Synesthésie et profondeur

Claude Zilberberg 

https://doi.org/10.25965/visible.179

Sommaire
Texte intégral

[…] La sensation est à la lettre une communion.
M. Merleau-Ponty

Légalités de la synésthesie

Le statut de la synesthésie est ambivalent : elle est généralement réservée à un secteur particulier du discours littéraire : la poésie dite moderne, que la critique, par déférence et reconnaissance à l’égard de Baudelaire, fait commencer au milieu du XIXème siècle. Dans cet esprit, le statut discursif de la synesthésie se rapproche de celui de la figure de rhétorique, dans la mesure où une certaine doxa entretient l’idée que le discours littéraire use et abuse de la rhétorique, tandis que le discours commun, si cette expression a un sens, s’en abstiendrait et ce, malgré l’avertissement de Dumarsais :

Note de bas de page 1 :

Dumarsais, Traité des tropes, Paris, Le Nouveau commerce, 1977, p. 8.

En effet, je suis persuadé qu’il se fait plus de figures en un seul jour de marché à la halle, qu’il ne s’en fait en plusieurs jours d’assemblées académiques. Ainsi, bien loin que les figures s’éloignent du langage ordinaire des hommes, ce serait au contraire les façons de parler sans figures, qui s’en éloigneraient, s’il était possible de faire un discours où il n’y eût que des expressions non figurées1.

La lucidité de Dumarsais nous permet de cerner notre propos : (i) négativement, il s’agit de relâcher l’exclusivité qui réserve la synesthésie au discours littéraire ; (ii) positivement, de rendre la synesthésie à la sémiotique générale, ce qui dans notre esprit signifie deux choses : la sémiotique générale voit dans la narrativité une possibilité conditionnée et non un modèle universel applicable « tous azimuts » ; en second lieu, la synesthésie, indépendamment de sa prise en charge par la psychologie expérimentale ou non, est justiciable, disons-nous, des catégories que la sémiotique reconnaît comme étayant et dirigeant l’émergence du sens en discours.

Le huitième vers du sonnet intitulé Correspondances énonce le principe :

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

que le premier tercet illustre aussitôt :

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants, (…)

Si ce tercet procède à des opérations de mélange, le dernier tercet choisit une autre direction sémantique : celle de l’amplification chère à Longin dans son Traité du sublime :

Ayant l’expansion des choses infinies,

le sonnet s’achevant sur une profession de foi que la sémiotique tensive peut recevoir, à savoir que l’accroissement de l’intensité appelle, dans certaines circonstances, le et :

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

tandis que son décroissement permet au ou, virtualisé dans la séquence précédente, de revenir s’installer dans le champ de présence. Soit :

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Note de bas de page 2 :

Les fonctifs de l’aspectualité tensive se présentent ainsi :
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Cf. Cl. Zilberberg, Précis de grammaire tensive, Tangence, n° 70, automne 2002, notamment p. 125- 129.

Le dernier vers appréhendé comme la clef de voûte du poème laisse entendre que la synesthésie est, selon la convention que nous avons adoptée2 le moment du relèvement, et l’intégration de la sensibilité et de l’intelligence, celui du redoublement. Cette association indique que la synesthésie est, dans l’esprit de Baudelaire, non seulement de l’ordre du vécu, mais également de l’ordre du conçu. L’aveu par Baudelaire de sa dette à l’égard de Hoffmann dans le Salon de 1846 va dans ce sens :

Note de bas de page 3 :

Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1954, p. 615.

Ce n’est pas seulement en rêve, et dans le léger délire qui précède le sommeil, c’est encore éveillé, lorsque j’entends de la musique, que je trouve une analogie et une réunion intime entre les couleurs, les sons et les parfums […]3.

Note de bas de page 4 :

Idem., p. 295.

Les « correspondances » « verticales » et les synesthésies « horizontales » ne sont qu’un chapitre de ce qu’il appelle, dans le grand article qu’il consacre à Hugo, « l’inépuisable fonds de l’universelle analogie » dans laquelle les « excellents poëtes » « puisent ». Et la tâche du poète n’est pas, selon la leçon du poème en prose Les foules, la prédication, mais le discernement d’une réciprocité concessive entre des grandeurs de sens que la doxa juge elle exclusives : « Multitude, solitude : termes égaux et convertibles par le poëte actif et fécond. »4 Et dans Mon cœur mis à nu, on peut lire : « La musique donne l’idée d’espace », de même que la bonne peinture, pour lui celle de Delacroix, procure des impressions musicales.

Note de bas de page 5 :

Idem., p. 1085.

Ainsi, pour l’auteur des Fleurs du Mal, les correspondances et les synesthésies, entre lesquelles il ne distingue pas toujours, ne sont pas à porter au crédit d’une subjectivité supérieure, bien que ce soit la morale explicite du poème L’albatros, mais doivent être reçues comme des extraits et des aspects d’une « universelle vérité » qui se tiendrait pour ainsi en amont de tout travail poétique individuel. Déchiffrées, les synesthésies deviennent pour le poète les manifestantes d’une « ténébreuse et profonde unité » : l’« unité » a pour espace de droit la « profondeur », de même que la « profondeur » évite la dispersion en posant pour chaque épisode sensoriel son « correspondant », selon un théorème qui ne prévoit pas d’exception : « […] tout, forme, mouvement, nombre, couleur, parfum, dans le spirituel, comme dans le naturel, est significatif, réciproque, converse, correspondant. »5

Cette extranéité de la synesthésie par rapport à l’individualité transparaît dans certains lexèmes, comme si la langue, loin de s’effrayer de la synesthésie au nom de la netteté chère à la langue classique, lui faisait bon accueil. Sans chercher à évaluer ici l’importance de cette tendance, nous ferons état de quelques exemples croisés au cours de nos recherches. Ainsi, en français, l’adjectif « criard » s’applique, en concordance avec son radical « cri », à l’ouïe, mais également à la vue ; sur ce point le Micro-Robert précise : « Qui choque la vue. Couleur criarde, trop vive ». Curieusement, pour le même dictionnaire, « sec », quand il échappe à la liquidité, est donné comme « qui manque de moelleux ou de douceur ». Une approche algébriste n’est pas impossible, laquelle, à partir de l’homologie :

sec : humide : : dur : mou

pose les équivalences respectives de « sec » et de « dur », « d’humide » et de « mou ». Mais cette approche a le tort, de notre point de vue, de changer seulement la question en réponse. Nous concevons le glissement de sens comme une commutation solidaire d’un déplacement dans la profondeur : de loin, le « sec » prévaut, mais de près le « dur », en vertu du toucher à portée, se substitue au « sec ».

Le « satiné » joue également sur une double sensorialité : par son radical, « satin », il renvoie au toucher, à la synesthésie euphorique immanente aux belles étoffes que nul ne se contente de simplement observer : comment les voir sans bientôt les palper ? sans actualiser aussitôt une prise en mains ? Dans le cas des peintures appliquées au pinceau sur une surface, le « satiné » relève d’un paradigme qui s’en tient à la visualité : pour le droguiste, le « satiné » alterne avec le « brillant » et le « mat ».

Le cas de « sourd » intéresse autant la vue que l’ouïe. Le Grand Robert propose sous la rubrique « par analogie » : Qui n’est pas éclatant. Teintes sourdes, tons sourds d’un tableau. V. Doux. Un vert sourd. V. Mat (Cf. Maquiller). La sourde richesse de ses tons gris (Cf. Exquis). Par méton. Lanterne sourde. Une odeur sourde (Cf. Bouffée). Ce n’est pas tout. Il est aisé de se rendre compte que la proprioceptivité et l’intéroceptivité ne sont pas moins concernées, puisque le dictionnaire fait état des syntagmes « sourde inquiétude », « sourde tristesse », « colère sourde », « sourd pressentiment », mais également de « douleur sourde ». L’hypothèse qui se fait jour au moins pour cet adjectif, c’est qu’il couvre l’esthésie tout entière, que l’extension d’un adjectif est de fait et non de droit : le nombre des domaines concernés relève non du schéma, mais du seul usage.

L’adjectif « frais » dans le neuvième vers du sonnet de Baudelaire est moins un adjectif « calorique » qu’un adjectif temporel et mnésique, si bien que le syntagme « parfums frais » reproduit la connexion, le « nexus » grammatical associant l’olfaction à la mnésie.

Note de bas de page 6 :

Y. Bonnefoy, Lieux et destins de l’image, Paris, Le Seuil, 1999, p. 213.

Note de bas de page 7 :

Cf. Cl. Zilberberg, Pour une poétique de l’attention, in A. Berendonner & H. Parret, L’interaction communicative, Berne, P. Lang, 1990, p. 129-154.

Dans ces conditions, il ne nous semble pas qu’il y ait lieu d’invoquer, comme le fait Y. Bonnefoy, un « au-delà de la sensorialité »6 : au nom du « principe de simplicité » (Hjelmslev), l’esthésie aurait pour ressort paradigmatique une déclinaison distinguant trois configurations possibles et du même coup astreintes à condition[s] : (i) l’usage d’un seul sens, une « mono-esthésie », qui serait le fait de l’attention7, puisque cette dernière procède par concentration et virtualisation, si bien que la synesthésie, pour autant qu’elle n’est pas volontaire, apparaît comme le négatif de l’attention ; (ii) une « polyesthésie » associant deux ou plus de deux sens : dans le sonnet des Correspondances trois sens, l’odorat, la vue et l’ouïe, sont reconnus heureusement concordants ; sous cette convention, la synesthésie serait le cas « faible » de ce groupe ; (iii) une « panesthésie » associant au cas précédent des facultés et des sens lesquels, quoiqu’ils ne soient pas retenus dans la liste de base, ne laissent pas d’être efficients ; ainsi le dernier vers de Correspondances :

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

ajoute à la poly-esthésie non seulement une pan-esthésie, mais encore, peut-être surtout le sens du tempo avec le sémème « transport » que le Micro-Robert identifie comme « vive émotion, sentiment passionné (qui émeut, entraîne) ; état de celui qui l’éprouve », c’est-à-dire comme vecteur des valences intensives de tonicité et de tempo.

La thèse du rapatriement de la synesthésie dans la langue peut être accordée et en même temps vidée de son contenu, car on pourrait objecter que les synesthésies, de même que les métaphores et les métonymies, entrent dans le système de la langue quand elles ont perdu leur efficience, si bien que la langue serait moins le vivier des figures que leur cimetière. Quoi qu’il en soit, Cassirer estime que la « psychologie générale moderne » a donné raison à Herder et que la mise en opposition des différents domaines sensoriels est le fait d’un préjugé intellectualiste propre au sujet connaissant, de sorte que les dissociations opérées, la croyance à la « mono-esthésie », sont contraires à l’objet que ce sujet prétend décrire :

Note de bas de page 8 :

E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, Paris, Les Editions de Minuit, 1988, p. 48.

Dans tous ces mondes de perception les sphères des sensations visuelles et auditives, olfactives et gustatives, manifestent une compénétration beaucoup plus intime et un entrelacement plus serré que notre perception « théorique » qui tend à faire ressortir les « qualités » des choses.8

La synesthésie ressort moins comme une addition, une collusion que comme une multiplication assurément obscure une intensification éprouvée et donc inattaquable.

Pour combler cette attente ; et à l’instar de toute grandeur concourant à l’émergence de la signification, la synesthésie doit être reçue comme partie prenante d’un groupe susceptible de déformation, en l’occurrence capable d’accroissement ou de contraction. Chaque grandeur tire ses caractéristiques de la caractéristique esthésique du moment : la synesthésie apparaîtra excessive si elle est rapportée à la mono-esthésie, défective si elle est rapportée au groupe ou à la possibilité supérieurs ; ainsi la jouissance synesthésique chez Baudelaire lui-même est incomplète si elle ne s’accompagne pas d’une anamnèse :

Charme profond, magique, dont nous grise

Dans le présent le passé restauré !

A la question légitime : qu’en est-il du schéma ? nous avançons l’hypothèse suivante : les alternances sensorielles reçues et coutumières sont dans la dépendance d’une profondeur figurale elle-même tributaire de l’acuité des valences appréciées, c’est-à-dire vécues-mesurées par le sujet. Le dictionnaire le suggère : est susceptible d’être prédiqué comme « sourd » tout ce « qui n’est pas éclatant », c’est-à-dire tout ce qui, du point de vue valenciel, affiche la valence d’atonie, sous une condition expresse qui installe la profondeur au cœur de la prédication : quel que soit le degré de proximité ou d’éloignement « réel », mesuré, effectif par rapport au sujet, ce qui est atone est, c’est-à-dire passe pour lointain, est attribué à la seule vision, dans l’exacte mesure où ce qui est tonique, « éclatant », est transféré — on aimerait dire : quoi qu’il en coûte — au toucher, soit le modèle simple :

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Note de bas de page 9 :

[…] Alors toute sensation crée un champ dans l’univers y et ce champ a pour loi que toute sensation y trouve 1° une place, 2° une réponse ; ces deux conditions annulent l’inégalité. L’état de ce champ et par suite le sort de la sensation, l’exécution du retour à l’égal à zéro, est subordonné à la « phase » et à d’autres circonstances, et cette relation se marque entr’autres choses par la durée qui peut être complète ou incomplète (rêve), in Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1973, p. 1180.

Du point de vue figuratif, la synesthésie tient du langage en ce sens que la sensation est d’abord pour le sujet une question, pour Merleau-Ponty un « événement », qui attend de sa part une réponse aussi rapide que possible, et par démarcage d’un fragment des Cahiers de Valéry9, cette réponse doit être triple : elle doit comporter une adresse, une valeur et une indication de durée. Du point de vue figural, la synesthésie est un langage en ce sens que son intelligence suppose un dispositif ajustant des alternances et des coexistences, les premières comme les secondes en nombre limité, puisque littéralement la synesthésie change une alternance, voir ou toucher, en coexistence : voir et toucher ; le sujet du tact, même s’il est porté à fermer les yeux, ne cesse pas de voir.

Note de bas de page 10 :

E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, op. cit., p. 41.

Toutes ces considérations confirment, sinon la banalité de la synesthésie, du moins sa légalité : la synesthésie n’est ni un accident ni une faveur, mais peut-être la règle et le pivot de l’activité perceptive. De fait, les interprétations théoriques de la synesthésie sont loin d’être convergentes. En premier lieu, le partage entre ce qui relève de la règle et de l’exception est loin d’être clair : est-ce le partage en domaines sensoriels distincts qui est de droit ? vouant la synesthésie à la faute, à l’accident, à l’impertinence, ou bien faut- il admettre, avec Cassirer, que la perception « s’offre comme un tout d’abord indivis, comme un vécu global, pourvu sans doute d’une certaine organisation, mais sans que cela implique fragmentation en éléments sensibles de caractère disparate »10. Nous l’avons mentionné : Cassirer rend surtout hommage à Herder d’avoir, au nom du « sentiment », résisté au « divisionnisme » et à la réification des sensations :

Note de bas de page 11 :

Idem., p. 46.

Au principe de tous les sens il y a le sentiment, qui offre déjà entre les sensations les plus disparates un lien si intime, si fort et si ineffable que de cette liaison naissent les phénomènes les plus singuliers. […]11

Ce lien entre la synesthésie et les valences intensives que Herder confie à la diachronie, nous le posons en synchronie en subordonnant la substitution du ou analytique au et syncrétique à une atténuation, déceptive pour le sujet, des valences de tempo et de tonicité.

Pour Merleau-Ponty également, la synesthésie n’est pas de l’ordre de l’accident : « La perception synesthésique est la règle, […] ». La synesthésie est au point de recoupement de la profondeur et de l’appréhension de la « chose ». Examinant la question du chromatisme, Merleau-Ponty estime que la profondeur articule, décline non seulement les rapports des couleurs entre elles, mais également la manifestation sensible de telle couleur singulière. Merleau-Ponty fait état d’une « couche originaire » du sentir qu’il décrit ainsi :

Note de bas de page 12 :

Phénoménologie de la perception, op. cit, p. 262. Dans La philosophie des formes symboliques, Cassirer fait état d’une tripartition différente : il distingue la « couleur de plan » « sans rattachement à un substrat objectif », la « couleur de surface », enfin la « couleur de volume » (in tome 3, op. cit., p. 152). La pondération n’est pas la même.

Selon que je fixe un objet ou que je laisse mes yeux diverger, la même couleur m’apparaît comme une couleur superficielle (Oberflächenfarbe), — elle est en un lieu défini de l’espace, elle s’étend sur un objet , — ou bien elle devient couleur atmosphérique (Raumfarbe) et diffuse autour de l’objet ; ou bien je la sens dans mon œil comme une vibration de mon regard ; ou enfin elle communique à tout mon corps une même manière d’être, elle me remplit et ne mérite plus le nom de couleur12.

Une description immanente « simple » peut être proposée laquelle reçoit ces modalités chromatiques comme autant de degrés de profondeur, ou encore comme une progression du concentré vers le diffus.

Les trois légalités que nous avons sommairement examinées : légalité mythique pour Baudelaire, légalité linguistique certainement plus étendue que le positivisme ambiant ne le suppose, légalité psychologique pour Cassirer et Merleau-Ponty, indiquent la direction à suivre, celle d’une sémantisation et d’une grammaticalisation de la synesthésie.

Sémiotique de la synesthésie

La signification de l’objet entre ainsi dans la dépendance de son nombre : la polyesthésie. Cependant, le gain épistémique est mince si la pluralité saisie ne présente pas une certaine organisation. Du point de vue paradigmatique, l’épistémologie de la sémiotique exige que les termes soient interdéfinis et constituent un réseau explicite. Nous n’en sommes pas là : modestes, les analystes se bornent à proposer tel sens comme prévalent, intervenant, selon le cas, comme attracteur, pivot ou relais.

Le débat

Personne ne doute que nos sens ne « communiquent » les uns avec les autres en fomentant des synesthésies. Si l’on interroge, au moins dans notre propre univers de discours, un enfant sur le point de savoir si l’aigu est clair ou sombre, personne ne s’étonnera de le voir faire correspondre sans la moindre hésitation l’aigu au clair. Mais ce constat ne nous avance guère, puisque, si une relation additive ou substitutive est posée entre la vue et l’ouïe, elle constate la situation du couplage ainsi constitué sans l’éclairer. Plus précisément, la question nous semble devoir s’énoncer ainsi : est-il possible d’appréhender, sans préjuger de leur nombre, les sens admis comme un groupe de transformations au sein de l’espace tensif ? Greimas a abordé la première partie de la question dans De l’imperfection :

Note de bas de page 13 :

A.J. Greimas, De l’imperfection, Périgueux, P. Fanlac, 1987, p. 30.

Or le toucher est plus que l’esthétique classique veut bien lui reconnaître — sa capacité de l’exploration de l’espace et de la prise en charge des volumes — ; il se situe parmi les ordres sensoriels les plus profonds, il exprime proxémiquement l’intimité optimale et manifeste, sur le plan cognitif, le vouloir de conjonction totale13.

Ce texte, qui rapproche les points de vue sémiotique et phénoménologique, installe au titre de ressort paradigmatique la « profondeur », mais reconnaître une dimension sémantique comme un gradient aspectualisable en valences optimales et moyennes ne saurait suffire : encore faut-il faire intervenir en regard de cette dimension une dimension seconde afin de disposer d’un dispositif commutatif ainsi agencé qu’une variation sur une dimension entraîne une répercussion significative sur l’autre dimension.

Nous choisissons pour guide dans cette « ténébreuse affaire » le second chapitre de la deuxième partie du tome 3 de La philosophie des formes symboliques, intitulé Chose et propriété. Dans ce chapitre, Cassirer aborde, avec les préoccupations et la terminologie qui lui sont propres, la question des relations et tensions sémantiques afférentes à la multiplicité des canaux sensoriels ; il distingue deux ordres : (i) celui de la « sensation », définie comme un « état de notre corps » ; (ii) celui de la « propriété » de la « chose » ; à partir de travaux contemporains, Cassirer montre d’abord que l’intensité de la sensation advient comme au détriment de l’objet ; il fait état des remarques de Schapp relatives à la perception de la couleur :

Note de bas de page 14 :

E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 3, Paris, Les Éditions de Minuit, 1988, p. 147.

[…] Perception des choses et perception des images lumineuses semblent peu compatibles ; la perception de la chose veut que les images lumineuses se retirent discrètement à l’arrière-plan, où elles sont indispensables. Si elles se trouvent à l’endroit convenable, la perception de la chose a lieu. Là où elles s’accentuent au point qu’on ne puisse plus les négliger, la perception se trouble […]14

La « perception des choses » et celle des « images lumineuses » esquissent un espace tensif à un double titre : (i) la « perception des images lumineuses », tributaire des aléas de l’accentuation, relève à l’évidence de l’intensité, tandis que la « perception de la chose », pour autant qu’elle détache ou voile la chose, renvoie à l’extensité, laquelle procure aux grandeurs qu’elle traite tantôt des valences de tri qui les projettent en avant, tantôt des valences de mélange qui les égalisent et les estompent ; (ii) mais surtout la « perception des choses » et celle des « images lumineuses » varient en raison inverse l’une de l’autre.

Cassirer reconnaît que les mêmes données structurales ordonnent les différents sens les uns par rapport aux autres :

Note de bas de page 15 :

idem., p. 150.

En comparant entre eux les différents registres de sensibilité sous le rapport de ce progrès, on peut constater une certaine gradation qui va de l’indétermination relative à des degrés supérieurs de détermination, de “distinction” intuitive15

Les sens dits « primitifs », l’odorat et le goût, avides « par nature » de valences intenses, peinent à démêler les qualités « objectives » et ils empruntent le plus souvent aux « choses » leurs dénominations. Plus intéressante pour nous est la localisation tensive du toucher : tandis que Greimas l’inscrit, on l’a vu, comme terme extrême, « indépassable » de la série sensorielle, Cassirer, en le créditant de valences moyennes, ou intermédiaires, en fait plutôt le pivot du paradigme sensoriel :

Note de bas de page 16 :

idem., p. 151.

On a parfois désigné franchement le toucher comme le vrai « sens de la réalité » […] Mais malgré cette forte tendance à l’objectivation le toucher n’en reste pas moins lui aussi pour ainsi dire à mi-chemin, car il n’opère pas encore de coupure nette entre les simples déterminations d’état et les pures déterminations objectives et il ne livre ces dernières que dans la gangue des premières. Les phénomènes tactiles demeurent donc « bipolaires » […]16

Dès lors, après rabattement sur l’espace tensif, le groupe de transformations se présente pour Cassirer ainsi :

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Note de bas de page 17 :

P. Claudel, Œuvres en prose, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1973, p. 351.

Dans ces conditions, la sémiotisation des synesthésies ne paraît plus hors de portée. Si les données proprement physiologiques relèvent du plan de l’expression, c’est-à-dire de conditions qui ne sauraient être contredites, les données afférentes au plan du contenu se présentent sous un tout autre jour. Dans cette phrase de Claudel extraite du texte intitulé La perle : « Elle [la perle] ne brille pas, elle ne brûle pas, elle touche : fraîche et vivifiante caresse pour l’œil, pour l’épiderme et pour l’âme. Nous avons contact avec elle »17. L’énonciateur établit en discours, par la dénégation de /brûlant/ et l’affirmation de /frais/, l’innocuité de la perle, mais surtout il affirme la prévalence de la sensation sur la propriété moyennant une mutation des valences intensives. Pour le premier point, la substitution de /frais/ à /brûlant/ se présente comme un glissement de tel sur-contraire extrême et menaçant en direction du sous-contraire tempéré et en concordance euphorique avec le sujet. L’innocuité maintenant certaine de la perle permet au sujet de se rapprocher de la perle et d’opérer une commutation sensorielle de la vue « au profit » du toucher, toucher qui n’est confié pas au sujet comme dans le cas de « je touche », mais à l’objet : « elle touche », énoncé de faire qui appelle pour le sujet l’énoncé d’état : « je suis touché » ; faisant événement, ce renversement de la diathèse, de rigueur dans le cas de la perception esthésique, caractérise le transport extatique du sujet en proie à des sub-valences de tempo et de tonicité augmentées, voire parfois décuplées.

Note de bas de page 18 :

A. Riegl, Grammaire historique des arts plastiques, Paris, Klincksieck, 1978, p. 121-125.

Cependant la phrase de Claudel ne se contente pas d’énoncer : « fraîche et vivifiante caresse pour l’œil, pour l’épiderme », elle clôt ainsi la série ascendante : « fraîche et vivifiante caresse pour l’œil, pour l’épiderme et pour l’âme », c’est-à-dire qu’elle ouvre la sensorialité sur la subjectivité même. Comme nous l’avons déjà indiqué, la perspective théorique change du tout au tout en ce sens que les grandeurs que nous considérons valent nécessairement par défaut, ce qui entraîne deux conséquences. Pour la première, les sens composent une déclinaison contrôlable, si bien qu’un sens placé « en aval » attend le ou les sens placés « en amont » ; ainsi l’ouïe et la vue, « experts » en matière de distance, expectent le toucher, ou, comme il a été souvent indiqué, l’espace optique « demande », actualise l’espace dit « haptique » cher à Riegl18, mais selon G. Deleuze nous n’avons pas affaire à une substitution, à la prise de « relais » de la vue par le toucher, à un ou, mais bien à un et : la vue et le toucher :

Note de bas de page 19 :

G. Deleuze, Logique de la sensation, Paris, La différence, 1984, p. 79.

[…] Le bas-relief opère la connexion la plus rigoureuse de l’œil et de la main, parce qu’il a pour élément la surface plane ; celle-ci permet à l’œil de procéder comme le toucher, bien plus elle lui confère, elle lui ordonne une fonction tactile, ou plutôt haptique ; elle assure donc, dans « la volonté d’art » égyptienne, la réunion des deux sens, le toucher et la vue, comme le sol et l’horizon19.

Après convocation de la terminologie hjelmslevienne, et quelque inhabituelle que soit notre présentation, la phrase de Claudel opère « à vue » une catalyse ajoutant le toucher au voir. Bien que Hjelmslev désapprouve la catalyse d’une catalyse, nous constatons que Claudel n’hésite pas — et il est loin d’être le seul — à étendre la synesthésie à la pan-esthésie :

voir

voir + toucher

voir + toucher + âme

mono-esthésie

synésthesie

pan-esthésie

Les cloisonnements disciplinaires étant ce qu’ils sont, le terme de profondeur semble réservé à la phénoménologie et à ce titre il fait figure de malotru pour les disciplines regroupées sous la dénomination de « sciences du langage ». Cette approche n’était pas celle de Greimas qui attendait, péchant peut-être par optimisme, de la sémiotique qu’elle propose aux autres disciplines des modèles d’intelligibilité. Mais pour que cette démarche aboutisse quelque jour, il faut au préalable que la sémiotique reçoive les problématiques particulières des autres disciplines comme autant de questions de son ressort, ne serait-ce que parce que ces disciplines sont des discours et que la sémiotique a pour finalité de décrire l’émergence de la signification en discours à partir des termes mêmes que ces discours ont retenus.

Note de bas de page 20 :

L. Hjelmslev, La catégorie des cas, Munich, W. Fink, 1972, p. 128.

Note de bas de page 21 :

Ibid., p. 129-130.

Note de bas de page 22 :

Ibid , p. 132.

Note de bas de page 23 :

L. Binswanger, Le problème de l’espace en psychopathologie, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, p. 50.

A cet égard, le cas de la profondeur est peut-être exemplaire. Dans les dernières pages de La catégorie des cas, Hjelmslev pose que la dynamique relève de trois « dimensions » : la première est celle de la direction et elle confronte le rapprochement, posé comme terme positif, et l’éloignement posé comme terme négatif, mais comment penser la direction sans la profondeur ? la seconde dimension « [indique] le degré d’intimité avec lequel deux objets sont liés ensemble »20 pour cette dimension, Hjelmslev distingue entre l’« adhérence » et l’« inhérence » : « […] il y a inhérence quand la distinction est celle entre l’intériorité et l’extériorité ; il y a adhérence quand la distinction est celle entre contact et non-contact »21. Il est clair que les catégories ont une assiette anthropologique indiscutable et soutiennent nos affects, lesquels en savent peut-être plus que nous. La troisième dimension retenue est celle de la subjectivité : « Une relation entre deux objets peut être pensée objectivement, c’est-à-dire sans égard à l’individu pensant, et elle peut être pensée subjectivement, c’est-à-dire par rapport à l’individu pensant »22. Le caractère abrupt de cette dernière thèse fait difficulté quand on la rapporte au concept d’« espace orienté » formulé par la psychopathologie23. Selon une suggestion terminologique de Hjelmslev lui-même, il nous semble que, dans le cas de l’objectivité, la subjectivité est « convertie », ou encore selon un terme cher à Deleuze : « impliquée ». Quoi qu’il en soit, nous pouvons avancer notre hypothèse en deux temps : (i) la profondeur convoquée par les synesthésies est une « variété » caractérisée par le fait qu’un des « objets » de la relation est un sujet ; la direction et le degré d’intimité sont des moments d’une analyse, c’est-à-dire d’une aspectualisation de la profondeur ; (ii) si certains parcours synesthésiques « se contentent » de viser l’adhérence, c’est-à-dire le contact, d’autres, plus passionnés, se proposent la réalisation de l’inhérence, c’est-à-dire actualisent un au-delà du contact.

Synesthésie et adhérence

Comme ces données sont grammaticales, c’est-à-dire régulatrices, elles étaient déjà opérantes dans la phrase de Claudel. A l’instar des exercices de grammaire imposés aux écoliers, nous ferons état de deux exemples, emprunté le premier à Stendhal, le second à Valéry ; ils sont caractérisés par le choix d’une direction ayant pour terme ad quem le rapprochement et tous deux vont « de » la vue « au » toucher.

Visant à saisir l’émergence de la signification en discours, la sémiotique est amenée à reconnaître à l’événement une place centrale ; du point de vue épistémologique, les conditions revendiquent la pertinence attribuée à la causalité dans le discours scientifique. Ces conditions sont relatives à la place occupée dans l’espace tensif, c’est-à-dire à la détermination des valences intensives affectantes. Le texte souvent cité, dans lequel Stendhal évoque son arrivée à Florence, va directement au fait :

J’étais déjà dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés.

Note de bas de page 24 :

Stendhal, Rome, Naples et Florence, in Voyages en Italie, Paris, Gallimard/La Pléiade, 1989, p. 480.

En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber.24

L’ambiance est d’emblée tensive et fait référence au degré extrême de la sub-valence tonique : « J’étais déjà dans une sorte d’extase, […] ». En principe, le narrateur reconnaît sa posture esthétique comme celle de la « contemplation de la beauté sublime », mais celle-ci est vécue comme l’attente d’une « rencontre au sommet » : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. » La séquence esthétique n’est pas décadente : [admiration → contemplation] ; elle ne convertit pas, en le potentialisant, en le temporalisant, un événement en état, selon la syntaxe propre au temps phorique ; la direction est ascendante : [contemplation → admiration] ; elle prolonge — pléonasme obligé — un état, un déjà en attente, faisant jouer au cœur même de l’advenu la pointe, le punctum (Barthes) d’un pas encore, d’un à-venir. La quête de Stendhal n’est donc pas la résorption honnête d’un manque, mais bien la quête passionnée, « romantique » d’un surcroît. Selon Stendhal, cette « ascension aux extrêmes » est donnée en concordance avec deux autres données : (i) une somatisation paroxystique intéressant la sensorialité, la défaillance de la vitalité et de la motricité, défaillance qui semble donnée comme la contrepartie à fournir, en somme le prix à acquitter, pour le transport béatifiant éprouvé ; nous n’aborderons pas ici cette problématique éthique du don et de la dette que le don reçu aussitôt émeut ; (ii) la synesthésie explicite de la vue et du toucher : « je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. »

Ce dépassement de la vue en direction du toucher présente deux caractéristiques :

(i) en premier lieu, il est motivé par la mise en paradigme de la vision : [voir de loin vs voir de près], qui permet l’établissement d’une série :

[ voir de loin → voir de près → toucher ]

« voir de près » intervenant comme médiation plausible entre « voir de loin » et « toucher », si l’on considère que sur cette isotopie « voir de loin » a le statut de sur-contraire et “voir de près” celui de statut de sous-contraire ; (ii) ce dépassement est corrélé à une valence tonique extrême que Stendhal note lui-même : « J’étais arrivé à ce point d’émotion (…) » ; le Micro-Robert, qui se garde bien de confondre le “point” selon l’extensité et le « point » selon l’intensité, relève dans ce second cas : « Degré particulier d’une échelle (qualitativement). Le plus haut point ». L’euphorie propre au sensible semble résider non pas dans l’affect comme position paradigmatique identifiable, mais dans la survenue ou l’advenue de son propre dépassement. Dans ces conditions, nous sommes en présence des contraintes valencielles de l’espace tensif : la tonicité appelle le et de la coexistence et de la synesthésie, dans l’exacte mesure où l’atonie dissocie le et et lui substitue le ou de l’alternance et de l’exclusivité sensorielle, selon le modèle déjà formulé.

Note de bas de page 25 :

Voir note 221.

Note de bas de page 26 :

P. Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1968, p. 332.

Note de bas de page 27 :

Ibid., p. 333.

Le texte de Stendhal montre à l’évidence que la synesthésie en discours est un réalisé, c’est-à-dire, selon Hjelmslev, un réalisable muni de sa condition de réalisation25, mais cette condition réalisante est ici valencielle, c’est-à-dire que la synesthésie présuppose le progrès, la montée en puissance des valences intensives, soit de tempo, soit de tonicité, soit le concours « exponentiel » des deux. Ce point ne laisse pas d’être délicat, puisqu’il revient à se demander quels sont les moyens dont le discours dispose pour persuader l’énonciataire qu’une intensité, jusque-là « impliquée », à partir de tel moment critique, « s’explique ». Dans Les figures du discours, Fontanier aborde cette question dans les articles Métabole et Gradation. La métabole est définie en ces termes : « Or, cette figure en quoi consiste-t-elle ? A accumuler plusieurs expressions synonymes pour peindre une idée, une même chose avec plus de force »26. La métabole est un cas particulier de la « gradation », puisque cette dernière peut-être « ascendante » ou « descendante ». La métabole infléchit le discours selon une direction ascendante, mais selon quelles voies précises le discours délivre-t-il ce déploiement de « force » au terme duquel l’énonciataire de bonne foi en principe ne saurait résister ? En développant en discours une syntaxe ayant pour ressort ce que nous avons appelé le plus de plus : « Mais ce qu’il s’agit de remarquer, […] c’est cet enchérissement de chaque nouveau synonyme sur celui qui le précède, et cet effet croissant de l’un à l’autre jusqu’au dernier27 ». Ce modèle phrastique convient à la synesthésie : si la vue et le toucher sont des moments d’une même direction, le second « enchérit » sur la première. De là, sans doute, l’ambivalence des plaisirs extrêmes : ils progressent vers leur annulation.

Mais ces « correspondances » supposent plusieurs conditions « lourdes ». En premier lieu, l’identification du coefficient tensif de la sensation et la reconnaissance de son titre de sur-contraire ou de sous-contraire ; à partir du moment où ce coefficient tensif est reconnu, la sensation devient disponible pour la mise en correspondance ; toutes choses étant égales, ce serait le moment de la compétence, de la constitution du matériau ; ce point acquis, la performance a lieu ou non, selon l’inflexion émanant des circonstances ; on tiendrait là non une explication, mais un début de compréhension. Un exemple emprunté à un fragment des Cahiers de Valéry, daté de 1938, montre et analyse l’actualisation de la sublimation de la vue en tactilité :

« Poly[nésie]

4.38

L’homme regarde — La vue est devant lui.

Une quantité de choses.

Une totalité opposée.

Une diversité massive étrangère qui est ce qu’elle est..

Il a donc la vague sensation que ce qu’il voit pourrait bien être tout autre. Un autre Tout devant lui — ce ne serait pas moins un Tout et un Lui.

Que faire de Tout ceci ?

Que faire de ce grand champ pur du haut — où le mouvement de l’œil ne trouve rien qu’une douceur libre ?

Que faire de tous ces incidents de lumière et d’obscurité, de ces masses, et de ces détails infinis suspendus, hérissés ?

De ces formes sur quoi la main de l’œil passe et qu’elle éprouve, selon le rugueux, le poli, le nu, le poilu, le coupant, le mouillé et le sec ?

que faire ?

c’est -à-dire en quoi le changer ?

Dessiner — Peindre — Parcourir — Faire abstraction de. Evaluer en mots — (ciel, bois, mer etc.)

(Oh ! combien je me reconnais dans ce regard et ce genre de regard !)

Note de bas de page 28 :

P. Valéry, Cahiers, tome 2, op. cit., p. 1301.

(1938. Sans titre, XXI, 164.)28 »

Note de bas de page 29 :

H. Corbin, Le miasme et la jonquille, op. cit. , p. II.

L’un des pivots de ce poème-analyse est l’aveu de la « douceur », une « douceur » tonique en raison de sa pureté : « où le mouvement de l’œil ne trouve rien qu’une douceur libre ». À partir du moment où le « Tout » visuel est identifié du point de vue tensif et homogénéisé, il est transposable dans un autre ordre sensoriel : dans les termes de Valéry, que Claudel eût probablement approuvés, l’œil devient, sans cesser d’être un œil, une main experte. Selon l’analyse conduite par Valéry dans ce fragment, le champ visuel est — pléonasme obligé — tactilisé, mais il pourrait tout aussi bien être musicalisé. Et peut-être pour certaines cultures plus subtiles que la nôtre : « olfactisé », puis-que, selon l’historien H. Corbin, le devenir de la perception “occidentale” est celui d’une « mystérieuse et inquiétante désodorisation »29.

Synesthésie et inhérence

Toujours dans le même texte, La perle, mais un peu plus loin, Claudel écrit :

Et maintenant je tiens cela dans le creux de ma main, cette virginité angélique, cette babiole nacrée, ce pétale, ce pur grêlon, comme ceux dans le ciel que conçoit la foudre, mais d’où émane, comme d’une chair d’enfant, une espèce de chaleur rose.

Nous nous proposons de montrer que cette phrase prolonge ce que nous aimerions appeler un courant synesthésique justiciable des deux catégories mises en avant par Hjelmslev dès lors qu’elles sont rabattues sur l’axe syntagmatique : l’adhérence accomplie, le procès se trouve en face du dilemme aspectuel ordinaire : s’en tenir là ou passer outre, c’est-à dire viser l’inhérence ?

Selon Claudel, le mérite de la perle ne réside pas dans le contact, puisqu’il est partagé, mais dans une asymétrie : « mais d’où émane, comme une chair d’enfant, une espèce de chaleur rose. » L’événement de ce troisième paragraphe est donc la progression dans l’appropriation, qui mène d’un premier énoncé de transfert : « Et maintenant je tiens cela dans le creux de ma main, » à un second énoncé de transfert : « d’où émane, comme d’une chair d’enfant, une espèce de chaleur rose. » ; le sujet est en position de destina-taire dans les deux cas, mais le destinateur fait l’objet d’une commutation : la perle, passant du rôle actantiel de cible à celui de source, « dégage », c’est-à-dire communique sans intermédiaire à l’énonciateur deux sortes de valences : en premier lieu des valences temporelles, dont elle est le siège et le foyer : la perle n’est-elle pas, selon la lettre du texte, « quelque chose dû au temps qui dégage de la durée » ? en second lieu, elle « émane » une « chaleur rose », et ce faisant elle assure la continuité du courant synesthésique.

Ce courant synesthésique associe la vue et le toucher, mais cette dernière séquence met en jeu deux modalités distinctes : (i) une modalité localisée et instrumentale : « je tiens cela dans le creux de ma main » ; (ii) une modalité délocalisée et pathique, celle qui communique à un sujet la sensation de chaleur. C’est ici que la distinction proposée par Hjelmslev découvre sa pertinence : la première modalité assure le passage sans mystère de l’éloignement à l’adhérence, la seconde, le passage « mystique » de l’adhérence à l’inhérence.

Comme en vertu d’une accommodation supérieure, la main se divise en réceptacle et en capteur : au titre de la première fonction, elle retient ; au titre de la seconde, elle ressent et analyse ce qu’elle ressent. La chaleur n’est, pas plus que la fraîcheur évoquée plus haut, thermique. Comme pour certains jeux d’enfants, parfois plus « profonds » qu’on ne le suppose, « chaud » et « froid » aspectualisent et mesurent l’amenuisement de la distance entre le sujet d’une recherche et l’objet dissimulé de cette recherche pour au moins l’un des participants au jeu. La chaleur « regarde » moins ici vers le chaud que vers le chaleureux. Nous sommes en présence d’une sémiosis articulant l’esthésie et la spatialité :

image

Actantialisée, la chaleur a pour fonction, sinon pour mission, de poser un au-delà du contact : la chaleur, le « bien-être du calorisme » (Bachelard), excède ici heureusement le toucher, et à ce titre elle installe l’intéroceptivité comme terme ultime — et gratifiant — de la profondeur ; l’approche de l’objet ne s’arrête pas à la surface, c’est-à-dire à la peau, mais pour ainsi dire la traverse et irradie le corps tout entier, ici son dedans imaginaire ; le sens concerné n’est pas dénommable, puisque nos sens ont une adresse corporelle et que le propre de cette fonction sensorielle est de n’en avoir pas. Il semble que, pour notre univers de discours, le modèle du corps solide tel qu’il est conçu par d’Alembert soit étendu à la saisie par le sujet de son propre corps :

Note de bas de page 30 :

Article « surface » du Grand Robert.

Je suppose que j’aie entre les mains un corps solide quelconque, j’y distingue d’abord les trois choses, étendue, bornes en tous sens, et impénétrabilité ; je fais abstraction de cette dernière, il me reste l’idée d’étendue et celle de bornes, et cette idée constitue le corps géométrique… Je fais ensuite abstraction de l’étendue ou de l’espace que ce corps renferme, pour ne considérer que ses bornes en tous sens ; et ces bornes me donnent l’idée de surface, qui se réduit… à une étendue de deux dimensions [… ]30

Note de bas de page 31 :

Cf. Cl. Zilberberg, Précis de grammaire tensive, op. cit., p. 138-139.

Cette analyse de d’Alembert, dont la validité est, de notre point de vue, intacte, nous permet d’identifier la seconde espèce de valences qui fait de la perle un objet miraculeux : ce sont des valences spatiales. Nous pensons avoir établi ailleurs31 que l’opposition directrice pour l’espace était [ouvert vs fermé] munie de ses deux déploiements possibles : (i) si le fermé domine l’ouvert, c’est l’impénétrable qui prévaut ; (ii) si c’est l’inverse, le tact fait place à l’infusion, c’est-à-dire à l’intrusion, puis à l’invasion d’un corps par un autre.

Les synesthésies en discours s’avèrent, pensons-nous, des commutations qui permettent au sujet de passer, non sans analogie avec le jeu de la marelle, d’un espace à un autre : de l’espace de la visualité à l’espace tactile, même si cette notion a été contestée, puis de l’espace tactile aux « espaces du dedans » (Michaux). Les synesthésies sont donc partie prenante d’une sémiosis existentielle et passionnée : si dans le plan de l’expression, les synesthésies sont sans doute des expériences et des événements personnels discontinus, dans le plan du contenu, elles aspectualisent, c’est-à-dire analysent la profondeur, autrement dit notre rapport ininterrompu au monde.

Dans le discours de la critique picturale, la distinction entre les tons chauds et les tons froids est admise et exploitée sans la moindre contestation, elle paraît si évidente qu’elle ne soulève plus de questions. À qui s’en inquiéterait, on opposera l’argument de la synesthésie, de la pression synesthésique, à savoir que rien n’est plus courant que le secours, la substitution ou le relais d’un sens par un autre, et singulièrement de la vue par le toucher. Ainsi, selon l’avis, largement partagé, de M. Doerner :

Note de bas de page 32 :

M. Doerner, The Materials of the Artist, New York, 1934, p. 167-168, in Catalogue de l’exposition Mark Rothko, op. cit., p. 25.

Les couleurs chaudes semblent avancer, les couleurs froides reculer. De plus, les couleurs saturées aussi semblent avancer, ainsi que celles qui sont utilisées sous forme de glacis ou de passages colorés très opaques […]32.

Là encore, nous posons le schéma disponible pour les usages particuliers, lesquels, à la limite, peuvent et sans doute, mais sous un autre point de vue, se contredire et s’exclure. Selon certains, la ligne de partage sépare le chromatisme en deux régions : la région du rouge et de ses satellites, comme par exemple le rose cher à Claudel, et la région du bleu, mais pour Gœthe, dans son Traité des couleurs, la couleur rouge seule serait transitive, c’est-à-dire en mesure de transcender l’adhérence et de s’engager dans l’inhérence :

Note de bas de page 33 :

J.W. Gœthe, Traité des couleurs, Paris, Triades, 2000, p. 269.

Regardons fixement une surface parfaitement rouge : la couleur semble vraiment se river dans l’organe. Elle provoque un incroyable ébranlement et cet effet persiste lorsque l’obscurité atteint déjà un certain degré33.

Inversement, pour G. Picon, le calorisme éprouvé serait une propriété d’un chromatisme volontaire et non le privilège d’une de ses régions : l’œuvre étant résumée par l’« effet » qu’elle suscite, l’on pourrait parler « d’effet Vinci » ou « d’effet Vermeer »… Dès lors, analysant la peinture de J. Dubuffet, G. Picon peut écrire : « il ne s’agit pas d’une qualité qu’on contemple, mais d’une sorte de dégagement de chaleur qui nous unit à elle, et que nous ressentons encore les yeux fermés ».

Pour finir

Les synesthésies existent, c’est-à-dire qu’elles sont des données irrécusables du plan de l’expression. Pour le plan du contenu, de deux choses l’une : ou bien elles demeurent des événements discontinus, ou bien elles ébauchent une systématicité, c’est-à-dire un jeu de possibles interdéfinis astreint à condition[s]. Cet effort de systématisation exige du côté du sujet un point de vue, du côté de l’objet une homogénéisation. Le point de vue tensif confie les effets de sens aux relations — parfois compliquées — des valences intensives et extensives. Eu égard à l’objet, les propositions de Deleuze dans Logique de la sensation allaient déjà dans ce sens. Deleuze admet le concours et l’ajustement des sens entre eux sans renvoi à une source émettrice :

Note de bas de page 34 :

G. Deleuze, Logique de la sensation, op. cit. , p. 31.

Alors il y aurait une autre hypothèse, plus « phénoménologique ». Les niveaux de sensation seraient vraiment des domaines sensibles renvoyant aux différents organes des sens ; mais justement chaque niveau, chaque domaine auraient une manière de renvoyer aux autres, indépendamment de l’objet commun représenté. Entre une couleur, un goût, un toucher, une odeur, un bruit, un poids, il y aurait une communication existentielle qui constituerait le moment “pathique” (non représentatif) de la sensation34.

Transposées dans la perspective de Cassirer, la synesthésie fait savoir au sujet que les grandeurs installées dans le champ de présence ne sont plus rapprochées en fonction de leurs « propriétés », mais en fonction des « sensations » qu’elles déterminent. Dans les termes du schématisme tensif, ce serait par le truchement de l’équivalence de leurs valences respectives que des sensations distinctes « communiqueraient » les unes avec les autres. Il se passerait entre les sens ce qui advient à chaque sens dans l’activité perceptive ordinaire : les instruments de musique sont des usages par rapport à telle note qui serait du ressort, elle, du schéma ; un la joué par un violon « n’a rien à voir » avec un la joué par un trombone, mais « quelque part », c’est le même la ; de même pour telle couleur selon que la pratique du peintre est celle de la peinture dite à l’huile ou celle de l’aquarelle ; la note ou le ton sont en discours porteurs de valences distinctes et surtout délicates.

Si nos sens, sans préjudice de leur nombre — faut-il ajouter à la liste les « sens viscéraux » mentionnés par Valéry ? — et de leur hiérarchie, « communiquent » en mesurant puis en comparant les valences des sensations qu’ils contrôlent, que « nous disent-ils » exactement ? La thèse que nous nous sommes efforcé de défendre ici, c’est que, à partir du moment où chaque ordre de sensations s’avère solidaire d’un type d’espace, la médiation synesthésique permet au sujet de passer d’un espace à un autre et de progresser dans la profondeur et ainsi de résoudre, autant que faire se peut, une extranéité en une intimité.

Notre point de départ, le sonnet des Correspondances, le laisse entendre : dans les vers neuf et dix :

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

Baudelaire suggère un premier jalonnement dans la profondeur : la vue est le sens de la distance, l’odorat celui de la proximité, l’ouïe celui de la mi-distance. Mais il faut aller plus loin afin d’approcher la lettre même du texte de Baudelaire : la classe des parfums est scindée en deux :

Vers 8 : Il est des parfums …

Vers 10 : — Et d’autres,…

en continuité avec notre hypothèse de base, les trois sens seraient les sujets de faire de l’adhérence, tandis que les seconds se chargeraient de la réalisation de l’inhérence, de l’inscription en discours de valences inessives supérieures ; l’adoption du tiret au vers 10, à condition de le considérer comme la manifestante d’un authentique « accent de sens », tendanciellement emphatique, conforte avec cette interprétation.

Note de bas de page 35 :

Même le concept de fonction est placé sous l’autorité de l’analyse puisque « Une dépendance qui remplit les conditions d’une analyse sera appelée fonction » dans Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Les Éditions de Minuit, 1971, p. 49.

On le voit : contre toute attente, et la nôtre d’abord, la seconde partie du sonnet des Correspondances de Baudelaire n’est pas si éloignée des vues théoriques de Hjelmslev dans La catégorie des cas. Trois attitudes sont possibles : ou bien nous nous sommes laissé aller à une manifestation de wishfull thinking, dérive qui guette tout analyste ; ou bien cette convergence est fortuite et sans conséquence ; ou bien, cette convergence est nécessaire et elle a son chiffre : personnellement, nous sommes enclin à penser que les grands textes littéraires sont des analyses clairvoyantes et anticipatrices, mais, selon la terminologie traditionnelle, plus compréhensives qu’extensives ; par ailleurs si, comme le répète Hjelmslev dans les Prolégomènes, toute théorie est analytique, c’est-à-dire a pour tâche d’ordonner les résultats de l’analyse à laquelle elle a procédé35, on comprend qu’elle soit partiellement transposable, à l’instar des transcriptions en musique. Dès lors, un texte poétique peut, au prix de la virtualisation du travail sur le signifiant, contenir des propositions théoriques, dans l’exacte mesure où un texte théorique, en rupture avec le genre « littéraire » qu’il pense pratiquer, peut développer, en raison de son envergure, une poétique du sens. Cette convergence est annoncée entre autres par Mallarmé dans les termes mêmes de la sémiotique : « Cette visée, je la dis Transposition — Structure, une autre. » Si la modernité est en partie définie par la compréhension de l’emprise du langage sur le discours, qui niera que, sous ce rapport, elle ne doive autant à Mallarmé qu’à Saussure, sans omettre que l’œuvre du premier est antérieure à celle du second…