Les droits de la nature dans le nouveau constitutionnalisme latino-américain à partir du regard de l’anthropologie juridique1

Alice Brites Osorio de Oliveira 

https://doi.org/10.25965/trahs.921

L’article que nous présentons ci-dessous offre une vision de l’anthropologique juridique sur les droits de la nature dans le nouveau constitutionnalisme latino-américain. Pour ce faire, nous prenons en compte l'inclusion de deux expressions de la culture autochtone (pachamama et sumak kawsay) dans la Constitution équatorienne de 2008 sous deux angles : 1) le processus d'élaboration de la Constitution à partir des discussions sur l'inclusion des droits de la nature à travers les théories académiques, les revendications populaires et le travail des membres de l'Assemblée constituante et 2) même de cette Constitution où la nature est vue comme un sujet de droits et où les relations entre nature et culture présentes dans le texte constitutionnel sont mises en avant. L’octroi d’un statut de sujet de droit en ce qui concerne la nature a été le résultat de plusieurs manifestations populaires, mais aussi de discussions au sein de l’Assemblée Constituante. Lorsqu'ils sont inclus dans la Constitution équatorienne, les deux termes évoqués supra, sont modifiés pour correspondre au texte constitutionnel et à ses autres aspirations. L’impact qui en découlera dépasse les frontières géographiques et disciplinaires, même si la relation entre théorie et pratique montre la nécessité de surmonter encore certains éléments d’un profil politico-juridique qui persiste depuis la colonisation.

El artículo que presentamos abajo ofrece una visión de la antropología del derecho sobre los derechos de la naturaleza en el nuevo constitucionalismo latinoamericano. Para ello, tomamos en cuenta la inclusión de dos expresiones de la cultura indígena (pachamama y sumak kawsay) en la Constitución ecuatoriana de 2008 desde dos perspectivas : 1) el proceso de redacción de la Constitución en base a discusiones sobre inclusión de los derechos de la naturaleza a través de teorías académicas, demandas populares y articulaciones de los miembros de la Asamblea Constituyente y 2) incluso de esta Constitución donde la naturaleza se ve como un sujeto de derechos y donde la relación entre la naturaleza y cultura presente en el texto constitucional se presentan. La concesión de un estatus de sujeto de derecho con respecto a la naturaleza ha sido el resultado de varias manifestaciones populares, pero también de discusiones en la Asamblea Constituyente. Cuando se incluyen en la Constitución ecuatoriana, los dos términos mencionados anteriormente se modifican para que correspondan al texto constitucional y sus otras aspiraciones. El impacto resultante trasciende las fronteras geográficas y disciplinarias, aunque la relación entre teoría y práctica muestra la necesidad de superar algunos elementos de un perfil político-jurídico que ha persistido desde la colonización.

O artigo que apresentamos abaixo oferece uma visão jurídico-antropológica sobre os direitos da natureza no novo constitucionalismo latino-americano. Para isso, levamos em conta a inclusão de duas expressões da cultura indígena (pachamama e sumak kawsay) na Constituição equatoriana de 2008 a partir de duas perspectivas : 1) o processo de elaboração da Constituição com base em discussões sobre a inclusão dos direitos da natureza através de teorias acadêmicas, demandas populares e articulações de membros da Assembleia Constituinte e 2) a própria Constituição de 2008, em que a natureza é vista como um sujeito de direitos e onde a relação entre natureza e cultura presentes no texto constitucional são postas em evidência. A concessão de um estatuto de sujeito de direitos em relação à natureza tem sido o resultado de várias manifestações populares, mas também de discussões na Assembleia Constituinte. Quando incluídos na Constituição Equatoriana, os dois termos mencionados acima são modificados para corresponder ao texto constitucional e a outras aspirações. O impacto resultante transcende as fronteiras geográficas e disciplinares, embora a relação entre teoria e prática mostre a necessidade de superar alguns elementos de perfil político-jurídico que persistiram desde a colonização.

The article presented below offers a legal-anthropological view on the rights of nature in the new Latin American constitutionalism. In order to do this, we take into account the inclusion of two expressions of indigenous culture (pachamama and sumak kawsay) in the 2008 Ecuadorian Constitution from two perspectives : 1) the process of elaboration of the Constitution based on discussions about the inclusion of the rights of nature through academic theories, popular demands and the work of members of the Constituent Assembly and 2) the Constitution of 2008 itself, in which nature is seen as a subject of rights and where the relation between nature and culture present in the constitutional text are highlighted. The granting of a status of subject of rights to the nature has been the result of several popular protests, but also of discussions in the Constituent Assembly. When included in the Ecuadorian Constitution, the two terms mentioned above are modified to correspond to the constitutional text and other aspirations. The resulting impact transcends geographical and disciplinary boundaries, although the relationship between theory and practice shows the need to overcome some elements of political and legal profile that have persisted since colonization.

Índice

Texto completo

Introduction

La Constitution équatorienne de 2008 a sans aucun doute été reconnue à l’échelle nationale et internationale comme une constitution extrêmement novatrice en ce sens qu’elle inclut, entre autres, les cosmovisions indigènes sur la manière de vivre et les non-humains, à savoir, la nature en tant que sujet de droits, rompant ainsi avec de nombreux paradigmes du droit classique. Pour cela, un long cheminement juridique, politique et social a été entrepris. Dans cette introduction, nous allons essayer de mettre en évidence certains éléments de ce chemin, essentiels à la compréhension de notre proposition, tels que les raisons de l'étude du thème proposé ici dans la perspective de l'anthropologie juridique, la notion de constitutionnalisme, et le contexte de fondation et de refondation dans le nouveau constitutionnalisme latino-américain.

Le constitutionnalisme signifie une limitation du pouvoir et de la suprématie de la loi à travers la légitimité et l’adhésion volontaire et spontanée de ses destinataires. De cette façon, même si ce terme suggère explicitement l’existence d’une Constitution, cette association entre les deux n’est pas toujours obligatoire (Barroso, 2015 : 19). L’existence du terme « nouveau constitutionnalisme latino-américain » évoqué dans le titre de cet article nous permet de remarquer que s’il existe un nouveau constitutionnalisme, il doit évidemment exister un constitutionnalisme « traditionnel » qui lui précède (Viciano et Martinez, 2010 : 9).

Nous nous efforcerons d’abord, de clarifier ce que la doctrine entend comme fondation des Etats latino-américains (liée à un modèle de constitutionnalisme classique) pour ensuite présenter les caractéristiques de ce qui est connu comme une refondation des Etats, liée par conséquent au nouveau constitutionnalisme latino-américain. Sachant que notre article traitera de la période de refondation des Etats, dans cette partie introductoire nous présenterons quelques repères essentiels sur la période de fondation des états latino-américains et la culture constitutionnelle et politico-juridique qui l’accompagne.

La fondation des Etats latino-américains comprend initialement les mouvements d’indépendance de l’Espagne et du Portugal, inspirés notamment par la Révolution française et l’indépendance des Etats-Unis. Ce moment de « création » des Etats a été fait de façon centralisée, en convertissant une grande partie du territoire en périphérie et en marginalisant une grande partie de la population, ses cultures et traditions. Tout au long des années d’exploration et de colonisation, les peuples autochtones ont été dépréciés en raison de leur culture distincte de celle de leurs colonisateurs.

Les héros des mouvements d’indépendance souhaitaient s’affranchir de l’exploitation des colonisateurs, mais il n’en demeure pas moins que leur vision du monde était davantage orientée vers une culture occidentalisée. Delfour constate que « […] ces idées venues d’ailleurs sont souvent portées par des hommes eux-mêmes géographiquement venus d’ailleurs, comme Simon Bolivar, José de San Martin et Antonio José de Sucre. » (Delfour, 2005 : 34). Cette supervalorisation de l’importation et de l’application de coutumes et traditions ne correspondant pas aux réalités locales a eu pour conséquence que « […] l’Amérique latine s’est nourrie d’éléments européens sélectionnés aux fins de la colonisation, peu adaptés au développement autonome du Nouveau Monde » (idem).

Note de bas de page 2 :

C’est toujours le cas.

Note de bas de page 3 :

« [...] burocrática, individualista, erudita e legalista ». Notre traduction.

Par ailleurs, l’émancipation de la Péninsule Ibérique n’a pas signifié une émancipation des coutumes légales importées et mises en place à l’époque de la colonisation. La formation de la culture juridique latino-américaine s'est appuyée sur un passé économique d’extraction coloniale et sur la construction ultérieure d'un système socio-politique élitiste et déshumanisant (Wolkmer, 2008 :19) : les constitutions, tout comme les autres lois, représentant2 les intérêts d’une minorité représentée par une tradition légale « […] bureaucratique, individualiste, érudite et légaliste » (idem)3. D’où cette formule institutionnalisée, qui perdure, héritage culturel juridique : « Respectons la loi, mais n’y obéissons pas » (« La ley se acata pero no se cumple »). […] On considère que la loi ne s’applique qu’aux autres » (Delfour, 2005 :119).

Note de bas de page 4 :

« […] débiles, adaptadas y retóricas ». Notre traduction.

Jusqu’au XXe siècle, le cadre de la fondation des Etats latino-américains présente une culture politico-juridique où la loi écrite a une grande valeur. Même si l’on constate de nombreuses avancées, en termes de développement, dans les Constitutions latino-américaines, dans la mesure où « […] les nouvelles républiques américaines se dotent, bien avant les pays européens, de constitutions fondées sur les principes de la démocratie et de l’Etat de droit » (idem :21-22), le constitutionnalisme traditionnel latino-américain présente des Constitutions « débiles, adaptées et rhétoriques »4 (Viciano et Martinez, 2010 : 9) , caractérisées aussi par le mépris envers les peuples, traditions et cultures autres que celles inspirées par l’Europe ou l’Amérique du Nord.

Note de bas de page 5 :

Dans la Constitution de l’Equateur de 2008 et dans la Constitution de la Bolivie de 2009.

Le contexte de refondation des Etats, dont le terme littéraire est présent dans quelques constitutions5 qui font partie du mouvement du nouveau constitutionnalisme latino-américain, montre l’intention de modifier le cadre antérieur d’un constitutionnalisme classique, déjà archaïque et qui ne répond pas aux besoins du continent latino-américain. Cette phase de refondation, nous le verrons tout au long de notre article, vise à invertir la dynamique de « l’occultation de l’autre » (Dussel, 1993) pour donner lieu à l’inclusion des cultures autochtones dans la Constitution.

Étant donné que dans le cas de l'Amérique latine - en particulier dans les innovations apportées par la constitution de l'Équateur de 2008 - le droit et la culture se confondent et, parfois, se construisent mutuellement, une analyse à partir du regard de l’anthropologie juridique apparaît essentielle à la compréhension des dynamiques de reconstruction et de renouvellement du droit dans l'espace sud-américain.

C’est exactement la comparaison entre le système juridique et le système culturel qui permet une meilleure compréhension des structures fondamentales de la condition humaine du point de vue juridique. (Broekman, 1993 : 22)

L’anthropologie juridique devient une part fondamentale de l’évolution continue des droits humains en tant que théorie et pratique (Goodale, 2017 : 96), car elle viabilise l’accès à une compréhension plus profonde de ces droits et des relations « d’inclusion et d’exclusion » (idem : 119) dans les règlements écrits et coutumiers.

Note de bas de page 6 :

Présenté aussi comme « vivir bien » (sumak qamaña) dans la constitution de Bolivie de 2009.

Note de bas de page 7 :

Montecristi est une ville située en Équateur, dans la province de Manabí, où la Constitution équatorienne de 2008 a été rédigée et approuvée.

Aussi, nous sommes-nous intéressée tout particulièrement à deux éléments présents dans la Constitution équatorienne : c’est-à-dire les représentations légales de la Pachamama et du Buen Vivir6. Notre analyse traitera de ces deux repères sous le regard de l’anthropologie juridique : 1) celui du processus d’élaboration de la Constitution équatorienne de 2008 en ce qui concerne les discussions sur les droits de la nature par les théoriciens, les revendications populaires et celles de l’Assemblée Constituante de Montecristi7 et 2) celui du contenu de la Constitution équatorienne qui traite de la nature en tant que sujet de droits et les rapports entre nature et culture présents dans le texte constitutionnel.

1. Refondation de l’Etat et inclusion des savoirs autochtones dans la Constitution

Note de bas de page 8 :

Zaffaroni (2011 : 62) affirme que l’inclusion des droits de la nature dans les Constitutions a été possible, entre autres, grâce à l’évolution dans le domaine des droits des animaux.

Note de bas de page 9 :

À Quito (Équateur), Cochabamba et La Paz (Bolivie), Buenos Aires (Argentine) et Rio de Janeiro (Brésil), les gens se révoltent contre la dénationalisation de leurs économies et la vague de chômage et de faillites. Pour mieux comprendre les protestations contre le régime néolibéral en Amérique du Sud, voir le documentaire Tendler, S. (2015). « Encontro con Milton Santos ou O mundo global visto do lado de cá”. Caliban produções cinematográficas [éd.].

Après l’indépendance des Etats latino-américains, l’Amérique latine a vécu, entre autres, les conséquences des deux grandes guerres mondiales, la succession et la fin de coups d’Etats militaires, des manifestations populaires pour les droits indigènes, les droits des femmes, des animaux8, ainsi que diverses protestations9 contre le régime économique néolibéral instauré dans ces pays. Ces faits sont reconnus pour avoir contribué à l’émergence d’une nouvelle étape du constitutionnalisme latino-américain : celle d’un mouvement pour la refondation des Etats.

Note de bas de page 10 :

Nous mettons l’accent sur les deux dernières Constitutions citées car c’est à partir de la Constitution équatorienne, objet de notre étude, que les droits de la Nature sont reconnus.

La consolidation de nouveaux droits dans les constitutions sud-américaines apparaît de façon graduelle, avec un constitutionnalisme qui traduit un procès politique de transformation social (Viciano et Martinez, 2010 : 9). C’est le cas des Constitutions du Brésil (1988), de Colombie (1991), du Paraguay (1992), du Venezuela (1999), et finalement, de l’Équateur (2008) et de la Bolivie (2009).10

Note de bas de page 11 :

Selon eux, à partir de cette nouvelle étape du constitutionnalisme, les Constitutions sont plus amples et détaillées.

Viciano et Martinez (idem) signalent que l’amplitude11, l’originalité, l’inclusion des peuples et l’intérêt pour des idées révolutionnaires constituent les caractéristiques du nouveau constitutionnalisme. Nous observons aussi que – surtout à partir de la constitution équatorienne de 2008 – le constitutionnalisme en Amérique du Sud a aussi repensé le droit à partir d’éléments culturels locaux et des façons propres aux peuples autochtones d’interagir avec les non-humains. La Constitution de l’Équateur, appelée aussi Constitution de Montecristi, a été la première à reconnaître un rapport entre humains et non-humains, différent de celui présenté par les modèles constitutionnels classiques, en concédant à la nature le statut de sujet de droits.

Evidemment, une telle innovation juridique ne peut se faire du jour au lendemain. Au-delà du contexte de revendications politiques et sociales, les discussions pendant l’Assemblée constituante se montrent indispensables pour la consolidation de ces droits dans la Constitution. Selon Viciano et Martinez (2010 : 9), les Assemblées Constituantes sont les forces motrices de ce mouvement. L’observation des enjeux de la construction de la loi, qui sont aussi des enjeux politiques qui dérivent de l’Assemblée Constituante de Montecristi, est essentielle pour comprendre le contexte de consolidation des droits de la Nature tel qu’il est présent dans l’actuelle Constitution de l’Équateur.

Dans la partie suivante, nous présenterons d’abord les aspirations relatives à l’inclusion des nouveaux droits présents dans les travaux académiques et dans les diverses revendications sociales, intensifiées depuis la fin des années 1990 (A) et ensuite les processus d’élaboration de la Constitution de l’Équateur de 2008 à travers l’Assemblée Constitutionnelle de Montecristi, notamment en ce qui concerne la consolidation des droits de la Nature (B).

A- (Re)penser le droit en Amérique du Sud

On néglige alors le fait que le droit constitue avant tout un mode de pensée de la culture et dans la culture : le droit est essentiellement un élément de la culture. On l’oublie bien souvent en se concentrant sur la technicité de l’agir juridique, ou on en fait un argument vide, utilisé à tort et à travers – surtout à tort – pour légitimer des réglementations ad hoc ou ad hominem. Mais cette perception contient également un défi ; celui de penser le droit comme culture. (Broekman, 1993 :13)

Note de bas de page 12 :

Comme celle de l’incorporation des droits sociaux par la Constitution Mexicaine de 1917. Note de l’auteur.

L'acte de penser le droit latino-américain a représenté – d'une certaine manière et dans le contexte de cet article – jusqu'au milieu du siècle dernier, comme une pensée à la fois myope et paresseuse. Myope, parce qu’il existe un large champ de possibilités et d’acteurs dans le scénario latino-américain qui ont été négligés au détriment d’une minorité politique, de ses intérêts économiques et d’un encadrement du droit dans les formes de pensée juridique exclusivement étrangères. Paresseuse, car depuis l'époque des colonies, nous remarquons une tradition d'importation de lois originaires d'Europe ou des États-Unis – parfois même « […] en voie d’extinction dans la métropole » (Delfour, 2005 : 34) – sans qu’il y ait un quelconque intérêt à les adapter aux réalités locales ou de pensée, à quelques exceptions près12, propres à une pensée juridique latino-américaine. De plus, outre le fait d'importer des lois et des idéaux étrangers, en Amérique latine ces éléments prennent des formes déformées dans la pratique :

Au lendemain des guerres d’Indépendance, la vie politique latino-américaine apparaît, à quelques exceptions près, comme la négation constante des principes dont elle se réclame. Pronunciamientos, coups d’Etat, élections manipulées, caudillisme, caciquisme, dictatures (…) le vocabulaire politique n’est pas tant celui de la démocratie que celui de son absence. Cette situation paradoxale confirme la présence d’une société beaucoup plus traditionnelle qu’en Europe où les oligarchies éclairées peuvent être d’autant plus modernes sur le plan des idées qu’elles sont enracinées dans des structures sociales de type patrimonial. (Delfour, 2010 : 168)

Le fait de réfléchir effectivement à un droit propre à l’Amérique Latine, c’est-à-dire fait pour et par les Etats latino-américains, s’est manifesté très timidement à l’époque du constitutionnalisme classique. Pendant l’émergence du nouveau constitutionnalisme, l'acte de repenser le droit a pris les véritables formes d’une pensée vivide et créative, prête à considérer les cultures et les acteurs présents avant la fondation des États et à réévaluer comment le domaine juridique pourrait traduire les aspirations les plus anciennes et les plus contemporaines de leurs sociétés.

Pour comprendre les rapports entre la loi et ses destinataires, l’anthropologie juridique se présente comme la loi en tant que mode de réglementation. A partir de cette perspective, cette réglementation peut être comprise comme un mode de façonner les inclusions et exclusions, traduisant ainsi le comportement et le mode de vie de chaque société (Goodale, 2017 : 119).

Depuis la colonisation des Amériques, les rapports entre l'homme et la nature sont entendus à partir d'une exploration extractiviste, c’est-à-dire à partir de la domination de la nature par l’homme, toujours en vigueur dans plusieurs secteurs de la société (Acosta, 2010 : 17). Selon le raisonnement d'inclusions et d’exclusions (Goodale, 2017 : 119), nous remarquons que, dans les aspirations lors de la phase de construction du nouveau constitutionnalisme, une grande partie des droits qui sont aujourd’hui considérés comme de « nouveaux droits » ne sont pas nouveaux ; ils ont été depuis toujours occultés, méprisés (Murcia, 2011 : 292) et, par conséquent, exclus des textes légaux (Goodale, 2017 : 119) par une logique structurée selon au moins deux points principaux : les importations idéologiques qui ont fait les pays latino-américains : 

Les principales exportations idéologiques d’Europe occidentale et/ou des Etats-Unis en direction des pays d’Amérique latine ont été : le christianisme à travers le système colonial espagnol, puis successivement, et selon des processus non coercitifs, les idées des Lumières, le positivisme, les idéologies marxistes et tout récemment les conceptions néo-libérales. En ce qui concerne les idées des Lumières, ce sont des conceptions françaises et nord-américaines de la nation, de l’Etat-nation, de la modernisation, de la nationalité et du nationalisme qui ont été exportées. (Delfour, 2005 : 61)

L’articulation, selon Quijano (apud Acosta, 2010 : 12) entre l’idée de « race » en tant que fondement de la domination sociale, le modèle classique de capitalisme, l’Etat en tant qu’acteur universel d’autorité et le modèle d’Etat-Nation qui en découle et la compréhension de l’eurocentrisme comme seule source légitime de production de savoirs.

Note de bas de page 13 :

La plupart des rapports de commissions de vérités en Amérique latine font état d’un grand nombre d’assassinats d’indigènes.

Les discussions sur les droits des peuples autochtones et sur le pluralisme juridique ont émergé en raison de ces pensées critiques développées depuis la fin des années 1980, des manifestations et revendications populaires dans le continent, en raison des résultats des commissions de vérité et des dispositifs de transitions post-dictature13. Ces facteurs ont déclenché plusieurs discussions sur l’inclusion des visions autochtones dans le droit. C’est à partir de la Constitution équatorienne que les cosmovisions amérindiennes sont incorporées dans le texte constitutionnel. Ces avances constitutionnelles ne sont pas seulement le produit des manifestations et des revendications amérindiennes, elles sont aussi le résultat du travail de juristes et autres professionnels militants des droits de la nature (Tanasescu, 2013).

Note de bas de page 14 :

“[…] un constitucionalismo fuerte, amplio no sólo en sus expectativas sino en su fuerza social”. Notre traduction.

Cependant, les aspirations pour une forme plus identitaire de penser le droit n’aurait pu aboutir à une véritable consolidation du droit sans le travail d’une Assemblée Constituante, l’un des premiers pas vers « […] un constitutionnalisme fort, large non seulement dans leurs attentes mais aussi dans sa force sociale » (Viciano et Martinez, 2010 : 9).14

B- Enjeux de droit, culture et politique dans l’élaboration d’une nouvelle pensée constitutionnelle

Les éléments qui ont marqué le début d’une nouvelle étape du constitutionnalisme latino-américain, à partir des années 1990 : protection effective des droits, actions d’intégration régionale entre les pays voisins et incorporation de nouveaux modes d’organisation étatique ont suscité des mouvements constituants importants (Viciano et Martinez, 2010 : 11). Dans cette étape de transition entre les constitutionnalismes « ancien[s] » et « nouveau[x] », le pouvoir constituant et le pouvoir constitué dialoguent l’un avec l’autre (idem :12). Ce dialogue est présent dans le cas équatorien dans l’Assemblée Constituante de Montecristi (2007/2008).

Nous consacrerons cette partie à analyser comment cette Assemblée articule, codifie et traduit les attentes déjà mentionnées avec l’inclusion des droits de la nature, dans le processus d’élaboration de la Constitution de 2008.

Note de bas de page 15 :

Dans ces tables rondes, la participation des membres de la société (des citoyens comme des groupes et des organisations) était acceptée.

Note de bas de page 16 :

C’est là qu’on eut lieu la plupart des discussions sur les droits de la nature.

Les réunions de l’Assemblée Constituante de Montecristi ont été divisées en dix tables thématiques : 1) droits fondamentaux et garanties constitutionnelles ; 2) organisation, participation citoyenne et sociale des systèmes de représentation ; 3) structure et institutions de l’Etat ; 4) organisation territoriale et attribution de compétences ; 5) ressources naturelles et biodiversité ; 6) travail, production et inclusion sociale ; 7) régime de développement ; 8) justice et lutte contre la corruption ; 9) souveraineté et relations internationales ; 10) législation et fiscalisation.15 La table ronde qui nous intéresse ici est la table 5 consacrée aux ressources naturelles et à la biodiversité.16

Note de bas de page 17 :

Cités en anglais: « Do Animals Have Rights? » et « Nature as a Subject of Rights » (Tanasescu, 2013: 4).

Note de bas de page 18 :

« egolatría consumista ». Notre traduction. Dans cette partie, Acosta argumente aussi, qu’autrefois, les esclaves, les enfants et les femmes connaissaient cette même condition d’objet au lieu d’être traités en tant que sujet de droits.

L’intention d’inclure les droits de la nature dans les propositions de la Table 5 commence, en réalité, environ 5 mois après l’institution de l’Assemblée Constituante. Selon le président de cette Assemblée Alberto Acosta, lors d’une interview réalisée par Tanasescu (2013 : 4), cette idée a été mise à l'ordre du jour à partir du début de 2008, lorsqu’un groupe de citoyens a suggéré à l’Assemblée l’inclusion des droits des animaux, ce qui a été un des facteurs du déclenchement de la discussion sur la possibilité d’inclusion des droits de la nature. Peu après cet événement, Acosta a publié deux articles qui soutiennent les droits de la nature17 : « ¿Tienen derechos los animales ? » et « La Naturaleza como sujeta de derechos » où il évoque l’existence, dans la société contemporaine d’une « égotisme consumériste »18 (Acosta, 2008 : en ligne), où la nature est vue comme un simple objet. Dans le second article, Acosta affirme aussi que, pour aboutir à une « démocratie de la Terre », il est essentiel d’observer l’harmonie entre les droits de l’Homme et les droits d’autres communautés naturelles de la Terre ; de permettre aux droits des écosystèmes d’exister et de suivre leurs propres cycles vitaux ; d’octroyer de la « valeur en soi-même » de la vie qui s'exprime à travers la Nature ; et une valeur propre aux écosystèmes, indépendamment de leur utilité pour l’être humain. (Acosta, 2008 : en ligne)

Note de bas de page 19 :

Le 27 avril 2008.

Note de bas de page 20 :

Un exemple c’est la phrase « La naturaleza tiene mucho que decir » (la nature a beaucoup à nous dire) (Galeano, 2008, en ligne)

Note de bas de page 21 :

“Nada tiene de raro, ni de anormal, el proyecto que quiere incorporar los derechos de la naturaleza a la nueva Constitución de Ecuador”. Notre traduction.

Note de bas de page 22 :

L’article d’E. Galeano a également commun une grande répercussion sur les débats et réunions en dehors de l’Assemblée.

Tanasescu remarque que l’article « La naturaleza no es muda » (La nature n’est pas muette), publié peu après par Eduardo Galeano19 (2008, en ligne) suscite – c’était l’intention du texte – des débats formels lors des réunions de l’Assemblée Constituante (2013 : 4). Il y est question de la Nature comme un sujet20. L’auteur est favorable à une discussion sur l’inclusion des droits de la nature dans la Constitution de l’Équateur (« Rien n'est étrange, ni anormal dans le projet qui veut intégrer les droits de la nature à la nouvelle Constitution de l'Équateur »).21 Cet article a eu une grande répercussion dedans et dehors les réunions de l’Assemblée Constituante.22 Ce point sera repris par des membres de l’Assemblée (Tanasescu, 2013 : 6), pour lesquels cette innovation mondiale allait définir l’Équateur comme pionnier des droits de la Nature :

Note de bas de page 23 :

“vamos transitando [...] rumbo a demostrar a América Latina que aquí, en este país andino, como nos llaman, en este país pequeño como es el Ecuador, sí podemos aportar a la evolución del Derecho Constitucional mundial”. Notre traduction ; aussi cité en langue anglaise par Tanasescu (2013 : 6).

Nous nous engageons sur la voie qui montrera à toute l’Amérique latine qu'ici, dans ce pays andin, comme ils nous appellent, dans ce petit pays qui est l'Équateur, nous pouvons contribuer à l'évolution de la loi constitutionnelle mondiale. » (Asamblea Constituyente, 2008 : 49)23

Il n'y a aucun doute que l'argument de l'originalité et le fait que l'Équateur soit le premier pays du monde à accorder des droits à la nature dans sa Constitution a eu un poids décisif.

A travers ces remarques sur les coulisses du processus de consolidation des droits de la nature par l’Assemblé Constituante, nous observons que, pour concéder à la Pachamama le statut de sujet de droits, les revendications sociales et l’observation des cosmovisions autochtones seules n’ont pas été suffisantes. Le « travail de persuasion » (Tanasescu, 2013 : 7) entrepris au sein de l’Assemblée constituante et en dehors a joué un rôle essentiel et a été indispensable à l’inclusion de ce nouvel élément – en réalité l’un des principaux éléments – du nouveau constitutionnalisme latino-américain.

2. La Pachamama et le Buen Vivir: éléments autochtones dans les Constitutions de l’Équateur et de Bolivie

Le résultat des revendications sociales et de la construction de dialogues dans l’Assemblée Constituante observé dans la partie précédente de cet article se perçoit dans le préambule de la Constitution de l’Équateur de 2008 :

Note de bas de page 24 :

Début du préambule de la Constitution équatorienne. “NOSOTRAS Y NOSOTROS, el pueblo soberano del Ecuador // RECONOCIENDO nuestras raíces milenarias, forjadas por mujeres y hombres de distintos pueblos, CELEBRANDO a la naturaleza, la Pacha Mama, de la que somos parte y que es vital para nuestra existencia, INVOCANDO el nombre de Dios y reconociendo nuestras diversas formas de religiosidad y espiritualidad, APELANDO a la sabiduría de todas las culturas que nos enriquecen como sociedad, COMO HEREDEROS de las luchas sociales de liberación frente a todas las formas de dominación y colonialismo, y con un profundo compromiso con el presente y el futuro, Decidimos construir // Una nueva forma de convivencia ciudadana, en diversidad y armonía con la naturaleza, para alcanzar el buen vivir, el sumak kawsay”. Notre traduction.

NOUS, peuple souverain de l'Équateur,
RECONNAISSANT nos racines millénaires, forgées par des femmes et des hommes de différents peuples, célébrant la nature, la Pacha Mama, dont nous faisons partie et qui est vitale pour notre existence, INVOCANT le nom de Dieu et en reconnaissant nos diverses formes de religiosité et de spiritualité, S’APPUYANT sur la sagesse de toutes les cultures qui nous enrichissent en tant que société, EN TANT QU'HERITIERS des luttes sociales de libération contre toutes les formes de domination et de colonialisme, et avec un engagement profond pour le présent et l’avenir, Nous décidons de construire// une nouvelle forme de vie en commun citoyenne, dans la diversité et l'harmonie avec la nature, pour atteindre au bien vivre, le sumak kawsay » (Ecuador, 2008 : 7-8)24

Note de bas de page 25 :

C’est le cas de l’Équateur et de la Bolivie.

Evidemment, il y a plusieurs éléments dans ce préambule qui pourraient faire l’objet d’études. Mais, ainsi que nous l’avons signalé dans notre introduction, nous concentrerons notre travail à l’analyse de l’inclusion des termes Pachamama et bien vivre, ou sumak kawsay, dans la Constitution équatorienne. Ces deux termes sont étroitement liés à la relation entre l’être humain et l’environnement, avec une nouvelle conception de développement, une rupture des concepts anthropocentriques et la possibilité d’une participation plurinationale. Pour les pays sud-américains qui les adoptent25, c’est face à ce paradigme que les politiques publiques favorisant le développement économique et social doivent être élaborées.

Le sumak kawsay, ou le « bien vivre », opère une reconsidération des paradigmes juridiques et politiques de l’État de l’Équateur, permettant une modification des structures des activités étatiques dans le sens d’une compréhension d’intégration entre l'être humain et l’environnement. Selon Zaffaroni (2010 :120), le bien vivre couvre non seulement le bien commun humain, mais le bien de tous les êtres vivants, dans un sens qui n’est plus individuel, mais celui d’une collaboration de tous.

De ce fait, tant la Constitution de l’Équateur que la Constitution de Bolivie présentent un développement de la notion de protection environnementale à travers le droit et complètent les déclarations universelles telles que la Convention de Stockholm de 1972. A titre d’exemple, la Constitution équatorienne (Ecuador, 2008) confère à Pachamama le respect intégral de son existence et la maintenance et régénération de ses cycles vitaux, de sa structure et de ses processus d’évolution (art. 71) ; le développement durable en tant que devoir de l’État (art. 3, point 5) et la participation de la population en tant que protectrice de la nature (art. 74).

Derrière les savoirs juridiques construits et présents dans la Constitution équatorienne de 2008, il y a des réflexions sur les modes de vie et les cosmovisions existants depuis les périodes précoloniales, jusque-là jamais représentées dans un texte juridique. D'autre part, il y a aussi dans ce discours juridique le renouvellement et l'adaptation de ces « cosmovisions » à un texte constitutionnel adapté aux besoins de la vie contemporaine. Nous verrons ces articulations par la suite.

Cette deuxième partie propose une présentation des concepts anthropologiques qui imprègnent le rapport nature/culture présent dans certains articles constitutionnels dans son aspect originel (A), ce qui servira ensuite de base à l'analyse de la codification et de l’adaptation de visions plurielles de ce que sont la Nature et le Bien Vivre dans le texte légal (B).

A- Les rapports de nature et culture évoqués par les textes constitutionnels

L’anthropologie et le regard symétrique qu’elle nous apprend à adopter sur ces phénomènes, contribue à voir aussi dans notre idée de nature un concept foncièrement social, politique, même s’il semble avoir été forgé pour s’en séparer. » (Charbonnier, 2015 : 273)

Dans le cadre juridique, la notion de rapports entre être humain et nature est presque inséparable de nos compréhensions nourries et diffusées par la société urbaine (ou parfois urbanisée) dans laquelle l'ensemble des non-humains est généralement considéré comme un objet ou une ressource. La loi elle-même est utilisée pour encadrer ce qu’est la nature, sa valeur dans le marché – soulignant dans la plupart des cas que cette valeur économique est la seule qui puisse lui être conférée – démontrant que la relation entre la loi et les "choses" peut être comprise comme une partie de la « fabrication légale » (Goodale, 2017 : 119).

A partir de ce raisonnement, comment échapper à une logique de représentation de la nature en tant que sujet dans la loi hors des visions des sociétés ? Une telle intention serait évidemment naïve car la loi, nous le savons, même si elle peut être destinée à d’autres organismes vivants, n’est écrite que par des humains. Cela ne faisait pas partie – heureusement – de la proposition de la Constitution de l’Équateur. L’intention reconnue dans cette Constitution est d’inclure une vision autre que le rapport naturaliste présent dans le droit classique, c’est-à-dire, une vision qui réunit l’ensemble des visions présents dans les sociétés de ce pays.

Les termes Pachamama et sumak kawsay présentent pour les peuples autochtones, des multiples significations, dans la mesure où chaque communauté peut avoir sa propre compréhension de ce qu’est le nature et de ce que signifie vivre bien. Que recouvrent ces mots ? Le terme pacha dans la langue quechua et aymara signifie à la fois « terre » dans le sens d’espace (tous les éléments de la planète – les paysages, terrestres, l’eau, l’atmosphère, les humains et les non-humains – et même de l’univers), mais il signifie aussi le « temps ». Un temps qui, dans la notion des tribus comme celle des achuar (Descola, 2014) ou d’autres, est différent du temps linéaire compris et utilisé par la société occidentale.

Les Européens apportent une conception différente du temps. Alors que la temporalité chez les indigènes est circulaire et cyclique, elle est, chez les colonisateurs, linéaire et historique. Maria Rostworowski de Diez Canseco souligne l’absence d’intérêt que portent les populations andines à la chronologie et à l’exactitude des événements de leur passé. Elle montre également leur capacité à effacer de la mémoire collective les éléments qu’elles ne considèrent pas dignes d’être mémorisées, y compris l’existence d’un chef dont elles jugent qu’il est inutile de garder le souvenir (Delfour, 2005 : 93).

Dans quelques cultures andines, la Pachamama peut-être le cosmos ; dans d’autres, elle apparaît plutôt comme une divinité personnifiée, accompagnée de son époux et de ses enfants. Il ne s’agit donc pas d’une compréhension homogène de la nature. Par conséquent, les relations entre chaque communauté et « leur » propre « version » de Pachamama sera également hétérogène, puisque chacune d’entre elles définit ses propres particularités quant aux usages de la nature (Gudynas, 2011 : 264).

Note de bas de page 26 :

“[…] un fuerte enraizamiento en lo sagrado, no en el sentido religioso de la cultura occidental, sino en aquél que entiende lo sagrado como merecedor de respeto.”. Notre traduction.

Les différentes compréhensions de l’usage de la nature affectent aussi les compréhensions du sumak kawsay ; les notions sont différentes selon chaque tribu et « bien vivre » ou « vivre en harmonie » peut être défini de multiples façons. Il est donc possible, en Équateur, de rencontrer une diversité de types de rapports entre nature et culture, étant donnée la multiplicité de tribus ou communautés existantes. De ce fait, Acosta (2010 : 11) reconnaît le « bien vivre » comme une catégorie sans cesse en construction et reproduction. Cependant, il est possible de vérifier dans ces multiples compréhensions de Pachamama et de sumak kawsay l’existence de caractéristiques d’une matrice sociale basée sur le sentiment communautaire et sur « […] un fort enracinement dans le sacré, non pas dans le sens religieux de la culture occidentale, mais dans celui qui comprend le sacré comme digne de respect ». (Martinez, 2011 : 10)26

Tout ceci nous conduit à penser qu’il ne serait pas possible d'utiliser ces termes dans le discours constitutionnel si ce n’est sous une forme adaptée, basée sur des éléments généraux des compréhensions multiples des termes Pachamama et sumak kawsay. La reformulation de ces compréhensions visant son inclusion dans la Constitution de 2008 soulève, toutefois, des critiques telles qu'une utilisation romancée et transformée par le discours des écologistes.

B- Utilisation des expressions Pachamama et sumak kawsay dans le texte constitutionnel

Note de bas de page 27 :

“Toda Constitución sintetiza un momento histórico. En toda Constitución se cristalizan procesos sociales acumulados. Y en toda Constitución se plasma una determinada forma de entender la vida.”. Notre traduction.

Chaque constitution synthétise un moment historique. Dans chaque Constitution, les processus sociaux accumulés se cristallisent. Et dans chaque Constitution, une certaine manière de comprendre la vie est incorporée (Acosta, 2010 : 5)27

Note de bas de page 28 :

« […] se sustenta también en algunos principios filosóficos universales: aristotélicos, marxistas, ecológicos, feministas, cooperativistas, humanistas... ». Notre traduction.

Les éléments de la culture andine insérés dans le texte constitutionnel ont pris une forme renouvelée en raison de la nécessité de les harmoniser avec d’autres idéaux contemporains, avec la reconnaissance du besoin de valoriser et de respecter les multiples formes de coexistence, le pluralisme existant en Équateur et aussi en raison de l'évolution des discussions sur l'inclusion des droits de la nature durant le processus constituant. Acosta soutient cette idée en affirmant que le concept de bien vivre « […] est également fondé sur des principes philosophiques universels : aristotéliciens, marxistes, écologiques, féministes, coopérativistes, humanistes … » (idem, p. 13).28

Note de bas de page 29 :

Selon nous voyons dans le préambule de la Constitution.

Selon Acosta, la Constitution Equatorienne de 2008 a rompu avec la doctrine classique du droit qui comprend une hiérarchie entre les normes. Ainsi, cette Constitution ne prévoit pas que les droits du « Bien-vivre » soient supérieurs à d’autres droits ; au contraire, tous les droits prévus dans les 444 articles ont la même valeur juridique (idem : 6) De même, la compréhension du « bien vivre » et de Pachamama telle qu’elle est présentée dans le texte constitutionnel n’exclut pas les autres interprétations des cosmovisions existantes dans les diverses communautés équatoriennes.29

Dans le texte constitutionnel, approuvé, il nous faut souligner que les mots Pachamama ou sumak kawsay ne sont ni traduits présentés en italique (comme c’est l’habitude dans le cas d’un vocabulaire étranger) ; ils ont la même valeur que les termes espagnols. Cette pratique réaffirme l’idée d’inclusion de cultures autrefois minimisées. Le sumak kawsay

Note de bas de page 30 :

Il s’agit de la Constitution de l’Équateur et celle de la Bolivie (qui utilise le terme suma qamaña).

Note de bas de page 31 :

“ […] nace en la periferia social de la periferia mundial y no contiene los elementos engañosos del desarrollo convencional. (…) la idea proviene del vocabulario de pueblos otrora totalmente marginados, excluidos de la respetabilidad y cuya lengua era considerada inferior, inculta, incapaz del pensamiento abstracto, primitiva. Ahora su vocabulario entra en dos constituciones.” Notre traduction.

[…] naît dans la périphérie sociale de la périphérie mondiale et ne contient pas les éléments trompeurs du développement conventionnel. […] l'idée vient du vocabulaire de peuples autrefois complètement marginalisés, exclus de la respectabilité et dont le langage était considéré comme inférieur, inculte, incapable de la pensée abstraite, primitif. Maintenant, son vocabulaire entre dans deux constitutions30 (Tortosa, 2009 : 3)31

Note de bas de page 32 :

« […] un arquetipo nada original ».. Notre traduction.

C’est en raison de cette condition périphérique, ou marginale, que (Zaffaroni, 2011 : 116) reconnait la possibilité d’entendre des critiques par rapport à la mention à Pachamama dans les Constitutions, en la réduisant au statut d’un « […] archétype peu originel »32 (idem).

Note de bas de page 33 :

“[…] un elemento universal que se complementa, se corresponde, se interrelaciona y con la que se tiene relaciones recíprocas, la consecuencia obvia es que debe protegerse.” Notre traduction..

En contrepartie, le positionnement de la nature par rapport à l’être humain dans la Constitution de l’Équateur de 2008 diffère de toutes autres lois étrangères et/ou internationales, et confère une nouvelle façon de comprendre les droits fondamentaux. Dans le droit humain à l’environnement, par exemple, dans le cas de dommages environnementaux seuls les droits des êtres humains peuvent être restitués. Selon la perspective biocentrique présente dans la Constitution de 2008, dans le cas des droits à la nature, le centre est la Nature, ce qui inclut aussi l’être humain. Le respect à la Pachamama ne signifie pas, toutefois, l’interdiction pour les humains de pratiquer l’agriculture et l’élevage. La protection de la nature implique plutôt la protection de la maintenance de ses systèmes de vie (Acosta, 2010 : 19-20), dans la mesure où elle est « […] un élément universel qui se complète, se correspond, interagit et avec lequel on a des relations réciproques » (Santamaria, 2011 : 218).33

Note de bas de page 34 :

“[…] la más ecuatoriana de toda la historia”. Notre traduction.

Enfin, le principe culturel du « bien vivre » présent dans le texte constitutionnel et basé sur la solidarité et l’équité, montre une ouverture vers l’intégration internationale et notamment avec les pays latino-américains – intégration considérée comme un objectif constitutionnel (Acosta, 2010 : 27). Les caractéristiques présentées jusqu’ici font partie des éléments qui caractérisent une nouvelle identité du constitutionnalisme, renforcée par la Constitution « […] la plus équatorienne de l’histoire » (idem).34

Conclusion

À la lumière de ce qui a été présenté, nous avons deux considérations fondamentales à faire : la première, l’influence des innovations de la Constitution de l’Équateur de 2008 hors-frontières et la deuxième, la nécessité de dépasser un profil politico-juridique latino-américain existant depuis la période de colonisation.

Les innovations juridiques présentées par la constitution de l'Équateur en ce qui concerne un profond respect de la nature ont, depuis 2008, dépassé les frontières géographiques et les frontières disciplinaires. Pour les premières, cette Constitution a servi d'impulsion et d'inspiration à l'inclusion des droits de la nature dans la loi d'autres pays – Constitution de la Bolivie de 2009, Constitutions régionales au Mexique et ordonnances municipales aux Etats-Unis. (Global Alliance for the Rights of Nature, 2018 : 1). Quant aux secondes, la reconstruction d'une pensée juridique autre est également envisagée dans d'autres domaines du savoir (psychologie, sciences humaines et sociales, économie, entre autres) à travers la croissance de politiques publiques et d’actions diverses qui suscitent un débat international mondial qui s'intensifie chaque année (Acosta, 2010 :15).

Mais, malgré de nombreuses avancées juridiques, il reste encore beaucoup à faire. L’un des plus grands défis consiste à harmoniser la théorie avec la pratique.

Analyser à travers l'anthropologie juridique le cas de la Constitution de l'Équateur dans le nouveau constitutionnalisme latino-américain, c'est prendre en compte non seulement la lettre de la loi mais aussi la culture politico-juridique d'un pays, dont la loi ne représente parfois qu’un simple formalisme. De ce fait, les distances entre la théorie et la pratique indiquent un scénario souvent confus et contradictoire dans lequel nous observons, par exemple, des cas d'extractivisme illégal dans un pays qui exige le respect du maintien des cycles de la nature.

Les vestiges coloniaux de cette tradition de non-respect des lois écrites révèlent l'existence d'une dynamique juridico-culturelle tellement bien structurée qu'il faudra beaucoup plus de dix ans pour en changer. Ces dynamiques n'ont pas encore été remplacées par une action et une réflexion – dans tous les secteurs sociaux – en dehors du modèle international de développement néo-libéral imposé.

En ce sens, peut-être d'une façon un peu utopique (tel quel l'était l'idée d'accorder des droits à la nature, avant 2008), mais sans nous éloigner des réflexions anthropologiques, nous reprenons dans cette conclusion la signification de pacha en tant que temps, à savoir le respect du moment pour préparer la terre, la semer, la voir germer et e récolter ses fruits - ces temps ne sont pas des moments simultanés. De la même manière que se conçoit cette notion de temps dans le sens de Pacha Mama, il est nécessaire de respecter cette temporalité par rapport à ses droits – les droits de la nature, tout en notant qu’on aperçoit déjà que certains de ses fruits ont déjà été récoltés tout au long de ces dix ans.