Tori Amos : repenser les religions patriarcales à travers la musique Tori Amos: rethinking patriarchal religions through music

Priscilla Wind 

https://doi.org/10.25965/trahs.1729

Le savoir des femmes, notamment au service de l’indépendance féminine et de leur affranchissement de la triade vierge / mère / prostituée a été systématiquement marginalisé voire condamné. Lorsque la pensée et la parole s’appliquent au spirituel, les femmes se contentent dans l’histoire des religions de places confinées : pythies, mystiques ou saintes sont tenues à l’écart de la société et du discours théologique canonique. Présentées comme de simples véhicules du message divin, elles endossent encore un rôle socialement acceptable car passif, mais si une femme s’avère développer un savoir indépendant voire une approche singulière du fait spirituel, alors celle-ci est à nouveau rejetée sous la figure diabolique de la sorcière. Car les religions officielles participent largement du maintien du rôle de soumission des femmes dans la société judéo-chrétienne. Cet article analyse comment l’artiste musicienne américaine Tori Amos livre une réflexion très documentée sur l’exégèse patriarcale et misogyne qu’ont fait les religions chrétiennes de la Bible. Elle en propose une lecture féministe dans laquelle elle réhabilite les personnages et les principes féminins, notamment à travers la figure de Marie-Madeleine. Inspirée du courent néo-païen et des théories de Carl Gustav Jung sur les archétypes et l’inconscient collectif, elle explore, au travers de son art-thérapie, les messages d’empouvoirement des différentes déesses pré-chrétiennes afin d’accompagner son public vers leur réintégration à l’intérieur de son être, s’aidant parfois de créatures fantastiques pour nous guider à travers cette introspection mêlant spiritualité et psychanalyse, dans une compréhension immanente de la religion qui nous relie à notre propre existence.

El conocimiento de las mujeres, especialmente al servicio de la independencia femenina y de su liberación de la tríada virgen/madre/prostituta ha sido marginado e incluso condenado sistemáticamente. Cuando el pensamiento y la palabra se aplican a lo espiritual, las mujeres se limitan a lugares confinados en la historia de las religiones : pitias, místicas o santas se mantienen alejadas de la sociedad y del discurso teológico canónico. Presentadas como simples vehículos del mensaje divino, todavía asumen un papel socialmente aceptable por pasivo, pero si una mujer se atreve a desarrollar un conocimiento independiente o incluso un enfoque singular del hecho espiritual, entonces es rechazada una vez más, bajo la figura diabólica de la bruja, porque las religiones juegan un papel importante en el mantenimiento de la sumisión de las mujeres en la sociedad judeo-cristiana. Este artículo analiza cómo la artista música americana Tori Amos entrega una reflexión bien documentada sobre la exégesis patriarcal y misógina de las religiones cristianas de la Biblia. Propone una lectura feminista en la que rehabilita a los personajes y principios femeninos, especialmente a través de la figura de María Magdalena. Inspirada por el movimiento neopagano y las teorías de Carl Gustav Jung sobre los arquetipos y el inconsciente colectivo, explora, a través de su arteterapia, los mensajes de empoderamiento de diferentes diosas precristianas para acompañar a su público hacia su reinserción en su ser, a veces utilizando criaturas fantásticas para guiarnos a través de esta introspección que mezcla espiritualidad y sicoanálisis, en una comprensión inmanente de la religión que nos vincula con nuestra propia existencia.

O saber feminino, especialmente quando está a serviço da independência feminina e da libertação da tríade virgem/mãe/prostituta, foi sistematicamente marginalizado ou até condenado. Quando a sua palavra e o seu pensamento tocam o domínio espiritual, as mulheres são confinadas, no quadro da história das religiões aos lugares na sombra : videntes, místicas ou santas, todas excluídas da sociedade e do discurso teológico canônico. Reduzidas, assim, a mensageiras da mensagem divina, elas aceitam o papel socialmente definido, já que passivo. Porém, se uma mulher desenvolve um saber independente ou que se aproxima dos saberes do campo espiritual, ela é novamente rejeitada sob o julgo de diabólica ou feiticeira. Isto, pois as religiões oficiais participam ativamente na manutenção da submissão das mulheres na sociedade judaico-cristã. Este artigo analisa como a artista Tori Amos nos oferece uma reflexão extremamente bem fundada sobre o patriarcado e a misoginia impostas pelas religiões bíblicas. Ela propõe uma leitura feminista na qual ela revisita personagens e princípios femininos, e, em particular, a figura de Maria Madalena. Inspirada pelo neopaganismo e pelas teorias de Carl Gustav Jung sobre os arquétipos e o inconsciente coletivo, ela explora, através da sua arte-terapia, as mensagens do empoderamento das diferentes deusas pré-cristãs a fim de acompanhar a reconstrução interior do seu público, reintegrando estas figuras. Evocando criaturas fantásticas para guiar-nos através desta circunspeção, ela mistura espiritualidade e psicanálise, numa visão imanente da religião que nos reata a nossa própria existência.

Women’s knowledge, especially concerning women’s independence and their liberation from the virgin / mother / prostitute triad, has been systematically marginalised, or even condemned. When their thoughts and their words are applied to spirituality, then women occupy very limited roles in the history of religion: Pythias, mystics or saints are kept away from society and the main theological discourse. Presented as plain vehicles of the divine message, they take on a role that is socially acceptable, a passive one, but if a woman dares to develop an independent knowledge, or even a single approach of spiritual matters, then she finds herself rejected again as an evil representation of a witch. For the official religions draw on women’s submissive role in the Judaeo-Christian society. This article analyses how music artist Tori Amos delivers a well documented thinking on the patriarcal and misogynous exegesis that christian religions made of the Bible. She offers a feminist reading of it as she redeems feminine figures and principles, especially the figure of Mary Magdalene. Inspired by the neopagan movement and Carl Gustav Jung’s theories about archetypes and the collective unconscious, she explores, in her art therapy, messages of empowerment from different pre-christian goddesses so that she can invite her audience to reintegrate them within themselves. Sometimes with the help of fantastic creatures, she guides us through an introspection between spirituality and psychoanalysis, in an immanent understanding of a religion that should connect us to our own existence.

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Dans son livre diachronique Caliban et la Sorcière, la philosophe et militante Silvia Federici retrace depuis le Moyen-Âge comment le savoir des femmes, notamment au service de l’indépendance féminine et de leur affranchissement de la triade vierge / mère / prostituée a été systématiquement minimisé, marginalisé voire condamné (ce qu’analyse Silvia Federici dans son livre Caliban et la sorcière en s’appuyant notamment sur les grands procès de sorcellerie entre le XVème et XVIIème siècles qu’elle interprète comme des féminicides visant à détruire le savoir empirique et sensible des femmes pour imposer des savoirs écrits et validés par le capitalisme patricarcal). Qu’il touche au soin médical ou à la vie spirituelle, celui-ci est régulièrement décrédibilisé par un système patriarcal dominant, régi par des principes scientifiques ou autoritaires, qui relègue au rang de folklorique, dangereux voire criminel des savoirs empiriques dits féminins, et au rang de sorcières leurs praticiennes (ce que montrent notamment Barbara Ehrenreich et Deirdre English dans leur ouvrage Sorcières, sages-femmes et infirmières).

Lorsque la pensée et la parole s’appliquent notamment au spirituel, les femmes se contentent dans l’histoire des religions de places confinées : pythies, mystiques ou saintes (de l’oracle de Delphes à Marthe Robin en passant par Hildegarde de Bingen ou Jeanne d’Arc) sont tenues à l’écart de la société et du discours théologique canonique. Présentées ou se présentant comme de simples véhicules du message divin, elles endossent encore un rôle socialement acceptable car passif, mais si une femme s’avère développer un savoir indépendant voire une approche singulière du fait spirituel, alors celle-ci bascule dans le démoniaque et est à nouveau rejetée sous la figure populaire mais diabolique de la sorcière, figure de cristallisation récemment popularisée par l’essai de Mona Chollet, Sorcières. La Puissance invaincue des femmes. Car les religions officielles et leurs structures hiérarchiques participent largement du maintien du rôle de soumission des femmes dans la société judéo-chrétienne.

Cette étude propose une approche de ces discours féminins sur la sphère spirituelle à travers la musique, un art qui s’ancre dans une longue tradition sacrée. Elle analysera comment l’artiste musicienne, Tori Amos, devenue l’icône de communautés marginalisées (les femmes et la communauté LGBT+), développe, à travers son art et un discours sur ses pratiques artistiques, des approches féministes et féminines du fait religieux. À une époque succédant à la deuxième vague du féminisme, sa musique dénonce tout d’abord la misogynie latente présente dans la foi chrétienne. Elle propose ainsi de repenser le christianisme et le rôle attribué aux femmes dans cette religion, à travers la réhabilitation de personnages féminins bibliques. S’inscrivant dans une vague new age autour du féminin sacré (culte de la Déesse et théories Gaïa), inspiré de la théorie jungienne sur les archétypes, le parcours artistique de Tori Amos fait enfin rimer libération féminine avec spiritualité libre.

Critiquer l’Église chrétienne dans une perspective féministe

Le féminisme entretient une relation tendue avec les institutions religieuses de la chrétienté qui incarnent l’un des principaux garants de l’ordre patriarcal. Les femmes de la Bible ne sortent guère des rôles traditionnels et leur histoire va même jusqu’à justifier l’infériorité et la soumission de la femme par rapport aux hommes. Dans les traductions et exégèses les plus répandues de la Genèse, telle un sous-produit de l’homme, Ève est créée de la côte d’Adam. Sa faiblesse morale et son talent de séductrice la rendent responsable du péché originel, un péché proche de l’hybris qui lui donne la conscience de lui-même, du bien et du mal, dont les humains seront chassés du paradis et deviendront mortels. Ainsi la femme, douée de connaissances et de savoirs, suspectée de rivaliser avec Dieu le Père et par là-même avec l’autorité masculine, reste-t-elle à travers les siècles, perçue comme un danger pour l’humanité et l’ordre établi.

Si l’Ancien Testament compte une centaine de figures féminines, certains modèles récurrents reviennent : l’épouse fidèle et sacrificielle (Sarah, Rebecca, Ruth), la pieuse et patriotique (Esther, Débora, Abigayil) la tentatrice ou séductrice voire prostituée (Dalila, Jézabel, Judith). Le Nouveau Testament rajoute notamment un modèle majeur : Marie, la Sainte-Vierge, conjuguant deux qualités suprêmes de la Femme selon la Bible, la virginité et la maternité. Dans les religions chrétiennes, même si certaines ramifications du protestantisme affichent un modernisme relatif en ordonnant des femmes pasteures, les rôles attribués aux femmes restent très spécifiques.

Dans la religion catholique qui associe la spiritualité à la pureté de l’âme, les femmes religieuses sont essentiellement nonnes et font voeu de chasteté, mais ne prennent pas de positions d’autorité. Les Églises justifient cette hiérarchie par un verset issu du Livre de Timothée : « Je ne permets pas à la femme d'enseigner, ni de prendre de l'autorité sur l'homme ; mais elle doit demeurer dans le silence » (La Bible, Livre de Timothée, 2.12, traduction de Louis Segond). Reste donc aux femmes la possibilité d’être mystique, c’est-à-dire de recevoir des révélations sous un prisme surtout sacrificiel, ou dans la vie civile, d’évoluer du statut de jeune vierge à celui de mère et épouse.

C’est à ce vernis misogyne et réducteur de la religion chrétienne que l’artiste Tori Amos s’attaque. Fille d’un pasteur méthodiste, élevé lui-même dans une foi calviniste pro-virginité, sa famille très pieuse l’emmène jusqu’à sept offices par semaine. Au fil des prêches de son père, elle entame avec lui une controverse théologique qu’elle poursuit ensuite dans sa musique. Dès le début de sa carrière, elle dénonce la soumission imposée à la femme, en remettant en cause la figure de Dieu le Père, une divinité masculine.

Note de bas de page 1 :

« Crucify », Little Earthquakes : « Why do we crucify ourselves? ». Traduction de l’auteur

Note de bas de page 2 :

Ibid. : « Looking for a savior / Beneath these dirty sheets ». 

Dans sa première chanson diffusée auprès du grand public, « Crucify » (extraite de l’album Little Earthquakes, 1992), Tori Amos revient sur cette éducation religieuse basée sur la culpabilité, les rôles de martyr, victime et sauveur en posant, dans son refrain, une question au coeur de la logique christique : » Pourquoi nous crucifions-nous ? »1. Après avoir « cherché un sauveur au-delà de ces draps sales »2 pendant des années, elle se figure elle-même dans le linceul du Christ. La chanteuse s’appuie sur la polysémie du terme « sheet » qui signifie tout à la fois le drap, le linceul mais désigne aussi la partition de musique, évoquant ainsi la possibilité de se délivrer des chaînes oppressives de la logique sacrificielle du protestantisme par des compositions qui seront sans aucun doute jugées comme impures voire blasphématoires par les bon.ne.s Chrétien.ne.s.

Note de bas de page 3 :

Under The Pink, « God » : « God sometimes you just d’on’t come through / Do you need a woman to look after you? »

Pour sortir du complexe christique, identifié en 1968 par le psychologue Stephen Karpman sous la forme d’un « triangle dramatique » enfermant les relations dans les rôles de victime, persécuteur et sauveur, elle associe dans ce morceau une voix à la présumée douceur féminine, qui semble la rendre moins dangereuse, à un texte qui renie la rhétorique chrétienne. Cette critique perdure dans son deuxième album Under the Pink de 1994. Dans la chanson « God », l’artiste s’adresse à Dieu le Père comme à un homme représentatif de son genre et l’accuse de lâcheté : « Dieu, parfois, tout simplement tu n’y arrives pas, as-tu besoin d’une femme pour s’occuper de toi ? »3.

Note de bas de page 4 :

Ibid. : « I gotta find why you always go when the wind blows »

Note de bas de page 5 :

Ibid. : « Here a few witches burning »

Note de bas de page 6 :

Ibid. : « Will you even tell her if you decide to make the sky fall »/« Will you even tell her if you decide to make the sky »

Note de bas de page 7 :

Ibid. : « You got your nine iron in the back seat just in case / Heard you've gone south well babe you love your new four wheel »

Note de bas de page 8 :

Ibid. : « Tell me you're crazy maybe then I'll understand. »

Elle y dépeint un personnage démissionnaire qui s’enfuit face aux difficultés de la vie (« Il faut que je comprenne pourquoi tu t’en vas toujours quand le vent souffle »4), qui crie au féminicide contre celles qui le défient ( « Ici quelques sorcière brûlent »5), un homme peu fiable qui ne dit pas franchement à sa partenaire ses plans d’avenir (« Lui diras-tu seulement quand tu décideras de faire chuter le ciel / Lui diras-tu seulement si tu décides de créer le ciel »6). Elle poursuit ce processus d’humanisation en l’imaginant parti dans le Sud au volant d’un quatre-quatre, un club de golf dans le coffre7. Elle conclue le morceau en prétextant peut-être la folie face à un tel comportement8. L’artiste fait acte de rébellion contre un Dieu irresponsable et misogyne en revendiquant sa liberté de chanter, de se produire sur scène et ainsi de prêcher aux foules.

Mais sa réflexion sur le christianisme comme religion patriarcale dépasse la simple critique. Notamment par les iconographies proposées dans ses albums et à travers plusieurs morceaux, elle propose une vision alternative des motifs chrétiens. L’une des couvertures de l’album Boys for Pele (1996) par Cindy Palmano la représente assise au bord d’une fenêtre en train d’allaiter un porcelet. Détournant les tableaux de la Vierge à l’Enfant, l’image fut reçue par l’Amérique puritaine comme blasphématoire et symbole d’une sexualité malsaine. En Angleterre, l’image fut même censurée des livrets d’album à la vente. Dans son autobiographie Piece by Piece, elle explique :

Note de bas de page 9 :

Tori Amos, Piece by Piece, p. 280 : « It started with the fact that my dad was really getting on my case; he was asking how I could stray so far away from Christianity and my roots that I couldn’t even do a Christmas song. I told him he would get me to do a Christmas card. And this was it. Maybe it was me saying, ‘I’m going to give all the good Christians something to think about’. People didn’t get that image, because most aren’t raised as intensely Christian as I was. Those who were might have understood that this was a Madonna and child, but one that brought in the non-kosher, the unacceptable, back to the fold. » Traduction de l’auteur.

Cela a commencé par le fait que mon père passait beaucoup de temps à critiquer ce que je pensais : il me demandait comment j’avais pu m’éloigner autant de la chrétienté et de mes racines pour ne même pas être capable de composer un chant de Noël. Je lui ai dit que j’allais devoir lui envoyer une carte de Noël. Et c’était cette image. C’était sans doute ma façon à moi de dire : ‘Je vais leur donner du grain à moudre, à tous ces bons chrétiens ‘. Beaucoup de gens n’ont pas compris cette image car beaucoup n’ont pas reçu une éducation aussi chrétienne que la mienne. Ceux qui pour qui c’était le cas ont certainement compris qu’il s’agissait d’une vierge à l’enfant, mais une qui réintroduise la partie non-cacher, l’inacceptable dans le bercail.9 (Tori Amos, Piece by Piece)

Cette image prolonge la remise en question d’un Dieu masculin lâche en y opposant une figure féminine qui embrasse et nourrit les êtres exclus et délaissés de la religion chrétienne, les « non-cashers », qu’il s’agisse des animaux dans un premier temps mais bien au-delà également des personnes non-croyantes ou d’autres religions, des minorités, des marginaux, elle évoque notamment la communauté LGBTI+ mal considérée par le dogme chrétien.

Note de bas de page 10 :

Scarlet stories, DVD, 2002 : « physically he’s not a woman but he seems to understand women (…) he’s one of those men who is probably more aware of women than a lot of women (…) able to shed some light on people who live in Christianity.” Traduction de l’auteur.

En guise de carte de Noël, elle illustre au contraire une mère qui englobe tout le monde, en interrogeant le soi-disant amour divin universel prêché par le Christ. Dans son album-concept plus tardif Scarlet’s Walk (2002), une odyssée introspective au coeur de l’Amérique, elle fait apparaître l’étrange figure de Mrs Jesus dont elle parle cependant en utilisant le pronom « il ». Dans le DVD Scarlet Stories, Tori Amos décrit cet être androgyne ou queer comme quelqu’un qui « physiquement n’est pas une femme mais qui semble comprendre les femmes, (…) capable de nous éclairer sur les personnes qui vivent dans la foi chrétienne »10.

La figure d’un Christ androgyne se retrouve au travers des siècles dans différentes illustrations, notamment dans Salvator Mundi de Léonard de Vinci ou Jésus parmi les docteurs par Bernardino Luini. Il est parfois représenté barbu avec des seins comme à Notre-Dame-à-la-Rose (Lessins) ou sur le vitrail du couvent des cordeliers à Châteauroux. Probable symbole de l’amour christique, un amour maternel englobant toute l’humanité, Jésus androgyne représente alors une icône salvatrice de l’humanité, au-delà des genres.

Si ce ne sont pas tant les figures sacrées du Christianisme en elles-mêmes (Jésus, la Vierge Marie ou encore Marie-Madeleine) qui véhiculent un dogme patriarcal mais bien plutôt l’exégèse et surtout la constitution hiérarchique de l’église ou de la communauté chrétienne qui imposent une hégémonie masculine et l’oppression des femmes à l’intérieur de la religion mais aussi plus généralement dans les sociétés fondées sur une culture judéo-chrétienne, alors il y a lieu certes de s’attaquer à une certaine vision du christianisme. Mais cette remise en perspective de la spiritualité chrétienne laisse alors de la place à d’autres interprétations de la Bible, dans lesquelles la femme et les figures féminines bibliques prendraient une part plus grande et permet de rendre le christianisme représentatif de tout le monde.

Note de bas de page 11 :

« Abnormally attracted to sin », extrait de l’album Abnormally attracted to sin (2009)

« Everybody knows that my holy bible misses some pages11 » : réviser la Bible

Tori Amos égrène au fil de ses albums d’autres pistes pour imaginer une chrétienté qui s’adresse aux femmes et se focalise notamment sur la figure de Marie-Madeleine qui fut sujette à de multiples interprétations, au sein-même de l’Eglise, mais aussi par différent.e.s artistes, depuis l’écriture du Nouveau Testament.

Dans le deuxième chapitre de son autobiographie Piece by Piece, intitulé « Mary Magdalene : the Erotic Muse », l’artiste explique elle-même avoir entamé une longue conversation avec son père pasteur, au sujet de la place de Marie-Madeleine dans la symbolique chrétienne. En effet, en raison d’une exégèse répandue du verset de l’Evangile de Luc (8,2) : « Marie, dite de Magdala, de laquelle étaient sortis sept démons » (La Bible, Evangile de Luc 8, 2, traduction de Louis Segond, https://www.bible-ouverte.ch/messages/lire-segond/1506-la-bible-luc.html, consultée le 8/10/2019) et d’un rapprochement du deuxième verset évoquant « une femme pécheresse qui se trouvait dans la ville (La Bible, Evangile de Luc 7, 37, traduction de Louis Segond) », la doctrine protestante et catholique la considère comme une prostituée ou du moins une femme aux moeurs légères repentie, car la ville de Magdala était connue depuis la littérature rabbinique pour être un lieu de luxure.

Note de bas de page 12 :

Little Earthquakes, 1992, face B, « Mary »: « Everybody wants a piece from Mary (…) Everybody wants you sweetheart ». Traduction de l’auteur

Cette interprétation fut révisée en 1969 par le Pape Paul VI qui donna une dimension beaucoup plus psychologique aux « sept démons » qui hantaient la jeune femme. Dans la chanson « Mary » (extraite de l’album Little Earthquakes, 1992), l’artiste prend la défense de Marie-Madeleine que les Chrétiens traitent depuis des siècles de pécheresse et de prostituée. Elle y raconte l’histoire d’’une Marie, une jeune femme de Las Vegas, ville américaine prise comme équivalent contemporain de Sodome ou Magdala, qui tombe aux mains de la cupidité de tous : « Tout le monde veut un morceau de Marie (…) Tout le monde te veut ma jolie »12.

Note de bas de page 13 :

Ibid. : « Growing up isn't always funThey tore your dress and stole your ribbons / They see you cry they lick their lips (…) /Mary you're bleeding, Mary don't be afraid / We’re just waking up and I hear help is on the way »

Note de bas de page 14 :

Ibid. : « Las Vegas got a pinup girl / They got her armed as they buy and sell her. »

Plus encore, Tori chante en filigrane les abus sexuels qu’elle semble avoir connus dès l’adolescence : « Grandir n’est pas toujours amusant / Ils ont déchiré ta robe et volé tes rubans. (…) Marie, tu saignes, Marie n’aie pas peur / Nous commençons à peine à nous réveiller, j’entends les secours arriver »13. Marie devient ici le symbole des jeunes filles sexualisées à leur insu, soumises à une culture du viol dont l’opinion publique, en 1992, commence à peine à prendre conscience. Ainsi victime d’une masculinité toxique environnante, rejetée à tort par les bien-pensants qui voient en elle une femme souillée et dépravée, Marie risque de se retrouver exploitée voire à la merci de réseaux de prostitution, comme d’autres à l’âge adulte ayant connu le même parcours d’abus dans leur jeunesse, ce que narre la musicienne à titre d’exemple : « Las Vegas s’est procurée une pin-up / Ils lui ont donné une arme tandis qu’ils l’achètent et qu’ils la vendent »14.

À travers ce morceau, l’artiste entame un combat féministe en tentant de changer le regard des autres sur ces jeunes filles prétendument dépravées et d’expliquer l’engrenage systémique dans lequel celles-ci se retrouvent coincées. En réhabilitant Marie-Madeleine non comme pécheresse mais comme victime des hommes libidineux et violents qui l’entourent, elle entame une réflexion sur les jugements hâtifs et puritains portés par la culture judéo-chrétienne vis-à-vis de la sensualité féminine.

Dans son autobiographie, Tori Amos explique s’être beaucoup documentée sur cette figure biblique, notamment à travers les ouvrages Secrets of Mary Magdalene : The Untold Story of History's Most Misunderstood Woman de Dan Burstein, The Goddess in the gospel de Margaret Starbird, Jesus and the Lost Goddess : The Secret Teachings of the Original Christians de Timothy Freke et Peter Gandy, Bloodline of the Holy Grail : The Hidden Lineage of Jesus de Laurence Gardner, ou encore des oeuvres de fiction telles le célèbre Da Vinci Code de Dan Brown.

Ces livres étayent plusieurs théories qui réhabilitent la figure de Marie-Madeleine en lui attribuant différents rôles, notamment par le prisme nouveau des textes gnostiques découverts en 1945 à Nag Hammidi (Égypte), textes transcrivant des paroles attribuées à Jésus, dont l’Évangile selon Marie-Madeleine et le Livre des Secrets de Jean, traditionnellement considérés par l’Eglise chrétienne comme apocryphes. L’ensemble de cette littérature permet de repenser la figure de Marie-Madeleine à travers trois filtres principaux : en tant que disciple des disciples de Jésus, fiancée voire épouse du Christ et enfin pour étayer la théorie selon laquelle Jésus aurait été en réalité une femme.

L’analyse se concentre sur deux chansons en particulier, « Past the Mission » et « Mary’s of the sea’s ». Dans un premier temps, Tori Amos s’efforce en effet de définir Marie-Madeleine en tant que disciple principale de Jésus. Cette vision est partiellement acceptée par l’Église catholique qui la reconnaît au XXème siècle comme disciple (elle reste tout de même dans tous les évangiles le premier témoin de la résurrection du Christ) mais surtout affirmée à travers l’Évangile de Marie-Madeleine, texte apocryphe copte du IIème siècle.

Note de bas de page 15 :

Little Earthquakes, 1992, « Past the mission»: « I once knew a hot girl. »

Note de bas de page 16 :

Ibid., «I don't believe I went too far / I said I was willing, willing, willing / She said she knew what my book did not / I thought she knew what's up »

Cette perspective permet d’éclairer très simplement une des chansons extraites de son premier album Little Earthquakes, souvent considérée comme très hermétique : « Past the mission » (au-delà de la mission), interprétation qui se prolonge dans le vidéo-clip dans lequel elle guide une communauté de femmes pieuses et défie le regard du prêtre avant de décider de son propre chef de s’incliner devant le représentant de Dieu. Au début du morceau, Tori Amos en appelle à Marie-Madeleine, décrite comme « une fille sexy »15 et non dépravée, afin de se réconcilier avec sa mission de chrétienne : « Je ne crois pas que je sois allée trop loin / J’ai dit que j’étais vraiment de bonne volonté / Elle a dit qu’elle savait ce que mon livre ne savait pas / Et j’ai pensé qu’elle savait ce qui s’était réellement passé »16.

Note de bas de page 17 :

Ibid. : « She said they all think they know him / Well she knew him better / Everyone wanted something from him / I did too but I shut my mouth. »

Étayant ici la théorie que cette figure biblique fut la principale disciple de Jésus, elle lui donne le crédit de connaître mieux que personne le véritable Jésus : « Elle a dit qu'ils pensent tous le connaître / Mais elle, elle le connaissait mieux / Tout le monde voulait quelque chose de lui / Moi aussi mais je n'en ai rien dit »17. Dans ces paroles, elle suggère avoir aimé le Christ mieux que les autres disciples en ne se montrant pas possessive. Dans « Mary’s of the seas », elle fait à nouveau appel aux évangiles apocryphes qui relatent une dispute entre Pierre, le fondateur postérieur de l’Église, et Marie de Magdala, le premier jalousant la seconde sur sa proximité avec Jésus.

Note de bas de page 18 :

« Mary’s of the sea  : «  Hey I am not in your way / Hey no need to push me again / I know it's your day in the sun / Last time I checked he came to light the lamp for everyone. »

Les paroles du refrain suggèrent une querelle sans intérêt entre un homme agressif et une femme pacifique et surtout la volonté de l’Église d’imposer une hégémonie masculine, symbolisée par Pierre : « Hé ! Je ne te barre pas la route / Hé ! Nul besoin de me pousser une nouvelle fois / Je sais que c’est ton jour d’être au soleil / La dernière fois que j’ai vérifié, il est venu pour allumer la lampe de tout le monde18 ». Par la revalorisation de la place spirituelle de Marie de Magdala face au Christ, Tori Amos milite ainsi pour une égalité entre tou.te.s, à commencer dans la religion chrétienne.

Note de bas de page 19 :

Le documentaire BBC, Bible mysteries : The Real Mary Magdalene (2013) détaille notamment la découverte de ces textes.

Note de bas de page 20 :

Évangile selon Paul, texte gnostique, verset 32

Note de bas de page 21 :

Ibid., verset 35

Note de bas de page 22 :

Évangile selon Marie Madeleine, texte gnostique

Une deuxième hypothèse concernant ce personnage traverse les textes apocryphes : elle incarnerait la fiancée du Christ, dans une dimension spirituelle d’une part mais aussi de manière charnelle. Quoique le Vatican ait réfuté à plusieurs reprises cette vision de Marie-Madeleine, celle-ci semble cependant répandue dans plusieurs textes apocryphes découverts à Nag Hammidi19. Dans l’Évangile selon Philippe, il est dit qu’ : « Il y avait trois femmes qui étaient proches du Seigneur : sa mère Marie et sa sœur et Marie Madeleine, qu’on appelait sa compagne20 » et plus encore : « [Quant à Ma]rie Ma[de]leine, le S[auveur l’aimait] plus que [tous] les disci[ples et il] l’embrassait sur la [bouche sou]vent21. » Dans les dernières lignes de l’Évangile selon Marie-Madeleine, on peut encore y lire : « C’est pourquoi Il l’a aimée plus que nous22 ».

Note de bas de page 23 :

« Past the mission » : « Somewhere I know she knows / Something only she knows ».

C’est une intrigue notamment développée en littérature dans les oeuvres La Dernière tentation du Christ (Níkos Kazantzákis, 1954) et le Da Vinci Code (Dan Brown, 2003). Tori Amos s’empare elle aussi de cette interprétation de manière humoristique dans le titre de la chanson susmentionnée « Mrs. Jesus » (Madame Jésus). Dans « Past the Mission », elle évoquait déjà de manière hermétique une union plus que spirituelle avec le Christ, un secret entre Marie-Madeleine et Jésus : « Quelque part je sais qu’elle sait / Quelque chose que seule elle sait23 », laissant place aux interprétations les plus sulfureuses données à la relation entre Jésus et Marie-Madeleine, selon lesquelles celle-ci aurait été amoureuse du Christ voire aurait eu un enfant de lui. Mais elle développe cette théorie de manière plus explicite à travers le morceau « Mary’s of the sea » (« Les Saintes Maries de la Mer »), extrait de l’album The Beekeeper (2005).

Note de bas de page 24 :

Tori Amos, « Marys of the sea » (The Beekeeper, 2005) : « For they will hunt you down You and your unborn seed In all of Gaul is there safety? »

Cette chanson propose plusieurs niveaux de compréhension mais l’un d’entre eux corrobore l’image d’une Marie-Madeleine enceinte du Christ : « Car ils te pourchasseront / Toi et le fruit de ton enfant à naître / Dans toute la Gaule, trouveras-tu un endroit sûr ?24 ». Elle fait ici référence d’une part aux évangiles apocryphes de Nag Hammidi mais également à la Légende dorée de l’archevêque du XIIIème siècle, Jacques de Voragine. D’après cet ouvrage, quatorze ans après la mort et la résurrection du Christ, Marie-Madeleine accompagnée d’autres disciples, fut jetée sur un bateau par les infidèles et naviguèrent jusqu’à Marseille.

Cependant, l’artiste ne s’intéresse pas seulement à Marie de Magdala pour son rôle dans l’église chrétienne, elle y voit également un symbole de la Déesse, d’une divinité féminine plus ancestrale.

Note de bas de page 25 :

Interview de Tori Amos par Shahesta Shaitly, The Guardian, 29 septembre 2012, https://www.theguardian.com/music/2012/sep/30/this-much-i-know-tori-amos (consulté le 10/09/2019)

« When I got older, I chose to look at Christianity as another myth25 ». Spiritualité libre et libération féminine

Note de bas de page 26 :

De son vrai nom Miriam Simos.

Popularisées notamment par les ouvrages de Miranda Gray, Vicky Noble ou encore de la psychanalyste Clarissa Pinkola Estes, les religions de la Déesse font référence aux différents cultes primitifs, remontant jusqu’à la Préhistoire, de déesses symbolisant les cycles des saisons et particulièrement la fertilité et l’abondance de la terre. En particulier à partir des années 1980 sous l’impulsion du mouvement New age, des mouvances de néo-paganisme développent une spiritualité libre qui se rattache à différentes divinités archaïques. Comme l’explique Émilie Hache dans sa préface de Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique (Starhawk26) :

En allant chercher dans la religion des points d’appui pour construire l’émancipation des femmes, le néo-paganisme féministe de Starhawk s’inscrit dans la longue tradition nord-américaine des mouvements de libération enracinés dans la spiritualité – les quakers, le mouvement des droits civiques ancré dans l’Église noire, le mouvement noir nationaliste et ses liens avec l’islam, ou encore les traditions spirituelles des Indiens-Américains. Centré autour d’une déesse immanente et non d’un dieu (mâle, exclusif et transcendant), ce néo-paganisme se veut une véritable « recréation » bien plus qu’une réactivation d’une tradition passée, mettant radicalement en cause l’idéologie patriarcale présente notamment dans la religion chrétienne. (Starhawk, 2015 :10-11)

Mêlant psychologie et spiritualité, ces théories s’inspirent des notions d’archétype mythique et d’inconscient collectif élaborées par le psychanalyste Carl Gustav Jung. Elles élaborent une pensée selon laquelle tous les êtres humains ont enfoui en eux de manière inconsciente les principes de ces divinités ancestrales ou antérieures au judéo-christianisme et que ces chemins spirituels permettent de révéler le principe de la divinité concernée en chacun.e de nous. Participant d’une nouvelle essentialisation du féminin et du masculin, ces pensées se recoupent aujourd’hui couramment sous le terme de « féminin sacré ».

Prolongeant sa remise en perspective de la foi judéo-chrétienne, Tori Amos part d’abord à la quête d’une Déesse originelle à travers les écrits bibliques. Dans le livret de l’album de 2005 The Beekeeper (L’Apicultrice, figure mythique reliée à différentes déesses de la fertilité, voir Janine Kievits, « L’abeille, de mythe en mythe », Labyrinthe, 40 | 2013 :75-79) apparaît ainsi une photo intitulée « The Orchard » (« Le Verger »), faisant explicitement référence au Jardin d’Eden. Portant deux longs bracelets en cuir noir, l’artiste y affiche un sourire confiant et apaisé, entourée de pommes suspendues ainsi que d’autres fruits, et drapée d’une robe rouge bordeaux. Elle est ici mise en scène comme une évocation d’une Ève positive, proche à la fois d’un statut de vestale et de séductrice, assumant une sensualité nullement associée au péché. Cette mise en scène fait face aux paroles de la chanson « Original Sinsuality », un titre formant un jeu de mots entre le péché originel (« original sin ») et une sensualité originelle (« original sensuality »).

Note de bas de page 27 :

« Original sinsuality » (The Beekeeper, 2005) : « There was a garden /In the beginning /Before the fall / Before Genesis /There was a tree there / A tree of knowledge / Sophia would insist / You must eat of this / Original sin? / No, I don't think so / Original sinsuality »

Dans le morceau, Tori Amos parle d’un jardin ayant précédé le jardin d’Eden, dans lequel vivait non pas Adam et Eve mais une certaine Sophia : « Il y avait un jardin / Au commencement / Avant la chute / Avant la Genèse / Il y avait un arbre / Un arbre de la connaissance / Sophia insistait / Tu dois en manger / Péché originel ? / Non, je ne pense pas / Sensualité originelle27 ». Dans son autobiographie Piece by Piece, l’artiste dit se référer à un autre écrit gnostique découvert à Nag Hammidi, Le Livre Secret de Jean, qui comporterait des révélations provenant du Christ.

Dans ce texte explicitant les mythes païens mésopotamiens sur lesquels repose la Genèse, il y est dit que l’une des divinités cosmogoniques, Sophia, voulut produire un être vivant, engendrant la chute du divin sur terre et que pour cette même raison, l’humain serait sauvé et retrouverait son origine céleste aux temps de l’apocalypse. Marie-Madeleine aurait ainsi été l’incarnation de la déesse déchue. Tori Amos rajoute :

Note de bas de page 28 :

Piece by piece : « In the Christian myth the resurrected Feminine is called Sophia for Wisdom (…). In tradition Christianity the false split gave us two characters : the Virgin Mary and the Magdalene. Of course, within the psyche they must be joined, not polarized for a Christian woman to feel whole. (…) I call this « marrying the two Marys ». (954/955)

Dans le mythe chrétien, le féminin ressuscité est appelé Sophia pour désigner la sagesse (…). Dans la chrétienté, la fausse division nous a donné deux personnages : la Vierge Marie et la Madeleine. Bien sûr, elles doivent se rejoindre dans la psyché, et non être polarisées afin que la femme chrétienne se sente entière. (…) J’appelle cela ‘marier les deux Maries’28. (Piece by Piece)

Note de bas de page 29 :

 « Muhammad my friend » in Boys for Pele (1996) : « Muhammad my friend / It’s time to tell the world / We both know it was a girl / Back in Bethlehem /And on that fateful day / When she was crucified / She wore Shiseido Red »

L’artiste développe donc l’idée qu’aux origines des deux principales figures féminines du Nouveau Testament se trouve en réalité un principe divin féminin, indépendant des principes divins masculins représentés par Dieu le Père et son fils Jésus, véhiculés par le christianisme. L’évocation trouble d’un Jésus androgyne dans « Mrs Jesus » jetait déjà un doute sur l’assignation de genre du Christ. Dans « Muhammad my friend » (extrait de l’album Boys for Pele de 1996), en accord avec l’idée d’un féminin ressuscité, elle suggère même que Jésus fut en réalité une femme assumant sa sensualité, réunissant les deux Maries : « Muhammad mon ami / Il est temps de dire au monde / Nous savons tous deux que c’était une femme / Du temps de Bethléem / Et en ce jour fatidique / Quand elle fut crucifiée / Elle portait un rouge à lèvres Shiseido29 ».

L’union des différentes Maries comme principes à l’intérieur de nous fait également écho à la légende des Trois Maries, évoquée plus haut. Parallèlement à la Légende dorée de Jacques de Voragine, la légende des trois Maries, une autre histoire provençale de tradition catholique, donne son nom à la ville camarguaise des Saintes Maries de la Mer. Elle reprend l’histoire de Marie-Madeleine arrivant à Marseille sur une barque sans gouvernail, cette fois-ci également suivie de Marie Jacobé et de Marie Salomé, et/ou peut-être Sara(h) la noire, une servante égyptienne ou une femme locale d’origine gitane, personnage inspiré également d’un culte païen, ayant accueilli les trois Maries en Provence.

Note de bas de page 30 :

« Mary’s of the sea » : «  Two scarlet women, and a black Madonna »

Le morceau « Mary’s of the sea » fait directement allusion dans le texte aux Saintes-Maries de la Mer et à deux femmes légères (en anglais : « deux femmes écarlates ») accompagnée d’une Madone noire30. Les Trois Maries correspondraient en réalité à la christianisation d’un culte païen local dédié aux trois déesses de la fécondité, une trinité féminine archétypale qu’on retrouve à travers d’autres mythes tels le jugement de Pâris, les Grâces romaines et surtout la trinité hindouiste de Shakti (le principe féminin) symbolisée par Sarasvati la Blanche, Durga la Rouge et Kali la noire. La musicienne souligne ces correspondances de couleur dans le morceau, faisant ici un clin d’oeil à la filiation entre ces trois déesses hindoues avec respectivement la Vierge Marie, Marie-Madeleine et Sara la Noire.

Note de bas de page 31 :

Tori Amos, Piece by Piece:6 : « I’ve done a lot of reading and studying, and the Jungian way was my way. »

Note de bas de page 32 :

Carl Gustav Jung, Dialectique du moi et de l'inconscient, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1986 (1re éd. 19333) : 278 et Les Racines de la conscience, Paris, LGF, coll. « Le livre de poche », 1995: 706.

L’intérêt de Tori Amos pour les déesses païennes originelles se relie à une volonté d’englober l’ensemble de ce qui constitue la psyché féminine dans une perspective jungienne. Elle affirme ainsi: « J’ai beaucoup lu et beaucoup étudié, et l’approche jungienne, c’était l’approche qui me correspondait31 (Tori Amos, Piece by Piece: 6) ». Le psychanalyste Carl Gustav Jung, élève de Freud, élargit effectivement la notion d’inconscient à l’inconscient collectif. La psychologie profonde permettrait une analyse symbolique des mythes capables de nous transmettre des leçons universelles. Pour Jung, les figures mythiques incarnent des archétypes qui concentrent des symboles communs à toute l’humanité et façonnent la psychologie fondamentale du collectif32.

Sigmund Freud ayant déclaré à la fin de sa vie que la femme restait pour lui un mystère, de nombreux auteur.e.s, succédant à la théorie jungienne, ont proposé des analyses psychanalytiques et spirituelles des différentes divinités païennes et classiques au prisme de la psychologie mais aussi dans une description néo-essentialiste des principes féminins et masculins à l’intérieur de l’être humain. Parmi cette littérature foisonnante, Tori Amos cite notamment les ouvrages du mythologue américain Joseph Campbell qui s’intéressa à la figure du héros et de la psychologue canadienne Marion Woodman qui développa le concept de « féminité consciente » selon lequel la femme doit vivre en pleine conscience des archétypes qu’elle porte en elle-même.

Cette recherche d’une psyché féminine à travers les mythes, notamment amérindiens, explique le certain syncrétisme qui se dégage de l’oeuvre de Tori Amos, également d’origine cherokee du côté de sa mère. En effet, si celle-ci se concentre beaucoup sur le mythe chrétien, elle utilise également au fil de ses albums, différentes divinités païennes, notamment dans l’album Boys for Pele (1996), dont le titre fait appel à la déesse hawaïenne du feu et de l’éruption volcanique Pélé.

Pour ce cycle musical, elle explique être partie à la recherche de l’archétype du « prince des ténèbres » et dans ce but avoir rencontrée une chamane à Hawaï qui l’aurait connectée au cours de voyages intérieurs initiatiques aux « déesses des ténèbres », telles Pélé, Kâli ou Sekhmet, symboles de la colère, la destruction mais aussi de la pure énergie en nous. Pour l’artiste, cette quête des archétypes féminins participent avant tout d’un processus psychothérapeutique.

Dans la chanson « Caught a lite sneeze » qui fut enregistrée à l’intérieur d’une église, on l’entend très distinctement chanter en arrière-plan sonore les louanges de la déesse mésopotamienne Inanna / Ishtar. Elle invoque ici le mythe de la descente d’Inanna aux Enfers durant laquelle elle affronta sa soeur, la Déesse des Morts, Ereshkigal pour rivaliser sa place, combat qu’elle ne mène pas à bien et à l’issue duquel elle sera ressuscitée par le Dieu de la magie et des eaux Enki.

Note de bas de page 33 :

Piece by piece., emplacement 595 : “the ancient Inanna forcing herself to the underworld to visit her sister, Ereshkigal— passing through the seven gates of the underworld and then being hung on a hook, rotting— where she had to look at her sister, and her sister had to look at her. Both needed to see inside themselves, to see inside their own shadows. To come to terms with who they really were, not who they thought they were.”

À ce propos, Tori Amos précise son approche du mythe : « L’ancestrale Inanna s’obligeant à pénétrer les Enfers pour rendre visite à sa soeur, Ereshkigal (…) là où elle dut regarder sa soeur et que sa soeur dut la regarder. Les deux avaient besoin de regarder à l’intérieur d’elles-mêmes, de regarder à l’intérieur de leurs propres zones d’ombre. D’assumer pleinement qui elles sont, et non pas ce qu’elles pensaient être33 ». L’invocation d’Inanna dans les murs mêmes de la chrétienté souligne ainsi la possibilité de se libérer seul.e ou par la sororité des stéréotypes inculqués par la société patriarcale.

Forte d’une exploration continue des différentes déesses originelles, Tori Amos propose, à travers d’autres oeuvres, la création de nouveaux mythes autour du féminin sacré. Pour l’album-concept American Doll Posse (2007), elle invente une girl’s band constituée de cinq déclinaisons d’elles-mêmes, inspirées de cinq divinités de la mythologie grecque : Isabel (HisTORIcal) reliée à Artémis, Clyde (CliTORIdes) reliée à Perséphone, Pip (ExpiraTORIal) reliée à Athéna, Santa (SanaTORIum) reliée à Aphrodite, Tori (TerraTORIes) reliée à Déméter. Selon l’intention des morceaux, elle laisse s’exprimer l’une ou l’autre des membres du groupe. Cette répartition des énergies féminines en référence à déesses pré-existantes s’inspire d’une pensée maîtresse du néo-paganisme qui gravite autour du féminin sacré : l’idée de retrouver la déesse voire les déesses à l’intérieur de soi.

L’artiste évoque la lecture de l’oeuvre de la psychanalyste jungienne Jean Shinoda Bolen qui a notamment publié l’ouvrage Les déesses dans chaque femme. Une nouvelle psychologie des femmes. Dans ce livre, la psychiatre décline la psyché féminine en plusieurs déesses gréco-romaines dont : Artémis (symbole de la femme sauvage et indépendante), Athéna (déesse de la guerre et protectrice des héros), Déméter (symbole de la mère nourricière), Perséphone (symbole de l’introspection et de la renaissance) et Aphrodite (déesse de l’amour et de la sensualité). On assiste donc à une auto-déification de la musicienne souvent mal interprétée comme le narcissisme d’une diva : elle poursuit ici une conception immanente de la spiritualité, dans le sens où le divin ne serait pas une force supérieure qu’il faudrait craindre mais une force intérieure dont nous serions tou.te.s l’incarnation.

Tori Amos se présente ainsi dans le clip de « Flavor », (une chanson prônant la tolérance et l’inclusion), extrait de l’album de 2009 Abnormally attracted to Sin, sous les traits d’une déesse colorée et contemporaine qui déambule dans les rues et côtoie des personnes de tous horizons, une déesse parmi les humains offrant son amour et sa compassion à tous les marginaux, avec une insistance particulière pour les membres de la communauté LGBTI+.

Ce glissement de divinités transcendantales vers des figures mythiques plus proches de nous explique enfin l’intérêt de Tori Amos pour les personnages féminins fantastiques intercédant entre les humains et les principes divins, comme la selkie irlandaise (proche de la sirène) dans la chanson éponyme extraite de l’album Unrepentant Geraldines (2014), les Walkyries dans « Cloud Riders » (« Les cavalières du ciel ») extraite de Native Invader (2017) ou le personnage original d’Annabelle dans l’album-concept inspiré de musique classique Night of Hunters (2011). Dans ce dernier, une femme isolée dans une maison irlandaise vient de connaître une rupture sentimentale et décide de s’enfoncer à l’heure du crépuscule dans la forêt. Elle y rencontre la métamorphe Annabelle qui la guidera tout au long des morceaux dans un voyage initiatique et psychanalytique à la recherche des sources ancestrales, à travers différentes légendes celtiques, de cette union et des causes de son échec. L’artiste elle-même se conçoit donc non comme une intermédiaire entre le divin et l’humain mais une personne polymorphe et adaptable accompagnant son auditoire dans un parcours intérieur thérapeutique, qui puisse le reconnecter avec ses propres principes divins.

Conclusion

Peu connue du grand public en France, Tori Amos essuie régulièrement les reproches de critiques musicaux masculins jugeant ses albums trop hermétiques, trop conceptuels voire tout simplement trop longs. La paresse intellectuelle éprouvée par ces hommes face à une femme qui pense se résume par exemple dans la critique de l’album The Beekeeper, rédigée en 2005 par le critique Andy Gill pour le journal The Independant :

Note de bas de page 34 :

Andy Gill, Critique de The Beekeeper, The Independant, 2005 : « Someone needs to tell Amos (and it might as well be me) that music plus words doesn't necessarily equal songwriting. I defy anyone to map the tortuous course of a typical Amos song, in which every facet - from self-help verbiage to tinkling pianistics to randomly undulating delivery - seems designed to obfuscate. » (http://thedent.com/more.php?id=1958_0_1_0_C)

 Il faut que quelqu’un dise à Amos (et autant que ce soit moi) qu’additionner de la musique et des mots ne signifie pas composer des morceaux. Je défie quiconque de réussir à identifier le parcours d’une chanson d’Amos dans laquelle chaque facette, du verbiage d’entraide aux petits airs de piano en passant par ses ondulations vocales inopinées, ne semble être conçue que pour obscurcir le tout34.

Il semble plus facile de prétendre ne rien comprendre à ce que raconte une artiste femme plutôt que d’écouter et d’approfondir ses connaissances au contact de ses chansons, ce qui permet de discréditer d’un bloc le talent artistique tout comme l’apport intellectuel de ces femmes. Au fil de son oeuvre, Tori Amos livre une réflexion riche et complexe sur la dimension patriarcale et misogyne des religions chrétiennes.

Elle en propose une lecture féministe dans laquelle elle réhabilite les personnages et les principes féminins, notamment à travers la figure de Marie-Madeleine. Inspirée du courent néo-païen et des théories de Carl Gustav Jung sur les archétypes, elle explore, au travers de son art-thérapie, les différentes déesses pré-chrétiennes afin d’aider son public à les réintégrer en lui-même, s’aidant parfois de créatures fantastiques pour nous guider à travers cette introspection mêlant spiritualité et psychanalyse, dans une compréhension immanente de la religion qui nous relie à notre propre existence.