L’entrée du corps de la femme dans le corps de la magistrature ou l’histoire vécue de cette aventure The entry of the woman's body into the judiciary or the lived history of this adventure

Simone Gaboriau-Monthioux 

https://doi.org/10.25965/trahs.5251

Bouleversement sociologique, la loi du 11 avril 1946 ouvre la magistrature française à « l’un et l'autre sexe » mettant fin à une situation pluriséculaire de monopolisation de la justice par les hommes. Pour s’intégrer dans ce monde « viril » hostile, les femmes ont dû développer des stratégies. Ma propre expérience sera au cœur de ce texte sans la déconnecter des analyses plus globales et systémiques. Ni mon milieu social, ni mes études secondaires ne me prédestinaient à être juge mais j’ai eu très tôt la vocation. Ayant passé le concours d’entrée à l’école de la magistrature, en 1968, j’appartiens à la deuxième vague des pionnières. J’ai découvert, à ma prise de fonctions en 1971, une justice dans un état délétère et j’ai rejoint, très tôt, le Syndicat de la Magistrature créée en 1968 dont je devais devenir la présidente, première femme présidente d’un syndicat judiciaire, 14 ans plus tard. J’ai dû affirmer mon autorité et affronter le machisme ambiant. J’ai réussi à faire une carrière, véritable parcours d’obstacles pour les femmes qui demeurent, quoiqu’actuellement majoritaires dans le corps, minoritaires dans les fonctions de « haute responsabilité ». In fine, je me demanderai si cette arrivée des femmes dans la magistrature a provoqué des changements dans la justice. Je poserai des questions sans nécessairement leur donner à toutes des réponses définitives tant le sujet des femmes de justice reste une « terra incognita » et tant moi-même, après 40 ans de carrière, je ne peux être affirmative sur tout.

A sociological upheaval, the law of April 11, 1946 opened the French judiciary to "both sexes", putting an end to a centuries-old situation of monopolization of justice by men. To integrate into this hostile "virile" world, women had to develop strategies. My own experience will be at the heart of this text without disconnecting it from more global and systemic analyses. Neither my social background nor my secondary education predestined me to be a judge, but I had a vocation very early on. Having passed the entrance exam to the magistrates' school in 1968, I belong to the second wave of pioneers. When I took up my post in 1971, I discovered that justice was in a bad state and I joined, very early on, the Syndicat de la Magistrature, created in 1968, of which I was to become the president, the first woman president of a judicial syndicate, 14 years later. I had to assert my authority and confront the prevailing machismo. I succeeded in making a career, a real obstacle course for women who remain, although currently in the majority in the body, a minority in the functions of "high responsibility". Finally, I will ask myself if the arrival of women in the judiciary has brought about changes in the justice system. I will ask questions without necessarily giving definitive answers to all of them, as the subject of women in the judiciary remains a "terra incognita" and as I myself, after 40 years of career, cannot be affirmative on everything.

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Préambule

La fondation de la justice est due à une femme, Athéna, femme puissante, protectrice de la cité patrie de la Démocratie. Elle fit advenir la justice à la place de la vengeance comme Eschyle nous l’a conté dans sa tragédie Les bienveillantes. Pourtant, oublieux de ce récit mythologique, vraisemblablement imaginé par des hommes, ceux-ci ont, pendant des siècles eu l’exclusivité de la justice et les femmes ont dû l’accepter.

Alors que les femmes avaient pu devenir avocates en 1900, longtemps le corps judiciaire, monopolisé par les hommes, s’opposa à leur entrée dans la magistrature. A leurs yeux, c’était faire sortir la femme de son « rôle naturel » de « mère de famille » et faire entrer dans le prétoire « les attributs » associés à son sexe, la séduction et le trouble des hommes. Et pour les écarter, les hommes mettaient en avant leur manque d'aptitudes à l'exercice de la fonction judiciaire porteuse spécialement des attributs suivants : rigueur, impartialité, rationalité, autorité.

Il fallut attendre la loi du 11 avril 1946 pour ouvrir la magistrature à « l’un et l'autre sexe ».

Au-delà du nécessaire respect du principe de l’égal accès aux fonctions publiques entre les femmes et les hommes que les idéaux de la Résistance imposaient, il fallait comme le disait Marianne Verger – résistante favorable au vote de la loi - que la fonction de juge tienne compte des évolutions du monde, que la femme prenne sa part dans le gouvernement du monde. Après 1946, ce fut pour les femmes le début d’une longue traversée du désert où pour survivre dans ce monde « viril » hostile, il fallut qu’elles développent des stratégies.

Sous le titre ci-dessus, à dessein un peu provocateur, je me propose de mettre à l’épreuve certains dires sur l’entrée des femmes dans la magistrature. A l’épreuve de quoi ? De mon vécu.

Pourquoi ce titre ? Il est inspiré par un fait réel : une collègue - jolie et très bien faite - s’est vue poser la question suivante au grand oral du concours de sortie de la promotion issue du concours passé en 1968 : « que pensez-vous de votre corps ? », le sien ou le corps de métier dans lequel elle avait la prétention de rentrer, les deux peut-être ?

Il est inspiré aussi par une réalité mise en avant par les spécialistes du travail : le travail engage le corps du travailleur (Dejours, 2022) et la grave crise morale qui traverse actuellement la magistrature française, la souffrance au travail, démontre qu’être magistrat, juger c’est certes une mission constitutionnelle mais aussi un « travail ». Il s’agit bien d’engager son corps et son esprit dans l’acte de production de la justice en mobilisant son intelligence, sa créativité, son savoir-faire, son érudition juridique, son sens de l’humanité …

Apporter de la chair à cette très belle initiative du « Congrès International : magistrates et juges les dessous de la justice » m’est apparu souhaitable. Ainsi mon expérience vécue sera au cœur de cette communication, pour que ces « dessous de la justice » ne soient pas vus seulement sous l’angle d'une réalité abstraite.

Il faut bien dire que le sujet des femmes de justice reste une « terra incognita », du moins en partie, malgré le travail de quelques chercheurs comme Anne Boigeol qui a bien défriché cette question.

Note de bas de page 1 :

Le cycle proposé à la Cour de cassation s’est ouvert le jour du 76ème anniversaire de ce texte qui a permis la plus grande modification sociologique que le corps ait connu. Pourtant les femmes restent invisibles. Les noms des pionnières sont oubliés, leurs parcours méconnus. Leur souvenir s’efface à défaut de mémoire institutionnelle, d’images, de traces. Un évènement est ce qu’il devient. L’entrée de la première femme dans la magistrature ne peut devenir un jalon que si elle est transmise par les récits. Les trois conférences proposées ont permis de rappeler l’histoire des premières femmes qui sont entrées dans la magistrature, puis de raconter celles qui se sont engagées pour la justice et ses évolutions et enfin de montrer qu’elles ont pris, au fil des décennies, des postes de responsabilité au soutien du fonctionnement de l’institution.
Toutes ces « premières », qui ont ouvert les brèches, défriché les territoires, cheminé dans la carrière. Des femmes qui osent pour la première fois, franchissent des étapes pour toutes les autres. Les parcours de chacune sont des exemples, des modèles, des références, pour les suivantes. L’entrée des femmes dans la magistrature. Paris, Cour de cassation.

Note de bas de page 2 :

Gwenola Joly -Coz (2022). « Simone Gaboriau : 1982, première femme présidente d’un syndicat de magistrats, élue parce que femme ou quoique femme ? ». L’engagement des femmes pour la justice. Paris : Cour de cassation. Cycle « Figures de femmes ».

Note de bas de page 3 :

Pour employer la terminologie créée par Pierre Nora.

Une collègue, Gwenola JOLY -COZ, première présidente de la Cour d’appel de Poitiers, a pris une très heureuse initiative. Elle se consacre avec un grand enthousiasme et une forte capacité de mobilisation à l’histoire "des femmes de Justice" par une série de conférences à la Cour de cassation. Elle a notamment fait la présentation des « premières » dans ce cycle1 dont moi-même première présidente d’un syndicat judiciaire, le Syndicat de la Magistrature (de 1982 à 19862). Dans ses présentations sur les femmes de justice qui "doivent sortir de la nuit" elle note qu'il n'y a pas d'autobiographie, « d’égo-histoire3 », de femme magistrate. Cela m'a confortée dans ma volonté de présenter ma propre expérience sans la déconnecter des analyses plus globales et systémiques.

Comme on le verra, je ne corresponds pas aux définitions citées souvent pour caractériser les « pionnières » : ni surdiplômée ni issue d’un milieu sociale élevé ni ayant surinvesti dans le conformisme. J’évoquerai ma stratégie consciente ou inconsciente pour échapper à la pesanteur historico-politique de la difficulté de l’entrée des femmes dans la magistrature. Et enfin je me demanderai si cette arrivée des femmes dans la magistrature a provoqué des changements dans la justice.

I- Une histoire particulière connectée avec une histoire globale

A- Mon entrée dans la magistrature 

Aucune prédestination mais une vocation très ancrée 

Je suis née le 8 mai 1945 jour de la fin de la seconde guerre mondiale en Europe après la capitulation de l’Allemagne nazie. Rien ne me destinait à devenir magistrate. Mes deux grands-pères étaient maçons et mes deux grand-mères bonnes, mes parents instituteurs - premières marches dans l’ascenseur social dans la France du XX° siècle. Ils ignoraient le monde de la justice, et sûrement qu’une loi du 11 avril 1946 avait ouvert, enfin, la carrière de la magistrature aux femmes. Mais ma mère, attentive à l’état du monde, avait été particulièrement sensible à la reconnaissance, tant attendue, du droit de vote aux femmes, un an plus tôt.

Note de bas de page 4 :

Paru en 1954, ce livre connu un grand succès de librairie (4 millions d'exemplaires vendus). Il est adapté au cinéma en 1955 avec Jean Gabin dans le rôle du juge des enfants.

Note de bas de page 5 :

Sorti en 1951, le film reçoit cette année-là le prix de la mise en scène au festival de Cannes. A cette date, bien sûr ayant 6 ans, je ne l’avais pas vu et c’est plus tard, que j’ai eu l’occasion de le voir dans un ciné-club.

J’étais comme on dit « une matheuse » et j’ai obtenu très facilement un bac Mathelem ; normalement j’aurais dû poursuivre cette voie largement ouverte pour moi et vers laquelle on m’encourageait. Rien ne me destinait aux études juridiques. Mais comme beaucoup d’adolescents j’avais lu « Chiens perdus sans collier » de Gilbert Cesbron4 et j’avais vu aussi (un peu plus tard) Los olvidados de Luis Buñuel5. Et je me suis prise de passion pour le sort des mineurs délinquants et/ou maltraités.

Je fus envahie d’un sentiment d’injustice face à de telles situations de malheur des enfants, que j’ai voulu contribuer à combattre. Je m’étais dit "Je ne peux pas laisser les mineurs abandonnés, il faut faire quelque chose." Et j’ai été amenée à penser que je devais être juge des enfants. Fonctions, je le dis tout de suite, que je n’ai jamais exercées pendant mes 40 ans de carrière dans la magistrature.

Je me reconnais parfaitement dans ce qu’a écrit Paul Ricoeur : « Notre première entrée dans la région du droit n’a-t-elle pas été marquée par le cri : C’est injuste ! ».

Un concours républicain 

Note de bas de page 6 :

Dont la date fut repoussée en raison des « évènements » ; ainsi il n’y eut pas de promotion 1968 mais une promotion 1969-1 car nous sommes rentrés à l’Ecole en mars 1969.

Et c’est ainsi qu’après ma licence en droit j’ai passé le concours d’entrée à l’Ecole Nationale de la Magistrature (alors Centre national d’Etudes judiciaires) en 19686 sans réaliser que je voulais ainsi briser un plafond de verre ni que ce corps professionnel composé majoritairement d’hommes n’avait pas encore accepté la présence des femmes. À dire vrai, si je l’avais connue, cela m’aurait stimulée ; j’avais au reste l’habitude au cours de mes études secondaires, d’être en position minoritaire car dans une section de maths, les garçons étaient très majoritaires et les filles se comptaient sur les doigts d’une main.

Je n’avais pas d’autre diplôme que ma licence en droit, mère d’une petite fille, mari au service militaire, je n’avais pas la possibilité économique de poursuivre plus amplement mes études. Je n’avais pas de capital social pour rentrer dans ce corps : fille d'instituteurs, jamais je ne serais rentrée dans la magistrature s'il n'y avait pas eu le concours républicain d’accès à cette école créé en 1958. Incontestablement dix ans après, s’était produite une certaine diversification du recrutement social mais, les « héritiers » (pour parler comme Pierre Bourdieu) étaient toujours majoritaires.

Note de bas de page 7 :

Directeur de stage de la Cour d'appel de Paris (rapport du 17 novembre 1955).

Parmi les 67 candidats reçus un quart étaient des femmes (j’étais la seule mère de famille) alors que dans la profession les femmes représentaient 10 % du corps. J’ignorais cette sentence radicale d’un ancien « Sauf exception, les femmes, d'une part sont inaptes à exercer nos fonctions d'autorité, d'autre part nuisent au prestige du corps judiciaire7 ». Là encore si je l’avais connue, je l’aurais vécue comme un combat salutaire à mener.

Ainsi, je n’appartenais pas aux toutes premières pionnières, juste à la deuxième vague mais l’école était encore jeune ; le centre national d’études judiciaires (CNEJ) avait à peine 10 ans et son directeur était le deuxième d’une longue série à venir (poste politique).

La place des femmes dans la magistrature et/ou dans la société, n’était ni réfléchie ni prise en compte dans la pédagogie de l’école. Il valait mieux ne pas en parler !

Fait symptomatique : le magistrat qui nous enseignait la fonction du parquet nous faisait part de sa pratique à ses yeux exemplaire : les plaintes pour violences conjugales, il les classait sans suite car c’était un moyen, pour les femmes, de se fabriquer une preuve dans une procédure de divorce à venir (à l’époque le seul divorce qui existait était le divorce pour faute).

Pratique professionnelle sûrement généralisée qui, on le sait se perpétua longtemps et a laissé des vestiges.

B- La justice un grand corps malade

Renversement de perspective

Note de bas de page 8 :

Par exemple : René Parodi Maurice Rolland, Paul Didier, Serge Fuster alias Casamayor, André Braunschweig.

Renversement de perspective ; ces femmes dont on se méfiait ont trouvé un grand corps judiciaire malade, une magistrature très hiérarchisée, habitée par l’angoisse de la carrière et habituée au silence et à l’allégeance politique. Tout au long de notre histoire, s’est manifestée une volonté de domination du pouvoir exécutif sur le « pouvoir judiciaire », « l’autorité judiciaire » ; dans l’ensemble - malgré quelques fortes personnalités exemplaires, courageuses et libérales8- la justice s’était inclinée.

Voilà la justice dans laquelle j’ai pris, en 1971, mes fonctions de substitut du procureur de la République à Chaumont. Je puis dire que la déontologie, l'impartialité, l’éthique et toutes ces choses-là, on n’en parlait pas. Régnait une belle hypocrisie : l'interventionnisme était loin d’être rare : pressions hiérarchiques pour classer telle ou telle procédure, coups de fil pour apporter, hors débat judiciaire, des informations prétendument utiles pour la solution d’un litige, voire ostensiblement pour influencer la solution etc… j’ai vécu des classements réalisés à mon insu par mon procureur alors que j’avais décidé de poursuivre une personne malgré des pressions contraires.

J’ai aussi, par la suite, découvert des illégalismes tels que la pratique en cours au Tribunal de Bordeaux, à l’époque où j’y suis arrivée comme juge d’instruction en 1973 : malgré les dispositions du code de procédure pénale, c’était le parquet qui choisissait les juges d’instruction, le président signant en blanc les décisions de désignation. Faut-il souligner que cette loi avait été adoptée pour mettre fin au choix d’un juge par le procureur dépendant du pouvoir exécutif ?

Cette magistrature-là était encore massivement composée d’hommes qui, il n’y avait pas si longtemps, s’opposaient à l’entrée des femmes dans la magistrature en les décrivant comme dénuées des qualités nécessaires à l’exercice de cette profession !

Rester soi-même et résister avec l’accompagnement de l’affirmation collective d’un sens, le Syndicat de la Magistrature (SM)

Ma quête de sens et ma volonté de résister à l’état délétère ambiant de la justice ont trouvé une convergence avec une organisation syndicale toute neuve créée par des hommes (leurs épouses ayant joué un rôle actif de femmes de l’ombre). Ces jeunes magistrats avaient été frappés par l'énorme décalage existant entre la réalité judiciaire qu'ils découvraient, comme moi, et l'idée – très haute - qu'ils s'étaient faite de la justice avant de la connaître. Peu d'années d'exercice professionnel suffisaient aux magistrats débutants, pour, en toute lucidité, constater, avec stupéfaction, le caractère théorique de la proclamation de « l’indépendance de la justice » et de « l’égalité de tous devant la justice ».

Note de bas de page 9 :

C’est-à-dire en 1968. Voir sur l’histoire de la fondation du SM : Anne Devillé (1993). « Le syndicat de la magistrature en France 1968-988. Interprétation de la construction d’une action collective. Revue interdisciplinaire d'études juridiques /2 (Volume 31), pp. 55- 68 ; Anne Devillé (1992). « L'entrée du syndicat de la magistrature dans le champ juridique en 1968 ». Droit et Société 22.

Note de bas de page 10 :

Note de l’auteur : dans l’ensemble de la magistrature pour 100 magistrats 2 % adhèrent au SM ; dans l’ensemble des adhérents au SM pour 100 adhérents il y a 12 femmes.

À l’époque9, même au sein du SM, les femmes étaient minoritaires ; alors qu’elles représentaient 10 % du corps elles étaient 2 % seulement à adhérer au SM tandis que les hommes, les 90 % restant étaient 16 % à y adhérer. Cependant, fait significatif, au sein du SM elles représentaient 12 % des adhérents10, soit une proportion plus élevée qu’au sein du corps judiciaire.

Réconfortée par cette dynamique syndicale, je me sentis fortifiée dans ma volonté de résistance. Je n’imaginais pas, alors, qu’un jour, soit 14 ans après sa création, je serai la première présidente femme de ce syndicat et d’un syndicat du monde judiciaire, « élue parce que femme ou quoique femme ? ».

II- Stratégie d’intégration, consciente ou inconsciente

A- L’art d’affronter l’ambiguïté du regard qui « jauge », d’abord la « femme » avant d’engager avec elle des relations professionnelles (collègues, hiérarchie, avocats, policiers, gendarmes...)

C’est un aspect passé sous silence, pourtant présent dans les préoccupations des femmes magistrates.

La robe protège-t-elle de l’approche sexuée de la relation avec la femme magistrate ?

Les magistrats n’officient pas uniquement en robe car bien des activités judiciaires s’opèrent en cabinet singulièrement, la fonction de juge d’instruction – que j’ai exercée pendant 9 ans. Les magistrats n’exercent pas toutes leurs fonctions judiciaires en robe ; pour certaines, qui se déroulent dans des bureaux – appelés cabinets- ils sont en civil, c’est singulièrement, le cas pour la fonction de juge d’instruction – que j’ai exercée pendant 9 ans.

Le magistrat organise ou participe à des réunions avec les auxiliaires de justice (avocats, policiers, gendarmes…) et/ou doit rencontrer ceux-ci dans le cadre d’une procédure (pour faire le point, donner des informations et/ou instructions …) mais aussi dans une relation hiérarchique. Et c’est dans ces situations là que s’imposer devient un impératif catégorique.

Et en ce cas la robe noire n’est pas là pour symboliser « neutralité » et « autorité » .

Note de bas de page 11 :

Gwenola Joly -Coz. Voir note 3. p. 4.

Contrairement aux hommes l’équivalent de l’uniforme civil « costume cravate » - au reste remis en cause désormais par les hommes - n’existe pas pour les femmes. Afin de mettre en image mon récit, je m’autorise une présentation personnelle ; je n’avais pas, comme on le voit, renoncé à ce que certains appellent « la féminité » : on me décrit ainsi11 à partir de témoignages recueillis par Gwenola Joly- Coz :

Simone Gaboriau est une femme qui n’a pas l'apparence d’une militante telle qu’on l’imagine. Ses longs cheveux blonds, sa vêture recherchée, son élégance, peuvent dérouter. Son physique impressionne ; c’est maquillée et sur talons hauts qu’elle prend la tête du syndicat… Sa traditionnelle greffière voit d’un mauvais œil qu’elle vienne au palais en pantalon.

Ce qui à l’époque était peu conforme aux « canons » (quand j’étais auditrice on déconseillait les pantalons pour aller présenter les vœux aux chefs de cour, rituel hiérarchique qui sévissait alors).

Oh combien sont observées la « vêture » des femmes et leur image en général ; et combien cela pèse dans les relations professionnelles !

Les limites de la galanterie à française

Le machisme

Ayant quitté mes fonctions au parquet de Chaumont, je deviens la première femme juge d’instruction à Bordeaux, à l’âge de 28 ans ; l’équipe des 10 juges d’instruction était masculine et pratiquement exclusivement constituée d’hommes d’âge mur. Comme il est de coutume, je vais me présenter aux services avec qui j’allais travailler dont les services de police bordelais ; là, je rencontre le machisme pur (que je n’avais pas connu précédemment) ; les policiers me regardent en disant : « de toutes les façons, à quoi vous servez, vous les juges d’instruction ? A rien ! Nous, on pourrait très bien aller directement à la condamnation ». C’était de l’humour, de l’humour très noir, …. antiféministe.

Un autre jour, croisant par hasard un très haut responsable de cette police bordelaise dans le couloir des cabinets d’instruction, celui-ci m’interpelle sans dire ni bonjour ni bonsoir : « vous n’êtes pas bien peignée aujourd’hui Madame Gaboriau ». Voilà les seuls mots prononcés par cet homme, limitant à cette interpellation ironique le contact verbal avec un magistrat sous les ordres desquels il se trouvait juridiquement !

Mais le pire était leur attitude de refus de participation à des réunions où j’étais présente (refus vaincu, il faut le préciser, par le président du tribunal) ; pourquoi ? une légende courrait que je suspectais plus fortement les policiers que les délinquants arrêtés par eux. En fait, j’étais très stricte sur le respect des règles et en particulier intraitable avec les violences policières, ce qui n’était pas habituel et qui de la part d’une femme était intolérable.

Fort heureusement, j’ai pu construire d’autres types de relations avec certains policiers et singulièrement ceux de la police judiciaire avec qui j’ai travaillé avec efficacité et respect réciproque, sans l’ombre d’un doute de leur part sur mon rôle de direction de l’enquête.

De la drague inappropriée au harcèlement

Dans les relations hiérarchiques avec les supérieurs hommes, cette ambiguïté était loin d’être absente : comportement inapproprié allant jusqu’aux propositions de relations sexuelles tout en précisant que cela n’aurait aucune conséquence sur les relations professionnelles ni la carrière (pour éviter tous soupçons de promotion canapé) mais aussi parfois harcèlements sexuels pas toujours révélés. Impossible de citer des chiffres car cet aspect-là du vécu des femmes magistrates est la boîte noire des recherches sur leur sort.

Je n’ai pas eu à subir des harcèlements sexuels mais j’ai vécu de la part d’un très haut magistrat des propositions de relations sexuelles ; certes j’ai pu refuser sans insistance réitérée de sa part mais j’ai vécu cela comme une humiliation profonde.

B- Et l’autorité dans tout ça ?

La compétence et la rigueur comme références actives

À l’école on n’apprenait pas à avoir de l’autorité et encore moins à être une femme puissante. Il nous appartenait de nous former en nous mettant à l’épreuve nous-même. Ma « méthode » découlait de ma rigueur : être stricte et ne rien laisser passer enfreignant les règles même si existaient de la part d’autres collègues des pratiques « plus souples » ; bref, exercer pleinement mon métier.

Note de bas de page 12 :

Mireille Delmas-Marty (2004, 2006 et 2007). Les Forces imaginantes du droit ». Paris : Seuil, 3.

Et bien sûr, être non pas conformiste mais la plus compétente possible – avec les limites de ma propre appréciation. Cela d’autant que je subissais « le double handicap », femme et syndicaliste et que je n’hésitais pas à m’engager dans des pratiques et jurisprudences novatrices, encouragée en cela par la très regrettée professeure Mireille Delmas Marty qui a incité les juristes en général et magistrats en particulier à suivre « les forces imaginantes du droit12 ».

La conception masculine de l’autorité exprimée par une force physique retenue est bien sûr obsolète. J’ai connu, au reste, des collègues masculins qui ne respiraient pas l’autorité. Quoiqu’il en soit, c’est dans le bien- fondé de la décision du magistrat que l’autorité réside et non dans son comportement ou son sexe.

Quid de l’impact de l’image de la femme magistrate sur le justiciable ?

Note de bas de page 13 :

Céline Bessière, Sibylle Gollac, Muriel Mille (2016). « Si les femmes juges aux affaires familiales conçoivent leur rôle différemment de celui des hommes, c’est en raison de leur trajectoire familiale, scolaire et professionnelle et non de leur sexe. » In Féminisation de la magistrature : quel est le problème ? Genre et Sociétés /2 (n° 36), pp. 175-180.

L’affirmation du poids du bien- fondé de la décision comme force de l’impérium du magistrat ne doit pas faire l’économie du constat suivant : une décision judiciaire tranche nécessairement entre plusieurs intérêts et par conséquent, prend le risque de mécontenter une partie, même si le magistrat s’efforce de faire preuve de pédagogie (et il faut l’avouer ce n’est pas toujours le cas des décisions judiciaires) ; cependant, de la part de celui à qui le juge a donné tort, il y a son attente particulière du "juste" pouvant être insensible à toute pédagogie ; alors, sa tentation sera grande d’aller chercher dans la personne même du juge les causes de son insatisfaction. Il est, ainsi, aisé de l’imputer au sexe du magistrat qui a rendu la décision comme cela a pu se manifester dans le champ des affaires familiales : « une justice rendue par les femmes pour les femmes ». Une recherche montre que le caractère genré de l’activité de juge aux affaires familiales n’a pas d’effet sur les jugements : magistrats et magistrates prennent le même type de décision, en matière de résidence des enfants comme de pension alimentaire.13

La voix forte n’est pas nécessaire à l’autorité

Très souvent, on attribue la force de la voix, caractéristique masculine, à l’exercice de l’autorité. Je ne résiste pas à la tentation de faire le récit d’une anecdote démontrant, si l’en était besoin, que la « voix forte » n’est pas nécessaire à l’autorité :

Dans ses fonctions juridictionnelles des référés, le président doit, parfois, gérer des grèves avec occupation des lieux de travail, ou « piquets de grève » interdisant l’accès à ceux-ci. L’employeur saisit souvent en référé « d’heure à heure » le président pour faire cesser « ce trouble manifestement illicite » selon sa demande.

Un jour, à Limoges : grève à la poste. J’accorde, sur sa demande, à l’employeur, l’autorisation de délivrer une assignation en fixant une heure l’après-midi même. Entre temps, je participe à une réunion dans une partie du tribunal autre que celle de mon bureau. La réunion se déroule comme prévu ; cependant, peu avant l’heure fixée pour le référé, on entend, soudain, monter une clameur : la salle des pas perdus est envahie par la foule des grévistes. Le procureur veut faire appel à la police, je refuse, lui disant que tout au plus, un ou deux policiers « débonnaires » pourraient suffire.

Je traverse, discrètement, la salle des pas perdus (un grand hall solennel) pour rejoindre mon bureau où je vais chercher ma robe noire de magistrat. C’est revêtue de cet habit que je reviens dans la salle des pas perdus et me faufile pour monter sur les marches de l’escalier de cette salle. Tout le monde s’écarte et je me place ainsi en surplomb sur une marche ; je n’ai pas une voix forte mais j’ai pu faire régner le silence et me faire entendre ; je dis alors, l’audience va avoir lieu dans quelques minutes, vous pourrez tous y assister car je vais faire ouvrir une grande salle où vous pourrez tous rentrer, le principe de la justice c’est la publicité et le contradictoire, pendant l’audience je vous demande le silence pour que chaque partie soit entendue ; l’audience s’est déroulée dans un silence religieux.

Là, la robe m’identifiant comme le juge a contribué à asseoir l’autorité de ma parole pourtant sans grande force.

III- L’arrivée des femmes dans la magistrature : quels changements ?

76 ans après, les femmes sont désormais majoritaires. Mais elles sont loin d’être considérées comme des actrices de la justice en capacité d’exercer à part entière des fonctions de « haute responsabilité » ; elles restent traitées comme de « simples » ressources humaines, dont la gestion est souvent regardée comme lourde (congés maternité, temps partiel).

A- Une égalité désormais acquise mais une parité carencée

Le constat d’une discrimination des femmes dans la « haute magistrature » : le dogme de la mobilité

Note de bas de page 14 :

Pierre Januel (2019). « Les femmes restent discriminées dans la haute magistrature ». In https://www-dalloz-fr.ezproxy.unilim.fr/documentation/Document?id=ACTU0198316

Note de bas de page 15 :

Yoann Demoli, Laurent Willemez (2019). « L’âme du corps. La magistrature française dans les années 2010 : morphologie, mobilité et conditions de travail ». Mission de recherche Droit et Justice. In http://www.gip-recherche-justice.fr/publication/la-profession-de-magistrat-dans-les-annees-2010-morphologie-du-groupe-representations-du-metier-et-conditions-de-travail/

Un article14 , écrit à partir d’une recherche15, évoque ce que l’on n’osait pas dire il y a quelques années : les femmes restaient discriminées spécialement dans la haute magistrature. Malgré la féminisation ancienne et la place majoritaire des femmes dans le corps judiciaire, l’accès aux plus hauts postes (chefs de juridiction et grade hors hiérarchie) restait inégalitaire, à leur détriment. Malgré une évolution positive (voir infra) depuis l’écriture de cet article, paru en 2019, les questions posées restent les mêmes spécialement celle de la mobilité géographique qui est au cœur des stratégies d’ascension. Pour « monter, » il faut bouger, ce qui est parfois difficilement compatible avec la vie familiale. Et ce sont surtout les femmes qui renoncent à cette mobilité. Autrefois, dans la plupart des cas, les femmes de magistrats n’exerçaient pas d’activité professionnelle, elles suivaient, sans broncher leur mari dans leur mobilité géographique nécessaire à leur ascension hiérarchique et les enfants dont elles assuraient de façon prépondérante la responsabilité quotidienne suivaient. Ainsi l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle reposait majoritairement sur la docilité féminine.

Note de bas de page 16 :

Extraits du statut de la magistrature : Nul ne peut exercer plus de dix années la fonction de juge des libertés et de la détention, de juge d'instruction, de juge des enfants, de juge de l'application des peines ou de juge des contentieux de la protection dans un même tribunal judiciaire ou de première instance Nul ne peut exercer plus de sept années la fonction de président ou de procureur de la République d'un même tribunal judiciaire Nul ne peut exercer plus de sept années la fonction de premier président d'une même cour d'appel. Nul ne peut exercer plus de sept années la fonction de procureur général près une même cour d'appel. A l'exception des conseillers référendaires et des avocats généraux référendaires à la Cour de cassation, nul magistrat ne peut être nommé à un emploi hors hiérarchie s'il n'a exercé deux fonctions lorsqu'il était au premier grade et satisfait à l'obligation de mobilité prévue à l'article 76-4*. Si ces fonctions présentent un caractère juridictionnel, elles doivent avoir été exercées dans deux juridictions différentes. * période dite de mobilité statutaire au cours de laquelle ils exercent des fonctions différentes de celles normalement dévolues aux membres du corps judiciaire.

Ces dernières années l’impact de la mobilité sur le « cursus honorum » a été augmenté par des dispositions statutaires limitant notablement les temps d’exercice de certaines fonctions et/ ou soumettant à « une mobilité statutaire » certains avancements hiérarchiques16. La France impose beaucoup plus que d’autres pays ce marathon de la mobilité pour accéder aux marches les plus élevées de la hiérarchie. Fort heureusement les mœurs ont évolué et les hommes se sont de plus en plus impliqués dans la gestion du quotidien familial sans que cela ne se généralise. Ainsi, des femmes continuent, au moins pour partie, à assumer la responsabilité de la vie familiale (recherche de crèches, inscription à l’école...) comme le confirme les constats ci-dessus.

Il reste que l’exigence de mobilité devenue la clef de voute de l’avancement, sans d’ailleurs qu’aucun bilan de son impact sur la qualité de la justice n’ait été dressé, conduit à une inégalité de traitement entre les hommes et les femmes.

L’idéologie de la carrière

Au temps de l’hostilité à l’entrée des femmes dans la magistrature figurait leur « manque d’ambition de carrière ». Comme si celle-ci était une composante positive de l’exercice de la fonction judiciaire !

Note de bas de page 17 :

Mes successeurs ont tous, pour le moment, été des hommes.

Peut-être, suis-je mal placée pour critiquer ce concept car j’ai fait une carrière, qui sans m’avoir menée au plus haut sommet, s’est terminée au « hors hiérarchie » avec deux postes successifs de présidente de chambre de cour d’appel d’abord à Versailles puis à Paris après avoir présidé pendant 12 ans le tribunal de Limoges (juridiction de moyenne dimension) où je fus la première présidente femme17.

Quoiqu’on pense de la notion de carrière, intimement associée à la hiérarchie bien trop pesante dans la magistrature, du moment qu’elle existe, les femmes et les hommes doivent être traités à égalité. C’est au reste pour cela qu’après avoir songé à une renonciation à l’avancement, j’ai opté pour candidater à certaines fonctions hiérarchiques sans abandonner la « lutte antihiérarchique », une des composantes de l’action du SM. Nul n’est à l’abri du paradoxe !

Et le célibat géographique avec mon mari - également magistrat qui a toujours soutenu mes projets professionnels - nous l’avons connu car pendant 20 ans nous avons vécu de la sorte.

Ainsi, mon mari fut procureur de la république à Agen alors que je présidais le tribunal de Limoges (à 300 km environ). A l’époque, de 1993 à 2002, il existait seulement un autre couple de chefs de juridiction.

Le système hiérarchique français est, sans doute, un des plus pharaoniques d’Europe. Aucune règle démocratique ne justifie l’organisation hiérarchique française, laquelle est l’héritage de Napoléon. Rien n’empêcherait de procéder comme les Italiens en décidant la dissociation du grade et de l’emploi. Rien n’empêcherait, non plus, de faire élire les présidents des formations de jugement par les magistrats la composant. Et allons plus loin : rien n’empêcherait, à l’instar par exemple de l’Université, de faire élire les chefs de juridiction par les magistrats la composant, bien sûr siège d’un côté et parquet de l’autre.

Tout cela supposerait une réflexion approfondie sur les « fonctions dites d’autorité » et de responsabilité ainsi que sur le fonctionnement démocratique de la justice. Il faudrait abandonner la toute puissante idéologie managériale qui se diffuse via la hiérarchie et qui est au service de la gouvernance par les nombres (Supiot, 2015).

Ne rêvons sans doute pas mais l’utopie d’aujourd’hui peut toujours être la réalité de demain !

B- quelles composantes qualitatives cachent les fonctions judiciaires ?

Les fonctions d’autorité qu’est-ce ?

Le métier lui-même de magistrat caractérise une fonction d’autorité, à savoir, dans une société démocratique donner de l’autorité à la loi et contribuer à la cohésion sociale. Il s’agit en effet, d’assurer le respect des normes civiles et pénales, de contribuer à leur édification par la jurisprudence, de trancher les conflits et aussi dans une finalité longue de l’acte de juger d’assurer l’apaisement social (comme l’a décrit avec talent Paul Ricoeur).

Très souvent, dans le passé, notamment du temps de l’hostilité à l’entrée des femmes dans la magistrature, la prétendue sensiblerie des femmes était présentée comme un obstacle à la nécessaire autorité de la fonction. En témoigne la question posée, en 1956, à Simone Veil alors candidate aux fonctions judiciaires : pourrez-vous conduire un condamné à l’échafaud ? Pour ne pas être exclue de cette profession, elle qui avait connu les camps de concentration, ne pouvait que répondre oui. Mais cette question était un non-sens ; comme si être indifférent à la mécanique barbare de la guillotine faisait le juge ou le procureur !

Histoire édifiante de Monique Mabelly et de monsieur D

Vingt et un ans plus tard, Monique Mabelly, doyenne des juges d’instruction à Marseille, désignée d’office par le président du tribunal, assiste à la dernière exécution capitale. Elle laisse à son fils son témoignage qu’elle conclut ainsi :

« J'entends un bruit sourd. Je me retourne – du sang, beaucoup de sang, du sang très rouge –, le corps a basculé dans le panier. En une seconde, une vie a été tranchée. L'homme qui parlait, moins d'une minute plus tôt, n'est plus qu'un pyjama bleu dans un panier. Un gardien prend un tuyau d'arrosage. Il faut vite effacer les traces du crime… J'ai une sorte de nausée, que je contrôle. J'ai en moi une révolte froide.
Nous allons dans le bureau où l'avocat général s'affaire puérilement pour mettre en forme le procès-verbal. D. vérifie soigneusement chaque terme. C'est important, un PV d'exécution capitale ! A 5 h 10 je suis chez moi. »

Qui était digne d’être magistrat ? Monique Mabelly ou monsieur D ?

Responsabilité

On qualifie de fonctions de responsabilité notamment celles de chefs de juridiction qui, il est vrai, dans la conception actuelle reposent principalement sur le « chef », les instances collectives délibératives n’ayant qu’un rôle consultatif et trop souvent formel. L’absence de candidatures des femmes à ces fonctions est souvent déplorée ; on a vu supra le rôle dissuasif de l’obligation de mobilité.

Cependant un autre facteur caché joue : à travers ma propre expérience, je puis en témoigner, certaines candidatures féminines sont invisibles ou ne sont pas considérées comme étant de « valeur ». Et certaines femmes peuvent, être lasses de vivre cette invisibilité et cette déconsidération.

Pour ma part, grâce à une conjonction planétaire favorable, j’ai pu être nommée en 1990, à 45 ans, présidente de juridiction ; à cette époque, nous devions être environ 10 % de femmes à occuper de telles fonctions.

Mon expérience de chef de juridiction

Note de bas de page 18 :

« La justice et les défis de la gestion » ENM Paris 29 et 30 mai 2000.

Elle fut longue et unique car le Conseil Supérieur de la Magistrature a refusé de me nommer présidente d’une juridiction plus importante que Limoges ou première présidente d’une cour – même « petite » - alors que j’étais candidate à tous les postes de ces deux catégories de l’hexagone. Pourtant, je dirigeais depuis plusieurs années des formations continues sur l’administration de la justice et j’avais organisé sur ce thème un colloque national à l’ENM18.

Femme de caractère et engagée ce n’est pas toujours porteur ! Peu importe. J’ai été « limogée » pendant 12 ans et ce fut une expérience très riche que je ne regrette pas. Expérience plurielle, il est impossible de la résumer : prioritairement bien sûr il s’est agi de s’occuper de l’administration de la juridiction le plus équitablement possible (objectifs : justice de qualité, délais raisonnables...), de la gestion des ressources humaines dans le respect de chacune et chacun, de l’insertion de la juridiction dans la cité … le tout avec les moyens du bord. Sans oublier, le maintien (un choix de ma part) d’une activité juridictionnelle forte car pour savoir administrer, il faut savoir juger.

Je tiens à relater la gestion des congés maternité. Lorsque mes collègues venaient m’annoncer qu’elles attendaient un enfant, elles savaient que cela allait causer une difficulté de fonctionnement de la juridiction et manifestement elles étaient mal à l’aise. Mais je leur disais avec sincérité : bonne nouvelle, quelle joie ! Les congés de maternité certes c’est long mais toutes les collègues que j’ai connues à Limoges organisaient avant de partir leur service en traitant les priorités et laissaient des consignes pour faciliter la tâche de celles et ceux qui allaient les remplacer. Pour un congé maternité, tout peut s’organiser par avance ; dans l’ensemble, au reste, on parvenait avec la bonne volonté des collègues à mettre en place le remplacement.

Est-ce que je réagissais ainsi parce que j’étais moi-même mère de famille ?

En tout cas, Ce qui est le plus lourd à gérer dans une juridiction ce sont les vacances de postes, les temps partiels non pris en compte dans le calcul des effectifs, le tout imputable à l’incurie de la chancellerie.

C- Existe-t-il vraiment des fonctions judiciaires et des pratiques professionnelles féminines ?

Aucuns travaux « scientifiques » ne permettent de dire que les femmes et les hommes sont prédisposés à remplir des fonctions sociales distinctes.

Les femmes investissent toutes les fonctions malgré des statistiques révélant que certaines fonctions sont nettement différenciées selon le sexe des magistrats

Note de bas de page 19 :

Yoann Demoli, Laurent Willemez (2018). « Les magistrats : un corps professionnel féminisé et mobile ». INFOSTAT JUSTICE 161, Numéro Bulletin d’information statistique, Avril.

Les femmes investissent toutes les fonctions. Est-ce à dire que les modèles féminins et masculins ont disparu ? Même si effectivement il y a toujours statistiquement19 des fonctions très féminisées et d'autres qui le sont moins, on ne peut, pour autant, caractériser des métiers masculins et d'autres féminins. Certes, existent des statistiques révélant que certaines fonctions sont nettement différenciées selon le sexe des magistrats : ainsi le parquet apparaît comme une fonction plus souvent occupée par les hommes que par les femmes ; symétriquement, les fonctions du siège sont souvent occupées par des femmes de même que les fonctions de juge des enfants et de juge aux affaires familiales. Certaines collègues y voient le symptôme d’un investissement féminin dans les fonctions dédiées au « care » et à l’attention à l’autre.

Note de bas de page 20 :

Céline Bessière, Sibylle Gollac, Muriel Mille (2016). « Si les femmes juges aux affaires familiales conçoivent leur rôle différemment de celui des hommes, c’est en raison de leur trajectoire familiale, scolaire et professionnelle et non de leur sexe. » In Féminisation de la magistrature : quel est le problème ? Genre et Sociétés /2 (n° 36), pp. 175-180.

Cela révèle, à mon sens, plutôt un fait social à un instant T de la féminisation du corps judiciaire mais n’autorise pas à « sexuer » des métiers judiciaires20. Le choix d’un poste résulte d’une alchimie personnelle et institutionnelle complexe dont le produit est en outre le résultat de l’offre et de la demande. Par ailleurs, le partage inégal des responsabilités familiales, même en déclin, reste présent et il a sûrement une influence sur les « choix » faits par les femmes.

Et puis, à supposer que cette préférence pour le « care » soit une caractéristique féminine, peut-être est-ce tout simplement un chemin qu’elles ouvrent pour une justice rénovée.

Le fait d’être une femme guide-t-il les décisions prises ?

Comment se prononcer ?

Laisser entendre que les femmes jugeraient différemment des hommes serait donner raison à tous ces hommes qui, jadis, s’opposaient fermement à l’entrée des femmes dans la magistrature Cependant, doit-on renoncer à penser que la « part du monde » portée par les femmes n’aurait rien apporté de spécifique à la justice ? L’identité des êtres humains, homme/femme est complexe ; les femmes ont malgré leurs diversités philosophiques une histoire commune, tout particulièrement celle de la domination masculine. Comment penser que cette expérience et bien d’autres dans le quotidien féminin n’ont joué aucun rôle ?

J’ai tenté de chercher des situations où, me semblait-il, le fait d’être une femme avait, au moins en partie, guidé mes décisions. J’ai pensé, notamment à deux cas, dont j’ai renoncé à faire le récit détaillé mais que je livre résumés. Il s’agissait de mères responsables de la mort de leur enfant, que j’avais refusé de placer sous mandat de dépôt :

- l’une, avait donné un coup ou des coups qui s’étaient avérées mortels à sa très petite fille, fruit d’un viol par l’ami de sa mère à l’âge de 14 ans qui, après son mariage avec un homme qui l’avait reconnue, lui avait été confiée en faisant cesser le placement familial décidé après la naissance ; elle attendait, au moment des faits, un enfant, voulu celui-là, de son mari ; après un très long silence, elle avait relaté ces faits au cours d’un interrogatoire qui a marqué ma mémoire ; elle a été condamnée par la cour d’assises à une peine couvrant en partie sa détention provisoire (sur appel du parquet, elle avait été placée sous mandat de dépôt).
- l’autre, une mineure de 15 ans qui, après une grossesse ignorée de tous, avait accouché clandestinement dans une friche industrielle d’un bébé qu’elle avait laissé mourir. Murée dans son silence, elle n’a jamais dit qui était le père de cet enfant ni même les circonstances des relations sexuelles avec cet homme ; je l’avais placée dans un établissement pour mineurs et le tribunal pour enfants l’a condamnée à une peine de principe.

J’ai identifié aussi une pratique en matière de viol, crime alors souvent correctionnalisé :

  • au cours de mes permanences à l’instruction, entendre systématiquement la victime d’abord avant de procéder à l’interrogatoire de la personne soupçonnée ;

  • requalifier en crime de viol, les faits visés au réquisitoire introductif sous une qualification correctionnelle ;

  • refuser, contrairement à ce qui m’était demandé, de faire des enquêtes de moralité systématiques sur les victimes de viol. Comme si la moralité ou l’immoralité de la victime pouvait avoir une conséquence sur la caractérisation de ce crime !

Mais, en y réfléchissant, j’ai pensé que des hommes dotés de sensibilité et d’humanisme pouvaient très bien avoir adopté les mêmes positions ou pratiques. ?

Les femmes initiatrices de nouvelles frontières de la justice ?

Note de bas de page 21 :

Marie-Pierre De Liège a été la première en 1982 a initié, comme chef de bureau de la protection des victimes et de la prévention de la délinquance, la prise en compte au ministère de la justice dirigé alors par Robert Badinter, de la victime.

C’est finalement la question que je me pose après avoir décidé d’arrêter là ma recherche, même si j’aurais pu songer à ma pratique de la conciliation, du transport sur les lieux, d’audition des parties, à mon investissement dans les politiques d’accès au droit, d’accueil des justiciables, d’aide aux victimes21 et d’une façon générale à ma forte prise en compte du rôle social de la justice…mais je sais que des hommes se sont aussi impliqués dans ce type de pratiques.

Note de bas de page 22 :

Vanessa Ruiz (2019). « Le rôle des femmes juges et d’une prise en compte des questions de genre pour assurer l’indépendance et l’intégrité du système judiciaire ». In https://www.unodc.org/dohadeclaration/fr/news/2019/01/the-role-of-women-judges-and-a-gender-perspective-in-ensuring-judicial-independence-and-integrity.html

Doit-on suivre Vanessa Ruiz22 ancienne présidente de l’Association internationale des femmes juges lorsqu’elle proclame :

« Les femmes juges apportent ces expériences vécues à leurs actions judiciaires, des expériences qui permettent une perspective plus complète et plus empathique – une perspective qui englobe non seulement la base juridique de l'action judiciaire, mais aussi la conscience des conséquences sur les personnes concernées ».

Telle est la question autrement formulée.

A mon sens, dans la temporalité, longue, de l’entrée des femmes dans la magistrature, elles ont pu, à un instant T, impulser des pratiques ou faire des choix que leur expérience de femme leur a inspirés et qui se sont ensuite perpétrés. Sans doute aussi ont-elles eu des impulsions qui ont convergé avec des attentes de collègues hommes.

D- A quand la parité réelle dans un corps judiciaire parfaitement à sa place dans une société démocratique ?

Parité état des lieux

« Il y a aujourd’hui parité dans la magistrature aux postes hors hiérarchie et les femmes sont à présent plus nombreuses que les hommes à la Cour de cassation – 60 % en 2020 pour 41 % en 2018. Pour la première fois, l’école nationale de la magistrature est dirigée par une femme. Beaucoup reste cependant encore à faire, afin d’obtenir une égalité réelle des femmes et des hommes dans l’accès aux postes à « fortes responsabilités ». L’un des freins à cet objectif tient notamment à la difficulté à concilier vie professionnelle et vie personnelle ». (Baromètre du Ministère de la Justice, 2021).

Actuellement, en effet, alors que désormais 66 % des postes de magistrats sont occupés par des femmes, elles restent très minoritaires dans les nominations à des fonctions de « haute responsabilité » : 37 % au siège, 39 % au parquet.

Que cachent ces pourcentages ? Pour ne prendre que l’exemple des premiers présidents, sur 36 postes pourvus au 1er novembre 2022, 20 sont occupés par des hommes et 16 par des femmes. Si l’on s’intéresse toutefois aux cours d’appel du groupe 1, à savoir les six plus grandes, une seule est occupée par une femme. S’agissant des présidents de tribunaux, ce sont 11 hommes contre une seule femme qui occupent la présidence des 12 tribunaux du groupe 1, la distorsion hommes/femmes s’atténuant à mesure que la taille des tribunaux se réduit.

Il a fallu, effectivement, attendre 2021 pour qu’une femme soit nommée directrice de l’Ecole Nationale de la Magistrature, j’ose à peine dire que jadis j’ai candidaté pour cette fonction mais jamais la chancellerie ne m’a même reçue pour m’entendre sur mes motivations et mes projets ; encore un exemple d’invisibilité !

La France est très mal placée parmi les états membres du Conseil de l’Europe, puisqu’elle se positionne au 19ème rang en ce qui concerne les postes de présidents de juridictions. La cour européenne des droits de l’homme ne s’est, de son côté, pas montrée exemplaire puisqu’il a fallu attendre septembre 2022 pour qu’une femme, Siofra O Leary soit élue par ses pairs Présidente de la Cour.

Il faut, pour avancer, en finir avec l’idée que la féminisation excessive du corps serait le signe d’une baisse de prestige de la profession.

… lorsqu’on dit qu’une profession se dévalorise, c’est par rapport à une situation antérieure supposée plus brillante. Comment situer cet état de grâce, à partir de quels critères ? (Cacouault-Bitaud , 2001 :103 )

J’ai décrit supra l’état dans lequel se trouvait la magistrature lors de l’entrée des femmes. Si prestige social il pouvait y avoir, il cachait « un grand corps malade ». 

Quel constat faire aujourd’hui ? La justice subit certes la crise de confiance qui atteint toutes nos institutions. Cependant devenue plus indépendante elle n’hésite plus à poursuivre les « puissants » provoquant ainsi des réactions de dénigrement de la part des politiques et d’une certaine presse.

Si déclin de la justice il y a, il s’inscrit dans un mouvement général de contestation de son autorité nourrie par le pouvoir politique et des médias. Le tout contribue à opacifier le rôle de la justice dans une démocratie ; cela d’autant que la justice est privée des moyens nécessaires à son fonctionnement serein.

Conclusion

Comme j’ai pu le suggérer au fil de ce texte, au-delà de tous dispositifs spécifiques d’accompagnement, c’est en modifiant en profondeur le fonctionnement de la justice et de son organisation que l’on pourra parvenir à une vraie égalité et vraie parité.

En ultime conclusion, après avoir cité le nom d’une déesse en introduction, je voudrais, citer un prénom et un nom, d’un héros celui d’un homme, d’un juge emprisonné depuis six ans et condamné à 10 ans de prison pour avoir présidé, en Turquie, une organisation de juges défendant l’indépendance de la justice. Il s’appelle Murat ARSLAN prix Vaclav Havel des droits de l’homme 2017 dont moi, une femme, j’ai été la voix devant le parlement du conseil de l’Europe lorsque ce prix lui a été décerné.