La séquence de la pêche au thon dans Stromboli de Rossellini1 : une spirale polysensorielle

Nathalie ROELENS 

https://doi.org/10.25965/visible.183

Texte intégral

[…] nous tirons sans doute du concours de nos sens et de nos organes de grands services. Mais ce serait tout autre chose encore si nous les exercions séparément, et si nous n’en employions jamais deux dans les occasions où le secours d’un seul nous suffirait ».
Diderot, Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient,
Paris, Garnier Flammarion, 1972, p. 86.

[...] j’étais torrent, j’étais noyé, j’étais navigation. [...] j’étais navigation avant tout, brillant d'un feu pur et blanc, répondant à mille cascades, à fosses écumantes et à ravinements virevoltants, qui me pliaient et me plissaient au passage. Qui coule ne peut habiter ».
Henri Michaux, Misérable Miracle. La mescaline,
Paris, Gallimard, 1972, p. 48-50.

Note de bas de page 2 :

«[…] le personnage est devenu une sorte de spectateur. Il a beau bouger, courir, s’agiter, la situation dans laquelle il est déborde de toutes parts ses capacités motrices, et lui fait voir et entendre ce qui n’est plus justiciable en droit d’une réponse ou d’une action. Il enregistre plus qu’il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu’engagé dans une action. » (Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p.9).

Puisqu’elle ne peut quitter l’Italie de l’après-guerre, Karin, une jeune Lituanienne assignée à un camp de réfugiés, accepte d’épouser Antonio, jeune pêcheur de l’île volcanique de Stromboli. Mais leur vie sur l’île devient rapidement un enfer pour elle. La séquence de la pêche au thon (la fameuse cérémonie de la « tonnara ») ferait basculer la diégèse, déjà chétive, dans le documentaire si elle ne constituait une épreuve qualifiante que la jeune femme s’impose à elle-même pour savoir si elle continuera à supporter cet un environnement inhospitalier, voire hostile, où se dressent à la fois la barrière de la langue et la violence de son mari. Comme tout le film incarne à merveille cette situation purement optique (ou sonore) du personnage devenu pur témoin oculaire (ou auditif) incapable de réagir de façon sensori-motrice, assister à une pêche au thon exacerbe dès lors pour Karin le rôle de pur réceptacle sensoriel qui lui a été assigné dès le début. C’est par cette situation sensorielle bien particulière et par l’errance dans un « espace quelconque » (terrain vague, lieu déserté, déconnecté) que Gilles Deleuze distinguait d’ailleurs le néoréalisme du cinéma d’action qui lui précéda2.

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D’après Roberto Rosselini, Stromboli

La séquence en question met en scène une double perception : celle des pêcheurs dont la sensorialité est soumise à un programme d’action bien réglé et celle de Karin (Ingrid Bergman), notre observatrice déléguée, qui, empêchée dans ses actes, gênée dans ses mouvements, subit la scène de façon d’abord visuelle, puis polysensorielle suite à l’abolition partielle de la vue et, partant, de la raison de sa présence en ce lieu : elle était censée assister visuellement à, contempler, la pêche au thon de son mari.

Note de bas de page 3 :

«Qu’est-ce qu’une suite d’actions ? Le dépli d’un nom. Entrer ? Je puis déplier en : «s’annoncer» et «pénétrer». Partir ? Je puis déplier en : « vouloir », « s’arrêter », « repartir ». Donner ? « provoquer », « remettre », « accepter ». […] Le dépli de la séquence, ou inversement son pli, se font sous l’autorité de grands modèles culturels (remercier pour un don) ou organiques (troubler le cours d’une action) ou phénoménaux (le bruit précède le phénomène) […] la règle d’ordre est ici culturelle (c’est en somme l’«habitude») et linguistique (c’est la possibilité du nom, le nom gros de ses possibilités)» dans Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970, p. 88-89

Les pêcheurs en « formation » attendent la « pêche miraculeuse » dans le carré de mer qu’ils ont circonscrit, surface de nature découpée en culture, espèce de « templum » afin d’abord de con-templ-er le lieu en plongée (à l’instar de l’augure, le prêtre latin qui découpait du bout de son bâton un rectangle fictif pour y interroger selon certains principes le vol des oiseaux et en tirer des présages, à cette différence près que l’augure auscultait le ciel en contre-plongée). Le cadrage épouse un moment cette enceinte-templum dominée par le regard des pêcheurs à l’affût de la première altération de la surface plane, regard qui cédera devant tout un programme narratif débrayé où les compétences modales sont actualisées l’une après l’autre dans un rituel bien ordonné (que Barthes ramenait au dépli d’un nom3) et où les sensations, domptées, acclimatées par une pratique ancestrale, sont toutes au service de la praxis : savoir-faire (compétence pragmatique), pouvoir-faire, vouloir-faire, faire : tirer le filet, chanter, crier, siffler, harponner, hisser, immobiliser, prier (remercier pour la « pêche miraculeuse »), rentrer (avec de façon implicite les promesses mercantiles et la consommation alimentaire gustative finales). Autrement dit, ce rituel, qui n’a rien à envier à la tauromachie, affecte chaque sensorialité à une étape précise de la séquence pragmatique de sorte qu’à aucun moment l’intensité de la sensation ne risque d’entraver l’efficacité du geste : scruter pour repérer, crier et donc s’écouter crier pour s’accaparer la proie, toucher pour harponner et hisser, sentir et goûter ensuite pour se nourrir. Je voudrais en dégager la loi suivante : l’action est une puissance d’endiguement des sensations et des passions qui en résulteraient. L’action établit un barrage contre l’intensité qui pourrait faire déborder la polysensorialité en affect. Les pêcheurs ont beau faire corps avec leur proie dans un couplage qui se termine par une estocade aquatique, ils maîtrisent entièrement la situation.

Or, à la séquence très ritualisée de la pêche (annonce-développement-conclusion) s’effectuant selon une doxa bien ancrée que la noblesse des travailleurs de la mer met encore en évidence, s’oppose la séquence d’observation anarchique de Karin, qui la montre subjuguée, décomposée, perdant sa dignité malgré sa tenue de ville (et cherchant des enveloppes supplémentaires pour se fermer au monde : le foulard, son propre coude). C’est ce regard désemparé et brouillé que la séquence épouse par la technique de la caméra subjective (point of view shot) hormis quelques plans en contre-champ conçus précisément pour montrer la réaction thymique de l’observatrice et quelques plans en plongée réitérant le surplomb des pêcheurs.

Le regard embrayé de la jeune femme est au départ conditionné par les modalités du vouloir-voir (une certaine curiosité et une envie de réconciliation la pousse à aller rejoindre son mari : « I just wanted to surprise you », « I had to see you. I want to be with you », volonté qui lui donne même un ascendant sur celui-ci et sur ses collègues : « Relax, smile » lui dit-elle, car elle se sent en mesure maintenant de braver les quolibets), du savoir-voir (elle est dotée de compétence visuelle et, donc, cognitive), du pouvoir-voir (la scène est accessible). Ce regard, qui est d’abord accompagné du degré zéro des autres sensations - pour l’auditif : le silence ou du moins le chant très rythmé, pour le tactile : la nappe d’eau homogène, lisse et lustrée, pour l’olfactif : l’inodore, pour le gustatif : l’absence de goût -, va cependant progressivement se brouiller : les formes-poissons surgissant de la mer se métamorphosent en une masse informe et grouillante à la fois homogène et discontinue, mieux, la vue est tellement sollicitée de tous côtés qu’elle ne distingue plus que l’informe. Et c’est l’informe, semble-t-il, qui va entraîner une virtualisation de la visibilité ; le savoir-voir est désormais défaillant : Karin ne comprend plus ce qu’elle voit donc elle ne voit plus bien et finira même par fermer les yeux, le pouvoir-voir est obstrué par les éclaboussures, le vouloir-voir, le goût de voir, se mue en dégoût. De sorte que le terrain est propice à l’émergence de saillances sensorielles relayant la vue. Le rôle purement scopique du témoin oculaire cède donc vite le pas à une vertigineuse spirale polysensorielle qui actualise des sensations plus organiques : saillances auditives chaotiques, stochastiques : les clapotis, les cris ; saillances d’abord haptiques : le gluant, le dentelé, le dur, le lourd, et ensuite relevant d’une tactilité dysphorique : les giclées d’eau qui assaillent et fouettent le corps propre – si tant est qu’on puisse étendre le tactile à une sensibilité aux vicissitudes de l’atmosphère, à un sentir épidermique du « moi-peau », saillances gustativo-olfactives dysphoriques : l’amer, jusqu’à la confusion totale des stimuli sensoriels dans la somatisation d’un corps affecté : le début de la nausée.

Note de bas de page 4 :

Il n’est pas insignifiant que le mari participe du pôle collectif de la virilité éjaculatoire (l’eau salée se mêlant au sang) tandis que l’épouse est reléguée dans le pôle privé de la pureté à peine maculée par une grossesse encore inavouée.

Note de bas de page 5 :

«[…] sensory stimuli often have structures and effects which are not modality-specific. In these cases sight, sound, smell, taste, and touch can often be described with the same concepts, for example as being «soft», «homogeneous», or «intense», «calming», «exciting», or «threatening». Such properties of sensations are called ‘transmodal properties’; they are the basis for the ability of artists to express a given idea by producing a poem as well as a picture, a piece of music or a sculpture (cf. the notion of «exemplification» used in this context by Nelson Goodman 1968) and to translate these expression forms into each other (cf. the definition of «intersemiotic translation» given by Roman Jakobson 1959)», Roland Posner and Dagmar Schmauks, «Synaestesi : Physiological Diagnosis, Practice of Perception, Art Program – A Semiotic Re-analysis », Zeitschrift für Semiotik, 2002, p. 5.

Note de bas de page 6 :

Jacques Fontanille, Sémiotique du visible. Des mondes de la lumière, Paris, PUF, 1995, p. 46 et 65.

C’est ici où, à notre sens, la vertigineuse spirale polysensorielle chavire dans une expérience synesthésique où les sensations, au lieu de s’additionner, fusionneront (les cris deviennent aigus, les giclées perçantes, salées et froides, les grand corps lourds gluants, dentelés et coriaces voire, pour peu qu’il soient encore perçus à travers les gerbes d’eau, impudiques, les sens s’amalgamant aussi de sens moraux4) pour ensuite s’annuler. Tandis que les pêcheurs transforment l’intensité des formes sensibles en énergie, en force physique pour leur programme d’action, minorisant ainsi l’éprouvé de la polysensorialité, la spectatrice, incapable de réagir par la praxis, ne peut que pathémiser l’événement polysensoriel trop énorme pour elle et le traduire en dégoût, en peur. Elle a en somme privilégié ce que Roland Posner appelle « propriétés transmodales », à savoir celles qui ne sont pas propres à un canal sensoriel telles que « l’intensité »5. Ce que Posner ne dit pas c’est que cette intensification des sensations, leur saturation, peut entraîner leur annulation (dans une atrophie ou anesthésie totale combinant aveuglement, assourdissement, inappétence, dégoût) et dès lors mettre fin à la synesthésie même, en d’autres termes que la fusion puisse mener à la confusion et c’est cette confusion que la spectatrice transmet partiellement aux spectateurs. Jacques Fontanille l’annonçait déjà indirectement dans Sémiotique du visible en nous rappelant qu’au-delà de l’obscurité totale d’un côté, et de la clarté éblouissante de l’autre, les deux seuils d’intensité du visible, « le monde redevient à la fois invisible et insignifiant » : « le risque de l’esthésie, c’est la fusion irréversible, où la découverte immédiate de la plénitude du sens peut, à tout moment, pour peu que l’intensité dépasse le seuil de sensibilité du sujet, se transformer en effondrement complet du sens »6. Comme on est en contexte de sensorialité multiple, l’insignifiance de l’une nourrit l’insigni-fiance de l’autre. La jeune femme ne sait plus comment utiliser ses sens : elle est submergée par l’événement et ce franchissement de seuils est ici transgression morale : l’événement devient visqueux, nauséeux, de trop, insupportable, « horrible », « enough », l’esthésie déborde dans l’affect de la répulsion. Le tour de force de la rhétorique de Rossellini consiste dès lors à nous montrer de façon purement visuelle, et auditive, une expérience d’émancipation des autres sensorialités hors de la perception visuelle et ensuite l’offuscation des sens.

Note de bas de page 7 :

William Fiers, «L’animal dans l’œuvre de Gustave Courbet», in Visio (La figure de l’animal), vol. 6, n°1, printemps 2001, p. 83.

Ce maelström polysensoriel et l’effondrement des/du sens qui en résulte s’explique sans doute par la topologie et la proxémique : contrairement aux pêcheurs nombreux (tandis qu’elle est seule) et surélevés, debout, dominants, en position de force, l’observatrice, légèrement en retrait mais sensoriellement participative, est assise dans une embarcation qui enregistre les remous, et partant, fragilisée. Au même niveau que le banc de thons, elle baigne littéralement dans l’épaisseur de l’événement olfactif, gustatif, tactile que constitue la pêche et que les travailleurs de la mer ont su transformer en programme d’action. Ces deux postures présagent déjà en quelque sorte d’emblée de la victoire de ceux-ci et de la défaite ce celle-là. Expérience d’autant plus rude pour elle qu’elle ne dispose d’aucune réaction pour atténuer ou compenser la violence de ce qu’elle perçoit, son intensité et son énormité. Dessaisie de ses compétences cognitives, la perception s’abolit bien vite dans un pur sentir qui la rapproche paradoxalement de l’animalité de la proie. Car, comme nous rappelle William Fiers inspiré par Maine de Biran dans son article « L’animal dans l’œuvre de Gustave Courbet » : « Ce n’est que dans la pleine possession de toutes ses facultés sensorielles, et notamment dans celle de la vue, que l’homme se distingue de l’animal. La faculté de la vue est le canal par excellence à travers lequel l’homme regagne la pleine conscience et la perspicacité lui permettant de résister à la passivité du dehors »7.

Note de bas de page 8 :

Yves Rossetti, «Diderot et la question de Molyneux. La vision et les autres modalités sensorielles», in Voir barré, 19, 1999, p. 10. C’est un «moi-chair» qui semble en effet émerger ici de ces sollicitations contradictoires. Cf. Jacques Fontanille, Soma et séma Figures du corps, Paris, Maisonneux & Larose, 2004, p. 36.

Dans un contexte plus philosophique et scientifique, on peut avancer avec Yves Rossetti que ce risque de débordement des sens et de perte du sens s’inscrit dans l’évolution humaine. Selon des études récentes l’intelligence, la conscience, la mémoire et l’anticipation auraient émergé « des contrastes intersensoriels plutôt que des concordances intersensorielles. C’est en effet lorsque les sens apportent des informations conflictuelles, ou des modèles non conformes de la réalité – qu’un système central d’intégration et d’organisation devient nécessaire, à partir duquel peut se développer un ego critique. Cette thèse évolutionniste considère donc que si les différentes modalités sensorielles avaient toujours apporté des informations congruentes sur notre environnement, le développement d’un esprit conscient n’aurait sans doute pas été nécessaire »8 ; Ce qui amènerait à dire que la polysen-sorialité serait intelligente, la synesthésie sotte, obtuse, folle, insensée, à moins d’être pathémisante comme dans notre cas. Mais cela reste à vérifier.

Note de bas de page 9 :

Nous demeurons en quelque sorte un «soi-corps propre» (ibid.)

Note de bas de page 10 :

Le banc de thon se prêterait particulièrement au devenir-animal. En effet, trop oedipiens, familiers, familiaux, sentimentaux ou trop archétypiques, les animaux domestiques sont ceux que Deleuze exclut du devenir-animal. Il réserve celui-ci aux «animaux davantage démoniaques, à meutes et affects, et qui font multiplicité, devenir, population, conte [...] », Gilles Deleuze et Félix Guattari, «1730 - Devenir intense, devenir-animal, devenir-imperceptible […] », Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 293.

Note de bas de page 11 :

De même, à l’impossibilité de fixer une Gestalt dans les grouillements sinueux et déferlements de monstres marins bariolés en gestation perpétuelle de Pierre Alechinsky – pour citer un exemple pictural – répond une même maîtrise des passions. Nous demeurons sur la berge, sans doute protégés par les fameuses «remarques marginales» monochromes, «un ceinturage de dessins en noir et blanc faisant office d’encadrement défensif, zone intermédiaire entre le centre, la peinture, et ce que les Japonais nommeraient ‘le monde flottant’» (Pierre Alechinsky, «Le passé inaperçu», in Hors cadre, Bruxelles, Labor, 1996, p. 14). Cette enceinte-bastingage semble là afin de juguler d’avance l’hémorragie figurative qu’elle enchâsse. De sorte que, même si les œuvres d’Alechinsky dégagent cette « force sans objet» que Deleuze repérait dans l’œuvre tardive de Francis Bacon, œuvres désertées par la figure : «pure Force sans objet, vague de tempête, jet d’eau et de vapeur, œil de cyclone, qui rappelle Turner dans un monde devenu paquebot », (Gilles Deleuze, Francis Bacon, Logique de la sensation, Paris, La Différence, 1984, p. 25), le fait que nous ne baignions pas dans l’événement mais que nous soyons sur la berge, que celle-ci soit encadrée et livrée devant nous, font que la polysensorialité ne sombrera pas dans le pur affect où les sensations s’annulent, se confondent. Ainsi «les séductions abyssales, océaniques (selon l’expression de Marcelin Pleynet) du Goût du gouffre, 1982 et la peinture qui surgit en éruption du Volcan adverse, 1972 nous ramènent aux deux moments clés du film de Rossellini, le transport en moins.

Le spectateur, en revanche, qui vit l’événement par-dessus l’épaule de la spectatrice in situ, troisième acteur de la séquence après les acteurs débrayés et l’observatrice embrayée, ne sombre pas dans la perte des sens et du sens car, vivant l’événement en images, par procuration en somme, il n’est pas plongé dans celui-ci. L’expérience spectatorielle bisensorielle (image-son) s’étoffe certes d’opérations synesthésiques tributaires d’une caméra qui enregistre le tangage et le roulis de la barque jusqu’à nous indisposer, nous faire reculer, voire nous blesser dans notre chair, tributaires que nous sommes d’un objectif (lui-même aspergé d’ailleurs) qui focalise sur le harponnage de ces peaux coriaces et gluantes. Nous sommes mus et émus. Toutefois, au contraire de Karin, nous demeurons physiquement à l’abri de toute violence. La médiation par l’image nous protège de tout débordement des sensations.9 La synesthésie demeure soumise à la polysensorialité. A telle enseigne que notre réponse au chaos sensoriel de Karin est une polysensorialité sublimée qui, parce que nous ne trempons pas dans l’événement ressenti comme informe, ne risque pas de se déliter en confusion. On pourrait dire que Karin est dans le devenir - devenir éclaboussure, devenir-proie meurtrie par les hommes (selon le « devenir-animal » de Gilles Deleuze10) - tandis que nous sommes dans la condition rassurante de la médiation. De sorte que la jonction entre polysensorialité et affect comme perturbation interne, entre motion et émotion, ne s’avère pas aussi évidente qu’il n’y paraît11.

Note de bas de page 12 :

Yve-Alain Bois et Rosalind Krauss, L’informe mode d’emploi, Paris, Editions du Centre Pompidou, 1996.

Note de bas de page 13 :

Rosalind Krauss, « Le destin de l’informe », idem, p. 227.

Note de bas de page 14 :

Jean-Paul Sartre, L’Etre et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique, Paris, Gallimard, 1943, p. 701.

La jeune femme est débordée par l’intensité des sensations par le « trop » cher à Sartre. Or ceci mérite un petit détour. Il y a lieu en effet de revisiter le développement sartrien sur le visqueux que Rosalind Krauss avait déjà cité dans son article « Le destin de l’informe » en clôture de l’ouvrage écrit en collaboration avec Yve-Alain Bois, L’informe mode d’emploi12. Krauss s’emploie à distinguer radicalement l’abjection, telle qu’elle se présente dans l’art contemporain, de l’informe, moins thématique, plus structurel. Elle fait cependant remonter l’abjection à la conception de l’abject élaborée par Kristeva, conception qui convergerait curieusement avec l’analyse sartrienne du visqueux, de ce qui est ni liquide ni solide mais quelque part entre les deux états et, par là, poisse les doigts de sa souillure et compromet l’autonomie du sujet : « la condition ontologique a ici pour composant psychique une menace portée contre l’autonomie et l’autodéfinition par la suffocante proximité de la mère »13. Krauss relève surtout le passage sartrien qui souligne cette conception : « Le visqueux c’est la revanche de l’En-soi. Revanche douceâtre et féminine qui se symbolisera sur un autre plan par la qualité du sucré »14.

Note de bas de page 15 :

Remarquons en outre que Sartre parle d’emblée par synesthésie car il décrit constamment l’effet sur nous de la vue du visqueux et incidemment seulement de son toucher.

Note de bas de page 16 :

Cf. supra.

Note de bas de page 17 :

Jean-Pierre Richard, Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, 1974, p. 250-251.

Or, à relire le chapitre sur le visqueux dans L’Etre et le Néant, c’est moins le côté pré-kristevien qui saute aux yeux, que le fait que le visqueux ne puisse que mettre fin à la polysensorialité pour enliser la perception dans la synesthésie et au-delà.15 Comme nous le suggère l’introduction à cette livraison, « la diversité polysensorielle s’impose comme un préalable (aspectuel) à la synthèse des sensations »16. A ceci près que la constitution du sujet chez Sartre relève plutôt d’une dilution du Pour-soi dans l’En-soi, et il semble intéressant de souligner ce risque dans la constitution du sujet. Marcel Proust dans une des synesthésies les plus abouties en littérature avait déjà évoqué ce risque d’engluement. Marcel est dans la chambre de tante Léonie, dont Jean-Pierre Richard disait qu’elle était un « extraordinaire musée d’odeurs, un symposium de signes olfactifs »17 :

Note de bas de page 18 :

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, «Pléiade», p. 50

[…] je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d’un appuie-tête au crochet ; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambre était tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un immense « chausson » où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée, m’engluer dans l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs .18

Jean-Pierre Richard distinguait dans cet engluement une limite libidi-nale qui rejoint l’écœurement et le vertige de Karin : « Trop désirable sans doute ce lieu médian, trop vivement visé par la pulsion inconsciente (toujours, convoitise inavouée) pour ne pas renverser aussitôt l’axe de sa valorisation sensuelle : le succulent y devient fade, il prend le goût de ce qui n’a pas de goût ; l’attirant y vire à l’engluant, au poisseux, marque d’une attraction aliénante, promesse d’une sorte de collage carcéral ; et tout ce qui s’offrait à l’incorporation gourmande y refuse finalement de passer : le plaisir d’ingestion menace de tourner à l’indigestion ». (Ibid.)

Note de bas de page 19 :

Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938), Paris, Gallimard, p. 184.

Même vertige-confusion chez Sartre lui-même, dans le célèbre passage de la racine du marronnier de la Nausée, même passage de la polysensorialité rassurante à la synesthésie troublante, au sentiment du « trop ». Aussi le « noir » contre le pied de Roquentin cesse-t-il soudain d’être une simple qualité pour devenir « l’effort confus pour imaginer du noir de quelqu’un qui n’en aurait jamais vu et qui n’aurait pas su s’arrêter, qui aurait imaginé une être ambigu, par-delà les couleurs. Ca ressemblait à une couleur mais aussi à une meurtrissure ou encore à une sécrétion, à un suint – et à autre chose, à une odeur par exemple, ça se fondait en odeur de terre mouillée, de bois tiède et mouillé, en odeur noire étendue comme un vernis sur ce bois nerveux, en saveur de fibre mâchée, sucrée. Je ne le voyais pas simplement ce noir : la vue, c’est une invention abstraite, une idée nettoyée, simplifiée, une idée d’homme. Ce noir-là, présence amorphe et veule, débordait, de loin, la vue, l’odorat et le goût. Mais cette richesse tournait en confusion et finalement ça n’était plus rien parce que c’était trop ».19

Note de bas de page 20 :

Jean-Paul Sartre, L’Etre et le néant, op. cit., p. 698.

Note de bas de page 21 :

Ibid., p. 696.

Note de bas de page 22 :

Ibid., p. 702

Revenons à L’Etre et le néant. Sartre montre bien que cette « revanche de l’En-soi sur le pour-soi » qu’il détecte dans le visqueux affecte notre rapport à l’Etre dans son ensemble et mobilise entièrement le sujet : « […] tant que dure le contact avec le visqueux, tout se passe pour nous comme si la viscosité était le sens du monde tout entier, c’est-à-dire l’unique mode d’être de l’être-en-soi […] »20. Karin n’est pas vraiment en proie au visqueux (car les thons sont tout au plus gluants) mais on peut dire qu’elle s’englue dans la viscosité de l’événement. Notre séquence marque d’ailleurs ce passage naturel de l’ontologique au psychologique évoqué par Sartre, ce qui explique par exemple que même les jeunes enfants comprennent la valeur symbolique du visqueux (« la bassesse poisseuse de certains individus »21) sans aucun autre apprentissage que l’intuition sensible du visqueux. Karin trouve la pêche au thon (et déjà le lapin dévoré par le furet dans une séquence précédente) si répugnante qu’elle se sent elle-même devenir visqueuse, le goût de l’eau si amer qu’elle en éprouve de l’amertume, l’écœurement contaminant jusqu’à sa conscience et Sartre de nous rappeler « qu’une conscience qui deviendrait visqueuse se transformerait […] par empâtement de ses idées »22.

La nausée suscitée par la vie aqueuse alentour se confondra ensuite avec la nausée provoquée par les prémices de sa maternité naissante, comme si la nausée réveillait en elle la vie intra-utérine. La boule polysensorielle, vulnérable, ballottée, exposée, malmenée, éclaboussée, se fermera progressivement au monde pour se lover dans sa nausée amniotique, (en espagnol : « la maréa » : la nausée), réponse physiologique à un entourage désormais insupportable. La fin de la séquence et, en même temps, la sanction de l’épreuve ne pourra dès lors rétablir entièrement les sensations dans leurs organes respectifs. Il lui faudra pourtant reprendre ses esprits et donc ses sens, pour pouvoir mettre en œuvre un programme d’action cette fois : quitter l’île en traversant le volcan (afin de rejoindre le village de Genostra d’où partent des navires pour le continent).

Note de bas de page 23 :

Le sentiment du sublime chez Burke se fonde sur l’instinct de conservation et sur la peur, c’est-à-dire sur une « souffrance qui, parce qu'elle ne va pas jusqu’à la destruction des parties du corps, provoque des mouvements, lesquels, purifiant les vaisseaux plus fins ou plus gros d’engorgements dangereux ou nuisibles, sont en mesure de provoquer des sensations agréables, non pas certes de plaisir, mais une sorte d’agréable frisson de peur, un certain calme mêlé d’effroi », Edward Burke, Recherches philosophiques sur l’origine de nos concepts du beau et du sublime, 1773, in Emmanuel Kant, «Analytique du sublime», Critique de la faculté de juger (1790), Paris, Gallimard, 1985 (Folio), p. 223.

Le parcours perceptif et cognitif a cédé le pas à un pur parcours thymique allant de la phorie à la pure dysphorie, qui dilue la figurativité de la séquence. Quand son mari lui demande après coup si ça lui a plu (« Did you like the fishing ? »), sa seule réponse est : « It was horrible », l’insoutenable, l’inénarrable et surtout le dégoût s’opposant au rituel fortement narrativisé qu’induisaient les actes des pêcheurs. Celui de Karin est donc un contre-programme non narratif mais thymique d’aversion. Mais on peut aussi avancer que cette horreur contient déjà en germe le sentiment du sublime qu’elle éprouvera devant la puissance panique de l’éruption volcanique, s’il est vrai que les deux extrêmes de la répulsion et de l’attrait se retrouvent dans le sentiment du sublime comme ébranlement phorique de l’être, comme dé-bordement, qui dans la tradition d’Edward Burke vire tantôt à la plénitude et à la félicité tantôt à la terreur et à la souffrance.23 Le « It was horrible » sera réitéré à la fin du film par un autre superlatif : « How wonderful ». L’agitation a fait place à une pacification, celle-ci venant d’une certaine lassitude à supporter l’insupportable.

D’abord reléguée à l’état de silhouette qui se fond entièrement dans « l’espace quelconque », dans un paysage informe constamment remodelé par les émanations suffocantes du volcan qui happe littéralement la figure humaine, elle subira une expérience polysensorielle-synesthésique frisant encore plus l’épuisement des sens que celle suscitée par la pêche au thon et sera désormais totalement privée de ce que nous avons appelé cette puissance d’endiguement, entièrement subjuguée par le « trop » : « enough, enough ». Malgré sa lueur de volonté « I have to finish », elle s’écroule : « I have not the courage. I am afraid », régressant à l’état du nourrisson couché, hurlant, gémissant (in-fans). Le lendemain, à l’apogée de l’ascension, une fois touchée par la grâce, par l’épiphanie du sublime cosmique, minéral et mystique, elle se dresse triomphante et domine ses sensations : « What mystery, what beauty ». Elle recouvre l’usage de la parole « No I can’t go back. They are horrible. It was all horrible. They don’t know what they do. I am even worse. I’ll save him, my innocent child. God help me. Give me the strength, the understanding and the courage. Merciful God ». La parole intentionnelle (« Je sauverai mon enfant innocent ») et l’invocation divine mettent un terme à cette durativité insupportable. Elle domine dorénavant un paysage qu’elle surplombe et toise, qu’elle hume et dont elle apprécie le silence selon une polysensorialité rassérénée, tandis que dans les premières séquences du film la caméra suivait en plongée ses déambulations dans les méandres labyrinthiques du village-prison, suivant sa quête du sens toujours avortée car ponctuée de stimuli sensoriels qu’elle ne parvenait pas à identifier (à savoir, les cris d’un bébé introuvable) et que dans la séquence de pêche au thon elle était littéralement immergée dans le templum de la pêche. La victoire de Karin sur le visqueux coïncide cinématographiquement avec le surgisse-ment de la figure hors du décor qui la sertissait.

Note de bas de page 24 :

Luc Vancheri, Figuration de l’inhumain. Essai sur le devenir accessoire de l’homme filmique, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p. 30.

Note de bas de page 25 :

E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, 1961, Livre de Poche, 1971, p. 234.

De silhouette, de figurante, de figurine, elle s’érige en « figure », parlante de surcroît, à l’instar de Salvatore Giuliano dans l’étonnant film éponyme de Francesco Rosi : « Le point sombre qui se fond dans le paysage sicilien de Salvatore Giuliano ne serait qu’un détail de relief, un arbre calciné, de l’herbe sèche et grise couvrant un rocher, s’il ne s’était mis à crier, emplissant la terre et le ciel d’une vapeur humaine, offrant un visage sublimé par l’alchimie de la parole. De lui nous ne saurons ni ne verrons rien. Mais cette voix montante est la chair vivante de l’homme en ce qu’elle se distingue des pierres et des nuages, en ce qu’elle circule parmi eux. »24 On découvre ici que non seulement l’action mais la parole détient ce pouvoir d’endiguer les sensations. Retrouvailles aussi avec son visage, avec son humanité : « L’épiphanie du visage comme visage ouvre l’humanité », disait Lévinas.25 On découvre par conséquent la force de transformation de la révélation sublime : la jeune femme se constitue en sujet intentionnel et abandonne sa quête égocentrique. Le spectateur, pour sa part, aura lui aussi été envahi par la polysensorialité de l’événement naturel (combinant la vue aux effets kinesthésiques de la caméra) sans avoir dû subir cependant cette transformation existentielle.

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Mais, à étendre cette expérience cinématographique à toute expérience spectatorielle, peut-être convient-il d’appliquer une lecture plus blasée, plus cynique, peut-être faut-il accepter que la polysensorialité est elle-même un leurre, que ce sont les images qui nous donnent une impression de sens multiples tandis que nous sommes bien aise que ça n’arrive qu’aux autres. Même quand nous traversons des installations contemporaines qui sollicitent le toucher par des filaments qui nous effleurent, voire des pédoncules qui nous heurtent dans la pénombre, nous sommes bien certains qu’il n’en résultera aucune blessure réelle, car nous sommes dans un musée, devant un film, devant un tableau, devant un texte et dès lors à l’abri des sens qui se déchaînent tous seuls, à l’abri du visqueux qui ne poisse les doigts qu’aux autres. Peut-être allons-nous en dernier ressort au musée, au cinéma, à la bibliothèque pour éviter la polysensorialité de la vie non médiée qui poisse, empoisse, empoisonne etc. ou, au contraire, pour fuir ses tentations : ses parfums, ses arômes, ses caresses, ses bruissements et gazouillis printaniers. De l’atrophie des sens à la réceptivité du corps entier il y a toute une gamme de polysensorialités intermédiaires dont nous avons tenté de montrer les attraits et les risques.