Montrer pour démontrer, prédication et véridiction dans l’image

Odile Le Guern 

https://doi.org/10.25965/visible.161

Pour entrer dans le processus de la démonstration, il faut que l’image fixe et unique puisse être dite vraie ou fausse ? Lorsque l’on dit d’une image qu’elle est vraie ou fausse, on peut se demander quel est l’objet du jugement porté en termes de valeurs de vérité ? S’agit-il de l’image elle-même (image-objet) — la prise en compte du support, du medium ou du genre iconique devient alors importante — ou de ce qu’elle représente (image-signe) ? De plus, au-delà de la distinction entre le plan du contenu et le plan de l’expression, entre espace représenté et espace de représentation, l’évaluation de l’image en termes de véridiction est liée à ses contextes d’utilisation et au paratexte qui l’accompagne. Il faut alors envisager la dimension pragmatique dans le cadre de la problématique de l’énonciation, en considérant les intentions du destinateur (ce que je veux ou peux faire dire à l’image) et le point de vue du destinataire (ce qu’il pourra inférer sur la base de la mise en discours de l’image dans le tissu d’un acte de communication destiné à la transmission d’une information ou d’un savoir particulier). Seront observées également les possibilités et les modalités de prédication de l’image, sur la base de l’opposition de Wittgenstein entre « dire » et « montrer » et de celle de Peirce entre « icône » et « indice », deux approches de l’image par le paratexte et deux statuts sémiotiques qui lui permettent de faire entrer en figurativité la démonstration et le texte scientifique.

Sommaire
Texte intégral

Dans Le Petit Robert, à l’entrée démonstration :

« Suite finie d’énoncés dont le premier est un axiome et chacun des suivants est obtenu à partir du précédent par une déduction logique […]. Raisonnement déductif destiné à établir la vérité d’une proposition à partir de prémisses considérées comme vraies […]. Action de montrer ».

À partir de ces définitions, on peut se demander quelle place peut occuper l’image dans la démonstration, quel rôle peut-elle y tenir ? Va-t-on la cantonner dans la seule fonction illustrative (« action de montrer ») en sollicitant son illusoire transparence pour compenser l’opacité du discours verbal ? Peut-on l’envisager comme un argument (prémisse) dans la chaîne des arguments qui constituent la démonstration ?

Note de bas de page 1 :

Une lecture iconique peut être obtenue aussi par le paratexte, ce que nous développerons un peu plus loin.

Dans les deux cas de figure, l’image est prise dans un espace tensif entre son statut d’indice et celui d’icône. Ce statut lui est donné, de manière externe, par le paratexte qui l’accompagne (mise en relation indicielle avec un objet du monde) ou, de manière interne, par les diverses opérations graphiques de schématisation qu’on peut lui faire subir (iconisation)1.

Note de bas de page 2 :

Denis Bertrand, Précis de sémiotique littéraire, Nathan Université, Paris, 2000, p. 98 : « on peut faire comprendre quelque chose par l’argumentation déductive d’un raisonnement abstrait et persuader ainsi le lecteur, mais d’un autre côté, faire voir, c’est aussi faire croire ! »

Il y a là recours à deux formes de figurativité, l’une visant la représentation d’une occurrence d’objet (sur le mode du ipse), qui souligne ce qui la différencie des autres occurrences, l’autre, la représen-tation d’un type ou d’une catégorie (sur le mode du idem), qui neutralise les différences au profit des ressemblances pour en faire l’image d’une classe d’objets. En amont, je voudrais rappeler la belle formule de Denis Bertrand à propos du texte littéraire pour l’opposer aux discours dits abstraits : discours théorique, scientifique, philosophique, etc. : « Quand nous lisons un texte littéraire, nous entrons immédiatement en figurativité ». Mais, dit aussi Denis Bertrand, « les frontières entre les deux univers de discours, figuratif et abstrait, ne sont […] pas étanches ». « Loin d’être réduite à la représentation anecdotique du monde, l’écriture figurative n’est […] pas dénuée d’abstraction. De même à l’inverse, loin d’être purement conceptuelle, l’écriture abstraite est rarement dénuée de figurativité : les exemples concrets, les images et les comparaisons, les illustrations narratives participent à l’entraînement persuasif du discours scientifique ». Denis Bertrand souligne alors que l’on place l’énonciataire face à deux formes de rationalité et deux formes d’adhésion différentes : si l’une fonctionne sur le mode déductif en direction d’un faire comprendre, l’autre est d’ordre analogique pour un faire croire2. C’est alors que tombe aussi la frontière entre ce qui relève de la seule démonstration et ce qui relève de la rhétorique, c’est le lieu où se révèle la part de rhétorique du discours scientifique. À partir de là se pose la question d’un dire vrai de l’image.

Note de bas de page 3 :

E. H. Gombrich, L’Art et l’illusion, Gallimard, 1987, pp. 94-95.

Note de bas de page 4 :

Cela dit, ce n’est pas le genre graphique qui expose ou met à l’abri une image de ce genre de jugement, mais le genre communicationnel qui l’intègre. On est indulgent à l’égard de la photographie publicitaire dont on sait bien qu’elle est faite pour nous manipuler. On le sera moins pour le tableau utilisé par le professeur d’histoire, la démarche pédagogique a des exigences qui court-circuitent la dimension esthétique.

L’image fixe et unique, graphique, photographique ou picturale, peut-elle être dite vraie ou fausse ? Gombrich3 souligne à juste titre l’impertinence de la question : « les termes “vrai” et “faux” ne sont applicables qu’à des déclarations, à des propositions. Or, […] un tableau ne sera jamais une déclaration au sens littéral du terme. Il ne saurait donc être vrai ou faux, pas plus qu’une déclaration ne saurait être bleue ou verte ». Pourtant, il est banal d’entendre récuser l’authenticité du contenu informationnel d’une image, de mettre en doute son dire vrai, surtout si elle est photographique et documentaire4. Lorsque l’on dit d’une image qu’elle est vraie ou fausse, quel est l’objet du jugement en termes de valeurs de vérité que l’on exprime ?

1. Peut-il être question de l’image elle-même (l’image-objet, dans sa fonction réflexive) ou plutôt de ce qu’elle représente (l’image-signe, dans sa fonction transitive) ? Un tableau totalement abstrait échappe, semble-t-il, à l’épreuve de la véridiction.

Note de bas de page 5 :

La rhétorique aristotélicienne telle que la présente Cicéron n’est pas loin.

2. L’évaluation de l’image en termes de véridiction peut-elle échapper à ses contextes d’utilisation (presse, conférence, situation pédagogique, etc.) et au paratexte qui l’accompagne ? C’est alors la dimension pragmatique qu’il faut envisager dans le cadre de la problématique de l’énonciation, le point de vue de l’énonciateur (ce que je veux ou peux faire dire à l’image) et le point de vue de l’énonciataire (ce qu’il pourra inférer sur la base de la mise en discours de l’image dans le tissu d’un acte de communication dont la visée est un faire savoir et éventuellement un faire croire). L’image ne sera donc pas envisagée isolément, mais prise dans un dispositif énonciatif qui amène son utilisateur à une mise en mots du document iconographique (elocutio), qui confère à ce document une place particulière dans la démonstration (dispositio) et donc le statut d’argument ou de proposition (inventio)5.

Note de bas de page 6 :

L’image peut être le socle thématique pour un texte qui en est le prolongement prédicatif ou l’inverse.

3. Mais en amont, il faut, pour pouvoir dire d’une image qu’elle est vraie ou fausse, lui reconnaître des possibilités de prédication. Il faut pouvoir l’envisager soit comme un tout faisant partie d’une proposition au titre de l’un ou l’autre de ses constituants (thème / prédicat)6, soit pouvoir la segmenter en unités de contenu qui, de l’intérieur de l’image, pourront être envisagées comme thème ou prédicat.

Dans un premier temps, nous opposerons deux actes de discours dont l’image peut faire l’objet : « montrer » une propriété d’un objet représenté par l’image ou « montrer » ce que l’image représente.

« Montrer » une propriété d’un objet représenté

Note de bas de page 7 :

Paradoxalement, pour mieux souligner la dépendance de la qualité ou propriété par rapport à son objet support.

Note de bas de page 8 :

Catherine Orecchioni, Rhétoriques, sémiotiques, « L’Image dans l’image », Revue d’Esthétique, Coll. 10/18, 1979, p. 198.

Note de bas de page 9 :

Tabularité que nous définissons comme le fait que l’image donne tout à voir simultanément même si le parcours du regard finit par la linéariser.

Note de bas de page 10 :

Nicolas Régnier, Jeune Femme à sa toilette, vers 1626, H/T, 130X105, Musée des Beaux-Arts de Lyon.

Note de bas de page 11 :

Si l’image permet le déploiement de plusieurs discours, le lecteur n’en actualisera le plus souvent qu’un seul. L’image reste fondamentalement polysémique en ce qu’elle porte virtuellement plusieurs discours, ce que nous formulons de la manière suivante : l’image présente un ensemble infini d’objets susceptibles d’être sujets logiques (thèmes) et, pour chacun de ces objets, un ensemble très vaste de propriétés possibles (rhèmes). Elle (se) présente donc (comme) un ensemble ou un réseau de discours possibles sur la base d’un ensemble de virtualités de prédication. C’est ainsi que nous reformulons la constatation de polysémie de l’image, la situant d’abord au niveau dénotatif avant de l’envisager au niveau connotatif ou rhétorique.

Note de bas de page 12 :

Si le « représenter » de l’image, que nous assimilons provisoirement au « dire » de Wittgenstein, se présente comme un ensemble virtuel de propositions de sens, le « montrer » est l’actualisation de l’une de ces propositions par un sujet récepteur et éventuellement utilisateur de l’image (illustration / projet de signification).

Note de bas de page 13 :

Ludwig Wittgenstein, Tractacus logico-philosophicus, Éd. Idées / Gallimard, 1961.

Note de bas de page 14 :

Voir Hermann Parret, Épiphanie de la présence, PULIM, 2006, p. 14-15 : « Husserl distingue deux types de représentations : les présentations qui n’apportent aucune modification au noème (les présentations originaires dans la perception) et les présentifications qui apportent une importante modification reproductive au noème (Husserl énumère le souvenir, le portrait, le signe. […] Pour Husserl, un souvenir est plus “présent” qu’un simple perçu d’objet. Et un portrait encore plus puisque l’iconisation est une modification “présentificatrice” supplémentaire au souvenir. La forte sémiotisation du noème mène à la plus grande qualité de présence, dans une sphère où le triple [réel, existant, actuel] a perdu tout pouvoir ».

Note de bas de page 15 :

Citant le Dictionnaire de Greimas et Courtés, H. Parret rappelle que « Toute définition ontologique étant à exclure de la théorie sémiotique, le concept de “présence” relève de la théorie de la connaissance : la présence est “une détermination attribuée à une grandeur qui la transforme en objet de savoir du sujet cognitif”. En tant que mode d’existence sémiotique, la présence est en somme, l’existence actuelle, l’existence in praesentia, d’ordre syntagmatique ».

Note de bas de page 16 :

C’est à cet endroit que nous nous éloignons de Wittgenstein, pour qui seul le « dire » peut être vrai ou faux.

Chaque motif dans l’image peut se présenter comme un sujet logique (X) pour une propriété (Y), la prédication consistant à attribuer explicitement une propriété à un objet, « X (sujet logique) est Y (propriété) », voire à la désolidariser de son objet7, ce que l’image ne peut pas faire sans paratexte descriptif puisque « le langage visuel ignore la prédication externe : les propriétés des objets sont nécessairement toutes incluses dans sa représentation, sans pouvoir faire l’objet d’un acte discursif autonome »8. Faisant, de l’intérieur de l’image elle-même, l’inventaire de son contenu informatif, le discours descriptif qui peut se déployer fait peu de cas de la tabularité de l’image9 et de la fusion soulignée plus haut entre les propriétés d’objets représentés et les objets eux-mêmes. Devant un tableau comme La Jeune Femme à sa toilette de Nicolas Régnier10, on peut dire : « sa jupe est bleue », ce qui peut être récusé uniquement parce que le jugement porté par cette proposition a été explicité. Si l’image est discours, elle l’est virtuellement, se présentant comme un ensemble de virtualités de prédication. Sa mise en mots par un sujet énonciateur actualise un des multiples parcours discursifs qu’elle propose11. Parmi les objets représentés par l’image, seuls quelques-uns seront « aperçus » par le regard du spectateur et ils ne le seront pas de la même manière. Il y a donc une saisie quantitative mais aussi qualitative des constituants de l’image qui pourront accéder au statut de sujets logiques. Il y a prise en charge d’une partie seulement de l’information visuelle par un acte de discours, qui relève avant tout d’un processus d’indexicalisation. Le « montrer », pour l’image, consiste donc, par une double opération de sélection puis de prédication, à désigner des objets représentés et, pour chacun d’eux, à désigner l’une ou l’autre de leurs propriétés12, à distribuer des rôles actantiels, sujet logique (thème) ou prédicat, à des objets représentés, qui n’ont pas plus vocation à priori à assumer l’un plus que l’autre. Autrement dit, une image décontextualisée « dit » virtuellement beaucoup plus de choses qu’elle n’en « montre » dans l’actualisation de sa prise en charge par un discours argumentatif du type de la démonstration. J’articulerais cette opposition entre « dire » et « montrer », libre et incertaine interprétation pour l’instant de Wittgenstein13, avec celle que propose Husserl, entre « présentation » et « présentification »14. Le « dire » et le « montrer » sont comme deux modalités de la présence15, de la « présentation » (dire), de la « présentification » (montrer). Le « montrer » est une manifestation de la présence, par « présentification », parce qu’il suppose un investissement énonciatif de la part de l’utilisateur de l’image et le « dire » est celle d’une forme de présence par « présentation », de ce qui peut faire éventuellement l’objet du « montrer ». Nous partons de l’hypothèse que « dire » et « montrer » sont comme deux modalités énonciatives, que l’image non légendée « dit » sans le « montrer » ce qu’elle dit et comment elle le dit, que le rôle du paratexte, essentiellement manifesté par les légendes, lui permet de « montrer », de prendre en charge l’énonciation d’une partie du « dire » et de la manière de le « dire ». Seul, ce qui est explicité par cette démarche de monstration est susceptible d’être évalué en termes de valeurs de vérité. C’est la légende qui « montre » une partie de l’information véhiculée par le « dire » de l’image et qui transforme l’image en signe dicent alors qu’elle est par nature rhématique au sens peircien du terme16.

Note de bas de page 17 :

On pourrait ici utiliser la terminologie de Peirce et parler de qualisigne.

Note de bas de page 18 :

« 4.461- La proposition montre ce qu’elle dit, la tautologie et la contradiction montrent qu’elles ne disent rien.
La tautologie n’a pas de condition de vérité, car elle est inconditionnellement vraie ; la contradiction n’est vraie sous aucune condition. La tautologie et la contradiction sont vides de sens […]. Elles ne sont pas dépourvues de sens, elles ont un sens, mais vide de tout contenu ».

Note de bas de page 19 :

À moins que, pour sortir de la tautologie, on envisage de pouvoir prédiquer : « la toile est bleue ». La prédication porte toujours sur une image objet et non sur une image signe. Voir aussi Joachim Schulte, Lire Wittgenstein, Dire et montrer, traduit de l’allemand par Marianne Charrière et Jean-Pierre Cometti, Éd. De l’Éclat : « Des propositions de ce genre disent quelque chose, dans la mesure où il ne suffit pas, pour établir qu’elles ont vraies ou fausses, de considérer les signes en tant que tels ; il faut encore vérifier qu’ils s’accordent avec la réalité. »

Note de bas de page 20 :

Jean-Claude Coquet, Phusis et logos, Une phénoménologie du langage, PUV, Saint-Denis, 2007.

Mais si nous revenons à la Jeune fille à sa toilette de Nicolas Régnier, une remarque s’impose, portant sur le plan de l’expression, sur la manière de le « dire », et non plus sur le seul contenu : sa jupe n’est pas bleue ! Elle ne l’est que dans une lecture qui prend l’image pour ce qu’elle représente, l’image signe dans sa fonction transitive, dont la visée est la simulation de la vision directe, pour un « faire croire » que nous sommes en présence de l’objet représenté et non de sa seule représentation. Cette jupe est faite d’un dégradé qui va du blanc au noir en passant par différentes nuances ou différents degrés de saturation du bleu pour dire, par le modelé, l’impact de la lumière sur un objet en volume. Il est question alors de l’image objet, de la manière de codifier pour le traduire par la couleur cet impact de la lumière sur les volumes. Ce sont des qualités d’image qui sont envisagées et non plus des qualités d’objets représentés par l’image, ces dernières relevant de l’image signe. Le problème se pose de manière encore plus évidente pour l’art abstrait. Une qualité17, une couleur par exemple, peut assumer finalement les deux fonctions, du thème et du prédicat, ce que l’on peut formuler par : « ce bleu est bleu ». C’est ce que réalisent les monochromes de Klein. La prédication est alors parfaitement tautologique, or la tautologie n’a pas de condition de vérité, elle est « inconditionnellement vraie » dit Wittgenstein18. Le tableau abstrait relève alors de cette iconicité qui, sur le mode de la priméité, ne réalise pas cette relation de renvoi à un objet du monde et que le modèle de Peirce n’envisage jamais autrement que rhématique19. L’actualisation de l’image signe reste toujours possible, mais sur le mode de l’évocation relevant peut-être d’une lecture connotative, qui inverserait les rôles actantiels. La qualité devient le thème, l’évocation d’un objet du monde support de cette qualité : le ciel, l’eau, etc. en serait le prolongement prédicatif. C’est ce que proposent certains titres d’Olivier Debré, Bleu pâle de Loire, qui, dans son projet de paysagisme abstrait, permet à ses tableaux d’échapper à l’iconicité réflexive pour entrer dans cette indicialité transitive, accordant par la structure syntaxique du titre le statut de thème à la qualité manifestant ainsi la prise en charge de la phusis par le logos20.

Note de bas de page 21 :

Mais on peut prendre aussi « paratexte » au sens le plus large, qui englobe cette compétence encyclopédique du récepteur : elle lui permet d’actualiser une lecture de l’image sans que cette lecture soit explicitement verbalisée, mise en mots.

Note de bas de page 22 :

Odile Le Guern, « Carrière d’une image scientifique : de l’invisible à la diversité du visible », Colloque international L’Image scientifique : statuts et dispositifs de visualisation, Urbino, 19-21 juillet 2007, Visible, n°5, PULIM, 2009. Cet exemple a également été commenté lors du colloque Le Groupe µ, Quarante ans de recherche collective, Université de Liège, 11-12 avril 2008, dans une communication intitulée : « Image de … Entre individu et catégorie, de la logique à la rhétorique ».

Note de bas de page 23 :

Multi Livre, CE2, section Histoire, p. 30, Hachette, 2002 : « Un château fort et sa ville (le château de Cervières, Loire, vers 1490). Enluminure de l’“armorial d’Auvergne” par Guillaume Revel, Bibliothèque nationale ».

Note de bas de page 24 :

L’indéfini est un quantificateur qui pose l’existence d’une classe à plusieurs éléments dont l’un est donné à titre de représentant.

Note de bas de page 25 :

Cela dit, il est probable que l’auteur de cette enluminure a procédé comme le graveur du Château Saint-Ange évoqué par Gombrich dans L’Art et l’illusion, dans une démarche d’adaptation d’un stéréotype et non pas du rendu réaliste d’un objet auquel il n’a pas accès en vision directe. L’historien ne peut donc y voir un simple analogon, et à défaut de pouvoir, de manière certaine, y retrouver les caractères propres du château et de la cité de Cervières comme occurrence, il y cherchera les traits pertinents qui les catégorisent comme type de château ou de cité.

Note de bas de page 26 :

On pourrait imaginer un calcul de distance entre le sujet et la classe. Le rapport entre les similarités et les différences pourrait être envisagé de manière inversement proportionnelle. Le motif, pris dans un espace tensif, tendrait alors plus ou moins vers l’indice ou vers l’icône.

Note de bas de page 27 :

« la priméité est l’ordre du possible » écrit Nicole Everaert. Cf. Everaert-Desmedt Nicole. Le processus interprétatif : introduction à la sémiotique de Ch. S. Peirce. Bruxelles : Editions Mardaga, 1990..

Note de bas de page 28 :

Elle opère le passage de la priméité à la secondéité : « L’idée de l’absolument premier doit être entièrement séparée de toute conception de quelque chose d’autre ou de référence à quelque chose d’autre ; […] Affirmez-le et il a déjà perdu son innocence caractéristique ; car l’affirmation implique toujours la négation de quelque chose d’autre. » Ch. S. Peirce, C. P. 1.357 ; D. pp. 72-73, cité par Nicole Everaert, Le Processus interprétatif, p. 34.

Note de bas de page 29 :

La lecture catégorielle n’est donc pas iconique, elle relève d’une autre forme d’indicialité présente également dans le langage verbal.

Note de bas de page 30 :

En termes peirciens, si l’image, au niveau du dire, se présente comme un sinsigne iconique rhématique, au niveau du montrer, lorsqu’elle est investie d’un projet de signification particulier, que ce soit celui du peintre ou du photographe comme énonciateur 1 ou celui d’un utilisateur comme énonciateur 2, elle devient sinsigne indiciel dicent (ou dicisigne).

Note de bas de page 31 :

Schéma qui relève de la forme au sens hjelmslevien, forme du contenu pour la vision directe, de l’expression pour la représentation qui in-forme pour les transmettre les données perçues en vision directe.

Note de bas de page 32 :

D’autres images de château, dans le même manuel, viendront consolider cette acquisition, De nature schématique, sans lien avec aucune référence que ce soit avec un objet du monde, sinon avec un référent comme actualisation du type ou designatum actualisé, elles ne retiennent que les traits visuels pertinents qui correspondent à la définition de la notion, dans une démarche plus intensionnelle qu’extensionnelle.

« Montrer » ce que l’image représente, c’est la fonction traditionnelle du titre, de la légende. Le paratexte que constitue la légende est le prolongement prédicatif de l’image, qui prend alors statut de thème. Le prédicat (rhème) se présente comme un apport d’information ou plutôt comme l’explicitation, le soulignement par sélection, l’indexation d’une partie de l’information véhiculée par l’image21. Je reprendrai ici un exemple déjà analysé en d’autres occasions22, pour illustrer, en contexte pédagogique, le processus qui transforme l’occurrence en type. Il s’agit d’une enluminure rencontrée dans un manuel scolaire23. La légende qui lui est attribuée, « Un château fort et sa ville (le château de Cervières, Loire, vers 1490) », avec son jeu sur les articles, inverse les rôles qu’on serait tenté de leur attribuer : c’est l’indéfini, habituellement particularisant qui construit le type sur la base d’une occurrence introduite par le défini et dont la mention est mise entre parenthèses. Ainsi le défini devant le nom assorti d’un complément du nom lui-même constitué d’un nom propre, retrouve ici vocation à dire l’unique pour un objet qui sort de l’anonymat et retrouve une identité, sans évoquer son appartenance à une classe. La démarche pédagogique passe par l’intermédiaire d’une image qui représente LE château de Cervières et que l’on légende d’abord comme UN château parmi d’autres24. Ceci permet d’engager le processus d’acquisition du type, en gardant à chaque image sa valeur documentaire (enluminure) pour une occurrence particulière, en préservant aussi la spécificité de l’image qui ne peut représenter que des occurrences d’objets, l’acquisition du type ne se réalisant que par l’accumulation des occurrences et le repérage des similarités qu’elles partagent25. Le passage de l’occurrence au type se fait par la légende qui se présente donc comme un prédicat de l’image, extérieur à elle mais dont elle serait le socle thématique. Entre la lecture catégorielle, « UN château et sa ville » et la lecture individualisante, « LE château de Cervières », il y a aussi le passage de l’icône à l’indice. L’image est anonyme. L’identité ne fait pas partie de ce que l’image peut « dire » explicitement, mais seulement de ce qu’elle « montre » ou de ce qu’il lui est possible de « montrer » par l’intermédiaire d’une légende ou par projection des compétences particulières du récepteur. La légende individualisante, celle qui dit l’identité, infère une lecture indicielle de l’image : ce que représente l’image (énoncé) est en relation de contiguïté avec du réel existant ou ayant existé. L’indice repose sur la somme des différences du sujet représenté avec les autres individus (ipse), alors que l’icône reposerait sur une ressemblance faite de la somme des similarités (idem) qui rapprochent au contraire le sujet des autres individus de la même classe26. L’image sans paratexte n’est ni vraie ni fausse du point de vue de l’énoncé. C’est le prolongement prédicatif assuré par la légende qui lui confère la possibilité de faire l’objet d’un jugement en termes de valeur de vérité. On peut alors récuser la légende : « non, il ne s’agit pas du château de Cervières » ou « non, il ne s’agit pas d’un château ». Avant d’envisager le processus de véridiction, on peut poser que les deux lectures, indicielle et individualisante ou iconique et catégorielle, ne sont pas incompatibles. Selon le processus sémiotique dynamique envisagé par le modèle peircien, le premier interprétant nécessaire à la lecture de l’icône, construit sur la base des similarités avec la catégorie, devient le signe support de la lecture indicielle, dont l’interprétant sera, cette fois, construit sur la base des différences qu’entretient le modèle par rapport à la catégorie. Le problème réside dans le fait que le signe iconique selon Peirce, réflexif, quasi tautologique, ne peut être que rhématique, qu’il ne peut donc être dit vrai ou faux. Ceci nous amène à revoir notre présentation, qui proposait d’envisager l’image accompagnée de la légende « un château fort et sa ville » comme un signe iconique. Nous dirons plus volontiers que l’image sans paratexte est iconique, également parce qu’elle est le lieu de tous les discours possibles27, et que la légende, quelle qu’elle soit, la transforme en signe indiciel ou en propose une lecture indicielle28. Cette lecture indicielle sera individualisante en relation de contiguïté avec un objet du monde ayant existé ou catégorielle29, qui met l’objet en relation de contiguïté avec les autres objets de la même classe dont il se fait le représentant. La légende permet d’actualiser, au niveau du « montrer », l’une ou l’autre lecture virtuellement présente dans l’image au niveau du « dire »30. Il devient alors possible de décider qu’il s’agit bien ou qu’il ne s’agit pas du château de Cervières, qu’il s’agit bien ou qu’il ne s’agit pas d’un château. L’épreuve de la véridiction porte soit sur la conformité de l’image avec un « état de chose », un objet du monde extérieur à elle, soit avec une image antérieure, intérieure, sorte de schéma qui réunit les traits visuels pertinents constitutifs de la définition visuelle d’un château. S’il y a conformité entre la configuration graphique proposée et le schéma31, le contrat d’iconicité est rempli et validé par la légende. L’image matérielle, celle qui se donne à lire, marquée par les caractéristiques d’un genre, d’une époque ou d’une tradition iconique, une enluminure du XVème siècle par exemple, est un énoncé, un fait de discours, dont l’objet, qu’il soit lu comme individu ou comme classe, est en relation indicielle avec un référent. En revanche, l’image schématique, où se rassemblent et se stabilisent tous les traits qui définissent un type d’objet et qui permet l’interprétation de l’image matérielle, relève, quant à elle de l’icône32 et de la langue.

Note de bas de page 33 :

Michel Le Guern, Les Deux Logiques du langage, Champion, 2003 : « Le mot du lexique a un signifié, il n’a pas de référence : l exprime un ensemble de propriétés, indépendamment de quelque objet que ce soit situé dans quelque univers que ce soit » p. 34.

Note de bas de page 34 :

On pourrait parler de stéréotype, certainement pas de prototype au sens de Kleiber. Le prototype, comme meilleur représentant d’une classe d’objets, conserve néanmoins les traits qui lui sont propres.

Le rôle de la légende ici serait de montrer, au moins implicitement, ces similarités, ces propriétés qui font que cet individu peut être le représentant de cette classe, finalement de transformer des propriétés en objets de discours. La légende invite le récepteur de l’image, le professeur d’histoire, à faire le tour des propriétés qui correspondent à la catégorie comme pour en formuler, à l’intention des élèves, une définition visuelle, pour tendre vers un type disjoint de toute référence, comme un mot en langue qui ne désigne aucun objet en particulier mais uniquement un ensemble de propriétés33. Ce passage, de l’occurrence au type, réalisé de manière externe à l’image par le paratexte, peut se réaliser aussi, sur le plan de l’expression, par différents procédés graphiques de schématisation. On obtient alors une nouvelle image qui virtualise l’objet occurrence auquel elle renvoie au profit de l’objet type34. Si, selon la maxime aristotélicienne, « il n’y a de science que du général », c’est bien lors du passage de l’occurrence au type que peut se réaliser le changement de statut de l’image, lui permettant de prétendre à une visée scientifique.

Note de bas de page 35 :

Nous employons depuis le début de cet article le mot « thème », on pourrait aussi, comme le propose Michel Le Guern, parler de « terme » : « Le signe d’une propriété est un prédicat, le signe d’un objet est un terme », Les Deux logiques du langage, p. 33.

Note de bas de page 36 :

Il en va différemment pour la démonstration mathématique qui ne trouve son principe de validité qu’en termes de cohérence interne de son discours sans que soit impliqué un quelconque processus référentiel.

On retrouve le même parcours pour les images médicales. C’est l’image de X atteint de telle pathologie qui intéresse le médecin dans une démarche thérapeutique, c’est l’image d’une pathologie, indépendamment de l’identité de X, qui intéresse le scientifique, image qui devrait lui permettre d’en extraire les propriétés visuelles dans une démarche de catégorisation et de conceptualisation. La lecture repère une propriété visuelle de l’image au plan de l’expression (une tache blanche) pour une propriété de l’objet (tumeur ou autre) au plan du contenu. Dans le premier cas, X est le thème, la pathologie identifiée est le prédicat, dans le deuxième cas, la pathologie est le thème, les propriétés visuelles de son rendu par l’image en sont les prédicats35. Mais l’on peut inverser cette distribution des rôles entre thème et prédicat : faire de la pathologie observée le thème et l’attribuer à X, on peut relever une propriété iconique, une tache blanche, et l’identifier comme le signe d’une pathologie. Les propriétés visuelles perçues ne sont pas celles de la pathologie, mais bien d’abord celles de l’image au plan de l’expression, mais par leur visibilité, elles assurent la lisibilité de son objet sur le plan du contenu. Cette image devient alors un support pour de nouveaux diagnostics : on retrouve alors le médecin qui se sert de l’image comme modèle, qui confronte l’image qu’il vient de demander concernant un patient particulier pour la confronter avec l’image d’une pathologie qui lui sert de modèle. La démarche de comparaison est d’ailleurs de règle dans ce domaine. L’image est prise dans le réseau d’un ensemble d’images constituent ce que nous appelons le cotexte, avec lesquelles elle peut être comparée, images relevant de la même technique mais réalisées à des dates différentes ou images relevant de techniques différentes (radiographie, scanner, IRM, etc.). Cette confrontation précise un diagnostic dans une démarche thérapeutique et porte sur un objet extérieur, un patient, alors qu’elle peut affiner la définition visuelle d’une pathologie dans une démarche scientifique. Ce n’est plus l’extension ou la dénotation de l’image qui est pertinente, mais ce qu’elle développe de compréhension (designatum) concernant une pathologie. Ces images, par la lecture qui en est faite, participent à une forme de généralisation (recherche du type) et de conceptualisation propre à la démarche scientifique. Elles peuvent être niées de deux manières différentes : « non, il ne s’agit pas d’un cancer » sur la reconnaissance ou non reconnaissance des traits visuels pertinents que partagent toutes les images d’une tumeur cancéreuse (idem) ou « non, monsieur X n’est pas atteint de cancer », la deuxième proposition étant inférée de la première, la lecture catégorielle (type) étant le socle de la lecture individualisante (occurrence) dans le processus de la démonstration : « ce n’est pas l’image d’un cancer donc monsieur X n’est pas atteint de tel cancer »36. Il en va différemment pour la démonstration mathématique qui ne trouve son principe de validité qu’en termes de cohérence interne de son discours sans que soit impliqué un quelconque processus référentiel.

Note de bas de page 37 :

Roland Barthes, La Chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard/seuil, 1980, p. 119 et suivantes.

Pour finir sur ce point, nous voudrions faire une remarque plus particulière sur la photographie : il est banal de rappeler le caractère indiciel de la photographie, ce qu’exprime très bien la formule de Barthes, « ça a été »37. Elle souligne bien le lien référentiel avec de l’existant ou de l’ayant existé sur le mode d’une indicialité temporelle. Si je lui donne statut ou fonction de légende, elle ne dit cependant rien de l’objet, individu ou catégorie, même si il est présupposé par un interprétant immédiat mais pas encore dynamique, la relation de renvoi semble virtualisée comme si le pronom démonstratif « ça » restait vide de tout contenu. Pourtant, dès que l’on veut nier le « ça a été », la relation de renvoi à un objet du monde, à un état de chose ou à un événement (indicialité individualisante seulement car la catégorie ou le type échappe à la temporalité) doit être réalisée. On ne peut pas nier le postulat d’existence sans savoir sur quoi porte ce postulat.

« Montrer » la perception de l’image

Note de bas de page 38 :

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l’art de penser, Flammarion, 1970, p. 156, Partie 2, Chap. III.

Note de bas de page 39 :

Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, art. « Fonctions syntaxi-ques », p. 274.

Note de bas de page 40 :

Vermeer, La Lettre (Jeune Femme écrivant une lettre), 1667, H/T, 71,5X60,5, National Gallery of Ireland, Dublin.

Note de bas de page 41 :

Voir la thèse de Fabrice Marsac, Les Constructions infinitives régies par un verbe de perception, sous la direction de Jean-Christophe Pellat et Martin Riegel, 2006.

Note de bas de page 42 :

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, La Logique ou l’art de penser, Flammarion, 1970, p. 174-75, Partie 2, Chap. VIII.

Note de bas de page 43 :

Philippe Dubois, L’Acte photographique, Nathan/Labor, 1983, p. 162.

Note de bas de page 44 :

Jean-Claude Coquet, Phusis et logos, une phénoménologie du langage, PUV, 2007.

Note de bas de page 45 :

Jean-François Bordron. ‘Image et vérité’, Nouveaux Actes Sémiotiques [en ligne]. Actes de colloques, 2005, La vérité des images, https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/.

Note de bas de page 46 :

Ceci par la coïncidence du point de vue à la production avec le point de vue en réception, par le relais, sur le tableau, du point de fuite, signe indiciel du regard du peintre et de celui du spectateur.

Note de bas de page 47 :

Nous ne faisons pas du probable et du vraisemblable des équivalents. Le premier opère sur l’échelle des modalités aléthiques et épistémiques, le second relève de la rhétorique : le peintre construit un univers probable pour qu’il soit lu comme vraisemblable.

Note de bas de page 48 :

« Je la vois écrire une lettre et elle va la confier à sa servante. »

Jusque là, nous avons eu recours à un modèle traditionnel et très binaire de la prédication, qui associe thème et prédicat (rhème), modèle conforme par exemple à la présentation qu’en fait La Logique de Port-Royal : « Ce jugement [affirmer ou nier] s’appelle aussi proposition, et il est aisé de voir qu’elle doit avoir deux termes : l’un de qui l’on affirme, ou de qui l’on nie, lequel on appelle sujet ; et l’autre que l’on affirme, ou que l’on nie, lequel s’appelle attribut ou praedicatum. Et il ne suffit pas de concevoir ces deux termes ; mais il faut que l’esprit les lie ou les sépare. Et cette action de notre esprit est marquée, […], par le verbe est, […]. Ainsi quand je dis, Dieu est juste, Dieu est le sujet de cette proposition, et juste en est l’attribut, et le mot est marque l’action de mon esprit qui affirme, c’est-à-dire, qui lie ensemble les deux idées de Dieu et de juste comme convenant l’une à l’autre. »38 Cependant, ce que l’on peut souhaiter évaluer en termes de valeurs de vérité peut concerner également une énonciation et pas seulement le contenu informatif de l’énoncé. Le jugement peut porter sur l’expression, par un acte de discours, de la perception par un sujet récepteur de l’image. Dès lors que l’on envisage l’instance de vision et que l’on tient compte d’un hors-cadre (espace depuis lequel je regarde), il vaut sans doute mieux concevoir le prédicat comme une fonction dont les termes aboutissants sont les actants, le regardant et le regardé, qui met le verbe, et d’abord le verbe de perception, au centre de la phrase, comme « clef de voûte » dit Ducrot39. L’action de voir est une fonction qui relie les deux actants que sont le sujet percevant et ce qu’il voit. Ce qu’il voit peut relever de la vision directe ou être pris en charge par une image qui, transparente, se fait oublier, tout impliquée dans sa fonction transitive d’image signe, ou relever d’une image qui s’impose aussi comme image objet. Je prendrais pour exemple un tableau de Vermeer intitulé La Lettre ou Jeune Femme écrivant une lettre40, formulation qui ne manque pas de rappeler là encore La Logique de Port-Royal à laquelle nous nous trouvons obligée de revenir. Tout énoncé de faire (raconter) est ramené à un énoncé d’état (décrire) avec la paraphrase « est + adjectif verbal », inscrivant toujours le procès dans une durée qui se confond avec l’intemporalité de l’image et qui rappelle que toute image fixe est négation du temps. Il y a dans l’énoncé « ce qui est signifié par le verbe substantif, et de plus un certain attribut qui est affirmé […] comme Dieu existe, c’est-à-dire, est existant, Dieu aime les hommes, c’est-à-dire, Dieu est aimant les hommes. » Par conséquent, « la jeune femme écrit (est écrivant) une lettre ». On peut rendre compte de la perception visuelle de cet acte d’écriture de deux manières si l’on s’en tient au rapport de dépendance entre le voir et l’écrire : « Je la vois écrire » ou « je vois qu’elle écrit »41. Pour la première formulation, il y a une relation de forte dépendance syntaxique entre les deux propositions, dépendance marquée par un accusatif : la jeune femme est objet de l’acte de voir avant d’être sujet de l’acte d’écrire. La conjonction de subordination assure, au contraire, une relative autonomie aux deux procès. La première formulation ressortirait davantage d’une perception spontanée, où « voir » exprime une sensation et ne sert que de tremplin pour dire l’action d’écrire. La deuxième formulation semble proposer une démarche plus intellectuelle où « voir » traduit un constat. Elle est un jugement, une interprétation, l’affirmation d’une action, et place « écrire » à son tour comme prédicat entre actants (« elle » et la lettre), tout en opérant aussi une mise à distance entre ce qui est vu et l’instance de vision. La première formulation sera plus naturellement niée par : « non, tu te trompes, elle n’écrit pas une lettre », la négation portant sur la complétive infinitive. Pour la deuxième, si on peut nier l’action d’écrire, on peut aussi rétorquer : « non, tu ne vois rien du tout ! », parce que le spectateur parle de lui-même tout autant que de la jeune femme. L’action de voir peut être niée tout autant que l’acte d’écriture représenté. Cette analyse est déjà proposée par les auteurs de la Logique de Port-Royal : « Tous les Philosophes nous assurent que les choses pesantes tombent d’elles-mêmes en bas ; si mon dessein est de montrer que les choses pesantes tombent d’elles-mêmes en bas, la première partie de cette proposition ne sera qu’incidente, et ne fera qu’appuyer l’affirmation de la dernière partie. Mais si au contraire je n’ai dessein que de rapporter cette opinion des Philosophes, sans que moi-même je l’approuve, alors la première partie sera la proposition principale, et la dernière sera seulement une partie de l’attribut. Car ce que j’affirmerai ne sera pas que les choses pesantes tombent d’elles-mêmes ; mais seulement que tous les Philosophes l’assurent. »42 Cette mise à distance, qui est ainsi mise en valeur, nous amène à penser que la conjonction, à l’instar du cadre du tableau, traduit le caractère fictif de l’espace représenté. Elle vient souligner le fait que l’image relève d’un ailleurs et d’un autrefois et non de l’ici et maintenant de l’espace du spectateur. L’image étant par définition négation du temps, elle fige l’instant et l’action dans une forme d’intemporalité, comme ces animaux fossilisés ou ces insectes pris dans l’ambre, pour reprendre les métaphores de Philippe Dubois43. « Je ne la vois pas écrire, mais je vois qu’elle écrit ». L’image ne peut donc pas dire le processus d’écriture, mais le spectateur peut le prendre en charge par un montrer, qui décrit l’espace représenté ou ce que représente l’image (plan du contenu) tout en l’ouvrant à une éventuelle mise en récit. Ce montrer donne une autre forme (un autre support) sémiotique à la scène représentée tout en positionnant l’instance de vision dans un espace tensif entre le sensible et l’intelligible, entre phusis et logos44. Dans les deux cas, nous avons bien affaire à une instance judicative, à une personne qui s’énonce comme je, mais qui énonce différemment sa relation à l’objet de perception. Pour l’image, il ne s’agit pas de « la vérité comme accord entre une proposition et un état de chose ou un événement », mais davantage de « la vérité comme rectitude d’une énonciation »45. On peut passer de l’un à l’autre à la faveur d’une désillusion : c’est ce que produit le trompe-l’œil, qui ne résiste pas longtemps à l’épreuve de la véridiction dès lors que le spectateur se déplace devant le tableau. Un jugement en termes de valeurs de vérité donne d’abord le faux pour le vrai, puis s’inverse et cède le pas devant une rhétorique du faux-semblant, qui installe le spectateur dans l’entre-deux du vraisemblable. Le jugement porte alors non pas sur la vérité de l’espace représenté, mais sur la vraisemblance d’une situation, d’une position assignée au spectateur par le dispositif perspectif face à la scène représentée46, sur sa possible implication dans l’historia comme acteur virtuel. En restant au stade du vraisemblable, sans pouvoir envisager la vérité de la situation, il reste aussi ce « sujet cognitif du regard » qui reste disponible pour le démontage de l’espace figural et des mécanismes qui, dans un premier temps, pouvaient l’avoir trompé. Et c’est la composition, fondée sur le dispositif perspectif, qui rend vraisemblable la place du sujet face à l’historia qui lui est proposée par la représentation et donc l’historia elle-même. Un jugement en termes de valeurs de vérité, portant sur l’énoncé et son contenu relève d’une démarche logique et objective, le jugement de vraisemblance d’une situation implique la subjectivité du spectateur ou destinataire47. Entre transparence et opacité de l’image, le vraisemblable permet au spectateur de ne pas décider entre réalité et fiction, entre « je la vois écrire »48 ou « je vois qu’elle écrit », d’entrer dans le jeu d’un « faire croire », d’accepter le contrat fiduciaire que lui propose le destinateur ou, au contraire, de le refuser.

Les propos qui précèdent nous engagent à envisager la place de l’image dans une éventuelle démarche de démonstration non par son contenu mais par la manière dont l’énonciataire se positionne face à ce contenu ou la manière dont l’utilisateur de l’image le positionne face à ce contenu en fonction de la situation de communication (conférence, article de presse, etc.). Il va de soi alors qu’il faut tenir compte des conditions pragmatiques du dispositif énonciatif et considérer que si l’objectif de l’énonciateur est en principe scientifique, il ne manque jamais de recourir à une certaine forme de rhétorique qui relève d’une énonciation visuelle de la réception.

Par l’image, la démonstration et le texte scientifique trouve une entrée possible en figurativité, figurativité qui se présente selon des parcours différents selon qu’elle vise la classe d’objets en vue d’une conceptualisation ou l’occurrence, selon qu’elle s’en tient au champ du savoir conceptuel ou qu’elle entre, et c’est le propre de la figurativité, en relation avec les objets du monde naturel. Quoi qu’il en soit c’est le texte et, plus largement, le dispositif énonciatif qui actualisent, sur la base des seules virtualités proposées par l’image, les propositions nécessaires à la visée démonstrative, qui montrent dans l’image ce qui est nécessaire à la démonstration.