La matière picturale aux origines des effets rhétoriques de synesthésie

Odile Le Guern 

https://doi.org/10.25965/visible.176

Sommaire
Texte intégral

Un beau texte s’entend avant de sonner. C’est la littérature. Une belle partition s’entend avant de sonner. C’est la splendeur préparée de la musique occidentale. La source de la musique n’est pas dans la production sonore. Elle est dans cet Entendre absolu qui la précède dans la création, que composer entend, avec quoi composer compose, que l’interprétation doit faire surgir non pas comme entendu mais comme entendre. Ce n’est pas un vouloir dire ; ce n’est pas un se montrer.
C’est un Entendre pur.
Pascal Quignard, Vie secrète
Gallimard/folio, 1998, p. 58-59.

Ce que dit Quignard de la musique, nous voudrions l’appliquer à la peinture. En nous engageant dans la problématique de la matière, nous poursuivions le but de retrouver le visuel dans le visible, car la matière est, dans le visible, ce qui permet sans doute d’atteindre le visuel (Didi-Huberman), de retrouver « cette voie de la Figure » à laquelle Cézanne donne le nom de sensation, de « libérer la Figure », pour atteindre le « figural » (Deleuze), pour échapper à l’emprise du figuratif ou à la tentation de l’abstraction, deux démarches de peinture qui tournent le dos à la sensation pour lui préférer la conceptualisation.

Note de bas de page 1 :

Les termes de « réflexif » et « transitif » sont à prendre avec le sens que leur donne Louis Marin : « représenter signifie se présenter représentant quelque chose. Toute représentation, tout signe représentationnel, tout procès de signification comprend ainsi deux dimensions que j’ai coutume de nommer, la première, réflexive : se présenter, et la seconde, transitive : représenter quelque chose ; deux dimensions qui ne sont guère éloignées de ce que la sémantique et la pragmatique contemporaines ont conceptualisé comme l’opacité et la transparence du signe représentationnel ». Voir à ce sujet « Le cadre de la représentation et quelques-unes de ses figures », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, été 1988, p. 63.

L’image figurative, tout investie du rôle de représentation, ne nous a guère habitués à considérer la matière qui la constitue en tant qu’objet de perception. Engagée dans le processus de mimesis et jouant le jeu de la transitivité1, assurant pleinement cette fonction de renvoi à autre chose qu’elle-même, qui lui assure son statut de signe, elle nous invite la plupart du temps à voir au-delà d’elle-même. Sans quitter tout à fait la sphère de la figurativité, nous voudrions nous arrêter sur cet en deçà du visible que propose l’image picturale par l’intermédiaire de la matière dont elle est issue, sur cette mise en présence de l’image, comme fait de représentation d’un univers, par rapport au sujet qui la reçoit par la matière, plutôt que sur la mise en présence illusoire d’un univers représenté.

Note de bas de page 2 :

Vers 1726, huile sur toile, 114 X 146, musée du Louvre. Morceau de réception de Chardin à l’Académie en 1728.

Note de bas de page 3 :

Salon de 1763, à propos de La Raie de Chardin.

Note de bas de page 4 :

Les termes sont de Roland Recht dans Le Texte de l’œuvre d’art : la description, Presses Universitaires de Strasbourg, Musée d’Interlinden, Colmar, 1998, p. 15.

Note de bas de page 5 :

D. Arasse, Le Détail, Champs/Flammarion, 1996, p. 275.

Diderot écrit à propos de La Raie de Chardin2 : « L’objet est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang ; […] Ce sont des couches épaisses de couleur, appliquées les unes sur les autres, et dont l’effet transpire de dessous en dessus […] Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît. Éloignez-vous, tout se crée et se reproduit »3. Diderot, loin de décrire des formes mimétiques, loin de toute tentation de raconter ou de juger des actions, puisqu’il s’agit d’une nature morte, pénètre dans la matière même de la peinture de Chardin, matière qui « ne s’arrange en formes identifiables qu’à partir d’une certaine distance : en deçà, le « faire », au-delà les « formes imitatives ». Le texte de Diderot traduit « cet effort de mise au point focal », cette recherche « d’une ligne de démarcation entre une zone de visibilité de la peinture et une zone de lisibilité du tableau »4. Daniel Arasse le rappelle : Vasari avait déjà écrit à propos des dernières œuvres du Titien, qu’elles étaient « faites à grands coups, peintes en gros et à force de taches » et « qu’on ne peut pas les voir de près », et Daniel Arasse de commenter : « Or il est clair qu’on peut bel et bien les voir de près, qu’on y voit même alors ce qu’on ne voit pas de loin, l’action du peintre et la gestation de l’œuvre. […] En opérant, de près, la confusion entre voir et reconnaître, Vasari confirme le primat de l’ordre des signes dans la représentation mimétique »5.

Entre matière picturale et matière des objets du monde.

Nous avancerons une autre réflexion de Diderot pour cerner notre objet. Pour le Salon de 1763, Diderot écrivait : « ce que le peintre broie sur sa palette, ce n’est pas de la chair, de la laine, du sang, la lumière du soleil, l’air de l’atmosphère, mais des terres, des sucs de plantes, des calcinés, des pierres broyées, des chaux métalliques », ce qui ne l’empêche pas d’écrire quelques pages plus loin : « O Chardin ! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile ». L’hésitation de Diderot nous amène à rappeler l’opposition posée par Wölfflin, entre le style linéaire ou objectif et le style pictural ou subjectif : « la première [la présentation linéaire] nous donne les choses telles qu’elles sont, la seconde [la présentation picturale] telles qu’elles paraissent. […] Il est un style objectif en soi, qui s’applique à saisir les choses et à les rendre agissantes par ce qu’elles ont de solide et de palpable. Il est un autre style que l’on peut nommer subjectif et qui a pour principe de présenter l’image des choses ; c’est cette image que l’œil perçoit comme vérité, bien qu’elle n’ait souvent que peu d’analogie avec la forme réelle des objets.

Note de bas de page 6 :

Heinrich Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Gérard Monfort, 1989, p. 23-26.

Note de bas de page 7 :

Je n’entre pas encore dans l’opposition proposée par Herman Parret entre l’œil et le regard : « Face à l’œil, il n’y a que le visible ; face au regard il n’y a que le visuel […] Avec le visible on est dans le règne de l’optique. Mais n’est pas l’œil et le visuel n’a rien de purement optique », VISIO, « De l’invisible comme présence », vol. 7, N° 3-4, 2002-03, p. 64.

Note de bas de page 8 :

Merleau-Ponty, L’Œil et l’esprit, Folio, 1964, p. 26

Le style linéaire est celui d’une certitude plastiquement éprouvée. La limitation des corps, à la fois vigoureuse et claire, donne au contemplateur l’assurance de toucher la réalité avec les doigts ; […] En revanche, le style pictural a renoncé plus ou moins complètement à présenter la chose telle qu’elle est. […] C’est l’apparition de la réalité qui est maintenant captée, […] L’un est l’art de ce qui est, l’autre l’art de ce qui paraît »6. Cette distinction nous avait permis, dans notre approche de la représentation des textiles, d’opposer à notre tour deux modalités du regard7 : le toucher du regard, qui concerne l’espace représenté (le plan du contenu, les objets représentés et catégorisés) et le regard touché par l’espace de représentation (plan de l’expression). C’est dans le deuxième cas de figure, lorsque le sujet percevant ne s’en tient pas au sentir de ce que représente l’image, mais qu’il se sent sentir et se voit en train de voir qu’il est véritablement atteint par l’image. Antérieurement il y a bien sûr l’œil du peintre « ému par un certain impact du monde et [qui] le restitue au visible par les traces de la main »8, qui lui donne une forme tangible à l’intention d’un spectateur. Par la matière picturale, il extériorise et concrétise ce regard du dedans pour rejoindre celui du spectateur et le propos consiste moins à dire la chose représentée qu’à assurer et affirmer sa visibilité (dire que la chose est visible), lieu d’ancrage d’un éventuel partage d’émotion entre le peintre et le spectateur.

Matière picturale, geste pictural, instruments et support de la peinture.

Matière, s’agissant de peinture, il faudrait envisager au moins trois choses : le support (toile, bois, papier, enduit qui recouvre le mur, etc.), la matière picturale elle-même (peinture à l’huile, aquarelle, etc) avec les qualités qui lui sont propres (l’épaisseur de son empâtement ou sa fluidité, son opacité ou sa transparence - nous y reviendrons - sa rugosité ou son caractère lisse, etc), la manière de l’appliquer, par des instruments (pinceau, couteau, pochoir, etc), mais aussi en envisageant le geste pictural, la rapidité d’exécution du tableau, le rythme ou plus exactement l’amplitude de la touche. Tous ces éléments sont parfois laissés de côté car, s’ils sont articulés en substance de l’expression par leur prise en charge par un mode d’expression sémiotique particulier, la peinture en l’occurrence, ils n’accèdent pas nécessairement au statut de forme de l’expression, ne semblent pas participer au projet de signification, parce qu’ils n’entrent pas dans cette relation de présupposition réciproque entre les deux plans de l’expression et du contenu. Ils pourraient rester de simples marqueurs stylistiques, à moins qu’on ne les engage sur la voie d’une participation à un mode particulier de saisie des données visuelles, d’une forme de relation esthésique, entre le sujet pris dans la contemplation esthétique et l’objet, de l’établissement d’un contact haptique, reposant sur une forme d’empathie avec l’œuvre. La signification serait ailleurs, non au niveau de l’énoncé mais à celui d’une forme d’énonciation, et plus particulièrement de la réception puisque nous envisageons les choses en termes de rhétorique.

Première duplicité de la matière, entre visible et visuel.

Didi-Huberman écrit dans Devant l’image : « Refendre la notion d’image, […]. Ce serait revenir à un questionnement de l’image qui ne présupposerait pas encore la « figure figuré » – […], mais seulement la figure figurante, à savoir le processus, le chemin, la question en acte, faite couleurs, faite volumes […]. Il faudrait, […], ouvrir son œil à la dimension d’un regard expectatif : attendre que le visible « prenne », et dans cette attente toucher du doigt la valeur virtuelle de ce que nous tentons d’appréhender sous le terme de visuel. Serait-ce donc avec du temps que nous pourrions rouvrir la question de l’image ? […]. Il y a un travail du négatif dans l’image, une efficacité « sombre » qui, pour ainsi dire, creuse le visible (l’ordonnance des aspects représentés) et meurtrit le lisible (l’ordonnance des dispositifs de signification). […] ce travail ou cette contrainte peuvent être envisagés comme une régression, puisqu’ils nous ramènent, […], vers un en deçà, vers quelque chose que l’élaboration symbolique des œuvres avait pourtant bien recouvert ou remodelé.

Note de bas de page 9 :

Devant l’image, Minuit, 90, p. 174-75.

Note de bas de page 10 :

L’expression est de Laurent Lavaud commentant Didi-Huberman dans L’Image, GF, coll. Corpus, 1999, p. 188.

Note de bas de page 11 :

Herman Parret, « De l’invisible comme présence », VISIO, vol. 7, N° 3-4, 2002-03, p. 64.

Note de bas de page 12 :

Cette présentation ôte toute tentation de mettre la matière événement du côté de la production et la matière produit du côté de la réception.

Note de bas de page 13 :

Voir J. Fontanille, Sémiotique et littérature, PUF, 1999, p. 227-29.

Il y a là comme un mouvement anadyomène, mouvement par lequel ce qui avait plongé resurgit un instant, naît avant de replonger bientôt : c’est la materia informis lorsqu’elle affleure de la forme, c’est la présentation lorsqu’elle affleure de la représentation, c’est l’opacité lorsqu’elle affleure de la transparence, c’est le visuel lorsqu’il affleure du visible »9. G. Didi-Huberman propose une dialectique du regard, entre savoir et voir, où le savoir opère une sorte de débrayage entre l’image et le reste du visible, entre la manière de percevoir le reste du visible et les modalités du regard dans lesquelles nous engage l’image. Le sujet est dessaisi des premières pour envisager l’image en voie de visibilité par la prise en compte du visuel. Par ce terme, il désigne, semble-t-il, ce qui, dans l’image, manifeste « la genèse de la visibilité au sein du visible »10, le lieu aussi d’une forme de résistance de l’image à toute conceptualisation : une couleur, une texture, ne réfèrent encore à rien, le lieu donc d’une possible ou virtuelle émergence du visible. La catégorie esthétique du visuel relève de l’événement, ce mot « événement » qui inscrit la problématique de la matière dans celle de la temporalité et qu’Herman Parret reprend également : « Le visible est l’élément-signe, un signifiant quasi tangible, matériel, fortement lié à son signifié représenté. Sont visibles aussi bien la matière qui frappe, qui blesse l’œil, que la diégétique signifiée. Le visible est le produit concret et matériel d’un événement qui lui-même, en tant que tel, n’est pas visible »11. La matière semble encore se ranger du côté du visible, et elle est aussi ce qui permet à l’image d’atteindre cette visibilité. Il y aurait donc la matière « événement » et la matière « produit ». Et ce que nous avons appelé l’effet de matière, en nous plaçant donc dans une perspective rhétorique de la réception, va opérer différemment selon que l’on envisage la matière comme événement ou comme produit12. Comme produit, nous aimerions dire qu’elle est du côté du style linéaire et objectif de Wölfflin, propre à une catégorisation des objets et non à une catégorisation de la perception des qualités des objets, du côté de « l’apparence des choses », cette apparence qui relève « d’une perception conventionnelle et purement inférentielle des choses ». Cette matière-là (peinture à l’huile et pinceau fin pour Van Eyck par exemple) serait totalement assujettie à l’iconicité transitive, au rendu des qualités d’objets et finalement de leur catégorisation. Comme événement, elle serait du côté du style pictural et subjectif, de la saisie impressive de l’apparaître sensible qui implique le sujet dans une expérience esthésique.13. Mais la présentation est trop binaire car le lieu d’ancrage de cet événement est encore dans le produit, dans la concrétude de l’énoncé pictural achevé. On est encore dans le visible, mais le visible va se faire le vecteur d’indices figuratifs propres à susciter l’événement. La matière, qui donne donc du temps au regard, le temps de sa propre accommodation, et permet alors d’atteindre le temps de l’énonciation picturale, celui de la création dans celui de la contemplation ?

Autre duplicité de la matière, entre opacité et transparence.

Note de bas de page 14 :

D. Arasse, Le Détail, p. 277-280.

Note de bas de page 15 :

Logique de Port-Royal, 1e partie, ch. IV. 1683. La source en est le De doctrina christiana de Saint Augustin, livre II, ch. 1.

Note de bas de page 16 :

Pour reprendre la terminologie de Peirce.

Note de bas de page 17 :

Voir Meyer Schapiro, Style, artiste et société, Gallimard, coll. « Tel », 1982.

Daniel Arasse, à la suite de Louis Marin le rappelle : « Dans sa dimension transitive, le signe est transparent à ce qu’il désigne mais sa dimension réflexive suscite un obstacle à cette transparence : ne désignant plus son référent, le signe qui se présente lui-même suscite une opacité de la représentation. Quand la peinture fait tache, quand elle se présente comme matière imageante au sein de la représentation, celle-ci devient opaque, elle ne représente plus, c’est l’« effet de rien »14. L’objet représenté ne peut être dénommé, l’image échappe à toute lexicalisation et à toute narrativisation interne. Arasse parle alors « d’opacité réflexive ». Le tableau n’est pas immédiatement image des objets qu’il représente, mais avant tout image de lui-même. La matière est ce qui, à l’observation du tableau, met le spectateur en présence de l’espace de représentation, lui en donne une « idée de chose » avant de lui en suggérer une « idée de signe »15 ; et si surgit l’idée de signe, la transitivité n’opère pas forcément dans l’immédiateté. L’opacité de la matière empêche momentanément le spectateur d’atteindre l’interprétant dynamique, qui lui permettrait une lecture transitive du tableau. Elle le maintient au niveau de l’interprétant immédiat16 : une relation de renvoi est sans doute réalisée, il y a signe, certes, mais de quoi ? Comme la surface de l’eau, qui se laisse pénétrer par la lumière en même temps qu’elle la renvoie, la matière relève, de l’opacité ou de la transparence, selon qu’on l’envisage en tant que telle ou dans les traitements particuliers dont elle fait l’objet, d’un tableau à l’autre ou d’une zone à l’autre du même tableau. Il y a bien sûr cette opacité abstraite qui constitue sa définition en tant que type, mais la matière peut concrètement, et dans des occurrences particulières, manifester aussi une forme de transparence. Il ne s’agit pas d’une transparence qu’on pourrait appeler transitive par rapport à l’espace représenté, celle-ci est purement métaphorique, c’est la « fenêtre ouverte sur le monde » d’Alberti. Il s’agit d’une transparence réflexive par rapport au support qu’elle laisse transparaître. Meyer Schapiro le rappelle : les peintures rupestres du paléolithique sont réalisées sur le fond non préparé de la paroi rocheuse. Les pigments restent transparents, laissant voir toutes les irrégularités du support, les creux, les bosses, utilisées parfois pour rendre le volume musculaire d’un animal. Mais à part cette exploitation du relief, la chair de l’animal et la roche restent deux choses bien différentes, car l’une relève d’une référence sur laquelle porte un projet figuratif, c’est l’espace représenté, l’autre relève clairement de l’espace de représentation, et l’iconicité entre les deux ne repose que sur cette boursouflure de la roche. Elle suffit à optimiser la mise en présence de l’animal alors que la transparence des pigments en rappelle une autre, celle de l’espace de représentation. La perception du support en arrière-plan de la représentation figurative donne, sur l’axe de la profondeur, une limite suffisante pour que la transitivité cède le pas à la réflexivité, limite qui sera relayée par le cadre comme limite de surface lorsque justement la matière picturale devenue trop opaque par rapport au support, pour rentrer dans le jeu de la transparence du plan pictural par rapport à la référence, effacera tout contact du spectateur avec l’objet tableau17. Et curieusement, cette opacité-là va servir la transitivité de la représentation.

De la matière du support à la matière picturale.

Note de bas de page 18 :

Dubuffet, Paysage blond, 1952, huile sur isorel, 114X146, Musée des Beaux-Arts de Lyon,
Dubuffet, Jardin au sol, novembre 1958, 24X37, Coll. Fondation Dubuffet, Paris.

Il arrive que la transparence de la matière picturale permette à certaines zones du tableau d’entraîner paradoxalement le spectateur dans la circularité du plastique et de l’iconique, parce que la toile support, toujours perceptible, coïncide avec le motif d’un vêtement par exemple. Mais il est vrai que la verticalité de la toile, et donc le caractère orthogonal des fils de trame et de chaîne alors que les plis du vêtement offrent plusieurs points de vue, relativise l’iconicité figurative : la toile support ne peut jamais être tout à fait la toile du vêtement. Par ailleurs, la toile support manifestant sa présence en d’autres lieux du tableau, c’est bien le contact du spectateur avec le tableau qu’elle privilégie et non celui du spectateur avec l’espace représenté. Il arrive que la matière issue directement des matériaux du monde et d’une grande opacité, telle que l’utilise Dubuffet par exemple, puisse nous laisser croire un instant à une iconicité objective ou transitive, mais la matière n’est jamais assujettie à un quelconque projet figuratif chez Dubuffet. Aucun effet de perspective dans ces paysages, ce qui rend ambiguë toute interprétation de l’espace. S’agit-il18 d’une vue cavalière qui saisit un paysage à une certaine distance ? S’agit-il d’une coupe géologique, qui induit une proximité de lecture ? Le spectateur déchiffre dans chaque empâtement de ce paysage fossile d’indéfinissables présences, qui l’oblige à passer du global au local, du paysage singulier à ses constituants pluriels. Mais la matière, chez Dubuffet dans la période des matériologies, c’est de la terre, de la boue mélangée aux pigments, si bien que la matière picturale n’est plus vraiment le signe d’un autre matériau des objets du monde, elle est le paysage, de manière synecdochique, par l’un de ses constituants. Curieuse opacité de la matière, qui se sert des matériaux du monde, non pas pour montrer le monde mais le travail du peintre sur le monde.

La matière, entre iconicité des objets et iconicité des conditions de leur perception.

Note de bas de page 19 :

Claude Monet, Mer agitée à Étretat, huile sur toile, 81X100, 1883, Musée des Beaux-Arts de Lyon.

Note de bas de page 20 :

La description de Mer agitée à Étretat pour le Guide des collections du Musée des Beaux-Arts de Lyon, RMN, 1998, a été rédigée par Dominique Brachlianoff.

Note de bas de page 21 :

Gustave Courbet, La Falaise d’Étretat après l’orage, 1870, huile/toile, 133X162, Musée d’Orsay.

Note de bas de page 22 :

Les termes sont d’H. Parret, « De l’invisible comme présence », VISIO, vol. 7, N° 3-4, 2002-03, p. 63.

La contemplation de la surface picturale permet au spectateur d’appréhender l’espace représenté et l’espace de représentation par la touche, qui fut d’abord la manifestation d’un contact entre le peintre et le monde avant d’être le relais nécessaire entre les qualités sensibles des objets représentés et le spectateur. La touche est le témoignage des conditions de leur perception par le peintre, qui souhaite ainsi les partager avec le spectateur, par l’intermédiaire de la matière picturale et de son traitement. Je prendrai pour exemple un tableau de Claude Monet, Mer agitée à Étretat19. Devant la persistance du mauvais temps, nous dit-on dans le Guide des collections, Monet se résigne à peindre depuis l’hôtel où il réside. La falaise et la porte d’Aval constituent l’arrière-plan, alors que le port d’échouage des bateaux et trois caloges, occupent le premier plan du tableau20. Même juxtaposition de touches courtes et rapidement appliquées sur l’ensemble de la toile, touches aux formes de virgule plus ou moins incurvées, selon qu’il s’agit des stratifications naturelles de la falaise ou de l’agitation des vagues, du minéral ou de l’eau, du statique ou du dynamique, du silence ou du bruit. Mais la falaise se laisse contaminer par la mer en tempête et elle en répercute le mugissement et le mouvement. Fait de synesthésie, l’écho est à la fois sonore et visuel, et passe, bien sûr, par cette touche que l’on n’imagine, à aucun moment, appliquée selon un mouvement ample et lent. Cette touche dit aussi le rythme, sans doute rapide, du geste du peintre sur la toile et se fait à la fois signe iconique de l’agitation des éléments et signe indiciel de l’exécution du tableau. Il s’agit moins pour le peintre de nous parler des objets, la falaise, la mer, qui entretiennent des relations sémantiques contraires, que de les unir dans une même perception, dont le sujet et les circonstances sont temporellement, accidentellement déterminés. Et la touche fonctionne ici moins pour dire des qualités propres aux objets, les stratifications du calcaire et le déchaînement de la mer, que pour dire la perception de ces qualités et les conditions de cette perception. Toute la toile est marquée par cet effet de vibration, qui marque l’ensemble du paysage et que l’on retrouve jusque dans le traitement du chaume qui recouvre les caloges. Gustave Courbet a peint à peu près le même paysage, mais le projet esthétique est tout autre21. Les circonstances météorologiques ne sont pas les mêmes, et l’atmosphère apaisée de La Falaise d’Étretat après l’orage permet à Courbet de dire les choses dans leur être, de les montrer dans leur substance, en leur rendant toute leur autonomie par rapport aux accidents ou aux circonstances de leur perception. La comparaison des deux tableaux nous amène à dire que la composante plastique fonde deux formes d’iconicité différentes, celle relative aux objets, et propice à une catégorisation des objets, et celle relative au sujet inscrit dans les conditions particulières de leur perception, celle concernant la représentation des objets pris dans un projet d’illusion référentielle et celle concernant les circonstances de leur réception. Il y a donc cette matière picturale au service du rendu des matières représentées et qui me permet de toucher du regard. Elle n’est que l’instrument de ce style « objectif » dont parle Wölfflin, qui opère cette conjonction entre le sujet percevant et l’espace représenté, c’est-à-dire le contenu figuratif du tableau, en même temps qu’elle opère cette disjonction entre le même sujet et l’espace de représentation ou l’image dans sa matérialité. Cette matière picturale fait le jeu de la transitivité. Puis, il y a cette matière qui, de l’intérieur du tableau, vient toucher le spectateur, matière « produit » certes, mais qui témoigne de l’action de cette matière « événement », qui permet au regard de « s’aventure(r) au-delà de la figuration et du message, au-delà d’une diégétique qui discourt et d’une anecdote accaparante »22, qui révèle le visuel et la fonction réflexive ou « autoréférentielle » de la représentation. C’est sans doute la seconde démarche, qui permet au spectateur de « s’approprier » le tableau, à la fois espace représenté et espace de représentation, le tableau devenant le lieu d’un partage de la perception entre le peintre et le spectateur.

La matière, de la surface au détail

Note de bas de page 23 :

L’opposition est de D. Arasse, Ibidem.

Note de bas de page 24 :

J. Fontanille, Ibidem.

Note de bas de page 25 :

J. Fontanille, Ibidem, p. 229-230.

Note de bas de page 26 :

Gilles Deleuze, Logique de la sensation, Seuil, 2002, p. 89.

Note de bas de page 27 :

H. Damisch, Théorie du nuage, Seuil, 1972, p. 42, cité par Arasse, p. 284. Damisch rappelle que : « si dans les conditions ordinaires de l’échange linguistique, la visée du message pour lui-même, la mise en évidence du signifiant acoustique ou scripturaire, dans sa matérialité sensible, apparaît comme une fonction accessoire, subordonnée aux autres fonctions expressives, le langage poétique semble au contraire se caractériser par le rôle prédominant qui se trouve conféré, dans son économie générale, au côté « palpable » des signes [on reconnaît le mot de Jakobson], dont la manifestation délibérée et réglée détermine l’organisation du message ».

Note de bas de page 28 :

D. Arasse, Ibidem, p. 268.

Note de bas de page 29 :

D. Arasse, Ibidem, p. 274-75.

Note de bas de page 30 :

O. Calabrese, L’età neo-barocca, Rome-Bari, Laterza, p. 75-77.

Note de bas de page 31 :

D. Arasse, Ibidem, p. 11-12. A l’opposition détail iconique/détail pictural, se superpose l’opposition détail-particolare/détail-dettaglio, dont il n’est pas tout à fait certain qu’elles soient totalement homologables. « Le détail-particolare est une petite partie d’une figure, d’un objet ou d’un ensemble. […] le détail [est] aussi, inévitablement, dettaglio, c’est-à-dire le résultat ou la trace de l’action de celui qui « fait le détail » – qu’il s’agisse du peintre ou du spectateur ».

Note de bas de page 32 :

A cet endroit-là, Arasse renvoie bien sûr à Didi-Huberman, La Peinture incarnée, Paris, Minuit, 1985, p. 92-93.

Note de bas de page 33 :

B. Noël, Debré, Flammarion, 1984, p. 13.

Note de bas de page 34 :

B. Noël, Debré, Flammarion, 1984, p. 9.

Note de bas de page 35 :

Le découpage linguistique du monde nous amène à voir dans le tableau, à faire du tableau lui-même un instrument de découpage, qui instaure des limites à une référence et instaure une proxémique particulière entre espace représenté et spectateur.

Note de bas de page 36 :

G. Deleuze, Ibidem, p. 58.

Mais si Monet parvient à cet effet de disjonction entre le spectateur et l’univers de référence au profit des conditions de sa perception première par le peintre et donc au profit du tableau par un traitement homogène de la surface, il est aussi des cas où cette disjonction se réalise à la faveur d’un détail, « iconique » ou « pictural »23, à la faveur d’une rupture, d’un écart ou d’un « incident figuratif »24. Reprenant les réflexions de Greimas dans De l’imperfection, J. Fontanille rappelle que « L’analyse du discours en acte doit rechercher d’abord les « esthésie », ces moments de fusion entre le sujet et le monde sensible […] que les esthésies n’adviennent pas dans les grands ensembles signifiants […] ; en revanche, le « fragment », le « détail », un décalage minime, l’incident figuratif le plus mince, sont plus appropriés à une analyse des esthésies […] L’intentionnalité repose alors sur cette non-coïncidence entre l’apparence et l’apparaître, et sur la tension qu’elle induit. […] entre ce qui est visé (l’apparaître, révélé par l’esthésie) et ce qui est saisi (l’apparence) […] entre l’apparence actuelle et l’apparaître virtuel ou potentiel »25. On pense aussi au problème que se posait Bacon : « comment faire pour que ce que je peins ne soit pas un cliché ? Il faudra assez vite faire des « marques libres » à l’intérieur de l’image peinte, pour détruire en elle la figuration naissante, et pour donner une chance à la Figure, […] Ces marques peuvent être dites non représentatives, justement parce qu’elles dépendent de l’acte au hasard et n’expriment rien concernant l’image visuelle : elles ne concernent que la main du peintre. Mais du coup, elles ne valent elles-mêmes que pour être utilisées, réutilisées par la main du peintre, qui va s’en servir pour arracher l’image visuelle au cliché naissant, pour s’arracher lui-même à l’illustration et à la narration naissantes. Il va se servir des marques manuelles pour faire surgir la Figure de l’image visuelle »26. Ces marques accidentelles relèvent-elles du détail tel que l’appréhende Daniel Arasse ? Nous les associons car les unes et les autres nous entraînent ensemble vers un dépassement de la figurativité au profit de la sensation. « Par l’obstacle qu’il propose à la transparence de la représentation, le détail pictural donne localement à l’image son « poids de peinture », cela même qui lui assure son « pouvoir permanent de sollicitation sensorielle »27. Ce pouvoir de sollicitation sensorielle incombe surtout au détail « pictural ». Le détail « iconique » relève de l’imitation. Sa visée est de reproduire ce qu’il représente, de le donner à voir dans toute sa ressemblance. Il fait signe. Le détail « pictural » « ne fait pas image ; il ne représente pas et ne donne rien d’autre à voir que la matière picturale posée sur la toile, maniée et manipulée parfois jusqu’à en être triturée »28. À propos des Baigneuses de Fragonard, J. Thuillier rapporte : « ces roseaux ne sont plus des roseaux, mais des traînées de pâte ». Arasse commente ainsi les propos de Thuillier : « isolé du tableau et de sa logique représentative, le détail pictural donne à voir la matière imageante en gestation, comme si elle n’était pas encore métamorphosée pour devenir transparente à ce qu’elle reproduit, prendre sa forme achevée – un embryon qui serait, en puissance, virtuellement, l’image »29. Ce détail-là, pictural donc, est « le résultat ou la trace de l’action de celui qui « fait le détail » – qu’il s’agisse du peintre ou du spectateur ». Reprenant Omar Calabrese30, Arasse définit le détail comme « programme d’action », action de la main et du regard, le détail est alors « un moment qui fait événement dans le tableau, qui tend irrésistiblement à arrêter le regard, à troubler l’économie de son parcours […] c’est aussi un moment privilégié où le plaisir du tableau tend à devenir jouissance de la peinture »31. « La matière se fait alors « opaque à la représentation » mais « éclatante par elle-même, éblouissante dans son effet de présence »32. Tout ce que dit Arasse à propos du détail pictural est, on le voit bien, réutilisable dans le cadre d’une problématique de la matière, ce que j’illustrerai par la démarche esthétique d’Olivier Debré, qui a tâtonné longtemps entre le lisible et le visible : « il allait des signes aux surfaces et réciproquement, partagé qu’il était entre la signification et l’émotion, entre le devoir d’être précis et la jouissance d’être expressif »”33. Olivier Debré parle de signe non représentatif obtenu par un geste analytique, « qui tire de l’observation de son propre parcours la perception de son sens ». Ce sens ne relèverait pas nécessairement du significatif, mais bien plutôt du sensible. « Le sens sensible, au lieu de nous introduire, comme l’autre, dans le mouvement de la signification, nous jette dans l’émotion de la présence »34. Ainsi, au cours des années 60, Olivier Debré inaugure une manière de peindre qui illustre bien cette hésitation entre le signe et la surface, qui traduit bien cette tension entre figuration et abstraction, mais qui, en même temps, va les résoudre. Ses toiles, de très grand format, sont souvent recouvertes d’aplats de couleur qui s’imbriquent les uns sur les autres, le couteau a laissé la trace des dépôts successivement rangés côte à côte. Parfois étendus de façon très fluide au point de créer des coulures, ils semblent participer à une iconicité transitive que seul le titre permet de confirmer : Blanche de Loire d’hiver. Parfois la pâte s’épaissit et se déchire, laissant apparaître une autre couleur, une autre texture, plus rugueuse, granuleuse. Le support est vaste mais l’investissement sémantique de la surface par le titre nous amène à convoquer la notion de cadrage, même si elle est plutôt photographique35. Cadrage paradoxalement très serré, si l’on tient compte du format de la toile, sur un élément de paysage qui permet à Olivier Debré d’atteindre ce paysagisme abstrait qui caractérise son travail. Vastitude du format et cadrage très serré contribuent à l’envahissement du regard, qui s’en trouve comblé. Mais si le cadrage serré semble mettre le spectateur dans une relation de forte proximité avec l’eau, matière des objets du monde, synecdoque du fleuve, le format impose la distance par rapport au tableau. Ce qui va rétablir une forme de proximité favorable au partage de l’émotion, c’est « l’incident figuratif » qui s’inscrit sur la surface, le « détail pictural » de l’épaisseur de la pâte triturée qui crée l’effet de matière et dont l’intensité est d’autant plus forte que l’étendue en est moindre sur la surface du tableau. Il y a incident figuratif et effet de matière à la faveur d’une déchirure dans la pâte, qui va à l’encontre des valeurs de fluidité qui entreraient dans une démarche d’iconicité transitive. Cette non coïncidence du plan de l’expression et du plan du contenu suggéré par le titre entraîne la rupture d’une forme de contrat d’iconicité et contribue au contact du spectateur avec le tableau lui-même. Il est à noter aussi que souvent cet incident se manifeste à la lisière du tableau, à la lisière du champ visuel du spectateur, l’entraînant dans un parcours centrifuge de la surface, comme si la sollicitation qu’il constitue intervenait alors même que le regard se dirige déjà vers le tableau suivant de la salle d’exposition. Mais l’effet de matière casse en fait le lisible induit par le titre pour revenir au visible de la surface, par l’intermédiaire de l’instance du visuel qui se manifeste par cet « incident figuratif » ou ce « détail pictural », signe indiciel du geste pictural en production, signe indiciel aussi du mouvement du regard du spectateur en réception par sa position topologique dans le tableau. Pour en revenir au titre, sorte d’hypallage où seule la première étape serait réalisée : désolidariser une qualité de son objet sans la rattacher à un autre sinon au tableau lui-même au support de la toile. La couleur, thématisée par le titre, est une qualité qui peut accéder au statut de substance puis de forme dans la mesure où elle sert un projet de signification où le signe assure cette fonction de renvoi à un objet du monde, mais qui redevient matière dans la mesure où elle est disjointe de tout objet. Cette disjonction des qualités et des objets est déjà présente dans la peinture très figurative. Deleuze rapporte l’anecdote suivante : « Déjà quand des critiques trop pieux reprochaient à Millet de peindre des paysans qui portaient un offertoire comme un sac de pommes de terre, Millet répondait en effet que la pesanteur commune aux deux objets était plus profonde que leur distinction figurative. Lui, peintre, s’efforçait de peindre la force de pesanteur, et non l’offertoire ou le sac de pommes de terre »36. Par le travail sur la matière picturale, le peintre opère cette disjonction entre des qualités et les objets du monde qui sont leurs lieux d’ancrage. Le tableau ne nous montrerait-il plus que des qualisignes, lieux d’ancrage à leur tour d’une émotion « pure » dans la mesure où ils sont disjoints du monde, qui passerait donc par cette matérialisation de l’image ?

Conclusion

Note de bas de page 37 :

B. Noël, Debré, Flammarion, 1984, p. 7

Note de bas de page 38 :

G. Deleuze, Ibidem, p. 43 : « A la violence du représenté (le sensationnel, le cliché) s’oppose la violence de la sensation. »

Le regard du peintre porté sur le monde, et qu’il a ainsi intériorisé, est appelé à être extériorisé, exprimé et donc articulé. « Nous voulons mettre au monde ce que le monde a mis en nous afin d’en devenir les créateurs »37. La toile va donc se faire le miroir de cet espace intériorisé, mais non pas sur le mode transitif, mais sur le mode réflexif, puisqu’il ne s’agit pas d’une image spéculaire objective mais bien subjective, qui dit une émotion première en exhibant, par la matière, les outils dont dispose la peinture et par le travail sur la matière, l’énonciation picturale, ceci afin de toucher un spectateur. Olivier Debré peint en plein air, mais comme pour Matisse, le modèle n’est pas là pour la figure mais pour la présence. C’est cet état de présence et l’émotion qui s’en dégage que le peintre nous fait partager par le travail sur la matière. Pour ce faire, le peintre crée sans doute une forme de langage, non conceptuel mais plutôt sensoriel, qui discrétise des qualités, rendues par des faits de matière disjoints des objets du monde, pour être reportées sur le tableau lui-même. Faits de matière auxquels on peut sans doute donner le statut de signe, qualisignes au sens de Peirce, dans la mesure où ils se définissent par la priméité, lieu de la vie émotionnelle, lieu de l’iconicité, et de cette iconicité de la perception dont je parlais plus haut et non d’une iconicité par rapport à des objets, lieu de la pure potentialité, de ce qui peut arriver, et notamment de cette rencontre entre le regard du peintre et celui du spectateur. La matière nous engage dans d’autres modalités du regard. Elle est ce qui, dans le visible, rend possible l’événement que constitue le visuel, ce qui rend, non pas le visible mais visible l’image (Klee), ce qui permet au spectateur d’être touché par l’image et pas seulement de toucher du regard son contenu figuratif38. Sémiotisation de la matière, qui permet d’envisager son articulation, sur l’axe paradigmatique, en catégories plastiques et en contrastes plastiques dès lors qu’elles sont projetées sur le syntagme pictural passant ainsi de l’interprétance à la signifiance, de la signification au sens, tout ceci par l’intermédiaire des sens.