit dans ses analyses des manuscrits de la fin du Moyen-Âge49. L’informatique renoue, en quelque sorte, avec une propriété définitoire de la forme texte, en tant que mode d’existence matérielle des objets sémiotiques complexes. Un texte est toujours une récriture d’un autre texte, il ne se donne sa forme que par référence à des formes qui lui préexistent. Dans ce cadre, le travail informatique a cette propriété particulière d’ancrer ces récritures dans la production de « méta-formes » (formes citant d’autres formes) susceptibles d’être propagées, habitées, comme autant de mémoires matérielles d’une histoire de l’écrit50.

Ce qui est donc en jeu, c’est le nouveau rapport entre fixité et plasticité des formes écrites qui s’inaugure dans le régime de l’architexte informatique. Le « stéréotype », au sens strict – ce procédé technique qui permet de reproduire en bloc une page complète dans sa singularité – a fait place à l’architexte, qui propage des formes tout en offrant une possibilité permanente de les modifier, décaler, transformer.

Un équilibre précaire entre formes et formats

Note de bas de page 51 :

Lev Manovitch, op. cit.

Note de bas de page 52 :

Cf. par exemple Jean-Luc Minel, Filtrage sémantique des textes : problèmes, conception et réalisation d’une plate-forme informatique, mémoire pour l’habilitation à diriger les recherches, Université Paris 4, 2001.

Du point de vue techno-sémiotique, on peut considérer l’architexte comme l’inscription matérielle, codée, dans la mémoire informatique, d’une chaîne de traductions sémiotiques. Ces traductions incarnées en signes-objets permettent de développer les formes de communication sur un double plan : d’un côté, celui d’une formalisation logique stricte, reposant sur une série de couches logicielles, de l’autre celui de l’invention du trompe-l’œil de formes héritées des cultures médiatiques, parmi lesquelles la culture de la page joue un rôle déterminant. Lev Manovitch est celui qui a systématisé le plus nettement ce double plan de la médiatisation51. Les recherches les plus vivantes menées dans l’ingénierie du texte visent à articuler explicitement les processus de modélisation du sens des textes avec les processus de modification des espaces de lecture, dans une relation explicite du travail informatique à la posture des lecteurs52.

Ainsi interprétée, toute forme manipulée par l’informatique renvoie en quelque sorte à un double jeu, formalisation logique d’un côté, évocation visuelle de l’autre. La page-écran doit, parmi d’autres objets médiatiques métamorphosés (le plan de film, le planning de tâches, l’écran de contrôle) sa survivance à cette superposition des plans sémiotique. La mixité des médias, ou plutôt l’activité de métaphore-métamorphose des formes médiatiques, relève bien de la superposition d’un ensemble de constructions sémiotiques hétérogènes, reliant, pour simplifier, les cultures symboliques en circulation dans la société aux formes normées de l’écriture informatique, par le biais d’un objet sémiotique particulier, la chaîne de caractères, puis rattachant ces codes logiques, formulés dans la chaîne alphanumérique, aux opérations matérielles des systèmes.

Note de bas de page 53 :

Anne-Marie Christin, op. cit.

Note de bas de page 54 :

Paolo Fabbri, « Novlangues : de la standardisation aux pidgins » dans « 1984 » ou les présents de l’univers informationnel, sous la direction de Jean-Louis Weissberg, Paris, éditions du centre Georges Pompidou, 1985, pp. 393-412.

C’est donc un complexe sémiotique extrêmement hétérogène qui est mobilisé par le moindre logiciel courant, traitement de texte, logiciel de présentation, animation visuelle. Notons en particulier que les batailles immémoriales sur la définition de l’écriture53 s’y trouvent inévitablement reconvoquées implicitement, car ce que l’informatique nomme « forme logique » et « forme physique » du document établit une relation entre l’espace large d’une image écrite – que l’écran ne peut pas ne pas convoquer d’une façon ou d’une autre – et la définition normée de la chaîne des signes discontinus – que la machine est contrainte à traduire en permanence en processus énergétiques matériels. L’informatique, c’est une écriture jugulée (l’alphanumérique) représentant une écriture investie (la pensée de l’écran), pour accéder à une écriture minimale de l’énergie physique (la série des 1 et des 0). Paolo Fabbri avait suggéré il y a longtemps cette problématique de la traduction automatisée54, sans pouvoir alors imaginer jusqu’à quel point ce travail entrerait dans la sensorialité complexe de l’hétérogénéité visuelle.

Note de bas de page 55 :

Pascal Robert, La Fonction politique des technologies de l’information et de la communication, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2005.

L’analyse de cette médiatisation technique des formes matérielles de la textualité, dans leur historicité, doit éloigner de toute approche mécaniste de ces phénomènes. L’emprise des créateurs de formes est l’un des éléments déterminants d’une écologie communicationnelle contemporaine et elle s’accroît à mesure que la plasticité et la capacité de dissémination de ces formes se perfectionne. Il faut considérer aujourd’hui les métamorphoses de la page à l’écran comme un lieu central d’exercice du pouvoir managérial, dans une société où, par ailleurs, les institutions se voient systématiquement contester leur légitimité. Cette instrumentalisation des formats est l’une des figures essentielles de l’impensé informatique, selon le formule heureuse de Pascal Robert. Elle trahit le privilège dont disposent les concepteurs de programme, celui d’exercer une mise en ordre politique du social sans avoir à s’exposer au débat et à la justification55.

Note de bas de page 56 :

Yves Jeanneret & Cécile Tardy, « Profondeurs de l’urgent : PowerPoint entre immédiateté et urgence », Figures de l’urgence et communication organisationnelle, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2006.

Note de bas de page 57 :

Plus exactement : le même code inscrit dans la machine.

Note de bas de page 58 :

Valérie Patrin & al., « Le journal radiophonique, un univers d’écriture », dans Métamorphoses médiatiques, pratiques d’écriture et médiation des connaissances, sous la direction de Yves Jeanneret, Rapport de recherche, Celsa, programme Société de l’information, CNRS, 2005.

Mais ce pouvoir, loin de relever d’une simple aliénation, repose sur la réappropriation incessante de ces formes et sur les capacités d’invention dont elles sont porteuses. Une étude récente sur les usages du logiciel de présentation PowerPoint56 – figure par excellence de la prolifération d’une certaine conception hégémonique de la page – montre à la fois les processus de normalisation des productions et l’espace d’initiative que permet la multiplication des vues offertes sur les textes. On y voit d’ailleurs que l’informatique offre la possibilité de ne pas choisir une forme page, de multiplier les vues sur le texte, si bien que la frontière entre page (manipulée) et écran (projeté) s’évanouit, le même texte57 pouvant, d’un geste, se muer de page lue en écran mis en spectacle, faisant basculer autour de lui toute une pragmatique de la communication. Une autre étude, menée dans le cadre de la rédaction d’une radio, permet de comprendre en quoi un logiciel commun de « numérisation » des documents de tout ordre prononcés et diffusés à l’antenne matérialise un ordre collectif des écritures, sans pour autant interdire l’affirmation de styles très contrastés de virtuosité scripturale58.

Note de bas de page 59 :

« J’appelle “tactique” l’action calculée que détermine l’absence de propre. [...] La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère. [...] Elle n’a donc pas la possibilité de se donner un projet global ni de totaliser l’adversaire dans un espace distinct, visible et objectivable. Elle fait du coup par coup » (Michel de Certeau, L’Invention du quotidien : les arts de faire [1980], Paris, Gallimard, 1990, pp. 58-60).

Il est donc essentiel, dans l’approche de ces formes traduites et automatisées, de ne pas perdre de vue l’importance des médiations écrites et de leur pouvoir de créativité, de résistance et de détournement – où l’on retrouverait, pour décrire le rapport entre page formatée et page habitée la relation posée par Certeau entre stratégie et tactique59. Mais il ne faut pas éluder le fait que certains acteurs de l’informatique, soutenus par des acteurs politiques et industriels puissants, sont porteurs d’un projet barbare de liquidation de l’hétérogénéité même des cultures. En effet, pour qui regarde l’informatique, non comme une contribution limitée aux processus de communication mais comme un projet de normalisation de la pensée et de la culture, la logique d’ « optimisation » vise la rationalisation, l’inter-opérabilité, la manipulabilité absolue des contenus culturels. La norme à laquelle la page est alors confrontée est celle de l’indépendance de l’information vis-à-vis de ses supports matériels, norme officiellement retenue par les instances actuelles de « gouvernance » de l’Internet sous le doux nom de « device independence ». L’indépendance matérielle, c’est le projet de normaliser toute description de document sous la forme d’un double parfaitement explicite des relations textuelles qui y figurent – lesquelles ne sont pas nommées, dans cette idéologie de la communication, « texte » mais « information ». Dans cette conception combinatoire et hyperrationnelle de l’univers sémiotique, il faudrait que toute idée soit exprimée dans un format commun, localisable dans un atome informationnel défini, pour pouvoir être retrouvée et redistribuée en permanence. En termes sémiotiques, il s’agit de promouvoir une conception de la sémiotique des cultures dans laquelle ne fait sens que ce qui peut être décrit dans la chaîne d’écriture automatisée.

Note de bas de page 60 :

Dominique Cotte & Marie Després-Lonnet, « Le Document numérique comme lego ®, ou la dialectique peut-elle casser des briques ? », Information, interaction, intelligence (I3), vol 4-1, 2004, pp. 159-172 ; Alessandro Zinna, « Gli Oggetti a montaggio », dans Le Interfacce degli oggetti di scrittura, Roma, Metelmi, 2004, pp. 258-284. Les prolongements marchands de cette technologie de la combinaison ont été analysés par Juliette Poupard, « écrit d’écran : du mélange des genres », Communication & langages, 144, 2005, pp. 65-75.

Une telle hégémonie sémiotique est envisageable, à partir du moment où l’on comprend bien que, si le texte de réseau mime la forme page, il n’est nullement contraint de la traiter comme une entité, puisqu’il peut la considérer, non comme un objet en soi, mais comme le simple réceptacle temporaire d’un ensemble d’éléments d’ « information » considérés comme des atomes de significations isolables, reconfigurables et recombinables60. Ce projet s’interprète évidemment en termes de prédilection sémiotique, comme un modèle de la communication dans lequel la textualité, dans sa dimension matérielle et sensible, aurait totalement disparu. On peut d’ailleurs le situer dans une histoire des imaginaires sémiotiques de l’informatique, qui ont en permanence oscillé entre un fantasme de liquidation de la forme page, incarné par excellence par les théoriciens de l’ « hypertexte » dans les années soixante-dix, et un processus constant de réappropriation et mise en abyme de cette même forme, qu’on voit culminer par exemple dans le logiciel de facsimile AcrobatReader. L’informatique (qui est elle-même une entreprise fort hétérogène) ne sait pas si elle doit liquider la culture de la page ou s’appuyer sur elle. Et cette incertitude est sans doute à encourager, car, si l’industrie choisissait la première solution, elle pourrait entrer dans un procès de réduction de la sémiodiversité des cultures. C’est bien de cela qu’il est question, aujourd’hui, à travers ce qui apparaissait en première analyse, aux analystes du « multimédia », comme une hybridation des médias. Le collectif qui a réfléchi, au sein du CNRS, sur l’avenir du document, formule à cet égard un avertissement sur lequel je conclurai, espérant qu’il pourra être entendu, dans le pugilat des intérêts de toutes sortes qui déchire aujourd’hui le monde de la recherche.

L’examen des rapports entre texte et document pointe en effet un certain nombre de questions, trop vives pour nous en soustraire, qui conditionnent des réalités politiques, culturelles, sociales de grande envergure. En voici quelques-unes :

-Quels liens voulons-nous conserver avec la culture documentaire dont notre société est issue, souhaitons-nous rompre avec elle, la transformer, en inventer une autre ? Quels principes guident aujourd’hui les grands programmes qui se mettent en place par le concours des acteurs industriels et des pouvoirs publics ? Quelle est la valeur des modèles revendiqués par les uns et les autres ?

-Où mène l’idéal d’une culture structurée par des protocoles de plus en plus uniformisants ?

-Quels sont les enjeux liés à l’utilisation de tel ou tel modèle, de tel ou tel protocole ? Peut-on analyser les situations et les paradigmes de leur utilisation ?

-Qui peut décider de ces enjeux ? Peuvent-ils être débattus ou seront-ils tranchés, de fait, par ceux qui auront le pouvoir de configurer les dispositifs ou par un jeu d’acteurs tellement éclaté que personne n’en maîtrise le sens ?

Note de bas de page 61 :

« Le Texte en jeu, permanence et transformations du document », texte collectif (pseud. Roger T. Pédauque) sous la direction de Jean-Michel Salaün, Archives du réseau thématique « document » (RTP-Doc) du CNRS, accessible en ligne : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr.

Le risque serait que les questions posées disparaissent, non parce qu’on leur aurait apporté une réponse, mais simplement parce que les conditions pour les poser auraient disparu61.