Jeu vidéo et compétition eSport au service du bien être des seniors Videogame and eSport competitions in the service of seniors’ wellbeing
La loi de l’adaptation de la société au vieillissement du 1er janvier 2016 traduit une forte mobilisation autour de la problématique de la socialisation de nos aînés. Elle prévoit un budget de 700 millions d’euros afin d’assurer l’accompagnement indispensable aux seniors ; d’une part, par le développement de la « silver économie », réorganisant la société en accordant une place centrale aux personnes âgées et, d’autre part, par la possibilité d’une autonomie de qualité, par l’aménagement des infrastructures urbaines, des logements, des services communs et la revalorisation de leurs allocations.
Dans ce contexte social, l’association Silver Geek lutte contre « l’illectronisme » des seniors, en proposant des ateliers d’initiation au numérique pour les personnes âgées, via une approche ludique, utilisant tablettes et consoles de jeux. L’activité eSport se développe chez les seniors dans des lieux sociaux, des centres hospitaliers, des Résidences Autonomies ou encore des EHPAD. Ces pratiques vidéoludiques, comme le bowling sur la console Nintendo Wii U, entraînent des améliorations de l’état de santé physique et cognitive, de la mobilité et de la sociabilité des seniors.
Au-delà de ces bénéfices, notre recherche 2vies’UP vise à interroger les enjeux psychiques et psychosociaux spécifiques, non pas du jeu vidéo en lui-même, mais de la compétition eSport, notamment sur les motivations d’accomplissement et la dépressivité des seniors. Nous proposons de présenter, ici, les premiers résultats.
The Act on Adapting Society to an Ageing Population from January 1st, 2016, expresses a strong engagement around the issue of the socialization of our elders. It provides for a 700 million euros budget in order to carry out all necessary care for seniors ; on one hand, through the development of the so-called "silver economy", by reorganizing society and giving a more central place to elder citizens and, and the other hand, through a possibility of a quality autonomy, by setting up urban infrastructures, housing, common services, and revaluing their pensions.
In this social context, the Silver Geek association fights against seniors’ "illectronism", by offering them initiation workshops to digital technologies for the elders, through a playful approach, using tablets and gaming consoles. eSport activities are growing among the seniors in social centres, general hospitals, residencies for autonomy or nursing homes. Such funny gaming practices, like bowling on the Nintendo Wii U console, lead to improvements of the physical and cognitive health state, of the mobility, and of the sociability of seniors.
Beyond those benefits, our research 2vies’UP aims at examining the psychic and psychosocial stakes, not of videogames per se, but of eSport competitions, in particular on seniors’ achievement motivations and depressiveness. We propose to present, here, our first results.
La loi de l’adaptation de la société au vieillissement du 1er janvier 2016 traduit une forte mobilisation autour de la problématique de la socialisation de nos aînés. Elle prévoit un budget de 700 millions d’euros afin d’assurer l’accompagnement indispensable aux seniors. D’une part, par le développement de la « silver économie », réorganisant la société en accordant une place centrale aux personnes âgées. D’autre part, par la possibilité d’une autonomie de qualité, par l’aménagement des infrastructures urbaines, des logements, des services communs et la revalorisation de leurs allocations.
Dans ce contexte social, l’association Silver Geek lutte depuis 2014 contre « l’illectronisme » des seniors, en proposant des ateliers d’initiation au numérique pour les personnes âgées, via une approche ludique utilisant tablettes et consoles de jeux. L’activité eSport se développe chez les seniors dans des lieux sociaux, des centres hospitaliers, des Résidences Autonomies ou encore des EHPAD. Ces pratiques vidéoludiques, comme le bowling sur la console Nintendo Wii U, entraînent des améliorations de l’état de santé physique et cognitive, de la mobilité et de la sociabilité des seniors. Les travaux de Maillot (2012a ; 2012b) montrent des améliorations cognitives chez les seniors suite à une sollicitation physique, telle celle des exergames qui associent une sollicitation physique avec une sollicitation cognitive issue des jeux vidéo.
Au-delà d’aspects médicaux et physiques, « 2vies’UP » est une recherche universitaire, financée par la Région Nouvelle-Aquitaine, qui porte deux regards, celui de la psychologie clinique et psychopathologique associé à une expertise en psychologie sociale, sur les enjeux des expérimentations de Silver Geek. Elle vise à interroger les enjeux psychiques et psychosociaux spécifiques, non pas du jeu vidéo en lui-même, mais de la compétition eSport, notamment sur les motivations d’accomplissement et la dépressivité (Verdon, 2008) des seniors. Le eSport, ou encore sport électronique, est le terme utilisé depuis la fin des années 80 pour évoquer les compétitions et tournois de jeux vidéo qui se déroulent comme les compétitions sportives plus connues, à savoir relevant du sport et du spectacle (Besombes, 2016).
À la suite d’entretiens menés en groupe de parole et individuellement, lors de l’observation d’une année de fonctionnement des ateliers bowling Wii U, nous proposons dans ce texte quelques premiers résultats concernant les thèmes prégnants issus des paroles des seniors vivant dans des Résidences Autonomie ou EHPAD. Les joueurs et joueuses rencontrés ont entre 70 et 95 ans - les groupes variant entre 3 et 7 personnes.
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Joueurs de jeux vidéo.
Tout d’abord, nous évoquerons la caractéristique majeure de ces ateliers : leur composante intergénérationnelle. Puis nous reviendrons sur des éléments concernant la qualité du groupe ainsi que les enjeux de la compétition. En suivant, nous présenterons les résultats d’une étude pilote, conduite en ligne auprès d’un échantillon de jeunes seniors gamers1 et destinée à tester la pertinence du modèle théorique des buts d’accomplissement (Croker & Wolfe, 2001 ; Wolfe & Crocker, 2002) pour évaluer les stratégies motivationnelles de ces gamers.
Intergénérationnel : oublier son âge…
Dans un premier temps, les seniors rapportent leurs liens aux jeunes services civiques qui les accompagnent hebdomadairement dans les ateliers bowling Wii U. Des binômes sont présents sur une année, durant le temps du service civique, soit d’octobre à avril. Ces binômes changent donc chaque année, et la présence de ces accompagnants est interrompue d’avril à octobre dans les maisons de retraite. Dans certains lieux, les animateurs continuent les ateliers, dans d’autres, l’activité s’arrête pendant 6 mois (nous y reviendrons).
Les résidents décrivent la présence chaleureuse et encourageante des services civiques. Ce qui ressort est la qualité de leur investissement auprès des seniors et dans l’activité jeu vidéo, leurs explications et leur patience. Se note en écho une préoccupation grand-parentale à l’égard de ces jeunes. Louise : « Bah moi j’aime le bowling parce que c’étaient des jeunes qui nous ont présenté… quand j’étais avec un Monsieur c’était deux garçons, ils venaient, ils déjeunaient, ils venaient déjeuner avec nous dans la salle et puis ils étaient gentils. Ils nous expliquent tout. Et puis ils ont dit qu’il y en a qui retournent à l’école parce qu’on a demandé qu’est-ce qu’ils faisaient et tout. Et donc moi je trouve que ça c’est bien parce que ça les met dans le bon chemin… la preuve parce qu’ils veulent tous retourner à l’école. »
Notons que très peu de résidents décrivent des liens forts avec leurs propres petits-enfants -que nous pouvons imaginer du même âge-, du fait de l’éloignement -majoré avec la fermeture des résidences pour personnes âgées pendant la crise sanitaire COVID-19. La pratique du jeu vidéo et des outils numériques n’apparaît pas comme un vecteur de lien avec la famille. Ceci va dans le sens de la dernière étude post-confinement réalisée en 2021 par Hu & Qian, qui montre que l’usage du numérique pour maintenir les liens avec les seniors n’est pas révolutionnaire du fait notamment des difficultés d’usage (méconnaissance de l’outil, difficultés techniques, problèmes d’auditions, etc.).
Mais, au-delà de ces intérêts des seniors vis-à-vis de la scolarité, la réussite et l’insertion de cette jeune génération, la place de ces services civiques est surtout convoquée par rapport aux entraînements et à la compétition annuelle. Louise : « Quand on était à Buxerolles [pour la compétition régionale], ils étaient là pour nous donner à boire si on avait trop chaud ou... Les garçons, ils restaient avec nous pour jouer ou dire « vous faites comme ça, vous faites comme ça » et puis là depuis qu’il y a le microbe donc c’est les deux filles, deux filles qui ont 22 ans 23 ans qui sont d’une gentillesse... » Jeanne : « Oui très gentilles. » Louise : « Alors elles, ah bah elles s’accroupissaient à côté de nous « et vous jouez comme ça »... qui s’y donnait, qui s’y donnait. On a aimé ces filles et je crois que ce qui nous a fait gagner c’est un peu les filles […] J’ai toujours dit si on avait gagné c’était à cause des filles. » Jeanne : » Ah oui, je vois même la dernière là, elle était à côté de vous là pour la compétition. » Louise : « Ah oui elle était accroupie et puis elle disait « faites comme ça » « s’il y a pas assez avec une main mettez les deux » et en fait parce que des fois on est fatiguée… bah elles avaient raison c’est là que je marquais des points ! Si je… je ferai les deux mains puisque des fois on a les mains engourdies à notre âge… […] Je peux vous dire qu’elles ont pris soin de nous. Pour nous 4, on peut dire que les filles on était… je crois pas qu’on n’aurait gagné si il n’y avait pas eu les filles. »
L’importance de la relation avec ces jeunes semble fondamentale dans la motivation des seniors pour la compétition, jusqu’à une perception fusionnelle d’un groupe sans âge comme témoigne cette tournure de phrase : « Pour nous 4 on peut dire que les filles on était… ». L’effacement de la différence se fait sentir par rapport à l’âge, ce qui permet à ces seniors d’éviter de penser les pertes associées au vieillissement, même si les inquiétudes demeurent latentes. Louise : » Même que l’on soit âgées, ils nous prennent pas pour des gens âgés, ils nous disent « vous pouvez le faire, vous pouvez le faire » puis ils nous poussent… c’est des jeunes ils nous poussent. » Jeanne : « Bien ils sont obligés, il n’y a plus d’anciens, faut bien que les jeunes prennent le relais. Puis je vais vous dire bah c’est que là on devient trop vieux. » Louise : » On n’est pas trop vieux puisqu’on peut le faire Jeanne ! » Marie : « On a envie de le faire, on le fait. » Louise : « Jeanne vous êtes la plus jeune en plus. » Jeanne : « Bien oui bien c’est justement que je ne voudrais pas devenir si vieille que ça. » Louise : « Oui mais ils nous entraînent… Sinon on ne bougerait pas, moi je trouve que c’est bien de faire quelque chose tous les jours. Mais c’est les jeunes qui nous poussent, vous l’avez vu, les jeunes ils nous poussent sinon s’ils nous disaient… comme la danse [expérimentation d’un nouveau jeu vidéo Wii U : Just Dance], on a tout de suite dit « oh personne viendra, on va jamais faire ça ». Maintenant ils nous ont dit » vous pouvez le faire assise. » On le fait assise ou on le fait debout. Quand on est fatiguée on s’assoit puis après c’est eux qui font, qui nous font voir, ils le font eux-mêmes. C’est bien… Et maintenant ils nous mettent des chansons… la…la créole comment ça s’appelle là ? la Compagnie créole… Oui puis ils ont des disques qui le font alors ils chantent et puis nous aussi, comme ça c’est pas si mal que de... Mais bon on sent qu’elles sont contentes alors elles mettaient du Edith Piaf, elles mettaient ce que l’on voulait et ou ce qu’elles avaient…. Non non c’est intéressant. Et puis si ça fait partie du bowling on ne voulait pas les laisser tomber parce que quand même ils nous ont appris… »
Nous saisissons bien que le regard des jeunes valorise les seniors et les pousse à se dépasser, derrière un argument de politesse qui semble toutefois rapidement prendre une tonalité narcissique. En effet, la réussite lors des ateliers voire des compétitions permet aux seniors de continuer à se sentir vivants et ainsi lutter contre la dépressivité. Ce terme est emprunté à Verdon (2008) qui rappelle qu’un travail psychique spécifique du vieillir est fondamental, impliquant « une nécessaire dépressivité au sens où Pierre Fédida a défendu l’importance d’une dépressivité de la vie psychique, en ce qu’elle assure protection, équilibre et régulation à la vie » (Verdon, 2008). Ce travail conduit à « se confronter à ce qui est déplaisant, douloureux, inconciliable. Il est une dépressivité nécessaire au vieillissement » (Verdon, 2008 : S64).
Motivations conscientes et inconscientes autour de la compétition
D’autre part, dans le discours des seniors, se perçoit la motivation pour la compétition. Jeanne : « Mais il [l’animateur] va peut-être recommencer, ils vont peut-être le faire faire. » Louise : « Bah faut qu’il trouve un créneau, tous les créneaux sont pris, aujourd’hui il commence un nouveau truc… […] Même la dictée elle peut s’arrêter parce que la dictée [autre activité de la maison de retraite] il vient que pour nous la dicter nous la corriger puis après il s’en va à l’Ehpad. Mais le bowling, faut pas l’arrêter ! » Nous remarquons que les entraînements sont réellement investis par le groupe, la qualité étant rattachée tant au nombre de résidents présents (préféré faible) qu’à la répétition des séances (désirée importante). Louise : « Faut pas être nombreux si on veut y arriver au bowling. On était 6 ou 7 et puis maintenant quand on continuait on était 4… Non mais quand on… si on veut aller jusqu’au bout Jeanne il ne faut pas que l’on soit 10 ou 6 hein ! » Jeanne : « Oui bah moi toute façon je, je remplace. » Louise : « Bah que les 4 maintenant on n’est que 2. Vous vous êtes remplaçante toutes les deux, par exemple si dans la salle on se trouve mal c’était nous qui allions continuer. »
A l’instar de tout sportif, l’entraînement semble important. Toutefois, derrière ses propos, nous notons l’angoisse liée à la perte et aux problématiques physiques et corporelles inhérentes au vieillissement qui nous sont fréquemment rapportées dans le groupe (décès d’un partenaire de jeu, chutes, tremblements, fatigue, etc.). De même, est rapportée à plusieurs reprises la crainte de ne plus pouvoir rejouer l’année suivante (inquiétude majorée avec l’annulation des séances ou compétitions en période COVID : « j’espère que je pourrai rejouer avant de mourir »).
Dans les ateliers bowling Wii U, les joueuses montrent leur attachement au jeu ; il ne suffit pas d’observer les autres : l’entraînement passe par l’action. Les seniors revendiquent la qualité du jeu pendant les ateliers, ce qui permet d’entendre qu’il ne s’agit pas d’une simple activité prétexte à une socialisation au sein de la maison de retraite. Louise : « Alors dans l’après-midi on ne jouait que deux fois si vous voulez. C’était pas intéressant… » Et c’est bien le caractère compétitif qui ajoute une plus-value à la motivation des seniors pour l’activité. Mais il créé aussi une inquiétude quant au résultat, même si dans le discours conscient, le fait de perdre ou gagner est banalisé. Louise : « Parce que si on n’est pas entraînées jusqu’à septembre je sais pas ce que ça donnera. » Chercheur : « Vous avez peur de perdre votre niveau ? » Louise : » Bah oui… ce serait bête dans le fond… »
Ainsi, la compétition amène les seniors à dépasser leurs limites, poussés par les jeunes services civiques nous l’avons vu, mais aussi mus par une force interne que nous interprétons comme une tentative de lutte contre le vieillissement et ses effets. Louise : « Comme il y a longtemps que je suis là j’en avais fait avec l’animatrice… On n’y arrivait pas et puis c’était pas obligé. Alors elle dit « à l’âge que vous êtes si vous n’y arrivez pas ou si vous ne voulez pas le faire et bien on arrête ! » et ça avait plu à personne. Et puis l’animatrice elle a été en retraite. Alors après depuis c’est Julien [l’animateur], il nous a dit « faudrait essayer ». Chercheur : » Réessayer ? » Louise : « Plusieurs fois alors des fois on y arrive, d’autres fois pas mais en s’y tenant toutes les semaines tous les jeudis et bien on y arrive… On voit les points vous savez on voit les scores, on voit premier, deuxième… (silence)[…] Il y en a des plus fortes que nous qui sont à l’Ehpad. Il y a une dame très forte. Mais moi avant qu’il y ait le microbe il y a eu la compétition [régionale] donc j’étais sélectionnée avec un Monsieur qui avait déjà 94 ans environ, il est décédé l’an dernier. J’y suis allée mais il est sorti d’autres résidences, d’autres villes, le foyer aussi, mais ils étaient très forts puis nous on débutait on savait pas mais on a été quand même à la finale et tout ! [Gamer Assembly, finale régionale] » Chercheur : » Oui. » Louise : « En mettant des pulls tous pareils parce que tout le monde chaque… » Chercheur : » pour reconnaître les équipes. » Louise : « oui chaque... ils nous le prêtaient. Alors voilà et puis maintenant qu’on a su faire bien, Julien a dit qu’il faudrait continuer. »
Pour terminer, attardons-nous un peu sur ce moment de la finale. Louise : « Le meilleur souvenir ? » Chercheur : « Oui. » Louise : « Et bien c’est quand les jeunes ont fait la hola quand ils nous entraînaient… ils faisaient la hola quand on jouait… Autrement on était contents on jouait toutes les 4 parce que quand même ils se sont bien donnés à nous et puis… L’animatrice a dit « on va faire la hola, puis vous allez gagner », puis c’est vrai il y avait l’Ehpad qui regardait et tout alors quand même ça faisait… c’était motivant. »
Ce qui semble important dans les paroles des résidents ayant participé à la finale est la reconnaissance pendant et après la compétition. Pendant la compétition du fait de la présence des autres résidents, services civiques, personnels de la résidence, voire familles, ou encore journalistes reporters pour la télévision locale ! De même, comme l’évoque Lavenir (2019), les applaudissements du public qui ne connaît pas les joueurs possèdent une résonnance particulière et plus forte que les bravos des proches et membres de la famille. Mais la reconnaissance est aussi attendue à l’issue, du fait des récompenses symboliques marquant les résultats et rendant longtemps visibles les scores : les trophées et les dossards sont souvent exposés, soit dans la maison de retraite, soit dans la chambre des résidents - l’un d’entre eux, grand gagnant à Paris [Paris Games Week : finale nationale], me fit monter dans sa chambre pour fièrement me montrer ledit trophée.
Ainsi, il est fondamental pour les seniors d’avoir une reconnaissance au sein de leur maison de retraite, et de la part des autres résidents, mais aussi plus officiellement par ceux qui organisent la compétition. Les récompenses ne suffisent alors pas. Le lien social semble fondamental comme le montre cette dernière anecdote. Louise : » Justement je… je voulais vous poser une question parce que… on a gagné d’accord, mais c’est les filles [services civiques] qui nous disent quelque chose, on n’a pas eu d’écho de la maison… » Julien : » L’association… » Chercheur : » Oui Silver Geek ça s’appelle. » Jeanne : « Oui c’est ça. » Chercheur : « Donc ils ne vous ont pas dit que vous aviez gagné, c’est ça ? » Louise : » Bah si, on a le… les trophées… ils sont dans la vitrine en bas. » Chercheur : « Ok. » Louise : « Mais un petit mot… qu’ils soient venus ou peut-être qu’ils ne peuvent pas venir aussi, ils peuvent pas se déplacer ? » Chercheur : « Ah oui je leur dirai. » Louise : « Bah non ils font ce qu’ils veulent, c’est pas à moi de… »
Ces quelques mots sont clairement significatifs de l’importance de la reconnaissance pour les seniors, reconnaissance de leur réussite et de leurs capacités eSportives (physiques et psychologiques) (Besombes, 2017, 2018 ; Maillot, 2012a, 2012b, 2012c). Au-delà de cette reconnaissance liée à l’activité eSport, il semble que cette visibilité permet aux seniors de se sentir vivants et d’avoir une place dans la société, alors que ces personnes âgées sont souvent effacées et mises à l’écart de la société active et productrice. La reconnaissance joue donc à deux niveaux, semble-t-il, au niveau objectal dans la reconstruction d’un lien à l’autre ; au niveau narcissique, dans les enjeux de lutte contre la dépression liée au vieillissement.
Les stratégies motivationnelles en jeu chez les seniors gamers
Les témoignages précédents mettent en évidence que la pratique des jeux vidéo chez ces seniors engagent largement des aspects psychologiques tels que l’estime de soi, la motivation d’accomplissement, autrement dit des facteurs entretenant la sociabilité de ces personnes, et par conséquent leur bien-être psychique. Effectivement, il a été montré que les jeux vidéo constituent un lien social positif qui pourrait se développer également par un soutien social hors ligne, et favoriserait ainsi les contacts extérieurs entre individus (Trepte, Reinecke et Juechems, 2012 ; Rufat, Ter Minassian & Coavoux, 2014).
Pour autant, ceci n’est pas systématique car l’échec (incapacité à progresser, perte d’aptitude ou classement médiocre lors des compétitions) peut aussi activer une dépressivité et donc un repli en termes de sociabilité. Dès lors, il nous semble important de disposer d’une grille d’observation opérante pour analyser quelles sont les stratégies motivationnelles en jeu chez les seniors et en suivant favoriser celles qui seront les plus favorables au bien-être psychique de ces personnes, notamment lorsqu’elles sont engagées dans des pratiques compétitives des jeux vidéo.
La présente étude est une étude pilote, en ligne, dont l’objectif est de tester la pertinence d’un modèle d’analyse des motivations de seniors gamers, qu’ils soient compétiteurs ou non compétiteurs. Pour cela, nous avons convoqué le modèle des buts d’accomplissement (Croker & Wolfe, 2001 ; Wolfe & Crocker, 2002) selon lequel un climat motivationnel favorisant la compréhension ou la maîtrise de nouvelles habiletés (buts de maîtrise ou d’apprentissage) générerait des stratégies adaptatives à la menace que constitue la confrontation des seniors au déclin de leurs propres capacités.
Parallèlement, des buts dits de performance, centrés sur la recherche de la valorisation de soi à travers la comparaison sociale, peuvent également être poursuivis ou évités (évitement d’un jugement défavorable de la part d’autrui). L’hypothèse était que le bien-être psychique des seniors gamers serait associé au développement de buts de maîtrise et à des stratégies bien gérées d’évitement des buts de performance - buts supposés délétères en cas d’échec -, ce qui entretiendrait voire augmenterait leur capital social. Ce capital social est ici mesuré sur deux dimensions reconnues pour participer à une meilleure qualité de vie car constituant une protection contre la détresse psychologique et les troubles mentaux : la perception de la disponibilité du soutien social et l’estime de soi.
Cent cinquante-trois participant.e.s gamers (83 hommes, 69 femmes) agé.e.s de plus de 50 ans (84 % entre 50 et 60 ans, 15 % entre 61 et 70 ans, 1 % plus de 70 ans), et dont 66 % étaient encore en activité professionnelle et seulement 6,5 % pratiquant l’e-competition, ont complété un questionnaire en ligne composé de 3 échelles :
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La version abrégée en 10 items de la Social Provisions Scale (SPS) (Cutrona & Russel, 1987), traduite en français (Caron, 2013), assortis d’une échelle de Likert en 4 points de 1 (fortement en désaccord) à 4 (fortement en accord). Cette échelle est composée de cinq dimensions : Matériel, Intégration sociale, Attachement, Orientation et Confirmation de sa valeur, composées de deux items chacune. Les mesures a posteriori ont attesté d’une cohérence interne satisfaisante (alpha de Cronbach = .91).
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L’échelle d’estime de soi de Rosenberg (1965) composée de 10 items en français, assortis d’une échelle de Likert en 4 points de 1 (tout-à-fait en désaccord) à 4 (tout-à-fait en accord). Les mesures, a posteriori, ont attesté d’une cohérence interne satisfaisante (α = .90).
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Le Questionnaire Français des Buts d’Accomplissement pour le Sport et l’Exercice Physique (QFBASEP, Riou et al., 2012) en 12 items mesurant 4 dimensions : les buts de maîtrise-approche, de maîtrise-évitement, de performance-approche et de performance-évitement et assortis d’une échelle de Likert en 5 points de 1 (pas du tout d’accord) à 5 (tout-à-fait d’accord). Les mesures a postériori ont permis d’établir une cohérence interne satisfaisante pour les buts de maîtrise-approche (α = .78), pour les buts de performance-approche (α = .84), pour les buts de performance-évitement (α = .78), mais une consistante moyenne pour les buts de maîtrise-évitement (α = .59).
A ces échelles étaient ajoutées des questions socio-biographiques, des questions se rapportant aux pratiques des jeux vidéo : jeux solo ou en groupe, fréquence par semaine, durée moyenne de jeu par jour, en semaine, en week-end et en vacances, ainsi qu’un item relatif à l’état de santé perçu assorti d’une échelle en 4 points de 1 (très satisfaisant) à 4 (pas satisfaisant du tout) et un item relatif à l’autonomie perçue dans la vie courante (1. tout-à-fait autonome, 2. partiellement autonome, 3. non autonome).
Les analyses descriptives indiquent que les femmes déclarent plus de soutien social perçu (M = 33.60 ; ET = 5.93) que les hommes (M = 30.24 ; ET = 7.49 ; t (149) = -2.970 ; p = .003). Les participant.e.s en activité professionnelle déclarent plus de fréquence de communications numériques (M = 3.43 ; ET = 0.67) que ceux n’ayant pas d’activité professionnelle (M = 3.07 ; ET = 0.904 ; t (149) = 2.724 ; p = .007). Enfin, plus les participant.e.s déclarent une durée moyenne de jeu par jour en semaine, élevée, plus la fréquence des communications numériques est faible (r = -.172 ; p = .034).
Afin d’observer en quoi les 4 scores de but étaient susceptibles de prédire chaque mesure (score de soutien social perçu, d’état de santé perçu, d’autonomie perçue, d’estime de soi et de partage d’expérience numérique), une série d’analyse de régressions linéaires multiples a été réalisée. Les résultats ont montré que seule l’approche des buts de maîtrise prédisait les scores de soutien social perçu (β = .714, ET = .25, t = 2.88, p = .005), l’état de santé perçu ((β = .111 ET = .03, t = 3.66, p = .000), et les scores d’estime de soi (β = 1.037, ET = .25, t = 4.57, p = .000). Aucune corrélation n’a été observée entre ces mesures et les scores d’évitement de maîtrise ni avec les scores de buts de performance, qu’il s’agisse d’approche ou d’évitement de ces buts.
Ces premiers résultats confortent l’idée que lors de leurs pratiques des jeux vidéo, la confrontation des seniors aux nouvelles habiletés - lorsqu’ils cherchent à les maîtriser- sont au cœur de dynamiques salutogènes, en termes d’estime de soi et de qualité de vie perçue, tant sur le plan personnel que sur celui de la sociabilité. A contrario, les stratégies centrées sur la valorisation de soi et la comparaison sociale semblent dissociées de ces enjeux psychosociaux. Ces premiers résultats devront être rapprochés de ceux issues des enquêtes qualitatives menées notamment auprès de seniors compétiteurs, ces derniers étant trop peu représentés dans l’échantillon de la présente étude pour que cette dimension puisse être analysée.
Conclusion
L’utilisation des jeux vidéo avec les personnes âgées est naissante. Aussi, les études des effets du jeu vidéo sur la santé des seniors sont également très récentes (Besombes, 2017, 2018 ; Edwards, 2017 ; Maillot, 2012a, 2012b, 2012c). Elles se centrent la plupart du temps sur des études en médecine, sciences du sport ou psychologie cognitive.
Dans notre étude « 2vies’UP », au-delà de ces interrogations, nous saisissons les enjeux sur le narcissisme fragilisé des seniors et sur leurs motivations pour de nouvelles activités. Des premiers résultats, nous dégageons la réelle spécificité de la compétition eSport par rapport à la simple pratique de jeux vidéo.
La compétition dynamise l’investissement des joueurs et joueuses seniors, engageant des confrontations et partages avec une génération plus jeune (de l’âge de leurs petits-enfants) qui renvoient à des liens grands-parentaux. Mais la compétition et ses entraînements renvoient également à une lutte contre la dépression associée au vieillissement : il semble que la reconnaissance de la pratique de la compétition eSport, quel que soit son résultat, engage les seniors sur le chemin de la dépressivité et non de la dépression, c’est-à-dire engage sur un travail psychique possible prenant en compte les pertes et les limitations.
Le cadre théorique des buts d’accomplissement semble pertinent pour analyser qualitativement les stratégies motivationnelles en jeu chez les seniors engagés dans la compétition eSport. En suivant, il pourra constituer une trame pour des interventions relevant de remédiation palliant les éventuels effets délétères que pourrait générer l’exposition sociale des compétiteurs lors des situations d’échec.