Acceptabilité sociale du numérique et droits de la santé Digital social acceptability and health rights

Ambre LAPLAUD 

https://doi.org/10.25965/trahs.5742

Les politiques françaises, européennes et mondiales font du numérique en santé un pilier des stratégies portant à la fois sur la performance, la qualité du système de santé et la lutte contre les inégalités en santé. Cependant, l’acceptabilité sociale de ces politiques est un enjeu fort et nécessaire, non seulement pour le renforcement de droits collectifs – contribuant à faire vivre une démocratie sanitaire participative – et individuels. Ainsi, le droit du numérique en santé est un construit social. Cette construction dynamique proposée par le concept d’acceptabilité sociale vise l’appropriation du numérique en santé par l’ensemble de la population. Toutefois, ce concept issu des sciences sociales n’en demeure pas moins une notion juridique originale : elle renvoie à la légitimité de la norme autant qu’aux créateurs de celle-ci. Par ailleurs, elle imposerait une démarche semblable au principe constitutionnel de précaution. Mais la difficulté à faire « consensus » pour le numérique en santé, dans un espace globalisé, implique que les juridictions ne puissent faire peser de nouvelles obligations positives à la charge des Etats dans leurs choix de politique publique en santé numérique. Le droit à la protection de la santé serait alors à géométrie variable en Europe, son effectivité dépendrait de l’acceptabilité sociale et éthique du numérique.

Las políticas francesa, europea y global hacen de la salud digital un pilar de las estrategias relacionadas con el rendimiento, la calidad del sistema sanitario y la lucha contra las desigualdades en salud. Sin embargo, la aceptabilidad social de estas políticas es una cuestión fuerte y necesaria, no sólo para el fortalecimiento de los derechos colectivos –contribuyendo a la existencia de una democracia sanitaria participativa– y los derechos individuales. Por tanto, la ley de salud digital es una construcción social. Esta construcción dinámica propuesta por el concepto de aceptabilidad social apunta a la apropiación de la salud digital por parte de toda la población. Sin embargo, este concepto de las ciencias sociales sigue siendo una noción jurídica original : se refiere tanto a la legitimidad de la norma como a sus creadores. Además, impondría un enfoque similar al principio constitucional de precaución. Pero la dificultad para lograr un “consenso” sobre la salud digital, en un espacio globalizado, significa que las jurisdicciones no pueden imponer nuevas obligaciones positivas a los Estados en sus decisiones de políticas públicas en materia de salud digital. El derecho a la protección de la salud tendría entonces una geometría variable en Europa, su eficacia dependería de la aceptabilidad social y ética de la tecnología digital.

As políticas francesas, europeias e globais fazem da saúde digital um pilar das estratégias relacionadas com o desempenho, a qualidade do sistema de saúde e a luta contra as desigualdades na saúde. No entanto, a aceitabilidade social destas políticas é uma questão forte e necessária, não apenas para o fortalecimento dos direitos coletivos – contribuindo para a existência de uma democracia participativa na saúde – e dos direitos individuais. Assim, o direito digital da saúde é uma construção social. Essa construção dinâmica proposta pelo conceito de aceitabilidade social visa a apropriação da saúde digital por toda a população. No entanto, este conceito das ciências sociais continua a ser uma noção jurídica original : refere-se tanto à legitimidade da norma como aos seus criadores. Além disso, imporia uma abordagem semelhante ao princípio constitucional da precaução. Mas a dificuldade em alcançar “consenso” para a saúde digital, num espaço globalizado, significa que as jurisdições não podem impor novas obrigações positivas aos Estados nas suas escolhas de políticas públicas em saúde digital. O direito à proteção da saúde teria então uma geometria variável na Europa e cuja eficácia dependeria da aceitabilidade social e ética da tecnologia digital.

French, European and global policies make digital health a pillar of strategies relating to performance, the quality of the health system and the fight against health inequalities. However, the social acceptability of these policies is a strong and necessary issue, not only for the strengthening of collective rights – contributing to the existence of a participatory health democracy – and individual rights. Thus, digital health law is a social construct. This dynamic construction proposed by the concept of social acceptability aims for the appropriation of digital health by the entire population. However, this concept from the social sciences nonetheless remains an original legal notion: it refers to the legitimacy of the standard as much as to its creators. Furthermore, it would impose an approach similar to the constitutional principle of precaution. But the difficulty in achieving “consensus” for digital health, in a globalized space, means that jurisdictions cannot impose new positive obligations on States in their public policy choices in digital health. The right to health protection would then have variable geometry in Europe, its effectiveness would depend on the social and ethical acceptability of digital technology.

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Durant les deux dernières décennies, plusieurs phénomènes – tels que la globalisation du droit, les mutations du rapport à la norme, les mobilisations du droit à des fins politiques par les mouvements sociaux, les influences réciproques entre les traditions juridiques de Common Law et de Civil Law, ainsi que, de manière générale, le désordre et la complexité des normes qui caractérisent les régimes juridiques actuels – ont contribué à replacer les études socio-juridiques au centre de l’intérêt des chercheurs français (Villegas, Lejeune, 2011 : 1—39), à l’instar de la notion d’acceptabilité sociale du numérique en santé.

Note de bas de page 1 :

https://esante.gouv.fr/actualites/lancement-de-la-feuille-de-route-du-numerique-en-sante-2023-2027

Note de bas de page 2 :

https://health.ec.europa.eu/ehealth-digital-health-and-care/european-health-data-space_fr et Proposition de règlement sur l'Espace européen des données de santé du 3 mai 2022, COM/2022/197 final.

Note de bas de page 3 :

“La stratégie d’accélération du numérique en santé en France est positive. Cet investissement significatif va développer les entreprises et l’innovation au sein de l’écosystème. Le terrain est propice pour faire émerger de nouveaux acteurs”. Louisa Stüwe, Directrice de projet, Délégation ministérielle au numérique en santé (eHealth Delegation). htps://numeum.fr/livres-blancs/livre-blanc-sante-numerique-2030

Dans une société globalisée en pleine mutation digitale, la notion d'acceptabilité sociale permet de comprendre les phénomènes et changements sociaux qui ont lieu. Croisant diverses disciplines académiques, ce concept interroge dans les décisions politiques, la prise en compte de la vulnérabilité, les pratiques quotidiennes, mais également son lien avec l'innovation numérique (Alcantara et al., 2023) et l’évolution du droit de la santé. Ainsi, le lancement de la Feuille de route du numérique en santé affiche clairement l’objectif poursuivi par la France, elle tend à se positionner comme « Championne » en Europe1 et souhaitant contribuer à la libération du plein potentiel de l’Espace européen des données de santé2. La stratégie d’accélération du numérique en santé se veut « positive »3.

Note de bas de page 4 :

Dossier médical personnel créé par la loi du 13 août 2004 relative à l’assurance maladie et remplacé par le dossier médical partagé créé par la loi n°2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation de notre système de santé.

Les innovations numériques en santé sont présentées comme offrant de vastes possibilités en termes d'allègement, de veille ou même de contrôle des soins, d'accès, de rapidité ou de commodité pour les utilisateurs de ces services, de participation et d'autonomie des patients vis-à-vis de leur santé, d'économie de coûts et de ressources des services de soins (HAS, 2023). En revanche, si les prédictions à l'égard de ces dispositifs étaient nombreuses pour résoudre notamment les problèmes d'accès aux soins, de parcours de santé, de prévention, leur mise en œuvre puis leur expansion ne semblent pas avoir produit les effets magiques escomptés. En effet, pour atteindre ces objectifs, encore faut-il que les outils numériques en santé soient appropriés par les usagers… Le numérique en santé peine encore à se développer dans les pratiques alors que les pouvoirs publics lancent de grands chantiers, de plans de communication et de réformes législatives à l’image du dossier médical partagé (DMP) qui a essuyé des échecs successifs4.

Malheureusement, le numérique ne résout pas les inégalités sociales et territoriales en santé comme cela était annoncé. Selon le rapport de l'Observatoire de l'accès au numérique en santé, rendu en juin 2021, un peu plus de la moitié des Français (52 %)

Note de bas de page 5 :

Fondation Roche (2021). Rapport de l'Observatoire de l'accès au numérique en santé, p. 32.

qui se déclarent défavorisés à l'égard de l'accès aux technologies numériques se déclarent également défavorisés à l'égard de l'accès aux soins5, ce qui est le signe d'une convergence, au moins partielle, de ces deux fractures (Alonso, 2023 : 805).

Dans les faits, le développement actuel du numérique ne rendrait que partiellement effectif le droit à la protection de la santé et le droit à l’égal accès au système de santé ; voire, accentuerait les inégalités. Selon Christophe Alonso :

Note de bas de page 6 :

Comité National Pilote d'Éthique du Numérique (CNPEN) (2020). Enjeux d'éthique liés aux outils numériques en télémédecine et télésoin dans le contexte de la COVID-19. Bulletin de veille n° 3, 21 juill.

Quant à la période de crise sanitaire, elle constitua un laboratoire d'observations grandeur nature, notamment des procédés de téléconsultation : car si la crise a permis d'évaluer les tensions existantes entre les bénéfices et les risques que soulèvent ces dispositifs numériques, elle fut révélatrice surtout du fait que les personnes les plus vulnérables ont été celles qui sont le plus restées à l'écart de ces mesures6. Un constat s'est finalement imposé : le nombre de professionnels insuffisant par rapport à la population, associé au manque de financement pour le matériel ainsi que de personnel pour assurer la prise en charge et les rendez-vous à distance, ne permet pas à ces dispositifs de téléconsultation de contribuer à réduire les inégalités d'accès à la santé (Alonso, 2023 : 805).

Par ailleurs, la pandémie a mis en exergue de nouveaux dangers dans le suivi numérique des personnes sur les droits et libertés fondamentaux. Ainsi la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) avait lancé une alerte, alors que la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) était bien plus conciliante au sujet de l’application « StopCovid » (Montecler, 2020 : 861), en craignant que :

l’acceptabilité sociale de ce suivi puisse favoriser à l'avenir l'usage d'une telle technologie pour d'autres fins (suivi médical, contrôle des étrangers, des manifestants, personnes sous mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance...) (Biget, 2020 : 917).

Quant à la définition de l’acceptabilité sociale, celle-ci fait consensus. Elle se caractérise par l’assentiment de la population à un projet, ou à une décision résultant du jugement collectif que ce projet ou cette décision est supérieure aux alternatives connues incluant le statu quo (Gendron, 2014 : 124). L’acceptabilité sociale peut s’apparenter à une stratégie de relations publiques pour éventuellement anticiper des conflits, et elle peut simultanément être comparée à un dialogue entre la société civile et les décideurs (Battelier, 2012).

Cette notion d’acceptabilité sociale, plutôt mobilisée, dans le champ des sciences sociales, est aujourd’hui, pour l’essentiel, une notion embarrassante :

une notion floue, émergente et encore instable, mais qui peut être analysée comme un cadre cognitif suggérant une redéfinition (ou tout au moins un ajustement) des politiques et des pratiques publiques traditionnelles de planification et de gouvernance (Fortin et Fourmis, 2014 : 231).

Appliquée au numérique en santé, le registre de la critique est connu : opacité et complexité de la politique du numérique en santé, risques d’atteinte aux droits fondamentaux par un mésusage des données de santé... On conçoit dès lors que la recherche du renforcement de l’acceptabilité de la politique du numérique en santé soit un enjeu pour l’institution.

Quelles seraient les conséquences du recours à la notion d’acceptabilité sociale du numérique sur le droit de la santé ? Est-ce un besoin de constater les bénéfices sanitaires et médico-sociaux ainsi que le renforcement de l’effectivité du droit à la protection de la santé ? Ces questions laisseraient sous-entendre un soupçon d’illégitimité, un défaut de confiance, tant des usagers que des citoyens, une incapacité de l’institution à entourer ses décisions d’un consensus tel qu’elles soient soustraites à toute forme de critique sociale. Autrement dit l’acceptabilité sociale serait une notion essentiellement mobilisée quand elle est perçue comme faisant défaut ; étudier la qualité de la politique de santé numérique sous l’angle de sa capacité à faire consensus serait en définitive un aveu de la carence de légitimité de celle-ci. C’est en ce sens qu’elle paraitrait embarrassante.

Faudrait-il imaginer de construire une théorie juridique de l’acceptabilité sociale au sein du droit de la santé lorsqu’il est question d’usage d’outils numériques ? Cette problématique est évidemment en lien avec la question du rapport au droit et à la science (I). C’est de là que naît la problématique de l’acceptabilité sociale. Ainsi, cette réflexion n’est pas propre au numérique en santé. Elle en est un exemple d’envergure en raison des forts enjeux dans l’espace globalisé contemporain, car recourir à l’analyse de l’acceptabilité sociale du numérique en santé serait vecteur de droits (de participation comme d’autonomie) (II).

I- L’acceptabilité sociale du numérique : une notion juridique irriguant la construction du droit du numérique en santé et son effectivité

Cette question semble très éloignée des thématiques de santé et de numérique, qui sembleraient tenir de sciences « dures » et particulièrement rétives à toute intrusion citoyenne dans ces domaines de compétences. Or, le droit peut être un instrument de contrôle de l’acceptation sociale, comme cela a été le cas dans le contexte pandémique, mais l’acceptation sociale joue aussi un rôle dans le processus de formation de la norme.

A) Acceptabilité du numérique et normativité : une nécessaire convergence en droit de la santé

Relativement nouvelle dans le champ de la science juridique (Frison-Roche, 1993, 1271-1277), l’acceptabilité sociale a fait l’objet d’une définition et d’une conceptualisation assez poussée depuis les années 2000 par les chercheurs en sociologie et science administrative (Barbier, Nadaï, 2015). Mobilisée initialement à propos des innovations techniques ou technologiques afin de mesurer le degré de résistance sociale et les risques de conflits inhérents à leur développement, et de la réception de la décision publique (Gendron, 2014 ; Pham et Torre, 2012 ; Fortin et Fourmis, 2014), le sens de l’acceptabilité sociale peut être précisé dans le champ du droit (1), notamment administratif.

La signification de cette notion, lorsqu’elle est mobilisée en droit conduit à examiner les réformes afin d’identifier les dispositions qui concourent à rendre « acceptables » les décisions rendues par les juridictions administratives et par les institutions (2) ; cette acceptabilité étant un indice ou un marqueur de la qualité du droit (3) et de la justice (garanties procédurales impartialité, indépendance…) (Bonnotte, 2026).

1- L’acceptabilité sociale et théories juridiques : du fait social à la légitimité des normes

Les textes légaux revêtent une portée générale, a priori non compatible voire difficilement conciliable avec une logique de co-construction, problématique au cœur de l’acceptabilité sociale. D’après Contamin :

Au regard de la tradition légale rationnelle française comme d’une conception positiviste du droit, l’assertion précédente pourrait sembler paradoxale. Parce que la loi est supposée être l’émanation de la volonté générale telle qu’elle a été exprimée par les représentants du peuple, parce que la justice est supposée ne faire qu’appliquer ces textes légaux à des cas d’espèce, parce que textes légaux comme décisions de justice sont donc supposés a priori conformes aux volontés du peuple via la procédure même dont ils sont l’émanation, la question de l’acceptabilité sociale des uns et des autres, au sens « d’assentiment de la population à un texte légal ou une décision de justice que ce texte légal ou cette décision est supérieur aux alternatives connues », semble ne pas se poser (Contamin, 2024 : 11).

Note de bas de page 7 :

E., Ehrlich (1962). Fundamental Principles of the Sociology of Law. New York, Russel & Russel (1913).

En outre, la théorie puriste de Kelsen préconisation un éloignement de la prise en considération du « fait social » par peur d’une « contamination empirique » du droit, la problématique de l’acceptabilité sociale du droit ne se poserait pas. Les citoyens élisant une élite pour représenter le corps social, il s’agirait d’un gouvernement des « sachants » agissant dans l’intérêt des « citoyens profanes ». Ainsi, selon la vision sociologique du droit, théorisée par Ehrlich7, le droit du fait de sa nature, devrait pouvoir se passer d’un tel assentiment. Qui plus est lorsque le droit s’applique à un domaine qui apparaît lui-même très rétif à l’intrusion des profanes, repoussés du côté du « non-savoir » : l’univers de la santé.

A l’inverse, Jean Carbonnier se proposait d’étudier « les réactions du milieu social à la règle de droit édictée » (Carbonnier, 1958 : 191-200). S’il est question d’une acceptation sociale d’une norme juridique, on se rapproche aujourd’hui de l’acceptabilité sociale d’une norme juridique. L’acceptabilité et légitimité seraient synonymes (Raufflet et al. 2013) voire consubstantiels (Moliner-Dubost, 2011 : 259). En effet, selon Jean-Emmanuel Ray, pour qu’il y ait effectivité du droit, y compris prétorien, il faut qu’il y ait « acceptabilité sociale ». Celle-ci en serait un « un facteur primordial de leur effectivité » (Ray, 1991 : 220). A l’inverse :

l’exigence d’acceptabilité aurait tendance à menacer la primauté même du droit, en faisant prévaloir les solutions de compromis sur les règles du jeu que sont les lois, les règlements et les institutions. C’est ainsi l’Etat de droit lui-même que ce nouveau discours pourrait mettre en péril (Contamin, 2024 : 20).

Ainsi, le refus social du numérique en santé risquerait d’annihiler la politique nationale sanitaire actuelle.

2- L’acceptabilité sociale du numérique en santé et légitimité du pouvoir normatif

Note de bas de page 8 :

Décret. n° 2023-373 du 15 mai 2023 portant diverses dispositions relatives à l'administration centrale des ministères chargés des affaires sociales et portant création d'une délégation au numérique en santé.

La notion d’acceptabilité sociale du numérique en santé rend nébuleux ce qui relève du juridique et du politique. Par le truchement du discours d’acceptabilité sociale, les politiques auraient tendance à se dessaisir de leur travail de construction des accords, voire des majorités, pour le confier à d’autres instances. Cette tendance est confirmée par la création officielle d’une délégation au numérique en santé placée sous l'autorité des ministres chargés de la santé, de l'action sociale et de la sécurité sociale (celle-ci étant effective bien avant sa consécration règlementaire)8.

Cette dernière a notamment pour missions de proposer les évolutions du cadre juridique applicable aux services numériques en santé notamment en matière d'interopérabilité, de sécurité, d'éthique, de développement durable, d'accès égal à la santé, de protection des données et de respect du secret médical et d'assurer, de superviser ou d'accompagner la mise en œuvre de certaines plateformes ou services numériques relevant des politiques publiques. La délégation est également chargée de superviser, de suivre les financements publics consacrés au numérique en santé, de représenter l'État au sein du groupement d'intérêt public lié à la santé, d'orienter et de coordonner l'action au niveau européen et international dans le domaine du numérique en santé, et d'assurer le service public de l'information en santé.

Le concept du développement du droit par le truchement du pouvoir exécutif tend à être mobilisé

dès lors qu’une technologie ou filière nouvelle souhaite être développée, voire démocratisée, les pouvoirs publics proposant ainsi un nouveau modèle de société basé sur l’intérêt général en raison de sa rapidité et/ou de son efficacité notamment pour mieux soigner » (Legros, 2024 : 24).

De plus, l’acceptabilité sociale est présentée comme un enjeu de gouvernance et de société. La forte publicisation de la santé publique lors de la pandémie de Covid-19 a permis d’observer que, pour les décideurs politiques et sanitaires, elle demeure gouvernée par des logiques régulatrices et fonctionnalistes, à rebours des valeurs démocratiques et dans l’ignorance des paradigmes et des savoirs produits par les sciences humaines et sociales. La catégorie d’« acceptabilité sociale » en est la manifestation et l’un des instruments de la communication institutionnelle (Ollivier-Yaniv, 2023).

Si la loi est l’expression de la volonté générale : qu’en est-il lorsque cette norme est établie par des experts ? S’ils deviennent créateurs du droit, la crise de légitimité du numérique en santé y trouverait peut-être une partie de sa source.

3- L’acceptabilité sociale et obligations positives des Etats en droit de la santé

La notion d’acceptabilité sociale commence également à être invoquée dans les décisions de justice afin d’invoquer des obligations positives ou des ingérences de l’Etat dans le droit de la santé des requérants. Chacune des deux juridictions européennes a développé une interprétation favorable à la reconnaissance d'un droit à la protection de la santé voire d'un droit d'accès aux soins en Europe, en fonction de leur domaine de compétences (Sudre, 2021 : 49-75).

Note de bas de page 9 :

CEDH, 8 déc. 2022, n° 14889/19, Pejrilova c/ République tchèque , § 58 ; D. 2023. 716, note A.-B. Caire ; AJ fam. 2023. 5, obs. A. Dionisi-Peyrusse ; Dr. famille 2023, n° 4, comm. 68, J.-R. Binet.

Leurs fondements diffèrent : pour la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), c'est principalement par référence à un objectif de libre circulation dans un marché européen unifié où le numérique occupe une place d’envergure ; pour la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH), c'est la résultante d'un « » dynamisme interprétatif » (Sudre ; 2001 : 1365-1368) qui l'a conduite à dégager des obligations positives mises à la charge des États (Roman, 2023 : 840). Ainsi, bien qu’il ne s’agisse pas en l’espèce du droit du numérique en santé, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, dans son arrêt Pejrilova c/ République tchèque9, énonce qu’en matière de droits en bioéthique (en l’espèce le droit de concevoir un enfant par insémination post-mortem), les Etats doivent disposer en la matière, en l’absence d’un consensus européen, d’une large marge d’appréciation dans un domaine où « les préoccupations fondées sur des considérations morales ou sur l’acceptabilité sociale doivent être prises au sérieux » (§58).

En effet, les « droits prévus à l’article 8 ne sont pas absolus et n’obligeraient donc pas les Etats contractants » (Sudre, 2023 : 49) à légiférer dans un domaine qui ne ferait pas consensus. Il serait légitime de penser qu’il pourrait en être même concernant le droit du numérique en santé, les Etats Européens n’étant pas au même degré de déploiement des outils digitaux en santé. Ainsi :

dans l’espace globalisé contemporain, où disparaissent les souverainetés nationales et émergent des pouvoirs incontrôlables, les droits fondamentaux représentent le seul contrepoids visible dont disposent les citoyens (Rodota, 2010 : 55-70).

L’acceptabilité sociale serait dès lors un concept à consonnance juridique : à la fois intimement liée à l’effectivité du droit, à la légitimité du pouvoir créateur du droit et contraignant à son égard. Une exigence supplémentaire consisterait à respecter un principe d’acceptabilité sociale et éthique du numérique en santé.

B) Vers un principe juridique d’acceptabilité sociale et éthique du numérique en santé

Note de bas de page 10 :

1ère utilisation en droit de la bioéthique : D. Thouvenin, « Les lois n°94-548 du 1er juillet 1994, n° 94-653 et n°94-654 du 29 juillet 1994 ou comment construire un droit de la bioéthique », D., 1995, p. 149, n°8, n°17, n°35 ; J.C., Galloux, « L’utilisation des matériels biologiques humains : vers un droit de destination ? », D. 1999, p. 13.

Cette notion apparaît dans les travaux de la doctrine française relative aux enjeux de la faisabilité de politiques publiques dans des domaines très variés (Legros, 2024 : 23), y compris en bioéthique10. Cependant cette notion d’acceptabilité sociale se confond souvent avec la notion « d’éthique du numérique » (1) et reprend une large part du raisonnement relatif au principe constitutionnel de précaution (2).

1- Acceptabilité du numérique en santé et acceptabilité éthique

L’acceptabilité sociale serait-elle une notion plus proche de l’éthique que de la normativité/du droit ? A transposer en principes éthiques, il est attendu du dispositif numérique qu’il fasse plus que de répondre à un principe de non-maltraitance ; il se doit d’être vecteur de bientraitance et d’autonomie. Serait-ce dès lors conciliable avec l’acceptabilité sociale du numérique en santé qui s’appuie davantage sur le principe éthique utilitariste qui veut le plus grand bien pour le plus grand nombre ? Si l’un n’empêche pas l’autre, l’éthique implique de ne pas se limiter à « l’acceptable », en vertu de l’adage primum non nocere, mais tendre vers le « désirable ».

Note de bas de page 11 :

https://esante.gouv.fr/actualites/la-dgos-et-la-cellule-ethique-du-numerique-en-sante-de-la-dns-publient-une-grille-de-reflexion-ethique-pour-lanalyse-des-situations-complexes-en-telesante-destination-des-professionnels-pratiquant-des-actes-de-telesante

Pour ce faire, la Délégation du numérique en santé a produit récemment un référentiel d’éthique du numérique11. Or il s’agit davantage de supports d’aide à la construction de cette réflexion mais surtout d’aide à la constitution du projet en lui-même. En effet, ces référentiels ne sont pas des aides à une réflexion » éthique de l’usage » dans la relation de soins, car ce qui fait la valeur humaine d’un projet est l’objet même de son utilisation (but) et la façon dont il est effectivement utilisé. Ainsi ce ne sont pas les outils « techniques » qui posent « nécessairement » les dilemmes éthiques. Si ces référentiels et grille d’analyse sont en soutien à la réflexivité éthique, ils visent davantage à résoudre les problématiques d’« acceptabilité éthique » en ce que le projet sera conforme à ces « outils », au minimum requis. On pourrait se risquer à dire que c’est ce qui est éthiquement et règlementairement attendu.

L’acceptabilité sociale du numérique en santé ne peut s’envisager sans promouvoir le respect des droits fondamentaux. Par exemple, la multiplication des plateformes de données de santé, qu’elles soient publiques comme privées, nécessite une analyse claire sur les décisions à prendre sur du long terme afin de recueillir, partager, préserver, traiter et utiliser ces informations sensibles en préservant les droits fondamentaux. L’usage de l’intelligence artificielle et de la garantie humaine y trouvent un rôle central. Ainsi, dans l’objectif d’éclairer les pouvoirs publics, le Comité consultatif national d'éthique et le Comité national pilote d'éthique du numérique (CCNE/CNPEN, 2023) ont mené conjointement une réflexion afin de tenir compte des enjeux relevant tant de l'éthique de la santé que de l'éthique du numérique. Ils adressent 21 recommandations aux pouvoirs publics, aux chercheurs, aux concepteurs et gestionnaires de Plateforme de données de santé ainsi qu'au public.

Fort heureusement, un mouvement intellectuel et politique de résistance visant la décolonisation des données et de l'IA est en marche et passe par l'adoption de principes éthiques d'IA socialement ancrés et dépassant les seules valeurs occidentales. L'IA centrée sur l'humain tient alors compte de la dimension individuelle, mais aussi collective, des relations entre les membres du groupe (Castets-Renard, Abimana, Niane, 2023 : 33).

Ainsi l’acceptabilité sociale du numérique en santé permettrait de poser les jalons de principes éthiques, dans une dimension inclusive, communautaire et de dignité humaine collective.

Toutefois, un des « glissements » conduit à envisager la question de la qualité du numérique, le plus souvent, sinon exclusivement, sous l’angle d’une qualité quantifiable, mesurable, ou du moins objectivement appréciable. Cette approche a ainsi donné lieu à l’établissement de référentiels insistant sur les vertus désirables qu’une juste santé « de qualité » se doit de posséder. Il apparaît de plus en plus évident que l’ingénierie innovante doit maintenant se soucier de l’acceptabilité des innovations de manière que tous les efforts en matière de gestion des ressources et des métiers ne soient pas mis en échec par un obstacle imprévisible et impitoyable : le refus social. Prise sous cet angle, l’étude de la qualité du numérique renvoie fréquemment à la recherche des éléments de mesure de la performance de cette dernière, une recherche qui reste surdéterminée par une approche gestionnaire, managériale, l’analyse des parcours, la réduction ou à la maîtrise des coûts…bien loin de la réflexion éthique souhaitée. Les études conduites sur cette question insistent ainsi beaucoup sur la rationalité des réformes pour atteindre des objectifs d’efficience.

À cette « culture de la performance » sont d’ailleurs associés des outils de pilotage et d’évaluation traduisant l’influence de la nouvelle gestion publique tant sur les réformes conduites que sur la façon de penser la qualité de la politique de santé, y compris numérique. Cependant, ces calculs doivent impliquer une gestion des risques via une démarche proche du principe de précaution.

2- Acceptabilité du numérique en santé, acceptabilité des risques et principe de précaution

Note de bas de page 12 :

https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/hopitaux-la-france-traverse-une-veritable-tempete-cyber-947101.html

Note de bas de page 13 :

https://www.latribune.fr/economie/france/un-francais-sur-deux-concerne-par-une-cyberattaque-massive-visant-des-gestionnaires-du-tiers-payant-990009.html et https://www.cybermalveillance.gouv.fr/diagnostic/ec543149-f500-4cc0-a0a0-77f8a0a6d5eb

La Feuille de route du numérique en santé 2023 présente le développement de la e-santé comme la « meilleure alliée de notre santé ». Or l’actualité en cybercriminalité (attaques d’hôpitaux12, de la Caisse primaire d’assurance maladie13…) sont des faits qui ne permettent pas de renforcer la confiance des usagers dans l’accélération du numérique en santé. Ainsi, cette condition « de confiance » prend une place cruciale au cœur du débat et des politiques publiques mais également au niveau de la règlementation (Legros, 2022 : 21-23), en transformation constante principalement concernant d’intelligence artificielle (Teller, 2022 : 27-31 ; Cricthon, 2022 : 37 ; Arpin et Gamps, 2022). Or avoir confiance dans la digitalisation du système de santé implique d’avoir connaissance des risques et de pouvoir les accepter afin de démocratiser les technologies disruptives en santé (Bourdin, 2022 : 25),

ceci tant pour l'accroissement de la puissance de nos outils d'IA en santé, entre autres, que pour le maintien de l'intégrité de nos systèmes, et la pertinence de nos modèles prédictifs pour l'aide à la décision clinique et publique notamment. La domination technologique, donc compétitive, se résout souvent en domination politique - par vagues, à anticiper (Megerlin, 2024 : 119).

D’après la définition de l’acceptabilité sociale, celle-ci implique une notion d’assentiment. Ce dernier peut être plus ou moins explicite, il demeure évolutif, et peut changer au fur et à mesure des différentes étapes d’un projet ou du développement d’une politique, et au gré de nouvelles considérations. Ainsi « acceptabilité », « assentiment », « acceptation » sont des notions proches mais non synonymes. En effet, l’acceptation peut être définie comme l’approbation effective ou tacite à un projet ; l’acceptabilité renvoie, quant à elle, à une qualité attribuée au processus d’élaboration du projet ou de la décision, et, le cas échéant, à sa réalisation.

L’acceptation, comme l’inacceptation ou le refus, apparaît comme l’un des résultats possibles d’un processus plus large : l’acceptabilité, qui désigne l’opération d’agrégation, de cristallisation potentielle des conditions qui rendraient un objet défini – projet ou décision – acceptable ou non. L’acceptabilité présente dès lors un caractère dynamique qui fait défaut à l’acceptation qui, du reste, n’est pas la conclusion nécessaire de l’acceptabilité.

Selon Bérengère Legros, l’acceptabilité sociale serait une « méthode » qui : 

participe parfois à la construction sociale des risques que la société va tolérer alors qu’elle ne peut être que dans un calcul des risques et donc dans une prise de risques dans les décisions qui en découlent (Legros, 2024 : 27).

La méthode est proche du processus de précaution lors duquel les dommages sont anticipés en prenant en considération les risques individuels et collectifs. Les premiers débiteurs de l’obligation d’agir sont alors les pouvoirs publics.

Le principe constitutionnel de précaution se présente comme un véritable principe d’action : celui d’informer (Laplaud, 2019 : 409). L’information du public doit être loyale et objective (Canivet, 2003 : 9). Par ailleurs, la confiance implique clarté et intelligibilité (Bonnotte, 2016 : 690-691). Mais la perception du risque et son acceptabilité peut varier suivant les bénéfices attendus par la population (par exemple un meilleur accès à la santé, le maintien du lien de confiance dans le système de santé, que le numérique soit un médiateur sécure au sein du colloque singulier…). Le principe de précaution nourrit la réflexion relative à la décision démocratique concernant une problématique scientifique, technique, éthique et parfois juridique complexe.

Or les autorités se retranchent souvent derrière les avis des experts, notamment parce qu’il n’est pas aisé de faire intervenir l’opinion des usagers à chaque décision. Le principe de précaution devient un principe de responsabilité ayant pour fondement une carence fautive de l’Etat. A l’instar du scandale du sang contaminé (Greilsamer, 1992), les risques ayant été identifiés, il appartenait à l’Etat de prendre les mesures nécessaires de police sanitaire, l’inaction ou le retard à agir constituant une inertie fautive, qualifiée expressément par les juges de « carence fautive » (Morelle, 1996). L’indemnisation se fonde sur le principe de la solidarité nationale et non sur la responsabilité des pouvoirs publics. La question pourrait se poser d’envisager un principe de perte de chance en raison d’un défaut d’information des pouvoirs publics en santé numérique.

Opelka rappelle que :

la notion d’acceptabilité sociale nous interpelle parce qu’elle laisse entendre qu’un projet « accepté » par la « société » est un projet meilleur. Il s’agit d’une supposition erronée. Les cahiers de l’histoire débordent d’exemples de projets qui étaient populaires au départ mais finalement désastreux à plusieurs niveaux, et de mesures auxquelles la population s’est opposée mais qui, quelques années plus tard, étaient applaudies (Opelka, 2015 : 3).

II- L’acceptabilité sociale du numérique en santé : vecteurs de droits ?

Initialement, l’acceptabilité sociale est une notion apparue comme étant contradictoire avec les principes, les modalités et les discours de la démocratie sanitaire, autrement dit d’une santé publique conçue avec la société, fondée sur la connaissance des « inégalités sociales et territoriales » en matière de santé et de vaccination anti-Covid-19 (Bajos et al., 2022) comme en matière d’appropriation de la logique de prévention, et rendant compte des individus en termes d’« autonomie » et de « consentement éclairé » (Simon, 2022). Or la santé, y compris digitalisée, ne peut-être qu’une chose de « res publica » : c’est une question de démocratie. En effet, l’acceptabilité sociale est une notion qui nécessite une coopération, une co-construction d’une chaîne d’acteurs que l’on retrouve souvent dans la littérature avec l’expression « démocratie participative » (Friser, Yates, 2021 : 5-16) (A). En outre, l’acceptabilité sociale du numérique, si elle est bien appréhendée pourrait être vecteur de droits individuels en santé (B).

A) Une démocratie sanitaire participative : de nouveaux droits collectifs en santé ?

Pour saisir ce rapport normatif, il convient d’abord de questionner la terminologie. En effet, dans la littérature scientifique, différents modèles et concepts sont utilisés pour désigner l’adhésion citoyenne. Ils renvoient essentiellement aux notions d’« acceptation sociale » et d’« acceptabilité sociale » (Battelier, 2015). Largement utilisées dans la littérature anglophone, et de plus en plus dans la littérature francophone, ces deux notions ont pu être mobilisées de manière interchangeable alors qu’elles semblent pouvoir être distinguées, la première relevant d’un état et la seconde d’un processus (Bonnotte, 2016 : 689).

Note de bas de page 14 :

https://www.has-sante.fr/jcms/p_3485788/fr/recommandations-lieux-et-conditions-d-environnement-pour-la-realisation-d-une-teleconsultation-ou-d-un-telesoin

S’il fallait dégager les conditions de la construction de l’acceptabilité sociale, on pourrait soutenir que celle-ci nait en amont du projet, à la définition ou à la réalisation duquel les citoyens doivent être associés ou dont ils doivent au moins partager les finalités, qu’elle repose sur la communication autour du projet, sur les échanges réciproques entre autorités publiques porteuses du projet et les citoyens (dans une démarche d’apprentissages communs à l’instar du recours accrus aux patients experts et à la société civile pour l’élaboration de recommandations de bonnes pratiques14) et au final sur la réalisation d’un consensus social qui confère une autorité ou une légitimité forte à la décision (Gendron, 2014). L’acceptabilité sociale traduit un jugement collectif à la formation duquel les préférences individuelles peuvent concourir mais qui repose avant tout sur des valeurs partagées, une évaluation collective.

Cette définition de l’acceptabilité sociale proposée par Gendron fait référence à la population qui accepte. La décision liée à un projet interpelle différents acteurs, dont, au premier chef, les populations visées qui seront directement touchées par une décision, une politique, une évolution législative. Par ailleurs, les projets intangibles, ou encore ceux qui soulèvent des enjeux sociétaux larges, comme la santé numérique, concernent un éventail beaucoup plus étendu d’acteurs susceptibles de souhaiter avoir voix au chapitre. Dans tous les cas, ces acteurs devront construire leur légitimité pour intervenir dans le débat et la démocratie sanitaire. Une telle démarche avait déjà été initiée lors des Etats généraux de la bioéthique en 2008 et se multiplie sur différentes thématiques à forts enjeux sociaux telle que la fin de vie avec la Convention citoyenne. Selon Jean-Sylvestre Bergé :

L’expression « assemblées citoyennes » désigne des formes variées de conventions ou de conférences constituées en marge des institutions publiques représentatives- délibératives traditionnelles.
Elles revêtent généralement trois grandes caractéristiques :
- leur composition, faite de citoyens « ordinaires », tirés au sort dans des groupes préconstitués, censés représenter la diversité de la population,
- leur spécialisation sur un objet déterminé de discussion-proposition,
- leur vocation à cesser leurs activités une fois les travaux achevés »
Les travaux de ces assemblées font généralement l’objet d’une diffusion publique large, notamment grâce à Internet. L’essentiel du livrable attendu consiste en des propositions que les gouvernants s’engagent plus ou moins fermement à prendre en compte dans l’élaboration de leurs politiques publiques, ce qui implique notamment des dispositifs juridiques en tout genre (modification de la constitution, de la loi, des textes règlementaires) (Bergé, 2023 : 49).

L’acceptabilité sociale en santé numérique implique une co-construction, une coopération de toutes les parties prenantes : usagers (patients comme professionnels de santé), technicien, chercheurs, politiciens... Malgré un concept similaire bien plus discret et afin de mettre en exergue la volonté de rechercher l’acceptabilité sociale du numérique, on retrouve tous les outils de la démocratie participative.

Note de bas de page 15 :

https://esante.gouv.fr/espace-presse/presentation-de-la-doctrine-du-numerique-en-sante-2023-et-appel-la-concertation-publique

Note de bas de page 16 :

https://www.cnil.fr/fr/cloturee-videosurveillance-dans-les-chambres-dehpad-la-cnil-lance-une-consultation-publique et https://gnius.esante.gouv.fr/fr/programmes-nationaux/strategie-dacceleration-sante-numerique/resultats-consultation

Note de bas de page 17 :

https://sante.gouv.fr/actualites/presse/communiques-de-presse/article/le-numerique-en-sante-ce-qu-en-pensent-les-francais

Ces derniers représentent à cet égard des mécanismes pertinents pour que soit acceptée la décision, la politique de santé numérique : invitation du public à intervenir dans le processus de la décision publique (concertation15, consultation16), participation des usagers aux activités de service public (auditions, enquêtes, sondages17), démocratisation et performance de l’administration (CONSEIL D’ETAT, 2022). Le dialogue et la co-construction sont ici présentés comme des outils de l’acceptabilité sociale de la digitalisation de la santé.

Il est vrai que la mutation des normes sociales et juridiques ne peut s’élaborer sans le regard interdisciplinaire. Mener une étude de l’acceptabilité sociale suppose, dans un premier temps, de rechercher les fondements du jugement collectif, les dynamiques et les processus à l’œuvre dans la contestation, souvent complexes, parfois identitaires, qui s’expriment dans l’espace public, y compris dans les médias. L’examen et la prise en compte de ces facteurs d’influence sont en effet nécessaires pour favoriser une acceptation sociale, une appropriation de la décision, de la politique, ce qui amène, dans un deuxième temps, à s’interroger sur les moyens, les stratégies pour maitriser, voire contrôler, la contestation afin d’éviter la cristallisation des positions de contestation propres à ne plus permettre l’acceptation. Quant à l’analyse de la communication institutionnelle, l’invocation de l’« acceptabilité sociale » en matière de santé publique et de santé numérique est devenue caractéristique des « discours de décideurs qui s’enquièrent par avance des réticences ou des oppositions formulées par ceux auxquels s’adressent leurs décisions » (Ollivier-Yaniv, 2023 : 195-212).

En outre, l’avis du Comité Consultatif National d’Ethique n° 137 rappelle que le respect de l’éthique en santé publique et la confiance dans celle-ci se conditionnent mutuellement pour réaliser l’objectif d’une santé publique au service de l’intérêt général (CCNE, 2021 : 7). Mener des débats et aboutir à une délibération collective est un vecteur favorable à la définition d’actions à construire en vue d’une co-construction du bien commun que représente la santé publique (CESE, 2023). Cette nouvelle forme de démocratie participative sous-tend

la construction de nouvelles valeurs éthiques, soubassement de la règle de droit, telle la notion de bio-citoyenneté induite dans l’éthique du partage des données de santé (CCNE, 2019 : 53) (…) confrontant la solidarité nationale à l’autonomie et la liberté individuelle (Legros, 2024 : 38).

Ainsi, la mutation des droits de la biomédecine et de la santé sont dorénavant conditionnés formellement ou implicitement à leur acceptabilité sociale issue d’un processus de démocratie participative. Cependant, le recours à ces processus résulte de la volonté des pouvoirs publics et non d’une condition de forme – constitutionnelle, législative ou règlementaire - obligatoire. Elles n’ont aucune existence légale ce qui risque d’entrainer une crise de légitimité quant à la valeur de leurs recommandations. Le recours accru à ces procédés pose également la problématique de la légitimité des associations d’usagers et plus généralement de la place de la démocratie représentative en santé. Ainsi ces deux formes de démocratie sanitaire doivent s’envisager à des fins de complémentarité et non de concurrence.

Jean-Gabriel Contamin interroge sur ce point :

Pourrait-on se retrouver devant un simulacre de processus participatif dans lequel le processus d’acceptabilité sociale se résumerait aux trois i : informer le public, solliciter ses demandes (inputs) et les ignorer (Contamin, 2024 : 19).

Concernant le principe de précaution (v. supra), ce sont les pouvoirs publics qui décident, en fonction des conclusions des experts si le risque est acceptable. Alors que l’acceptabilité sociale implique que la société civile participe à la prise de décision de ce qu’elle accepte ou non comme risque. La question se posera qu’en à l’engagement de responsabilité : n’est-on pas face à une « dilution de responsabilité », l’Etat se désengageant en sollicitant l’assentiment de la société civile ? En outre, le risque de dérive démagogique lié à la généralisation du discours de l’acceptabilité sociale est sous-jacent.

Par conséquent, la participation publique peut-être un vecteur de l’acceptabilité sociale du numérique en santé à condition que le processus ne soit pas « confisqué » par les experts, la seule position des sachants ne saurait suffire. A défaut de poser les jalons d’une nouvelle forme de démocratie en santé numérique, l’acceptabilité sociale serait vectrice de droits individuels en santé.

B) L’acceptabilité sociale et droits individuels

Pour tenter de répondre à la question de l’acceptabilité éthique d’un dispositif numérique en santé, il faut mettre en balance la liberté de la personne (de consentir ou non à son utilisation) et l’instrumentalisation contractualisée du corps ou des données de santé de la personne. Encore faut-il que les usagers soient en mesure de jouir de leurs droits qu’ils soient relatifs à la protection et l’utilisation de leurs données de santé comme au sein du colloque singulier. Cette multiplication des droits renforce le devoir d’information à destination des usagers, l’information devant porter sur leur santé ainsi que sur l’usage d’outils numériques. Ainsi, l’acceptabilité sociale du numérique s’intéresse à ces risques d’« infobésité », aux conséquences sur la relation de soin et surtout au principe d’égal accès aux soins.

En effet, la définition de l’acceptabilité se réfère à l’idée que le projet doive être jugé comme étant supérieur aux alternatives connues, y compris le statu quo. Le projet doit être comparé aux autres options possibles, incluant celle de ne rien faire : utiliser le numérique en santé ou non lors de son propre parcours de soins.

Dans la première hypothèse, la dématérialisation peut constituer un atout évident pour simplifier l'accès au droit et notamment l'accès aux soins, mais elle ne doit pas s'accompagner d'une connexion imposée et subie se concrétisant par un transfert de charges sur l'usager. La numérisation des services publics doit s'adapter aux situations sociales des personnes et non l'inverse. Quant à l'accès aux droits sociaux, et tout particulièrement à la santé, il ne doit pas être tributaire des mérites des patients.

Le risque ici est de conduire à une « maltraitance institutionnelle » (Défenseur des Droits, 2022 : 24) et de nourrir un paradoxe qui consiste en un renversement de l'adaptabilité des services publics vers l'adaptabilité des usagers qui doivent être capables de faire les démarches en ligne parce que le progrès prend ce sens. Comme le précise P. Brotcorne :

ce ne sont pas les variations dans l'accès et les usages qui révèlent les phénomènes d'inégalités numériques mais leur incidence sur la capacité des personnes à tirer profit des possibilités offertes par les technologies pour mener leurs propres projets et renforcer leur participation à la société (Brotcorne, 2020).

Autrement dit, une différence se révèlera être une inégalité lorsqu'elle ne permettra pas l'accès à des droits ou à des services essentiels, comme ceux de santé. Or, à l'heure où les services d'intérêt public migrent progressivement vers des modalités numériques, les conséquences de la dématérialisation se traduisent, pour certains publics, soit par un risque d'abandon, soit par un renoncement aux soins. Le numérique en santé ne serait pas acceptable, à ce niveau, car portant atteinte au droit à la protection de la santé.

Afin de remédier à ces effets pervers, l’empowerment des usagers est à promouvoir. Il représenterait la condition préalable à l’acceptation du numérique en santé, car :

l’amélioration de l’accessibilité mais aussi de l’intelligibilité des informations sont des principes fondateurs préalables à l’éducation à la santé et thérapeutique. L’objectif est de développer des compétences individuelles et collectives des patients afin de créer un empowerment via des programmes d’accompagnement dédiés (Laplaud, 2019 : 552).

De plus, l’empowerment développe le sens critique, les capacités de prises de décision, d’action, d’autonomisation. Il devrait être perçu comme un enrichissement des échanges. Cependant l’empowerment en santé numérique ne peut se concevoir sans analyser la littératie en santé des usagers. Définie comme l'aptitude à comprendre et à utiliser l'information écrite dans la vie courante (OCDE, 2000), la littératie serait l'une des clés de compréhension de ces inégalités spécifiques. Elle

s'applique aussi au numérique en santé et nous éclaire un peu plus sur la provenance et les éléments qui structurent les inégalités tout en attirant notre attention sur la complexité de leurs déterminants. Elle désigne alors « la capacité de rechercher, de trouver, de comprendre et d'évaluer des informations sur la santé provenant de sources électroniques et d'appliquer les connaissances acquises pour traiter ou résoudre un problème de santé (Norman Cameron, Skinner Harvey, 2006 : 2-10).

L’empowerment, en ce qu’il renforce la capacitation des usagers permet une appropriation de ceux-ci des outils numériques et des droits y afférents. Si l'autonomisation en santé et

l'empowerment, recèlent en soi, « des objectifs louables, dans leur rhétorique » (Ramel, 2020 : 58), ils restent assortis du risque d'une responsabilisation accrue des patients dont l'une des dérives potentielles serait de permettre aux structures étatiques, dépassées notamment par des problèmes économiques, sociaux ou même de démographie médicale, de se déresponsabiliser (Grand-Perrin, 2023).

Enfin, la littératie et l’empowerment ne sont pas non plus la panacée pour renforcer l’acceptabilité sociale du numérique en santé et l’effectivité des droits individuels car bien d’autres facteurs doivent être pris en considération. Alonso constate

[qu’] il est illusoire de penser que toutes les barrières à l'accès aux soins peuvent être surmontées par les outils numériques dont l'appropriation par les patients est inégale et dépend de multiples déterminants : économiques, géographiques, sociaux ou encore générationnels. Le développement des dispositifs numériques en santé ne réduit pas - ce n'est d'ailleurs pas son objet - les inégalités. Dans bien des situations, il dévoile leur aspect multidimensionnel et contribue à leur maintien, à leur renforcement voire à leur reproduction (Alonso, 2023 : 805).

Conclusion

De plus en plus l’éthique de la santé vient à traiter d’éthique du numérique. La recherche de l’« acceptabilité sociale » du numérique en santé n’est pas qu’une démarche de réflexion éthique mais elle en est le préalable pour comprendre les dilemmes et leurs fondements. Elle est également un construit social : celui du droit de la santé numérique, vectrice de droits collectifs et individuels et plus largement, d’un droit à la protection de la santé dans un espace européen digitalisé.

En effet, la problématique de la valorisation des données de santé pose des questions éthiques mais également du/des modèle(s) économique(s) (CCNE, 2023 : 10). Les données de santé représentent un patrimoine immatériel capital, leur disponibilité, leur intégrité et leur exploitation numérique ne doivent pas aller à l’encontre des droits fondamentaux des personnes et des usagers. Un équilibre doit être trouvé entre les exigences portées par l’intérêt public et celles garantissant le respect de la dignité. Ainsi le numérique en santé ne doit pas réifier le patient, il ne doit pas être objet de soins via des outils digitaux ; le numérique en santé doit le rendre acteur et sujet de droits.